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Le Mouvement littéraire en Espagne

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LE MOUVEMENT INTELLECTUEL EN ESPAGNE.

Courtes Réflexions sur la crise que traversent les gouvernemens et les peuples d’Europe, par M. Alcala Galiano. — Histoire de Grenade, par D. Miguel Lafuente Alcantara. — Histoire de la Législation espagnole, par D. José-Maria Antequera. — Études sur les Finances et l’administration d’Espagne, par D. Fremin G. Monon. — La Question romaine, par D. Evaristo San-Miguel. — Les Mansardes de Madrid, par D.-L. Corsini.


L’Espagne est dédommagée de ses longues épreuves ; au moment même où la France, l’Italie, l’Allemagne s’ébranlaient au tocsin des insurrections, sonnait pour elle l’heure des travaux calmes et recueillis de la pensée. De son douloureux passé de trente ans, il ne lui reste guère plus que ce surcroît d’activité intellectuelle dont chaque grande crise est suivie de près ou de loin, et ces enseignemens sociaux qui germent si nombreux sur tout sol engraissé de sang et de débris : jeunesse et maturité à la fois. La Revue se propose de suivre pas à pas, dans leurs manifestations écrites, les résultats de cette pénible initiation, qui a fait parcourir à l’Espagne, tant politique que littéraire, le cercle entier des expériences. Une double anarchie était venue, en effet, peser sur la Péninsule. En littérature, la tradition léguée par les grands maîtres du XVIe siècle s’y débattait tour à tour contre notre école classique et notre école romantique, importées presque simultanément par de prétendus novateurs. Même chaos dans la politique, où alternaient l’imitation anglaise et l’imitation française, se repoussant l’une l’autre et repoussées toutes deux par les nécessités nationales. Laissée sans direction dans ce vaste champ d’incertitudes où toutes les perspectives étaient ouvertes par cela seul qu’aucun horizon n’était arrêté, la société espagnole s’est jetée à la débandade dans tous les sens, explorant curieusement chaque sentier, fourvoyée en plus d’une impasse, mais éclairée par ses déceptions même sur la véritable route à suivre. En fin de compte, nos voisins y ont gagné deux choses : une littérature arrêtée et une politique arrêtée ; l’une, enrichie de quelques procédés nouveaux qui laissent pourtant presque toute son originalité au génie national ; l’autre, également très espagnole, quoique offrant çà et là quelques restes de contrefaçon qui, à force d’être arrosés de sang et d’encre, ont pris racine dans le pays.

Celle-ci occupe naturellement la plus large place dans les préoccupations actuelles de nos voisins. L’Espagne semble avoir compris qu’une situation n’offre pas deux fois ce phénomène d’un gouvernement fort, d’une majorité unie et d’une opposition muette en plein enfantement révolutionnaire, quand rien, presque rien n’est encore fondé, que les questions les plus vitales sont encore en suspens, que toutes les passions, tous les intérêts, tous les regrets et les espérances ont encore, en somme, leur carte au jeu. De là cette conspiration tacite qui porte au-delà des Pyrénées les bons esprits vers toutes les solutions ajournées ou oubliées, crainte que plus tard l’esprit d’anarchie, venant à se réveiller, ne s’en emparât de nouveau. Au milieu de ce calme profond où elle paraît de loin comme endormie, l’Espagne n’opère, en un mot, rien moins que sa transformation morale et matérielle : finances, administration, législation, instruction publique, économie commerciale, tout y subit ou va subir un remaniement radical. N’y aurait-il pas là pour nous plus d’un enseignement pratique ? Non pas qu’il faille emprunter à l’Espagne des systèmes de réforme nous n’en avons, hélas ! que trop ; mais le fait seul de cette immense révolution s’accomplissant sans bruit et sans secousses, quand tant d’autres promènent la société européenne de précipice en précipice pour la ramener, en définitive, dans le cercle éternel du passé, ne présente-t-il pas un exemple instructif, un mécanisme curieux à étudier ? Nos voisins sont même en mesure de nous faire la leçon d’une façon plus directe. Spectateurs désintéressés de la crise où s’agite le reste de l’Europe, ils peuvent la mesurer plus sûrement que nous, aveuglés que nous sommes par la poussière de tant d’écroulemens ; et ils ne s’en font pas faute. Ainsi va le monde : que d’études in animâ vili ne faisions-nous pas hier, dans notre orgueil, sur cette pauvre Espagne ! C’est aujourd’hui son tour, et les aberrations même de son passé favorisent sa perspicacité actuelle. À force d’imiter à tort et à travers les autres pays, l’Espagne a appris à les connaître, et c’est à ce point que les questions extérieures sont souvent plus familières à nos voisins que leurs propres questions.

Les Courtes Réflexions de M. Alcala Galiano sur le caractère de la crise que traversent les gouvernemens et les peuples d’Europe[1] offrent, sous ce rapport, un intérêt exceptionnel. Ancien émigré, M. Galiano a long-temps étudié de près les sociétés qu’il juge aujourd’hui de loin. Ancien ministre et l’un des orateurs les plus éminens de la majorité, il apporte en ses appréciations cette sûreté de vues et cet esprit pratique qui s’acquièrent surtout au contact des affaires. Son livre a été improvisé dans les premiers mois de la révolution européenne, entre la surprise de février et l’ouragan de juin ; mais, chose rare, il est encore actuel. En ces jours de fièvre, où les esprits les plus fermes, trompés par le miroitement des événemens, hasardaient des appréciations qu’ils voudraient pouvoir désavouer aujourd’hui, M. Galiano a su voir loin et juste. Presque toutes ses prévisions sont devenues des réalités.

Dans cette étude, comme dans la crise qui en est l’objet, la France occupe, bien entendu, le premier rang. D’après M. Galiano, la révolution de février se distingue de toutes les autres par ce double caractère, qu’elle n’était ni légitime ni logique. Le droit a été jusqu’au bout du côté de Louis-Philippe, qui a marché constamment d’accord avec la majorité et n’a pas un seul instant méconnu les principes dont il était la personnification. Que certaines promesses de 1830, concessions faites à l’incertitude du moment, n’aient pas été tenues, c’est possible ; mais ces promesses, outre qu’elles étaient vagues, n’ont jamais été comprises dans le pacte fondamental qui seul pouvait et devait engager le roi. M. Galiano remarque d’ailleurs avec raison que la royauté n’a jamais été accusée de manquer à ses engagemens que par ceux qui ne la reconnaissaient pas, par les républicains de 1830 et de 1848 : le cas échéant, cela ne répondrait-il pas à tout ? Pour être en droit d’invoquer un contrat quelconque, la première condition, ce nous semble, c’est d’y avoir adhéré. La révolution de février, dans la pensée de M. Galiano, n’était pas moins illogique qu’illégitime. Faite dans le but apparent de soulager les misères du peuple, elle devait avoir pour effet nécessaire et immédiat d’aggraver ces misères en tarissant les sources du travail. On sait quelle terrible confirmation a reçue bientôt cette prophétie.

Mais, justes ou iniques, logiques ou absurdes, toutes les révolutions dont février a été le signal se confondent dans cette triste communauté, qu’elles sont mauvaises. M. Galiano n’en veut pour preuve que l’intimité spontanée qui s’établit, dès le début, entre l’insurrection de Paris, qui vient de tuer le système constitutionnel, et les insurrections italiennes et allemandes, accomplies au nom de ce système. Ces insurrections comprenaient instinctivement leur solidarité. Malgré l’apparente diversité du but, elles n’étaient que les différentes étapes du chemin qui conduit à la destruction universelle, et ici encore les orgies démagogiques de Vienne, de Francfort, de Florence, de Rome, sont bientôt venues faire écho aux prédictions de l’homme d’état espagnol. Un autre genre de solidarité unissait les révolutions française, allemande et italienne quelles que fussent leurs vicissitudes, toutes étaient condamnées à procéder par la compression. Il n’y a pas, en effet, de transaction possible dans cette question de vie ou de mort qui s’agite pour la société. Quel que soit l’élément qui l’emporte, l’instinct de conservation le rendra intolérant envers l’élément opposé. Et, en effet, depuis bientôt deux ans qu’elle a commencé son travail de Pénélope, la révolution n’a pas pu sortir de ce dilemme : la dictature d’en bas ou la dictature d’en haut. Entre ces deux dictatures, les chances de durée ne sont pas heureusement pour la première. Les démagogues, condamnés qu’ils sont à surexciter ces souffrances populaires dont ils se proclament les médecins, seront tôt ou tard abandonnés par les masses, qui accepteront la tutelle d’un pouvoir sérieux. Avec moins de promesses à remplir, celui-ci aura une responsabilité plus forte et plus saisissable, car elle sera moins divisée. De là deux garanties de stabilité : moins d’impatience chez les masses, plus de sollicitude dans le gouvernement ; mais, quelle que soit l’origine et la nature de ce gouvernement, il n’y aura encore une fois de salut pour lui, comme pour la nation, que dans l’exercice énergique et continu de l’autorité.

Sauf quelques sous-entendus qu’explique l’incertitude du moment où fut écrit ce livre, et dont je ne crois pas avoir méconnu le sens, voilà en substance l’idée développée par M. Alcala Galiano. De piquantes digressions arrêtent souvent le lecteur, mais sans l’égarer. Écrivain d’une admirable lucidité, M. Galiano excelle à faire marcher de front les détails de la situation la plus complexe, de sorte que l’idée générale ne se perd jamais de vue. Une critique rigoureuse pourrait exiger plus de concision. Orateur facile et élégant, et qui s’écoute, je gage, presque avec autant de plaisir qu’on l’écoute, M. Galiano a, comme écrivain, les défauts de ces qualités : son livre est plutôt parlé qu’écrit ; mais le langage qu’il parle est si pur, si rayonnant de simplicité et de clarté, qu’on regretterait, en définitive, d’en sacrifier un seul mot. J’ajouterai que ce livre devrait être traduit, car l’auteur a saisi avec beaucoup de finesse les mille nuances, les contradictions plus apparentes que réelles de nos mœurs politiques, si aristocratiques et si démocratiques à la fois. À ce propos, M. Galiano se raille de cet empirisme qui voudrait implanter tour à tour chez nous les institutions de l’Angleterre et celles de l’Amérique, comme s’il y avait pour chaque société d’autres institutions possibles que celles qui naissent naturellement de ses traditions, de ses besoins, de ses mœurs. M. Galiano a d’autant plus de mérite à combattre ce genre d’illusions, qu’il les a autrefois partagées. C’est lui qui, engageant jadis ses compatriotes à braver les dangers d’une expérience révolutionnaire, s’écriait : « On n’apprend à nager que dans l’eau ! » Depuis lors, M. Galiano s’est aperçu, et il en fait très loyalement l’aveu, que les peuples qu’on jette dans cette eau-là peuvent parfois s’y noyer.

L’Espagne s’est, elle aussi, rangée à l’avis de M. Galiano, après avoir partagé son erreur. Nos voisins ont à peu près renoncé, je l’ai dit, à la stérile manie des contrefaçons politiques. C’est sur leurs besoins qu’ils cherchent désormais à modeler leurs lois ; c’est à leur passé et non plus au nôtre qu’ils vont demander des principes et des traditions. L’Histoire de Grenade, par M. Lafuente Alcantara[2], et l’Histoire de la Législation espagnole, par M. Antequera[3], sont en ce sens de très notables efforts.

Je me défie des monographies de clocher, et quelques harmonieux échos que réveille dans le souvenir ce doux nom de Grenade, ce n’est pas sans défiance que j’ai ouvert l’ouvrage de M. Lafuente Alcantara. Comment supposer qu’une histoire de ville, cette ville eût-elle pour passé les califes, pour chronique le Romancero, pour ruines l’Alhambra, pût offrir un intérêt soutenu pendant quatre énormes volumes in-8o ? Je me trompais, jamais cadre n’aura été plus vaste et plus rempli. Sous le titre modeste que porte son livre, M. Lafuente Alcantara a écrit en réalité les annales de tout ce midi espagnol que Grenade illumina à un moment donné de son glorieux rayonnement. Ainsi vu de haut, cet étroit horizon s’agrandit de toute l’immensité des trente siècles historiques qui, des Phéniciens aux Français, en passant par les Carthaginois, les Romains, les Goths, les Sarrazins et les Bérébères, sont venus dire là leur dernier mot. Les contrées grenadines semblent en effet vouées à une prédestination singulière. Soit que leur climat privilégié ; dont rêvait déjà le vieil Homère, appelât de toutes parts dans leur sein l’invasion, et par suite les conflits de race, soit que leur position géographique, à l’issue du monde européen et au seuil du monde africain, en fit tour à tour la première ou la dernière halte des civilisations successives, presque tous les grands enfantemens et les grands écroulemens de l’histoire ont eu leur sol pour théâtre, comme si Dieu, en ce long drame de l’humanité, avait pris à tâche d’observer l’unité de lieu. C’est là d’abord que Tyr et Sidon, ces deux reines de l’Orient biblique, viennent jeter, sous forme de colonies, les premiers fondemens de leur grandeur. C’est là que grandit Carthage, là qu’est organisée par Annibal cette immortelle expédition d’Italie, qui faillit détourner le courant du destin ; là que succombent coup sur coup la république romaine avec Cnéïus Pompée, la monarchie gothe avec Rodrigue, l’empire arabe avec Boabdil. C’est enfin là, sur le néfaste champ de bataille de Baylen, que Napoléon apprend pour la première fois à douter de ses aigles, non loin de cet autre champ de bataille de Munda, qui, vingt siècles plus tôt, avait vu reculer tour à tour les aigles du premier Scipion et celles du dernier Pompée. Quel historien pourrait trouver un sujet plus riche et plus attrayant ? M. Lafuente Alcantara l’a traité sans prétention, mais de main de maître. Impossible de fouiller plus amoureusement qu’il l’a fait ce sol privilégié, où chaque pierre est un débris, chaque débris le reste d’une civilisation éteinte. Loin d’alourdir la marche de l’écrivain, l’accumulation même des noms, des dates, des péripéties de toute espèce qui se pressaient autour de lui, l’a accélérée en lui faisant une nécessité perpétuelle de la concision. S’il s’arrête parfois, ce n’est que pour crayonner en passant ces vues d’ensemble qui sont à chaque époque historique ce que l’horizon est au paysage. L’anecdote, le trait de mœurs, la légende, tous les souvenirs d’art et de poésie qui germent sur ce poétique sol de Grenade, animent aussi ce livre, que M. Lafuente Alcantara, s’il était jamais permis d’affronter certains parallèles, aurait presque le droit d’intituler l’Histoire de la Civilisation en Espagne.

Le livre de M. Antequera pourrait servir de complément ou de commentaire à l’Histoire de Grenade. M. Lafuente Alcantara étudie le passé de l’Espagne dans les événemens, et M. Antequera l’étudie dans les lois. La clarté et la sagesse de vues qu’on remarque dans tout cet écrit nous font regretter que M. Antequera se soit imposé un cadre trop étroit. Comment analyser en un seul volume ce chaos de lois hétérogènes et contradictoires qui constituent l’ancien droit espagnol, et dont la disparité même est cependant le côté le plus caractéristique ? L’auteur a donc dû se borner à esquisser à très grands traits les aspects les plus saillans de chaque période législative. Son livre n’est pas moins appelé à rendre de très nombreux services en vulgarisant un genre d’études qui a maintenant pour l’Espagne un véritable intérêt d’actualité. Nos voisins travaillent en effet, depuis trente ans, à refondre et à simplifier leur législation. Ils ont déjà un code pénal et un code de commerce ; mais, quant à leur jurisprudence civile, elle en est toujours réduite à chercher des textes jusque dans la ley de partidas, qui date d’Alphonse-le-Sage, et, qui plus est, jusque dans le fuero juzgo ou code visigoth. Il est temps d’en finir avec ces anachronismes ; ce n’est pourtant pas une raison de jeter à bas, sans distinction et sans ménagement, tous ces vieux monumens de la sagesse nationale, qui doivent encore avoir quelques fondemens bien solides pour s’être maintenus debout, depuis douze ou treize cents ans, sur ce sol si tourmenté de l’Espagne. Le livre de M. Antequera peut aider beaucoup, sous ce rapport, le discernement des nouveaux législateurs.

Pour notre part, un rapprochement nous frappe dans ce rapide résumé c’est que le pouvoir royal a long-temps présenté en Espagne les mêmes phases qu’en France, s’appuyant d’abord sur l’église, débordé plus tard par l’église et les grands vassaux, cherchant et trouvant enfin son point d’appui dans le tiers-état. Ici pourtant s’arrête le parallèle. En cessant d’être opprimée, la royauté française est devenue ambitieuse. Réintégrée dans ses droits par l’intervention des communes, elle a commis la faute de vouloir s’agrandir aux dépens des communes, que la royauté espagnole, sauf d’insignifiantes exceptions, n’a pas cessé, au contraire, de ménager. De là l’énorme différence des deux révolutions française et espagnole. La première a trouvé le trône et le peuple profondément divisés, la seconde les a trouvés réunis. L’une a commencé par 93 et fini par février ; l’autre a commencé et fini par un 1830. Dans un moment où le gouvernement espagnol cherche à resserrer les liens de l’administration, il ne doit pas perdre de vue, selon nous, l’enseignement qui ressort de ce contraste. La décentralisation, qui est souvent un inconvénient, est parfois aussi une garantie.

D’autres causes expliquent l’inoffensivité de la révolution espagnole. Onéreuse et oppressive jusqu’au dernier moment, l’aristocratie française a subi le premier choc de ce furieux travail de démolition qui commence à 1788, et elle a forcément entraîné en tombant le trône qui était sa clé de voûte. L’aristocratie espagnole, au contraire, a été à peine effleurée par le vent révolutionnaire, car elle ne portait ombrage à aucune susceptibilité sérieuse. Les restes de servage qu’avait légués à l’Espagne la domination romaine et visigothe avaient disparu depuis des siècles, et ils avaient disparu spontanément, sans luttes, sans laisser après eux ces haines de caste qui suivent tolite émancipation violemment obtenue. À chaque conquête qu’ils faisaient sur les Maures, les rois d’Espagne, pour sauvegarder leurs nouvelles frontières, y attiraient la population chrétienne par l’appât de nombreuses franchises dont les serfs s’empressaient de profiter. Souvent même c’étaient les grands vassaux qui, pour arrêter le dépeuplement de leurs domaines, prenaient l’initiative de l’affranchissement. Un autre essai de féodalité fut tenté, il est vrai, sur les territoires conquis ; mais cette féodalité n’avait aucune analogie avec la nôtre. Ne pouvant s’accommoder d’un joug que les haines de religion eussent rendu intolérable, les Maures subjugués émigraient presque toujours en masse chez les leurs, laissant ainsi l’entière disposition de leurs terres au conquérant, qui les partageait, sous certaines conditions, entre ses hommes d’armes. Cette irritante distinction entre vainqueurs et vaincus, qui marqua chez nous l’établissement de la féodalité, n’existait donc pas ici ; le nouveau vassal n’était, à proprement parler, qu’un privilégié de plus dans cette hiérarchie de privilégiés que fondait chaque conquête, un hidalgo parfaitement pénétré de son importance et de sa force, et que le suzerain, bon gré mal gré, ménageait. Les sept siècles de guerre continue que coûta l’expulsion des Maures, la coutume qui admettait l’anoblissement par les femmes, la faculté laissée à l’hidalgo que sa pauvreté obligeait à déroger de se réhabiliter plus tard au moyen d’une formalité insignifiante, ont multiplié à l’infini cette noblesse secondaire, en même temps que les progrès successifs du régime municipal et du pouvoir royal achevaient de miner les prérogatives seigneuriales des grands vassaux. Qu’en est-il résulté ? Qu’au moment de la crise révolutionnaire, le principe aristocratique, qui se dressait chez nous comme une provocation devant l’orgueil déchaîné des masses, était au contraire devenu, en Espagne, une garantie d’ordre et d’union. Il ne blessait qu’un très petit nombre d’intérêts et intéressait un très grand nombre de vanités.

C’est donc une très grave question de savoir si le libéralisme espagnol a prudemment agi en affaiblissant un principe qui, dans ces conditions, ne pouvait plus être un danger et pouvait être une force. Les meilleurs esprits semblent hésiter à cet égard, et de là, sans doute, les interprétations si diverses et si contradictoires que reçoit en Espagne la loi sur l’aliénation des majorats, dont le texte et l’esprit ne sont pourtant pas douteux. Ce conflit de jurisprudences est assez bien discuté dans une brochure anonyme que nous avons sous les yeux[4], et qui sera consultée par quiconque s’intéresse à cette question presque vitale pour nos voisins.

Mais voici qui nous touche de plus près. L’Espagne doit un peu à tout le monde, et, à ce titre seul, M. Moron, qui nous donne des nouvelles de notre créance, serait le bienvenu. Malheureusement, ses rapports sont quelque peu passionnés. M. Moron est un de ces conservateurs déclassés qui passent leur vie politique à la poursuite de ce difficile problème : cumuler les profits du gouvernementalisme avec les honneurs de l’opposition. De là, dans son livre[5], un singulier amalgame d’idées pratiques et de lieux-communs faux et déclamatoires. Rien de plus aisé, par exemple, que de déplorer, comme le fait M. Moron, l’insignifiance des allocations consacrées, de l’autre côté des Pyrénées, aux travaux publics ; rien de plus légitime même que ce regret. Si le gouvernement de Louis-Philippe, rien qu’en perfectionnant les voies de communication, a pu augmenter le bien-être de la France, et par suite les recettes du trésor d’environ 45 pour 100, que ne produirait pas une politique analogue en Espagne, où il y a infiniment plus à faire sous ce rapport ? Mais reste toujours la question d’exécution. Pour subventionner largement les travaux publics, il faut de deux choses l’une : ou un excédant de recettes en caisse, et M. Gonzalo Moron crie tout le premier sur les toits que le trésor espagnol est en déficit, ou bien un emprunt, qui, dans la situation actuelle des finances, serait forcément usuraire et aggraverait ce même déficit que M. Gonzalo Moron voudrait à tout prix voir combler. M. Moron adjure d’ailleurs quelque part le gouvernement de s’affranchir de la tutelle des hommes d’argent, et malheureusement il n’y a que les hommes d’argent qui en prêtent.

L’auteur a également raison en principe lorsqu’il proclame la nécessité de réduire le personnel des différens services. Pour ne parler que de l’armée, l’Espagne est arrivée à ce point de désordre qu’elle a dans ce moment en moyenne quinze généraux ou maréchaux de camp pour chaque régiment d’infanterie ; mais ce n’est là qu’une surcharge temporaire, et qui, si l’on y regarde de près, n’est nullement onéreuse pour le trésor. En effet, nous ne sachons pas que la situation financière se soit le moins du monde aggravée depuis que le gouvernement, en reconnaissant les grades conquis sous d’autres drapeaux que le sien, a dissous l’état-major de la guerre civile. Bien au contraire, le revenu du trésor et le crédit public se sont sensiblement relevés. C’est là de la politique d’expédiens, tant qu’on voudra ; mais un gouvernement n’a pas toujours le choix de sa politique.

Nous aurions à relever dans les projets financiers de M. Moron bien d’autres contradictions, bien d’autres impossibilités. En revanche, nous ne pourrions qu’adhérer sans réserve à différentes mesures qu’il propose, soit pour mettre fin aux dilapidations traditionnelles qui rognent au passage les revenus du trésor, soit pour diminuer les frais de perceptions. Plusieurs de ces mesures rentraient déjà dans les plans du ministère ; d’autres mériteraient, selon nous, d’y figurer.

Quoi qu’il en soit, un simple rapprochement nous autorise à ne pas désespérer des finances péninsulaires : avec une population qui dépasse de beaucoup le tiers de la nôtre, l’Espagne a un budget qui n’égale même pas le cinquième du nôtre, et si l’on songe que la matière imposable est bien loin d’avoir atteint chez nos voisins son développement normal, on conviendra qu’il y a là pour leurs recettes une marge très considérable d’améliorations. En regard de ces chiffres si rassurans, vient se placer, il est vrai, celui de la dette tant consolidée que non consolidée, qui s’élève au total effrayant de près de seize milliards de réaux (4 milliards de francs), dont plus des trois quarts environ sont en souffrance[6] ; mais ces 12 ou 13 milliards en souffrance ne représentent pas en réalité, sur le marché, le vingtième de leur valeur nominale, soit environ 150 millions de francs. Il y a là les élémens d’une solution facile et loyale tout à la fois. En réduisant, par exemple, d’un quart son budget de la guerre, l’Espagne se mettrait en mesure de racheter cette énorme masse de papier en moins de dix ans.

Ce genre d’économie est, de tous, celui que l’opinion péninsulaire accueillerait avec le plus de faveur. L’opposition parlementaire l’a compris, et c’est par là qu’elle a abordé la question de Rome, où elle se trouvait beaucoup plus mal à l’aise que notre montagne. L’Espagne est essentiellement catholique ; l’envoi d’une expédition en Italie flattait tout à la fois ses croyances et son orgueil national, et les orateurs progressistes auraient été très mal venus à soulever à cet égard les questions de principe qui ont fait chez nous tous les frais du débat. Ils n’avaient même pas la ressource d’invoquer ici la raison d’état, car l’intervention espagnole est restée jusqu’au dernier moment à l’abri des complications matérielles et diplomatiques au milieu desquelles notre intervention a dû se débattre. Le corps d’armée espagnol n’est allé faire, à proprement parler, en Italie, qu’une Promenade artistique, et les rapports adressés au ministre de la guerre par le général Cordova mériteraient bien moins les impoétiques honneurs de la Gazette que les honneurs du feuilleton. De là plus d’un discours rentré chez les membres de la minorité progressiste ; mais l’un de ceux-ci, M. Evaristo San-Miguel, n’en a pas voulu avoir le déboire, et il publie en brochure ce qu’il n’a pas osé dire à la tribune du congrès.

En dépit des réticences et des précautions oratoires que lui imposaient les dispositions de son public, M. San-Miguel n’a tenté rien moins qu’une apologie complète de la république mazzinienne, et il a su déployer dans les développemens de ce thème scabreux une modération que nous croyons sincère, mais qui est habile à coup sûr. C’est au nom de l’intérêt catholique qu’il repousse le pouvoir temporel de la papauté. Le souverain pontife, selon lui, est condamné, par la petitesse de ses états, à dépendre politiquement des grandes puissances, et cette dépendance temporelle doit forcément enchaîner, dans certains cas, son omnipotence spirituelle. Donc le pape doit, dans l’intérêt de son influence et de sa liberté d’action, sacrifier son pouvoir temporel. Une chose nous embarrasse : c’est de savoir comment le pape serait moins dépendant chez les autres que chez lui ; c’est de savoir surtout si, dans le cas d’un conflit entre l’Espagne, par exemple, et l’état où le pape, devenu simple prêtre, aurait fait élection de domicile, les catholiques espagnols écouteraient avec plus de déférence qu’à présent une parole qui leur arriverait en même temps et du même lieu que les boulets de l’ennemi. M. San-Miguel objectera peut-être que le pape, comme souverain temporel, peut être entraîné lui-même à faire la guerre ; mais ce n’est là, surtout dans la situation actuelle de l’Europe, qu’un danger très hypothétique, contre lequel le saint-siège est d’ailleurs prémuni par la faiblesse même de son pouvoir temporel, qui lui interdit toute velléité belliqueuse. Est-il bien vrai, en outre, que la faiblesse d’un état ait pour résultat forcé sa dépendance ? L’expérience et la raison prouvent plutôt le contraire. Plus un état est petit, plus il a de chances de rester indépendant et neutre, car les prétentions respectives des grandes puissances s’y surveillent et s’y neutralisent beaucoup mieux.

M. San-Miguel nous paraît également en contradiction avec les faits, quand il déclare le principe catholique incompatible avec certaines formes de gouvernement. Le catholicisme, et c’est là au point de vue humain sa grande force, a au contraire cela de particulier, qu’il sait au besoin s’accommoder de toutes les politiques. Ne l’avons-nous pas vu, de nos jours, passer plusieurs fois du principe d’autorité au principe révolutionnaire, et trouver son compte des deux parts ? On pourrait tout au plus lui reprocher, sous ce rapport, un excès de flexibilité.

Paulò minora canamus ! Et de fait, comment oser parler des tendances intellectuelles de l’Espagne sans dire un mot de ce qui fut jadis sa royauté intellectuelle, de sa littérature de mœurs ? L’Espagne, hélas ! n’a plus de Cervantes ; elle n’a même plus de Larra, et M. Lafuente, le spirituel rédacteur du Fray Gerundio, me paraît avoir vidé le meilleur de son sac. Ce qu’il reste cependant à nos voisins de verve satirique mérite une attention spéciale, car, après leur théâtre, c’est dans ce genre que la crise littéraire dont j’ai parlé plus haut a laissé les traces les plus profondes. L’école descriptive, naturalisée au-delà des Pyrénées par les romans anglais et français, est venue se confondre ici avec la tradition nationale. Les personnages de la nouvelle littérature picaresque parlent, vivent, s’agitent bien moins que ceux d’autrefois ; mais ils posent beaucoup plus long temps devant l’auteur, qui ne se contente plus de cet énergique coup de crayon avec lequel les grands satiriques espagnols du XVIe siècle fixaient leurs plus vigoureux profils. C’est toujours, si l’on veut, l’ancien esprit d’observation, mais un peu délayé, et rachetant par certaine mollesse de dessin ce qu’il gagne en minutieuse exactitude. M. L. Corsini nous paraît résumer assez fidèlement ce genre bâtard, bien que remarquable encore. Je défierais, par exemple, daguerréotypeur ou marchande à la toilette de saisir plus finement que ne l’a fait l’auteur des Mansardes de Madrid[7] le minois de ses grisettes et les secrets de leur rieuse pauvreté, depuis les bas blancs troués à la pointe jusqu’aux pelures d’orange qui trahissent, dans un coin, le sobre dîner de la veille, et jusqu’à l’huile de ménage dont reluisent, faute de mieux, ces admirables chevelures de jais ou d’or qui seraient dignes de moins économiques parfums. M. Corsini pousse même un peu trop loin la fidélité dans ses études de femme. Les draperies y sont trop disposées de façon à accuser ce qu’elles voilent. Ce n’est pas du nu, c’est du déshabillé, qui est infiniment plus nu. M. Corsini mettrait volontiers un cotillon à la Vénus de Milo pour lui donner du piquant. J’insiste à dessein : l’auteur des Mansardes de Madrid est assez fort de ses propres ressources pour pouvoir dédaigner ce vulgaire procédé des succès de bas étage. J’ajouterai un autre reproche. Les Mansardes de Madrid ont le grand tort de pouvoir s’appeler, à la rigueur, les Mansardes de Paris. Les grisettes de M. Corsini ne seraient pas trop dépaysées dans la rue Vivienne. Son grand homme futur semble avoir fumé des cigares avec tous nos bohémiens politiques et littéraires. Ses voleurs ne diffèrent guère que par l’argot des voleurs de Paris. Ses trois types de courtisanes enfin, la courtisane par métier, la courtisane par tempérament et la courtisane par dévouement, ont quelque peu traîné, ce nous semble, dans les romans socialistes qui, il y a cinq ou six ans, ont introduit ces dames dans l’intimité de nos femmes et de nos sœurs. Madrid n’a-t-il donc pas vingt types plus indigènes et sentant mieux leur terroir ? Nul ne pourrait mieux les saisir que M. Corsini, car la partie de son livre où il prend la peine d’être original, c’est-à-dire Espagnol, pétille d’entrain, de finesse et de douce moquerie.


G. D’ALAUX.

  1. Madrid, 1848. D. Ramon Rodriguez de Rivera, éditeur.
  2. Historia de Granada ; Madrid, 1843, chez Sanz, imprimeur-libraire.
  3. Historia de la Legislacion española ; Madrid, 1819. Imprimerie Martinet et Minuesa.
  4. Cuuestion legal sobre et derecho de demandar bienes de los mayorazgos, etc. ; Madrid, 1849. Imprenta del Clamor publico.
  5. Estudios sobre la hacienda y la administracion de España : Madrid, 1849. Imprenta de la biblioteca del Siglo.
  6. Nous empruntons cette récapitulation de la dette à la Hacienda, excellent recueil financier qui se publie depuis quelques mois à Madrid, mais qui va céder la place à une publication officielle.
  7. Las Guardillas de Madrid ; Madrid, 1849. Imprimerie de Higinio Reneses.