Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 3/Conclusion

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CONCLUSION

Voici que notre siècle touche à son terme, et aucun symptôme ne permet de croire que les dix années qui lui restent doivent être marquées par quelque nouvelle évolution. L’esprit scientifique règne dans tous les domaines de l’activité intellectuelle, et le « réalisme », qui en est directement issu, dans toutes les formes de l’art.

La poésie ne prend plus, sur le déclin du siècle, qu’une bien petite part au mouvement littéraire. Pendant la période romantique, c’est d’elle que venait le branle. Une revanche de l’imagination et du sentiment contre l’analyse, voilà ce qu’avait été le romantisme : l’imagination et le sentiment firent alors de notre littérature tout entière une poésie. Le réalisme est, au contraire, essentiellement prosaïque ; et si quelques poêles y ont cherché leur inspiration, tantôt en essayant d’unir le lyrisme à la science, tantôt en décrivant la vie réelle avec une exactitude pittoresque, la plupart se désintéressent complètement de leur âge et n’ont d’autre préoccupation que celle des mots et des rimes. La poésie s’absorbe de plus en plus dans les curiosités et les vétilles de la facture. Incapable de réagir contre le courant qui entraîne notre époque, elle semble avoir renoncé à s’y associer.

Le roman est toujours le plus florissant de tous les genres comme celui qui s’approprie le mieux à l’esprit du temps. Il a pour instrument l’observation. Certe observation s’applique soit à la vie matérielle, soit à la vie morale. Tel, parmi nos jeunes romanciers, ne voit dans la nature humaine que des instincts et des impulsions aveugles ; ses récits francs, sobres, d’une touche vive et forte, d’une langue simple, robuste, crue, peignent avec un relief puissant des personnages dont l’activité est toute physique. Tel porte au contraire dans la psychologie cette curiosité qui caractérise notre génération ; disciple de Stendhal, comme l’autre de Flaubert et de Zola, il ne s’intéresse qu’à des « états d’âme », à des * cas de conscience », il fait des « planches d’anatomie morale ». Mais, que le roman soit œuvre de peintre ou de moraliste, qu’il reproduise l’homme extérieur dans la bestialité de ses appétits, ou qu’il s’attache à démêler les plus fines nuances du sentiment, il a toujours le caractère d’une étude, il observe beaucoup plus qu’il n’invente, et ne comporte guère de fiction que ce qu’il en faut pour servir de cadre aux « notes » prises sur la réalité vive.

Le théâtre, depuis Augier et Dumas, se résume tout entier dans la comédie de mœurs contemporaines. Quelques poètes ont tenté de restaurer le drame historique ; mais tout leur talent ne pouvait faire revivre une forme qui nous semble aussi surannée que la tragédie. Ce que l’histoire du théâtre en ces dernières années présente de plus intéressant et de plus significatif, c’est l’effort du « naturalisme » pour appliquer une nouvelle « formule » au genre dramatique. Les romanciers naturalistes ont cru qu’ils pouvaient user sur la scène des libertés que leur donnait le livre. Après une vive campagne contre les lois fondamentales de l’art théâtral, eux-mêmes ont fait jouer des pièces qui n’ont pas encore opéré de révolution, dont les unes ont réussi en s’assujettissant à ces lois, dont les autres ont échoué pour les avoir méconnues. Nous avons vu sur la scène des drames sans commencement, sans milieu et sans fin, dont tout l’art consistait à mettre sous nos yeux une série de tableaux à, peine reliés les uns aux autres par le fil d’une action éparpillée en tous sens. Il n’y a, écrivait Dumas fils, « que deux sortes de pièces, les pièces qui sont bien faites et les pièces qui sont mal faites » ; la nouvelle école en a inventé une troisième, les pièces qui ne sont pas faites de tout. Et, d’autre part, cette audace dont tirent gloire les prétendus régénérateurs de notre théâtre ne va, le plus souvent, qu’à étaler devant le public le spectacle d’ignominies qui l’écœurent et de crudités qui le révoltent. Ils se vantent ensuite d’avoir reproduit la vérité vraie, la vérité tout entière, comme si c’était reculer les limites de l’art que de le ramener à son enfance, que d’en violer les règles les plus essentielles et les plus élémentaires convenances, comme s’il y avait dans la tentative dont ils mènent si grand bruit autre chose de nouveau que leur gaucherie et leur cynisme.

Cette tentative n’en est pas moins caractéristique. Elle se rattache au goût d’exactitude scrupuleuse qui, dans cette seconde moitié du siècle, a renouvelé l’art, et l’échec des naturalistes, signifie probablement qu’Alexandre Dumas et Émile Augier avaient déjà fait entrer dans leurs pièces tout ce que peut admettre de vérité un art nécessairement fondé sur la convention.

Le réalisme, qui domine la littérature de ces trente ou quarante dernières années n’a point été compromis par des excès dont on ne saurait sans injustice le rendre responsable. Il demeure notre vraie force contre le courant d’une « décadence » dans laquelle tant d’esprits se complaisent parmi les plus distingués de la jeune génération.

Nous avons une école de « décadents ». Cette école déclare que, si les citoyens d’une décadence sont « malhabiles à l’action privée ou publique », « mauvais reproducteurs des générations futures », « incapables des dévouements de la foi profonde », la cause en est dans leur aptitude à la pensée solitaire, dans l’abondance des sensations délicates et l’exquisité des sentiments rares qui les stérilisent en les raffinant, dans la culture de leur esprit, qui, ayant fait le tour de toutes les idées, aboutit à un scepticisme incapable de se passionner pour aucune justement parce qu’il les comprend toutes, bref, dans la supériorité de leur « intelligence » et de leurs « nerfs ». Mais, cette supériorité, quelle valeur a-t-elle pour la production littéraire ? À ce qu’on appelait il y a cinquante ans le mal du siècle en a succédé de nos jours un autre, qui s’attaque aux sources mêmes de la vie. L’un était le mal d’âmes exaltées, véhémentes, en révolte contre une destinée trop étroite pour leur rêve héroïque et grandiose ; l’autre est celui de natures très fines et très complexes, voluptueuses sans passion, merveilleusement aptes à la jouissance intellectuelle, mais chez lesquelles la virtuosité risque de dissoudre, avec toute énergie active, tout principe de foi et tout pouvoir d’amour.

Cependant une sorte de mysticité vague semble se mêler à leur « dilettantisme ». Il n’y a pas là de contradiction. Cette mysticité trahit aussi bien l’impuissance de croire que le désir de se prendre à quelque croyance. Elle n’est point l’éveil d’une foi jeune et robuste ; elle a sa cause, soit dans la lassitude d’esprits qu’a surmenés tout le travail intellectuel du siècle, soit dans une faiblesse d’âme qui tourne d’elle-même à je ne sais quelle religiosité attendrie. Il y entre, d’ailleurs, une part de « dandysme », et, peut-être, quelque secrète complaisance à se sentir capable non seulement de comprendre, mais encore de produire en soi-même un état moral si contraire aux tendances de notre âge.

Le réalisme laisse les décadents se délecter dans les raffinements d’une curiosité stérile, les néo-mystiques bercer leur sensualité énervée et dolente avec les versets de l’Imitation. Ni les afféteries des uns ne corrompent sa franchise, ni les vapeurs des autres ne troublent son équilibre. Il est trop robuste pour se complaire dans des rêveries maladives, et il a trop le sentiment de sa force pour croire à une décadence.

Un viril et loyal effort vers le vrai, voilà ce qu’est, en somme, le réalisme. Dégageons-le de violences et de brutalités gratuites, et, plutôt que de l’opposer à l’idéalisme, faisons-y rentrer l’idéal dans ce qu’il a de foncièrement réel : nous trouvons en lui une conception de l’art saine, vaillante, directe, la seule en accord avec l’esprit de critique et de science qui est celui de notre temps et dont il seLuble que rien ne puisse interrompre la tâche.

FIN