Le Musée Thorvaldsen et l’église Notre-Dame de Copenhage/02

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Le Musée Thorvaldsen et l’église Notre-Dame de Copenhage
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 301-336).
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LE
MUSÉE THORVALDSEN
ET
L’EGLISE NOTRE-DAME DE COPENHAGUE

II.[1]
L’ŒUVRE MODERNE ET RELIGIEUSE DE THORVALDSEN


III.

Si Thorvaldsen avait cherché les succès lucratifs, il n’aurait tenu qu’à lui de rajeunir tout l’Olympe, en répétant, au gré des amateurs, chacune de ses plus heureuses créations. Il aurait servi du même coup ses intérêts et ses prédilections helléniques. Mais ce bon sens profond qui accompagne toujours le vrai génie lui montra, au moment même de ses plus beaux triomphes, qu’il ne devait pas s’attarder dans cette voie. Quelque mérite qu’il y ait à reproduire la beauté grecque, ce n’est pas assez, et la société moderne demande autre chose au génie de la statuaire. De l’antique il doit surtout tirer des exemples et des leçons pour traduire l’histoire et les croyances de nos âges. Mieux que pas un de ses contemporains peut-être, Thorvaldsen comprenait cette grande tâche, et s’il ne l’a pas essayée plus tôt, c’est qu’il n’en avait ni l’occasion, ni les moyens. Le sculpteur, beaucoup plus que le peintre, est soumis à son public pour le choix de ses sujets et pour la manière de les interpréter. Le bronze et le marbre coûtent cher, et un artiste ne peut guère les employer sans être à peu près sûr d’avance du succès de son œuvre. Si l’on attend de lui de grandes créations patriotiques ou religieuses, il faut d’abord, en lui demandant son inspiration, lui fournir la matière même de son travail ou lui en assurer le prix, sans compter la légitime récompense de ses peines. Or, pendant la période qui nous a jusqu’ici occupés, de 1803 à 1818, qui donc aurait fait d’importantes commandes à un statuaire? Quel état, dans l’Europe bouleversée d’un bout à l’autre par la plus effroyable tempête, pouvait consacrer le moindre argent aux monumens publics?

Mais quand le monde eut retrouvé la paix, quand les états, les villes, les particuliers eux-mêmes commencèrent à se relever de tant de souffrances et de ruines, on pensa dans tous les pays à consacrer par des monumens les souvenirs de gloire ou de douleur que laissait l’effroyable tourmente. C’est alors qu’en Angleterre Flaxman et ses élèves travaillèrent pour les héros de leur patrie, tandis que, sur le continent, Canova étant déjà vieux, l’on vint de toutes parts solliciter Thorvaldsen, dont aucun statuaire ne pouvait balancer la renommée. De ce moment, la carrière du Danois fut pour ainsi dire détournée vers un autre but et élargie. Au lieu d’obéir à son inspiration solitaire et personnelle, il lui fallut écouter, pour les répéter dans ses œuvres, les sentimens publics et universels ; et c’est là le véritable rôle des artistes. Dans cette voie nouvelle que l’estime de toute l’Europe ouvrit à son génie, il trouva l’occasion d’appliquer aux sujets les plus divers et les plus grands ses théories et son expérience.

Du temps qu’il vivait parmi les dieux d’Homère, Thorvaldsen avait déjà saisi toutes les occasions de redescendre dans le monde réel et de représenter ses contemporains. En 1815 et en 1818, deux grands seigneurs russes, le comte d’Osterman et le prince Bariatinsky, lui demandèrent le portrait en pied de leurs femmes, et en acceptant cette tâche d’un genre nouveau, l’artiste fut encore guidé par son étoile. C’était une transition toute naturelle des sujets antiques aux figures modernes, puisqu’il modela les deux statues en costume romain et avec raison : la mode du temps se trouvait sur ce point conforme aux lois du style. De ces deux marbres, à vrai dire, le premier, celui de la comtesse d’Osterman, n’est guère qu’une étude incertaine et sans caractère. Mais l’autre, la statue de la princesse Bariatinsky, soit que l’artiste fût déjà plus expérimenté, soit plutôt que le sujet l’inspirât davantage, devint entre ses mains une des merveilles de l’art moderne, une œuvre sans exemple et qui n’aura peut-être jamais un pendant. Car il faut assurément, pour qu’un simple portrait de femme s’élève à cette hauteur idéale, la rencontre fortuite d’un grand artiste et d’un modèle bien extraordinaire.

C’était en effet la plus séduisante personne du monde que cette princesse, très belle, une grande tournure, et sur son charmant visage une expression unique de douceur, d’intelligence et de fierté[2]. Voilà ce que l’on retrouve sur ce beau marbre, avec une puissance de vie, une franchise et une vigueur de touche qui ne laissent pas douter de la ressemblance et montrent toute l’admiration de l’artiste pour son charmant modèle. Il a représenté la princesse debout, vêtue de cette longue tunique romaine, à manches très courtes et serrées au-dessous des seins, qu’on appelait stola, et, par-dessus la tunique, d’un manteau ou d’une draperie à peine retenue sur l’épaule gauche et qui laisse le buste découvert. L’extrémité de ce manteau est négligemment ramenée par la main gauche sur laquelle s’accoude le bras droit pour appuyer un doigt au menton dans l’attitude de la réflexion. Le corps est porté sur la jambe droite, le pied gauche placé un peu en avant. Il y a là une imitation ou une réminiscence d’un très bel antique du Braccio Nuovo, au Vatican, reconnu pour être l’image de la Pudicité, de cette Pudicité patricienne, symbole de la matrone, qui avait son temple à Rome, non loin de Vesta. L’attitude est la même, le mouvement seul diffère, puisque la statue romaine écarte son voile de la main droite; les draperies d’ailleurs ne se ressemblent nullement, et ces différences suffiraient à absoudre l’artiste moderne. Pourquoi d’ailleurs lui reprocher cette parenté? S’il a égalé son modèle par la noblesse et l’ampleur du style, il l’a surpassé par la richesse des lignes et surtout par l’inspiration et le caractère élevé de sa figure. On peut même lui savoir gré d’une intention qui permet de mesurer, de l’un à l’autre marbre, toute la distance qui sépare, dans leur type le plus délicat, deux civilisations, celle de Rome païenne et la nôtre. C’est d’un côté la femme du gynécée belle et pudique, mais un peu hautaine, un peu froide, ne laissant voir ni la pensée au fond de ses grands yeux, ni sous ses longs voiles les battemens du cœur; de l’autre la patricienne d’aujourd’hui, d’une beauté toute diverse, moins classique peut-être, mais plus attrayante et plus vive : c’est, pour employer le vrai mot, la grande dame, fière sans orgueil, simple et franche dans sa dignité et riche de tous les dons de l’âme[3].

Et pourtant cette figure, d’un accent si moderne, est tout antique par les dehors, sans aucune gêne, sans la moindre prétention. Le statuaire a fondu ensemble ces deux élémens avec une justesse et un art tels, qu’ils semblent inséparables et faits l’un pour l’autre. Plus d’une fois, retrouvant tout à coup le plâtre de la statue dans quelque musée du Nord, cette tête gracieuse et pensive, qui m’apparaissait comme l’image de la Méditation, ces pures et fermes silhouettes me donnaient un instant l’illusion d’un chef-d’œuvre de l’antiquité. Jamais Thorvaldsen ne s’est plus approché de ses maîtres et n’a offert aux sculpteurs un plus fécond sujet d’études sur ces deux points si difficiles, l’art de faire vivre un personnage immobile et celui de dessiner, sous l’harmonie et la souplesse des vêtemens, tous les contours et toutes les richesses d’un beau corps, sans rien ôter à une femme de sa pudique fierté. Voilà ce qu’il pouvait faire et ce qu’il fit chaque fois que, en lui proposant un sujet heureux, on le laissa libre de le traiter à sa guise.

Ce fut encore le cas du Lion de Lucerne, modelé peu après, et le chef-d’œuvre le plus connu du maître danois. Un ancien officier de la garde suisse de Louis XVI, échappé au massacre du 10 août, ouvre dans son pays une souscription pour élever un monument à la mémoire de ses héroïques compagnons. Son idée trouve en Suisse un immense écho, et l’ambassadeur de la Confédération à Rome demande à Thorvaldsen, au nom des souscripteurs, d’exécuter le monument désiré. On n’impose à l’artiste aucun plan, aucun programme : aussi trouve-t-il dans sa pensée une admirable conception, que pas un des donateurs assurément n’aurait imaginée. Il lui arrive la même fortune qui vient d’échoir à M. Dubois et à M. Chapu, chargés, par des comités de souscripteurs, d’exécuter les monumens de Lamoricière et de Berryer. Avec de tels comités, lors même qu’ils ne seraient pas pris dans l’élite d’une nation, un artiste est toujours sûr d’avoir le dernier mot et de suivre sa fantaisie; et c’est ainsi que nos grands statuaires viennent de nous donner deux chefs-d’œuvre. De même Thorvaldsen, après avoir projeté et annoncé un lion en bronze, de dimensions ordinaires, s’en va à Lucerne : il voit, dans le jardin de M. Pfyffer, promoteur de la souscription, un grand rocher à pic et l’idée lui vient de tailler dedans sa composition.

Elle est trop connue pour qu’il soit besoin de la décrire, et peu de voyageurs ont vu sans émotion l’étrange monument dans son cadre sauvage, cette immense niche creusée dans le roc, pour contenir le poétique symbole entre de sombres bouquets de mélèzes, au-dessus d’une eau dormante où se reflète la figure colossale du lion expirant. Songeaient-ils pourtant au Lion de Lucerne, ces hommes d’esprit, critiques d’art officiels et même inspecteurs des beaux-arts, qui relèguent si cavalièrement Thorvaldsen dans les glaces du pôle? La vérité est que, depuis Michel-Ange, jamais le ciseau n’avait parlé avec tant d’éloquence. Ce n’était pas cependant pour le sculpteur affaire de parti ou de croyance politique. Il n’était ni Français ni Suisse, ni royaliste, mais simplement un de ceux à qui appartient le mot de Térence : humani nihil a me alienum. Saisissant, avec le coup d’œil des vrais artistes, la grandeur chevaleresque de cette garde suisse et l’horreur de sa fin lamentable, il s’est contenté de traduire son sujet avec autant de pathétique que de majesté.

Que l’on reproche au lion l’insuffisance de quelques détails physiques, cela est peut-être juste, et, dans tous les cas, peu important. Thorvaldsen n’avait point de lion vivant sous les yeux, et il a dû se contenter de dessins ou de modèles antiques. Mais je comprends moins une autre accusation de M. Delaborde, qui me permettra de ne pas partager sur ce point son sentiment. À l’en croire, ce lion blessé à mort et qui serre de sa griffe l’écu royal de France, comme ferait ses petits un vrai lion, n’a pas le droit de montrer sur sa noble face sa douleur et sa sympathie pour la cause qu’il défend. C’est un lion qui a trop d’intelligence et de sentiment, qui n’est plus une bête. À ce propos, le savant critique rappelle que Léonard de Vinci, dans un célèbre Combat de Cavaliers, fait mordre ses chevaux les uns par les autres, mais sans qu’ils paraissent comprendre leur propre fureur. On peut répondre à M. Delaborde que le lion seul est entouré, dans l’idée de tous les peuples, d’un prestige singulier et incontesté qui lui donne un rang supérieur et un caractère unique dans la grande famille des bêtes. A tort ou à raison, il est le symbole universel, absolu, de la valeur héroïque. Thorvaldsen a très bien fait de donner à son œuvre sa véritable expression par la douleur de ce lion idéal et tout symbolique, qui frémit de mourir en vain sur les fleurs de lis confiées à sa garde.

Le Danois eut la singulière fortune de consacrer tour à tour son ciseau aux plus grands souvenirs de cette terrible époque. Après les victimes de 92, ce furent les héros des guerres impériales et le pape Pie VII. Seulement, pour ces derniers personnages, il y eut un revers de médaille et les entraves lui vinrent avec les commandes. Il ne faut jamais perdre de vue ce point capital pour juger équitablement les œuvres de Thorvaldsen à cette époque. Voici, par exemple, deux princes polonais dont il doit faire les statues, Wladimir Potoçki, et un autre beaucoup plus connu, Poniatowski, tous les deux tués à Leipzig. La mère du premier, la princesse Potoçka, exige de l’artiste que son fils soit représenté à la grecque, elle voudrait même quelque chose qui ressemblât à l’Apollon du Belvédère... Notez que le jeune héros n’était point beau. Que faire? Thorvaldsen n’osait pas refuser à l’une des premières maisons de Pologne l’image de son glorieux enfant. Il prend un moyen terme et figure un guerrier grec, mais sans le moindre souvenir de l’Apollon, qui n’avait rien à faire là. Le prince, ou plutôt le jeune guerrier est fièrement campé, à demi vêtu d’une tunique et d’une chlamyde qui laissent son épaule droite et sa poitrine nues; une main s’appuie sur la poignée du glaive, l’autre sur la hanche en retenant les plis de la chlamyde. La tête se détourne à gauche avec une expression de fierté tranquille et mélancolique. Le casque et la cuirasse sont déposés à terre, et sur le socle du monument un charmant bas-relief représente le Génie de la mort. L’œuvre d’ailleurs est superbe, composée et modelée comme les meilleures du maître, et ce n’est pas sa faute s’il lui a fallu placer la tête d’un prince polonais, un profil de Slave, sur une magnifique statue de Diomède ou d’Hector.

Il comprenait si bien les lois et les conditions de la statuaire moderne que, laissé libre d’abord par le comité polonais qui lui demandait une statue équestre de Poniatowski, il se hâta dans son premier projet de rompre en visière à la mode et de rejeter bien loin la défroque du paganisme. Tout le monde connaît la fin héroïque de Joseph Poniatowski. Après la bataille de Leipzig, où il avait été fait maréchal de France, ne pouvant plus, malgré une défense désespérée, couvrir la retraite, Poniatowski s’élança à cheval dans les flots de l’Elster plutôt que de se rendre. C’est ce trait de valeur folle et vraiment polonaise que Thorvaldsen voulait saisir sur le fait même pour le fixer et l’immortaliser dans un bronze hardi. Son Poniatowski, en uniforme de général polonais, et le sabre au poing, pressait avec colère les flancs de son cheval cabré. Aux pieds de l’animal, du socle même de la statue, s’échappait, pour tomber dans un bassin, une large nappe d’eau qui devait figurer l’Elster. Ainsi composée, la fontaine aurait orné une place de Varsovie. Le dessin de ce projet brillant et poétique est conservé dans les cartons du musée, et l’on imagine sans peine ce que fût devenue une telle composition sous la main du statuaire. Mais cette fois encore sa pensée indépendante vint se heurter aux préjugés de son temps, et son projet, d’abord accepté, fut ensuite condamné et rejeté à Varsovie. Les Polonais ne trouvèrent pas leur costume national assez noble et assez idéal pour la statuaire ; la famille de Joseph Poniatowski s’opposa à la représentation de l’acte même où il avait trouvé la mort. Thorvaldsen dut changer son héros en un général romain, la tête nue, le paludamentum agrafé sur l’épaule, et, pour toute allusion, une aigle polonaise ciselée sur sa cuirasse. Le cheval est simplement au trot, et le prince fait de la main droite un geste de commandement. Ce geste et l’attitude du personnage rappellent beaucoup la statue de Marc-Aurèle au Capitole. Le cheval d’ailleurs est excellent, l’ensemble d’un beau caractère antique. Mais qu’il y a loin de cette œuvre de convention à la première idée de l’artiste ! Aussi Thorvaldsen, mécontent de ne pouvoir travailler à son gré, mit-il plus de huit ans à exécuter la statue, sans se soucier des réclamations des Polonais. Le bronze ne fut coulé qu’au moment de la guerre de Pologne, si bien que le général russe Paskévitch, en prenant Varsovie, se le fit adjuger, le transporta chez lui à la campagne et en fit un saint Georges ! Au fait, pourquoi ce guerrier antique ne figurerait-il pas aussi bien saint Georges que Poniatowski?

Ainsi emprisonné pour l’exécution d’une œuvre qui serait devenue, on peut le croire, la plus belle statue équestre du monde, Thorvaldsen subit la même sorte d’esclavage quand il eut à faire le tombeau de Pie VII. Avant de juger ce monument, le plus connu, par sa situation dans Saint-Pierre de Rome, et, malheureusement aussi, le plus discuté de tous les grands ouvrages de Thorvaldsen, il faut se rappeler d’abord son histoire. On a bientôt fait d’accuser chez un artiste l’indigence de la pensée et le vide ou la lourdeur de son travail. Peut-être serait-il plus équitable de s’informer d’abord de ce qu’on lui a commandé et imposé, et ensuite d’examiner s’il n’y a pas dans cette vaste composition assez de mérites et de beautés pour en atténuer les défauts.

Le cardinal Consalvi, par un sentiment de reconnaissance, voulut élever à ses frais le tombeau de Pie VII, qui était pauvre. Car les plus grands papes, si leur famille ne peut y pourvoir, risquent de n’avoir pas après leur mort le moindre monument. Consalvi, dans son testament, avait désigné pour cet ouvrage Canova d’abord, et à son défaut le célèbre chevalier Thorvaldsen. Canova mourut, et Pie VII ayant aussi précédé dans la mort son illustre secrétaire d’état, celui-ci fît appeler Thorvaldsen et lui confia le monument projeté. L’honneur était si grand, si inouï, pour ce Danois luthérien de sculpter le tombeau d’un pape dans la basilique de Saint-Pierre, qu’il accepta tout d’abord avec la plus vive reconnaissance, sans regarder ni aux clauses étroites de la commission, ni aux déboires qu’il devait attendre de l’envie. Refuser cette tâche eût été un manque de cœur et une ingratitude envers les princes de sa patrie adoptive. Thorvaldsen aima mieux risquer sa réputation en acceptant un sujet fort éloigné non seulement de ses croyances, qui n’étaient pas très ferventes, mais de ses connaissances et de ses habitudes d’esprit.

Le cardinal exigeait donc dans sa fondation, entre autres conditions expresses, que la statue du pontife, qui devait, suivant la tradition, surmonter l’urne sépulcrale, serait accostée de deux figures allégoriques représentant la Force et la Sagesse, deux éminentes vertus du pape Chiaramonti. Or les images allégoriques, surtout celles qui figurent des conceptions purement religieuses, présentent à l’artiste un double écueil, la froideur et le vague, par la difficulté où il est souvent de définir exactement le sens de ses personnages.

Thorvaldsen cependant n’était pas homme à se contenter de ces images banales indéterminées qu’on peut appeler à volonté la Justice, la Vérité ou la Prudence, comme il y en a tant à Saint-Pierre sur les monumens de l’école du Bernin. Esprit juste et lucide avant tout, il avait pour habitude de serrer de près son sujet. Désespérant sans doute de pouvoir définir assez bien par leur physionomie et leurs attitudes les allégories commandées, il les affubla sans façon des attributs les plus païens, plaçant le hibou de Minerve à côté de la Sagesse, jetant la peau de lion sur les épaules de cette Force divine qui regarde le ciel avec amour en croisant les mains sur sa poitrine. Elle foule aux pieds, il est vrai, la massue, symbole de la Force matérielle, mais pourquoi ne foulerait-elle pas aussi la peau de lion? Le symbole, de cette façon, serait complet et ingénieux, et nous n’aurions pas cette bizarre image d’une vertu cardinale sous le manteau d’Hercule. Le hibou n’est pas moins fâcheux à côté de cette vierge pensive qui médite, un doigt sur ses lèvres, dans le livre des saintes Écritures. Et pourtant, nous répondrait le sculpteur, sans ce hibou, la jeune fille pourrait tout aussi bien s’appeler la Méditation. Les exigences du donateur l’amenèrent donc presque fatalement, ou à rester dans le vague ou à nous gâter par cet attirail deux gracieuses figures. Mais le croirait-on? il n’y eut personne alors pour lui montrer sa méprise. L’esprit public était si habitué en ce temps-là à un art tout païen, et la tradition s’était si bien gardée à Rome, depuis la renaissance, de mêler les emblèmes et les souvenirs mythologiques aux images chrétiennes, que l’esquisse des deux Vertus fut adoptée sans discussion. Le hibou, la peau de lion, ne déplurent ni au spirituel et pieux cardinal, ni aux chanoines de Saint-Pierre.

Mais quand il s’agit de la statue même du pontife, les règles canoniques intervinrent, et l’artiste subit une nouvelle sorte d’entraves. On lui refusa coup sur coup deux esquisses. L’une représentait Pie VII dans une sorte d’apothéose, la palme à la main et deux anges soutenant sur sa tête une couronne d’étoiles. Condamné pour cet essai téméraire de canonisation, Thorvaldsen se rabattit sur la vie douloureuse du pape et le figura plongé dans une austère méditation, la tiare à ses pieds. Il cherchait tous les côtés dramatiques de son sujet. Mais c’était là le moindre souci de ses juges. On lui objecta qu’il n’y avait que deux représentations permises des papes sur leurs tombeaux : ou bien agenouillés et en prière, ou bien la tiare en tête et donnant la bénédiction. Ce fut à ce dernier parti qu’il s’arrêta comme au plus difficile, ne voulant pas d’ailleurs refaire le Clément XIII de Canova. Ainsi, sur tous les points de cette vaste composition, où il pensait trouver tant de ressources, l’imagination du sculpteur se heurta à quelque obstacle et replia ses ailes. Il n’eut même pas la liberté de créer à sa fantaisie l’ensemble du monument : on lui en imposa l’emplacement, la forme et les dimensions.

L’artiste cependant ne voulut pas s’avouer vaincu et mit sa gloire à lutter, au moins dans la figure du pape, contre les formules infranchissables où on l’enfermait. La statue de Pie VII est un des chefs-d’œuvre de Thorvaldsen, non-seulement par la majesté simple et la vérité de l’attitude, par l’élégance et la souplesse de ces lourds vêtemens pontificaux, mais par l’incomparable beauté de la tête, fouillée et étudiée avec un art surprenant. On ne peut pas porter plus loin l’expression, ni mieux traduire le caractère et l’âme même d’un personnage. Sur ce visage à la fois sévère, doux et triste de Chiaramonti on lit toute l’histoire de son martyre, sa patience et son inébranlable fermeté en face du plus violent despote qui fut jamais. Un jour, à Rome, il y a, je crois, dix-sept ans, j’entrais dans l’atelier du statuaire Étex, homme de grand talent, comme on sait, mais un peu trop enclin à se croire l’héritier direct des grands maîtres de la renaissance. Il exécutait alors, sous l’empire d’une récente conversion, un buste de Pie IX et cette curieuse statue de Saint Benoit sur les épines, qui est au musée du Luxembourg et qu’il appelait l’antithèse de l’Hermaphrodite. Je me hasardai à lui représenter que son buste de Pie IX, froid et guindé, rendait assez mal l’expression charmante et si individuelle, mélange singulier de douceur, de finesse et de majesté, que personne n’oubliait après avoir vu l’auguste pontife : « Ce n’est pas Pie IX que j’ai voulu faire, me répondit solennellement l’artiste, mais la papauté ! » Il était bien loin de compte; mais son mot me parut caractériser tout justement la statue de Pie VII de Thorvaldsen. Ce n’est pas simplement un pape, en effet : on dirait l’incarnation de la papauté, non pas certes de la papauté toute-puissante qui régnait au moyen âge, mais de cette papauté persécutée que le monde a connue bien des fois depuis les premiers siècles du christianisme jusqu’à celui-ci; et n’était-il pas touchant de voir cette noble image du pontife romain sculptée avec amour par le ciseau d’un protestant?

Il y a donc dans ce Tombeau de Pie VII de quoi fléchir la plus sévère critique. On peut trouver que l’architecture en est trop massive, bien qu’elle soit en harmonie de style avec les figures. On peut trouver les personnages allégoriques trop païens ou simplement trop humains pour le sujet; et non-seulement les Vertus, mais ces deux anges, d’ailleurs très élégans, qui accostent le trône pontifical, et dont l’un montre un sablier à l’autre qui ferme le livre de l’histoire de Pie VII. Cette petite scène, ces accessoires seraient évidemment mieux à leur place sur le tombeau d’un personnage de l’ordre civil. On peut surtout reprocher à l’artiste de n’avoir travaillé de son propre ciseau que la statue même de Pie VII ; les autres figures ont été abandonnées à ses élèves, et l’on s’en aperçoit aux défaillances, à la pauvreté de leur exécution. Certes, Thorvaldsen a mal compris sa gloire, en ne mettant pas toute sa sollicitude dans la perfection d’une œuvre destinée à tant de publicité. Tel qu’il est néanmoins, ce monument est encore l’une des meilleures parmi les nombreuses sépultures papales que renferme la basilique. Qu’on lui préfère le bijou florentin ciselé pour Innocent VIII, par Antoine Pollajuolo, ou le tombeau de Paul III, de Guillaume della Porta, mais non pas le mausolée de Clément XIII, si fort admiré des touristes. Les Lions de Canova, son gracieux Génie de la Mort et sa Religion, un peu massive et emphatique, forment peut-être un groupe saisissant, mais ce n’est pas certainement par l’inspiration chrétienne. Son Clément XIII, agenouillé dans la prière, est très pieux, très expressif ; il a moins de caractère pourtant et de grandeur que le pape bénissant de l’autre mausolée. Enfin, pour le style même des figures, pour l’architecture et l’ordonnance générale du monument, c’est encore le Danois qui l’emporte.

Thorvaldsen, par malheur, lorsqu’il reste au-dessous de son sujet, n’a pas toujours les mêmes excuses. J’ai parlé à dessein, en racontant sa vie, de cette déférence exagérée pour de puissans protecteurs, qui l’a conduit à gaspiller une bonne part de son temps et de ses forces dans des travaux pour ainsi dire officiels, devenus aujourd’hui la partie périssable de son héritage. On regrette qu’il n’ait pas eu le caractère indomptable et hautain de Michel-Ange; ces âmes-là, par malheur, sont rares en tout temps, et notre Scandinave, nature patiente et laborieuse, mais timide, ne savait pas résister au prestige du rang social, ni même à sa propre popularité. Qu’il acceptât, par point d’honneur et par reconnaissance, les offres et même les conditions du cardinal Consalvi, rien de mieux. Mais pourquoi ne pas refuser à la ville de Mayence la statue de Gutenberg, plutôt que de laisser faire par un de ses élèves une œuvre médiocre qui porte son nom? Pourquoi se laisser vaincre par l’amitié du roi de Bavière et céder aux instances de sa sœur, la duchesse de Leuchtenberg, qui lui demandait le tombeau de son mari et lui en dictait même l’idée et le dessin? On comprend fort bien que cette pâle figure d’Eugène de Beauharnais, non plus que le vague personnage de Gutenberg, ne lui inspirât pas grand’chose; mais alors il fallait répondre aux indiscrets que le génie ne doit pas être au service de toutes les vanités et de toutes les fantaisies. Dans ces occasions-là, Thorvaldsen résistait d’abord, puis, pour se délivrer des obsessions, promettait le travail et ne s’en inquiétait plus; on revenait à la charge, on le harcelait, et il finissait, de guerre lasse, par livrer à ses élèves un modèle de terre ou simplement une maquette, qui ne lui coûtait guère qu’un travail de mémoire. De là ces œuvres banales, faites de routine et de pratique, comme on dit à l’atelier, où se répètent les formules et les motifs qui ont réussi ailleurs. Par exemple, ce tombeau d’Eugène de Beauharnais[4], qui nous montre un guerrier accoutré à la romaine (on ne l’eût pas accepté autrement), la main sur son cœur, et présentant une couronne de lauriers à la muse de l’Histoire, entre le génie de la Mort et celui de l’Immortalité, ce n’est pas mauvais assurément; on y reconnaît le dessin vigoureux du maître; c’est seulement froid et sans aucun intérêt. Aliquando bonus dormitat Homerus. On a dit la même chose de Thorvaldsen ; mais on peut être sûr qu’il ne s’endormait qu’à bon escient.

Ce qui prouve d’une façon irrécusable qu’il ne faut pas juger ses travaux sans tenir compte de leurs origines, c’est l’indépendance, ce sont les méthodes neuves et hardies, c’est enfin le sentiment juste et vrai qu’il déployait toujours dans les occasions où il demeurait le maître de son sujet. Il ne s’est pas fait faute de vêtir lord Byron d’une redingote en l’asseyant sur des débris de colonnes grecques, dans l’attitude d’un poète qui écoute la muse. Son Schiller au contraire est debout, drapé dans un large manteau, la tête couronnée de lauriers et inclinée dans une méditation profonde : il tient aussi une plume et un livre. Cette physionomie et cette attitude seraient dignes du Dante, et si David d’Angers ne les trouve pas assez fières, c’est pousser un peu loin l’orgueil démocratique. Regardez les statues de Conradin, de Christian IV, de Maximilien Ier de Bavière[5], et vous verrez comment Thorvaldsen fait du grand style en se soumettant à tous les détails historiques d’un costume. Ce Maximilien à cheval, dans son armure de la guerre de Trente Ans, est une œuvre grandiose et simple, pleine de vie et de majesté. Elle traduit aussi fidèlement le personnage du grand électeur que la belle statue de Rauch, à Berlin, par son style plus familier et plus vif, représente le caractère de Frédéric II. Mais l’application la plus remarquable peut-être des théories de Thorvaldsen, c’est le Copernic de Varsovie, exécuté dans ses meilleures années, peu après la princesse Bariatinsky. C’est là qu’il faut étudier l’art d’idéaliser un personnage moderne, de le traiter comme aurait fait un Grec, avec cette grandeur et cette vérité universelles qui conviennent aussi bien au XIXe siècle qu’au temps de Périclès. Copernic est assis, vêtu d’une longue robe. Il tient de la main gauche une sphère armillaire et de la droite un compas ouvert ; mais sa belle tête aux longs cheveux se relève vers le ciel et son regard se perd dans une contemplation extatique. C’est à la fois un astronome et un penseur, ou plutôt c’est l’astronomie elle-même mesurant l’espace. Comme dans le Lion de Lucerne ou dans la statue de Pie VII, Thorvaldsen a pénétré le fond même de son sujet et en a rendu toute la poésie.

Ainsi, après avoir écarté dans le catalogue moderne du musée quelques marbres médiocres sur lesquels nous jetterons avec respect le voile de l’oubli, en déplorant les circonstances qu’a subies leur auteur, on peut s’arrêter devant un groupe d’excellens ouvrages, dont quatre ou cinq hors de pair, et en tirer la synthèse la plus instructive. Aller droit à l’essence du sujet, c’est-à-dire au caractère principal et dominant du personnage, pour le traduire avec précision et le résumer dans une physionomie et une attitude ; ne pas chercher la vie et l’effet ailleurs que dans cette simplicité de l’action et cette vérité d’un mouvement saisi à son point le plus juste, à une égale distance de la sécheresse et de l’emphase ; éviter en général les expressions et les gestes violens, parce que le calme et la sérénité en statuaire sont préférables à l’agitation ; grouper et balancer toutes les masses de manière non seulement à charmer les yeux par l’accord merveilleux du dessin, mais à donner le sens même de la composition dans l’aspect de ses reliefs et de ses contours ; enfin, par un sentiment analogue, supprimer le plus possible tous les détails et accessoires de costume ou d’attributs pour maintenir la tranquillité des lignes et fixer toute l’attention sur la figure elle-même : voilà à peu près le résumé de l’esthétique de Thorvaldsen.

Chez lui, un simple geste, une attitude, un air de tête, ont le pouvoir souverain de donner au marbre toute la vie possible et de montrer l’âme tout entière d’un personnage. Au reste, ce sont là les principes éternels, la grammaire pour ainsi dire de la sculpture classique. Mais ces règles fondamentales, analogues dans tous les arts, qu’il est difficile et rare de les appliquer avec génie !

N’oublions pas un point capital sur lequel Thorvaldsen donne aussi de grandes leçons, pour l’avoir profondément étudié, l’art du costume et de la draperie. Fidèle en tout à cet amour profond de la vérité et des convenances qui était sa première qualité, aucune exactitude dans le costume ne lui faisait peur, pas même l’habit du XIXe siècle. Mais il préférait la draperie, on le comprend, chaque fois qu’il pouvait l’employer, et, dans cette partie si importante de la statuaire, il n’a peut-être pas d’égal parmi les modernes. Les vêtemens de toutes ses figures, même des moins inspirées, sont toujours également beaux. Ils sont arrangés, plissés, combinés avec un soin prodigieux, sans aucune affectation cependant et en gardant toujours une parfaite exactitude. Mais le plus admirable, c’est qu’ils cachent toujours une idée et une intention nécessaires sous l’enchantement qu’ils donnent aux regards. Personne, on peut le dire, depuis les anciens, n’a poussé aussi loin que Thorvaldsen l’art d’animer le vêtement, de l’approprier aux caractères et de le mêler à l’interprétation des personnages. C’était là, comme on sait, un des secrets les plus mystérieux et les plus puissans de la statuaire grecque. Thorvaldsen a mis longtemps à le deviner; ses premières statues de femmes en sont la preuve. Mais un beau jour il en sut presque autant que les Grecs dans l’art de draper. S’il n’a jamais essayé de reproduire ces hardis effets de linges mouillés, ces voiles transparens qu’on voit frissonner sur certains marbres de Paros, ni ces vêtemens soulevés en larges ondulations, merveilles du ciseau grec que l’on a retrouvées à Athènes, et dont les exemplaires, tous plus ou moins mutilés, sont extrêmement rares à Rome, du moins il a toujours su prendre dans les divers styles de draperies des anciens, ce qui convenait à ses créations, et il l’a fait avec un discernement, un bonheur et un art consommés. Dans la statue de la princesse Bariatinsky par exemple, les longs plis droits, pressés, profondément fouillés de la robe et du manteau, variés çà et là de quelques cassures légères et de quelques sinuosités raccourcies, sont propres à accompagner le caractère de méditation et de rêverie du personnage, avec la grâce nécessaire à une femme. Cette même idée de méditation, de réflexion philosophique, est traduite aussi dans la statue de Copernic, mais avec une nuance plus grave, par les plis sobres et perpendiculaires de la robe tombant tout autour de l’astronome assis, et par les grandes courbes tranquilles et harmonieuses que dessine cette robe entre les deux genoux. On peut faire des observations analogues sur toutes les figures vêtues de Thorvaldsen. Les grands sculpteurs du XVIe siècle n’ont pas pris le même souci, sans doute parce qu’ils n’avaient pas sous les yeux dans la vie ordinaire, comme les anciens, les effets naturels du vêtement drapé. Pour Michel-Ange et ses contemporains, la draperie n’est qu’un ornement livré au caprice de l’artiste, et c’est là une des différences profondes de leur style et de celui des anciens. Ils ne cherchent dans le vêtement ni le naturel, ni surtout une intention philosophique[6]; ils ne songent pas à accompagner et à compléter par les ondulations et les plis de l’étoffe les lignes et les contours d’une figure. Leurs draperies, traitées avec une puissante fantaisie, avec des cassures bizarres ou gracieuses, mais toujours imprévues, ne sont qu’un moyen de contrastes et d’effets pittoresques. Aussi vit-on dégénérer bientôt cette hautaine méthode et l’école du Bernin arriver, en matière de vêtemens, à la plus ridicule extravagance. Les prédécesseurs de Thorvaldsen dans la réforme classique passèrent à un autre excès : rien n’est maigre, sec et froid comme les draperies de Louis David et de Canova. Seul à cette époque Houdon pressentit la valeur sculpturale du vêtement: au reste, si quelque artiste contemporain du Danois a pu exercer sur lui une action directe, c’est celui-là.


IV.

Quittons maintenant le musée du maître pour nous rendre à l’église Notre-Dame, qui n’en est guère éloignée. On peut prendre au musée même, où se trouvent tous leurs plâtres, une première idée des sculptures religieuses accumulées dans cette église. Mais le seul moyen de les goûter et d’en bien juger, c’est de les voir à la place même que l’artiste leur a destinée. Nous sommes ici en présence d’un ordre de compositions tout à fait à part dans l’œuvre de Thorvaldsen, fort peu connu en raison même de sa situation, et sur lequel la critique, du moins en France, n’a encore donné que de très vagues renseignemens.

J’ai raconté comment, lors de son premier retour dans sa patrie en 1820, Thorvaldsen accepta de la ville de Copenhague la mission de décorer la cathédrale que l’on venait de rebâtir. Le plan de l’édifice se prêtait mieux que tout autre à une décoration sculpturale, surtout dans le style grec. Notre-Dame en effet est une basilique assez semblable, pour le dehors, à l’église Saint-Vincent-de-Paul à Paris; mais l’intérieur en est beaucoup moins correct. Les bas-côtés sont trop étroits, et les trois nefs sont divisées, non par une colonnade comme cela devrait être, mais par des arcades qui reposent sur des pieds-droits beaucoup trop larges. On devine que, dans la pensée de l’architecte, ces pieds-droits devaient être flanqués de statues. La façade est nue, surmontée de deux tours carrées au-dessus de l’attique et précédée d’un portique de six colonnes, dans le plus pur style dorique, mais trop petit pour les proportions du monument. On peut se demander, sans en trouver d’ailleurs aucune preuve, si Thorvaldsen n’a pas inspiré lui-même à l’architecte le dessin de ce portique, afin de pouvoir y placer la grande composition qu’il rêvait. Car vers 1820 personne en Europe, si ce n’est peut-être le prince Louis de Bavière, ne songeait à faire du vrai style dorique, dont à peine ou commençait à reconnaître la beauté, et il semble difficile que ce portique, si différent de la lourde basilique romaine, fût compris dans son plan primitif.

Quoi qu’il en soit de cette conjecture, il est certain que la composition en ronde bosse qui orne le fronton du portique n’a pu être imaginée que par l’artiste lui-même. L’architecte de Notre-Dame et les édiles de Copenhague lui demandèrent spécialement pour l’intérieur de l’église les statues du Christ et des Douze Apôtres, laissant à son choix le sujet et l’ordonnance des bas-reliefs qui devaient orner l’abside et le portique. Or le travail déterminé qu’on lui imposait était justement celui qui l’agréait le moins. Thorvaldsen en usa alors avec ses compatriotes comme il fit plus tard avec les grands personnages d’Allemagne ou de Rome. N’osant rien refuser à des concitoyens qui l’accablaient d’honneurs et de caresses, il accepta toute leur commande et se réserva de n’en exécuter lui-même que la partie qui l’intéressait le plus. Ajoutons cependant qu’il employa tout son crédit, mais en vain, pour qu’on laissât la commande des Apôtres à son ami Freund, qui en avait d’abord été chargé, et qu’il obtint pour lui un dédommagement dans un autre travail entrepris par la ville.

Les Apôtres devaient être rangés symétriquement sur les deux côtés de la grande nef de Notre-Dame, devant chaque pied-droit, comme ceux de la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Or ces douze figures de personnages à peu près semblables entre eux dans leur caractère essentiel, qu’il fallait représenter debout et sous les mêmes proportions, pour les disposer sur deux files uniformes et monotones, n’avaient guère de quoi tenter l’imagination du grand statuaire. Tout au plus un artiste croyant et pieux du XVe siècle se serait-il dévoué à cette tâche ingrate et austère, mais pouvait-on espérer tant d’abnégation d’un esprit aussi actif que celui de Thorvaldsen, d’une fantaisie aussi mobile, aussi prompte à poursuivre dans les voies les plus diverses son idéal de beauté ? Le maître se déchargea sans hésiter des Apôtres sur ses élèves, bornant son intervention à leur fournir le dessin et la maquette de chaque figure et à diriger leur travail. C’est avec les Apôtres de Notre-Dame qu’il a pris pour la première fois cette liberté et qu’il a commencé d’imiter les façons de Raphaël au milieu de ses élèves.

Il est vrai que pour modeler ces esquisses d’Apôtres, Thorvaldsen s’est consciencieusement inspiré des livres saints, des histoires et légendes ecclésiastiques et aussi des œuvres de la renaissance. On reconnaît bien vite les têtes traditionnelles de saint Pierre et de saint Paul[7], et, dans quelques autres, des réminiscences de maîtres italiens. Tous ces personnages sont largement dessinés; il y a dans leurs draperies un grand style et une recherche évidente de variété, de convenance et de noblesse. Là se reconnaît tout de suite la main du Danois; mais elle ne se montre pas autrement. A part quelques attitudes qui expriment assez bien le recueillement et la méditation, tous ces disciples du Christ ne sont guère caractérisés que par leurs attributs d’évangélistes ou les instrumens de leur martyre, une croix, une hache, un couteau, ou bien par quelque souvenir de leur légende, comme le manteau de pèlerin sur les épaules de saint Jacques le Majeur. Quelques têtes seulement, celle de saint Jean, par exemple, de saint Jude, de saint Jacques le Mineur, de saint Barthélémy, répondent au caractère, à la grandeur morale des personnages. Les autres, il en faut convenir, sont parfaitement vulgaires et dénuées d’inspiration. Ce qui n’est pas moins grave encore, c’est que la main incertaine des élèves se trahit dans tous ces marbres, à des degrés divers, par la lourdeur ou la faiblesse du modelé, l’insuffisance et la sécheresse du ciseau. Ces jeunes gens n’ont su ni transfigurer les rudes pêcheurs galiléens, ni donner la souplesse indispensable même à leurs épais manteaux. C’étaient pourtant des artistes de talent, et leur maître avait choisi les plus capables de son atelier; plusieurs d’entre eux se sont fait plus tard une renommée. Mais alors ils étaient encore inexpérimentés, ou trop habitués à reproduire les marbres païens de leur maître pour n’être pas un peu déroutés sur un terrain si différent. Ils n’ont pas eu la puissance de changer en une figure colossale et bien vivante la petite ébauche qui leur était confiée, tâche difficile assurément, beaucoup plus que celle de Jules Romain, de Penni et de Jean d’Udine peignant des fresques d’après les cartons de Raphaël. Voilà ce qu’il faut se rappeler pour revenir un peu de la désagréable surprise que donnent ces apôtres, qu’on pourrait appeler des Apôtres avant la Pentecôte. Personne n’hésitera d’ailleurs à les trouver cent fois plus beaux, plus conformes au sujet et plus dignes d’un temple chrétien que les bizarres colosses laissés par l’école du Bernin à Saint-Jean-de-Latran, qui semblent exécuter sur leurs piédestaux une pantomime, une danse sacrée comme celle du chœur antique autour de l’autel de Bacchus.

Que les compatriotes de Thorvaldsen ne lui reprochent pas cependant la façon un peu cavalière dont il a traité leur commande! Il aurait pu la refuser, au grand détriment de leur basilique, et qui oserait dire qu’il aurait dû perdre des années à modeler lui-même ces douze figures de deux mètres et demi de haut, sacrifiant à cet ennuyeux travail tous ses chefs-d’œuvre de ce temps-là? Certes, le sujet lui-même, l’idée à interpréter ne lui répugnait pas, ni ne l’effrayait, et il a montré de quelle façon un païen, un sceptique, pouvait, à force de génie, représenter les disciples du Christ. Seulement il a choisi, pour ce tour de force, sa langue de prédilection, le bas-relief, et aucun des nombreux chefs-d’œuvre qu’il a produits dans ce genre de sculpture ne surpasse l’Institution de la Cène. Ce chef-d’œuvre, placé dans la sacristie de Notre-Dame, aurait, dit-on, orné le chœur même de la cathédrale sans les scrupules du clergé, qui ne le trouva pas assez orthodoxe. Thorvaldsen, soit qu’il voulût absolument faire du nouveau et ne pas imiter sur le marbre les Cènes des grands peintres italiens, toutes à peu près semblables dans leur composition générale, soit plutôt que cette ordonnance traditionnelle et nécessaire ne lui parût pas donner à son bas-relief assez de pureté et d’élégance, a imaginé et représenté sans scrupule une Cène tout en dehors de l’Évangile. A gauche le Christ, debout près d’une table et les yeux levés au ciel, bénit le calice. Devant lui tous ses apôtres sont agenouillés, moins un seul, au milieu, qui varie le groupe et relie la composition; à droite Judas s’éloigne en serrant sa bourse, avec un air de dépit et de haine. Cette façon indépendante de traduire le texte sacré choqua les pasteurs de Copenhague, et sans doute un clergé catholique ne l’eût pas acceptée davantage. Comment ne pas absoudre cependant une licence où l’artiste a pu trouver cet admirable groupe, si pittoresque et si dramatique? Comment résister à cette beauté suave, à ce pathétique chrétien? Si l’auteur viole la lettre, il est bien dans l’esprit de son sujet en l’interprétant d’une façon tout idéale. Les luthériens appellent cela l’Institution de la Cène, et les catholiques diraient tout aussi bien l’Institution de l’Eucharistie en voyant ces disciples, parfaitement beaux et nobles, prosternés devant le divin calice avec une telle effusion d’amour, de reconnaissance et d’adoration. Les maîtres les plus fervens et les plus tendres de la renaissance, un Benedetto da Majano, un della Robbia, pour ne citer que les sculpteurs, n’auraient pas répandu sur ce sujet plus de foi et plus de charme.

Si j’ai parlé tout d’abord des Apôtres, c’est pour présenter plus nettement l’œuvre religieuse de Thorvaldsen, en mettant à part ce qui véritablement ne lui appartient qu’à moitié dans cette immense décoration de Notre-Dame. Car, dès qu’on franchit le seuil de la basilique, ce n’est pas sur ces douze statues rangées en files que le regard s’arrête, mais sur le grand Christ en marbre, de trois mètres et demi de haut, qui se dresse au fond de l’abside. La première impression devant ce colosse est la surprise, mais après examen, ni le regard, ni l’esprit ne demeurent entièrement satisfaits. Il convient toutefois de parler avec respect d’une œuvre puissante et originale, qui appartient tout entière à Thorvaldsen et qu’il a longtemps étudiée. Malgré quelques défauts de caractère et même de convenance, elle n’est pas indigne du grand artiste et garde dans ses travaux un rang considérable.

On peut d’abord se demander pourquoi il a donné de telles dimensions à la figure de l’Homme-Dieu. Est-ce une réminiscence des vieilles mosaïques où l’on voit, dans des proportions pareilles, l’image du Sauveur sur la voûte dorée des absides byzantines ? Ou bien le souvenir profane des gigantesques statues de Jupiter et de Minerve sculptées pour les temples d’Olympie et d’Athènes ? C’est l’un et l’autre à la fois, l’usage byzantin n’étant lui-même apparemment qu’une continuation naïve de celui des Grecs, qui croyaient, en agrandissant le dieu du temple, lui donner plus de majesté et frapper davantage ses fidèles. Peut-être cette imitation d’une idée païenne, cette importance matérielle de l’image du vrai Dieu était-elle mieux à sa place dans les peintures d’une voûte que dans une figure de ronde bosse, hors de proportion avec sa perspective naturelle. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’emploi uniforme du marbre blanc pour une aussi grande statue lui donne un aspect monotone et froid. Les colosses des anciens étaient la plupart en bronze doré ; quelques-uns en or et en ivoire, et ceux que l’on sculptait en marbre étaient toujours animés et embellis par cette coloration merveilleuse dont nous avons perdu le secret. Thorvaldsen était loin de connaître ces détails et de soupçonner que son Christ s’éloignait étrangement, par ce côté-là, des traditions grecques.

Ce Christ est debout sur un haut piédestal, la tête et le corps un peu penchés en avant et les yeux baissés. Il ouvre à demi les bras et étend les mains en disant : Venez tous à moi, venite ad me omnes. Il n’est vêtu que d’un ample manteau, léger et souple, qui laisse le sein et le bras droits découverts, en s’ouvrant avec des plis largement dessinés. Cette draperie, par ses grandes lignes, accompagne bien le corps et l’encadre d’une religieuse majesté. L’attitude du Sauveur, le mouvement de ses bras montrent une vérité parfaite, une inspiration franche et élevée. La tête, d’un ovale très pur, avec la barbe légère et divisée, les longs cheveux ondoyans sur les épaules, est d’une beauté irréprochable, si ce n’est que l’expression n’en est pas assez tendre, eu égard surtout au geste de l’Homme-Dieu, et que la ligne des sourcils est trop horizontale, ce qui nuit à la noblesse et à la sérénité de l’expression. On regrette que Thorvaldsen, en s’inspirant visiblement des grands peintres du XVe et du XVIe siècle, surtout de Léonard de Vinci, n’ait pas su mieux reproduire le caractère touchant et pathétique qu’ils ont donné plus d’une fois à la figure du Rédempteur. On regrette aussi que, dans sa recherche scrupuleuse du type le plus traditionnel du Christ, il n’ait pas connu certaines vieilles images qui lui auraient donné les plus utiles renseignemens, la peinture de Gênes par exemple, qui vient d’Édesse et qu’une tradition très respectable fait remonter jusqu’au IIIe siècle, et surtout l’admirable mosaïque de sainte Apollinaire à Ravenne, si noble et si vraie, dans son caractère oriental, qu’on la prendrait pour le portrait même de Jésus-Christ.

Mais l’erreur capitale de Thorvaldsen, c’est d’avoir donné à son Christ le corps ou les membres du Jason ou du Mercure et de l’avoir planté sur ses deux pieds comme un lutteur. On a peine à s’expliquer chez le grand artiste, d’ordinaire si clairvoyant et si précis, un tel oubli de la convenance et du caractère de son personnage. Peut-être ne convenait-il pas d’employer le bronze et cela est si vrai que la statue de Notre-Dame, reproduite en bronze, et dans les mêmes proportions, à Potsdam[8], gagne à cette transformation beaucoup de vie et de souplesse. Au reste, sur le Christ de Thorvaldsen le sentiment des critiques est unanime. C’est une œuvre qui reste au-dessous de son sujet, et pour laquelle on est sévère malgré soi, en raison de ce sujet même. Ne pourrait-on pas se demander si la statuaire, qui n’a pas donné encore un seul Christ vraiment beau, n’est pas impuissante à réaliser ce type idéal? Le plus célèbre avant celui de Notre-Dame est le Christ vainqueur ou triomphant de Michel-Ange dans l’église de la Minerve, à Rome. Eh bien, entre cet athlète courroucé qu’a sculpté le terrible Florentin et cet autre athlète aimable et doux de l’honnête Danois, peu de gens hésiteront à préférer le dernier.

J’ai hâte d’arriver au vrai chef-d’œuvre de Thorvaldsen dans la cathédrale de Copenhague, à l’un de ses plus beaux titres de gloire, je veux dire le groupe qui remplit le fronton et qu’on appelle le Sermon ou la Prédication de saint Jean-Baptiste. Il est temps de nous arrêter devant une œuvre vraiment magistrale, unique dans l’art moderne et qui montre mieux que toute autre quelle source féconde est encore pour les sculpteurs l’étude de l’antiquité. J’ai raconté avec quel soin, quelles études, quelle fidélité notre artiste avait restauré les marbres d’Égine. Le résultat de ce long travail fut pour lui non seulement de se pénétrer du grand style des Eginètes, mais d’apprendre à connaître cette décoration sculpturale des temples anciens; et ayant eu l’occasion, dans ses fréquens séjours à Naples ou aux environs, de voir les temples de Paestum il put deviner l’effet merveilleux des groupes de statues dans un fronton grec. Nul doute qu’il n’ait dès lors rêvé d’exécuter une composition importante, comme celles qui ornaient tous les grands sanctuaires de la Grèce, et la mission qu’il reçut bientôt après de décorer l’église Notre-Dame lui offrit une excellente occasion de réaliser son désir. Ainsi le travail obscur et difficile qu’il avait accepté pour son royal protecteur le prince de Bavière devint l’une des plus heureuses fortunes de sa vie.

Il est peut-être bon de rappeler d’abord, pour éviter toute méprise, que les frontons sculptés en haut-relief, comme il y en a plusieurs à Paris, ne peuvent donner même une faible idée du fronton grec, avec ses figures en ronde bosse, tel que Thorvaldsen l’a reproduit. D’abord ces frontons de nos monumens parisiens ne sont point grecs : ils sont tous dans le goût romain. On sait que les Romains élevèrent le fronton grec et le rendirent plus aigu, c’est-à-dire beaucoup moins agréable à l’œil. Peut-être le trouvèrent-ils ainsi plus imposant, et d’ailleurs ils n’adoptèrent pas l’usage d’en orner le tympan avec des statues. Il est impossible d’établir un groupe de figures vraisemblable et harmonieux dans cette pyramide du fronton romain : la décroissance de hauteur sur chaque côté y est trop rapide. Le sculpteur est alors obligé de grandir démesurément la figure ou le groupe du centre, de ployer ou de coucher sans raison tous les autres personnages, à moins de les montrer à mi-corps, comme l’a fait David d’Angers au Panthéon, ce qui n’est pas moins invraisemblable et disgracieux. Tout l’art de Cortot, dans son remarquable fronton du Palais-Bourbon, est venu échouer contre cette difficulté insurmontable de l’espace qui lui était imposé. Les autres frontons de même genre qu’on voit à Paris, la Madeleine, Notre-Dame-de-Lorette et surtout Saint-Vincent-de-Paul, ne présentent que les plus pauvres compositions. Les figures semblent se courber péniblement sous la corniche rampante, et souvent même cette corniche étant mal à propos ornée de denticules, les têtes ont l’air de se heurter à ces saillies aiguës. Au reste, quel que soit l’art du sculpteur, le haut-relief ne peut donner un effet suffisant à la hauteur où sont placés ces tympans. Les figures ne se détachent pas assez, les divers plans se confondent dans l’uniformité de la lumière; les lignes, trop nombreuses, s’enchevêtrent, les détails se nuisent l’un à l’autre, et l’ensemble, qui n’est distingué d’ailleurs du monument ni par sa matière ni par sa couleur, paraît inévitablement froid, monotone et sans vie.

Ce n’étaient pas les Grecs qui se seraient contentés de cette décoration inanimée et terne sur le point le plus en vue de leurs édifices. Le fronton de leurs plus anciens temples doriques, il est vrai, est encore nu et sans ornemens, comme celui du grand temple de Pæstum, qui date d’environ six siècles avant Jésus-Christ. Mais vers le même temps, dans la mère patrie, un artiste de génie, architecte ou sculpteur, l’un et l’autre sans doute, dont le nom reste ignoré, s’aperçoit que ce fronton du temple, si l’on en recule le tympan, est un emplacement tout prêt pour recevoir des groupes de statues, auxquelles la colonne trapue et le lourd entablement de l’ordre dorique serviront en quelque sorte de piédestal. Faut-il faire honneur à l’école d’Égine de cette merveilleuse trouvaille, parce que c’est d’Égine que nous en vient le plus ancien spécimen connu? La question est difficile à résoudre et restera en suspens jusqu’à de nouvelles découvertes. Cette grande école d’Égine, si féconde au VIe siècle, était bien capable d’une telle inspiration. Quoi qu’il en soit, ce mode de décoration sculpturale, à peine trouvé, eut, comme nous dirions aujourd’hui, un tel succès, il parut si beau et si juste que l’usage en devint aussitôt général dans la Grèce. Tous les temples bâtis dans les siècles suivans, aussi longtemps que travaillèrent les architectes grecs, ceux du style ionique ou corinthien, aussi bien que ceux de l’ordre dorique, reçurent dans leurs frontons des groupes en ronde bosse et les plus grands sculpteurs rivalisaient pour ces créations. Tout le monde connaît, au moins par les moulages, les marbres des frontons du Parthénon, et les fouilles récentes d’Olympie ont mis au jour des fragmens non moins beaux, quoique trop mutilés, qui ornaient les frontons d’un grand temple. Pline et Pausanias nous ont décrit plusieurs autres ornementations du même genre, célèbres dans le monde ancien. Grâce aux recherches des archéologues, aux habiles restaurations de nos architectes, nous connaissons à merveille aujourd’hui toute l’économie et tout le détail d’un temple grec et nous pouvons imaginer ce qu’étaient ces groupes de marbre, eux-mêmes coloriés, sur la façade des édifices polychromes. Mais on en peut prendre une idée plus vive, on en peut voir l’effet exact au musée de Berlin.

Les conservateurs de ce musée, qui le dirigent avec une entente et un zèle remarquables, ont eu l’idée très ingénieuse de simuler une façade du temple de Minerve à Égine, la façade occidentale, celle dont les statues sont toutes conservées. C’est une charpente en bois, représentant, dans leurs dimensions originales, les six colonnes, l’entablement et le fronton, garni des moulages du célèbre groupe; elle est appliquée à la paroi d’une grande salle, avec une saillie suffisante, et revêtue de tous les détails d’une décoration polychrome. On s’est à peu près conformé pour les dessins de cette décoration aux données recueillies autrefois à Égine par MM. Blouët et Cockerell, sauf pour les couleurs, car on a peint en rouge le tympan qui était bleu. Peut-être l’a-t-on fait pour mieux détacher sur ce fond la blancheur monotone des plâtres, et d’ailleurs l’exactitude archéologique n’est pas ici ce qui nous préoccupe. L’effet de cette restauration est surprenant et enchanteur pour qui connaît déjà les marbres d’Égine. A la Glyptothèque de Munich on les a disposés avec beaucoup de soin et de goût sur une longue base, dans l’ordre et dans la symétrie qu’ils avaient à leur place originelle. Cet arrangement est déjà excellent pour faire apprécier toute la beauté du groupe, mais il ne suffit pas pour satisfaire la raison ni les yeux, parce qu’on ne voit pas la cause de cette disposition pyramidale et de cette décroissance graduelle de la hauteur des personnages : cela paraît aussi contraire à l’harmonie qu’à la nature. Mais, chose étonnante, dès que ce même groupe est à sa place, à cette place en apparence si peu naturelle, il change entièrement d’aspect, et paraît aussi vivant et aussi parfait qu’on pouvait le croire bizarre et froid. On sait qu’il représente Ajax et les Grecs défendant contre les Troyens le corps de Patrocle, tandis que Minerve préside à la bataille entre les deux partis. Les statues sont là, moulées sur les originaux, placées comme le sculpteur l’avait voulu, et l’on ne peut rien imaginer de plus saisissant. Ce cadre des trois corniches, pour lequel elle était créée, rend à la composition toute sa vie, toute sa beauté, et l’on comprend alors la puissance du style éginétique. Ce ne sont plus seulement des hommes debout ou agenouillés, c’est un combat, une mêlée : on voit ces guerriers se mouvoir, se baisser pour tirer leur arc, s’élancer l’un sur l’autre. Il n’y a pas peut-être, dans les œuvres de la statuaire de tous les temps, un groupe plus animé et plus dramatique. La reconstruction si judicieuse et si éloquente du musée de Berlin suffirait elle seule à absoudre les restaurations de Thorvaldsen.

Dans cette admirable décoration des frontons, tout concourt à mettre en relief les statues et à leur donner la vie. Bien distinctes, quoique rapprochées, leurs contours s’enlèvent avec vigueur sur la teinte vive du tympan, au lieu de se noyer les uns dans les autres comme ceux des haut-reliefs. La forme triangulaire n’est pas assez accusée ici pour empêcher le développement logique et pour nuire à la vraisemblance de la composition; elle en favorise au contraire l’harmonie en attirant sans cesse les regards vers son point central. Enfin les trois corniches, par leur vigoureuse saillie et leurs grandes lignes tranquilles encadrent merveilleusement l’infinie variété de lignes que présentent tous ces corps humains. L’architecture et la sculpture se font ainsi valoir l’une l’autre par les plus heureux contrastes, et l’harmonie paraît si intime entre elles qu’on se demande si la décoration a été faite pour l’édifice ou si au contraire c’est l’édifice qui a été préparé pour la décoration. On est tenté de s’arrêter à cette dernière idée, tant ce groupe vivant de statues, ainsi supporté et encadré ressemble à un excellent tableau disposé sur un chevalet et dans son jour. On comprend alors pourquoi les plus grands sculpteurs de la Grèce aimaient à peupler de leurs chefs-d’œuvre les frontons des temples. C’était pour eux l’occasion de faire de la sculpture pathétique et de déployer toutes les ressources de leur génie. Car, si la statuaire grecque des meilleurs temps avait pour principe général dans ses créations le calme et la sérénité, ce n’était pas ignorance ou dédain d’un art plus dramatique, bien loin de là. Seulement elle se gardait de chercher ce dramatique à tout prix et contre la raison. Il n’est pas juste en effet, sauf de rares exceptions, de donner un mouvement vif à une statue isolée, parce que ce mouvement ne s’explique pas aux yeux du spectateur: un homme tout seul ne se livre guère à des gestes violens. Mais dès qu’il s’agit d’un groupe, et que deux ou plusieurs figures exercent l’une sur l’autre une action réciproque, la sculpture peut et doit représenter tous les mouvemens que suggère cette action. Les Grecs n’y manquèrent pas, et dès les premiers âges, témoin le combat si vivant et si pittoresque du fronton d’Égine. Rien n’était plus propre que des groupes de combattans à remplir d’une façon naturelle cet espace triangulaire du fronton, les péripéties de la lutte amenant toutes les attitudes et tous les mouvemens possibles. Emprisonné dans une étroite limite, l’artiste pouvait alors tirer de cette difficulté même les plus puissans effets de vérité, de passion et de beauté sculpturale. Aussi voit-on souvent les statuaires choisir pour les frontons des sujets de batailles. Le combat des Centaures et des Lapithes par exemple était représenté avec éclat sur le grand temple d’Olympie et sur plusieurs autres sanctuaires. A défaut de combat, on prenait une scène de meurtre : Scopas avait rempli un fronton avec son groupe fameux de Niobé et ses enfans, qui tombent à droite et à gauche de leur mère sous les coups d’Apollon et de Diane[9]. Mais je doute que ce chef-d’œuvre lui-même, mis à sa place, surpassât en justesse et en grandeur la rude et archaïque création des artistes d’Égine.

Rien ne prouve mieux le coup d’œil puissant de Thorvaldsen, son instinctive et profonde intelligence de l’antiquité, que d’avoir deviné, en restaurant ces marbres, leur effet d’ensemble, et d’avoir songé, le premier entre les modernes, à imiter cette composition. C’était un projet hardi, car enfin, l’occasion s’étant rencontrée de l’exécuter, il fallait trouver un sujet. On ne représente pas un combat sur la façade d’une église comme sur celle d’un temple païen, et le Nouveau-Testament n’offre guère dans ses récits que des scènes pacifiques, hormis la Passion du Sauveur, que l’artiste réservait, avec raison, pour l’intérieur du sanctuaire. D’ailleurs on ne peut pas traiter toute sorte de sujets dans le cadre d’un fronton : l’emplacement même impose des conditions étroites et inexorables. Il faut au centre un personnage ou un groupe principal, vers lequel convergent par leur action toutes les figures de droite et de gauche, et la hauteur de celles-ci doit décliner sans cesse, mais naturellement, jusqu’aux extrémités du tympan. Il faut donc des personnages debout, d’autres courbés, assis ou agenouillés, d’autres enfin couchés, mais tout cela sans effort, de manière à former un ensemble naturel et vraisemblable. Pour atteindre ce résultat, heureusement, une scène de tumulte n’est pas nécessaire, témoin les deux frontons du Parthénon lui-même qui représentaient dans leurs groupes, l’un la naissance de Minerve, l’autre la dispute très pacifique de la déesse avec le dieu des mers. Mais Thorvaldsen, à coup sûr, ne connaissait, en 1820, aucune description du Parthénon, si ce n’est peut-être les vieux et très imparfaits dessins de Stuart. Il a donc eu le mérite de créer son Sermon de saint Jean sans autre modèle, sans autre précédent que le Combat du temple d’Égine : et l’on devine aisément pourquoi, entre tous les épisodes de l’Évangile, il a préféré la Prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert. C’est qu’il trouvait là une grande variété de personnages, de types, de motifs pour sa sculpture, et je ne comprends pas pourquoi l’on a dit que ce sujet était plus philosophique que chrétien. Il est souverainement l’un et l’autre à la fois. Placer sur le seuil d’une église l’image de celui qui fut le dernier des prophètes et le premier des apôtres, de celui qui criait dans le désert: Préparez la voie du Seigneur et appelait tous les hommes au baptême de la pénitence, le placer au milieu de ses auditeurs, les uns attentifs et touchés, les autres indifférens ou sceptiques, n’est-ce pas représenter la prédication même de l’Évangile, telle que le monde l’entend depuis dix-huit siècles? Et ce sujet n’est-il pas bien à sa place sur la porte même du temple, où l’austère prêcheur semble encore inviter la foule? S’il y a là de la philosophie, c’est de la meilleure : elle est d’un catholique aussi bien que d’un protestant et plût à Dieu que nous pussions admirer ce chef-d’œuvre de l’artiste penseur à Paris même, sur le fronton de la Madeleine !

La composition se développe sur une longueur de plus de douze mètres. Le saint Jean qui en occupe le milieu, sous l’angle même du fronton, connue la Minerve dans le Combat des Troyens et des Grecs, mesure deux mètres et demi de hauteur avec sa base, ce qui donne des proportions doubles de celles des marbres éginètes. Le groupe entier se compose de seize figures exécutées en terre cuite, sans doute pour qu’il fût plus facile de les élever à cette hauteur, ou plutôt pour éviter l’action fâcheuse d’un climat très humide sur le marbre; au reste, ces terres cuites surpassent en blancheur et en éclat celles que nous ont laissées les artistes de la renaissance. Ces statues n’ont d’autre base qu’une plinthe qui figure le sol sur lequel marchent les personnages, sauf le saint Jean qui se tient debout sur une sorte de rocher, parce que le cadre même de la composition exige que la figure du centre soit plus grande que les autres. Les anciens se liraient aisément de cette difficulté en donnant à un dieu, suivant la tradition de l’art primitif, une taille plus élevée que celle des hommes ; ainsi, sur le fronton d’Égine, Minerve domine de toute la tête les combattans. Thorvaldsen avait une manière très simple de grandir son saint Jean, en le plaçant sur un objet quelconque, comme un homme qui parle en plein vent à une foule. Du haut de son petit rocher, le Précurseur domine tout naturellement son auditoire, et au milieu de ces personnages tournés vers lui et attentifs, il est vraiment le centre, le pivot, l’âme de toute la scène, qui se déroule, à droite et à gauche, jusqu’aux extrémités du fronton.

C’est dans l’invention et l’ordonnance de cette scène que Thorvaldsen a déployé la fécondité et la justesse de sa pensée, en même temps que sa science de composition et la sûreté de son goût. Il a amené aux pieds du Précurseur non seulement tous les âges, mais les principaux types du peuple hébreu de ce temps-là. A la droite et tout près de saint Jean, qui prêche, la main droite levée, il a placé d’abord un jeune homme plongé dans la méditation. Le pied posé sur le rocher qui porte saint Jean, accoudé sur son genou et laissant à demi tomber son manteau, le jeune auditeur paraît dominé et comme fasciné par la prédication. Derrière lui se tiennent debout un vieillard, un homme du peuple et son fils appuyé sur lui, tous deux très attentifs et pleins d’un naïf respect pour la parole sainte. Vient ensuite une femme agenouillée; son enfant, debout derrière elle, appuie ses deux petites mains sur son épaule. Derrière cet enfant, un docteur est assis sur une pierre, les bras croisés sur sa poitrine; il écoute avec attention, mais froidement et sans rien exprimer de ce qu’il pense. Enfin, dans l’angle du fronton, un jeune homme, demi-couché et accoudé sur la pierre, écoute nonchalamment et par simple curiosité. De l’autre côté de la scène, les contrastes sont encore plus vifs. A la gauche du saint, un jeune garçon, d’une physionomie ouverte et respirant l’enthousiasme, laisse tomber son manteau et semble attendre impatiemment le baptême. Mais derrière lui, un homme, debout et appuyé sur un bâton, regarde le prophète avec dédain. C’est un pharisien ou un prêtre juif; on le reconnaît à cette expression d’orgueil comme à son riche manteau et à sa coiffure. Près de lui un chasseur en tunique courte, coiffé d’un large chapeau et portant son gibier; il passait par là, s’est arrêté en voyant la foule et regarde naïvement. Une fillette taquine son chien; mais un autre enfant, mettant un doigt sur sa bouche, fait signe à sa sœur de ne pas troubler la prédication. A côté de ce joli groupe, une femme admirablement belle est assise sur une pierre, tenant entre ses genoux son enfant nu, beau et charmant comme ceux de Raphaël. Le dernier personnage est un pâtre à demi couché qui détourne la tête vers le Précurseur et n’écoute qu’à moitié; il semble habitué à une scène qui se passe tous les jours près de lui. Voilà tout le tableau. L’artiste, qui l’a étudié et préparé avec le plus grand soin, a laissé des variantes de plusieurs figures et en avait même modelé deux autres, un Juif assis et un soldat romain appuyé contre un rocher, qu’il a sacrifiées faute d’espace. Les plâtres de ces deux figures sont au musée; le soldat est particulièrement regrettable pour la beauté de l’attitude et la grandeur du style. Mais on ne comprend guère qu’il se trouvât parmi les auditeurs de saint Jean au bord du Jourdain.

Avant d’examiner le mérite particulier de ces personnages, regardons un peu l’ensemble. J’ai déjà parlé de la convenance du sujet; il me semble aussi bien à sa place que tout autre que l’artiste aurait pu choisir dans l’Ancien ou le Nouveau-Testament, et tous ne se seraient pas également bien prêtés à un cadre aussi conventionnel. Ce qui a peut-être déterminé le choix de Thorvaldsen, c’est qu’il ne trouvait rien de plus neuf à traiter dans les récits évangéliques. Amené, bon gré, mal gré, en abordant la sculpture religieuse, à se rapprocher dans son style des artistes de la renaissance, du moins ne voulait-il copier personne, ni traduire en marbre les travaux d’autrui. On sait avec quelle abondance et quelle inépuisable variété les peintres italiens, flamands et espagnols ont traité toutes les scènes, tous les épisodes de l’Évangile. La prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert n’a guère tenté que des peintres d’une époque avancée, vénitiens ou bolonais, qui trouvaient là un prétexte à paysages. Je doute même que Thorvaldsen ait pu connaître ces toiles plus ou moins estimables, qui sont depuis longtemps hors de l’Italie et n’ont d’ailleurs aucune parenté avec ses conceptions toutes philosophiques. Chez les maîtres toscans, romains ou lombards, rien ne lui dispute la propriété de son idée et encore moins celle de son interprétation. Nous retrouvons ici l’application de la même méthode : un sujet pris par son côté le plus simple, mais le mieux raisonné et le plus juste. Aucune recherche de l’effet, rien qui surprenne au premier coup d’œil : seulement plus on regarde, plus on est satisfait et l’on se dit tout naturellement en regardant cette scène : cela devait se passer ainsi. Les gens qui veulent à tout prix de l’extraordinaire s’écrieront que ce sont là des idées ou des formules connues et qu’il n’y a pas de quoi crier miracle. Mais si cela est vrai, si cela est beau, que voulez-vous de plus? Thorvaldsen ne se proposait pas d’étourdir ses spectateurs, content de les faire penser en charmant leurs regards. C’est assez, et je le tiens quitte du reste. Il y a pourtant dans cette vaste composition quelque chose de très surprenant: c’est la manière dont l’artiste accommode la vérité de son thème aux effrayantes exigences du cadre. Rien n’est sacrifié ni de l’un ni de l’autre, et ils semblent au contraire se faire valoir mutuellement. Par exemple il est de règle que l’ensemble du groupe, dans un fronton, présente un aspect triangulaire, mais avec des ondulations, et en évitant de suivre servilement les deux lignes droites des corniches rampantes. En d’autres termes, si l’on trace une ligne passant par le sommet de toutes les figures, elle doit offrir une série de courbes proportionnée au nombre de ces figures et à la longueur du fronton. Autrement composé, le groupe serait aussi faux et invraisemblable que désagréable à l’œil, comme il est aisé de s’en convaincre sur plusieurs de nos frontons de Paris. Les Grecs se seraient bien gardés d’une si choquante maladresse. De chaque côté de la figure centrale d’abord, jusqu’à la moitié de sa hauteur, ils faisaient un vide pour mieux la mettre en relief et briser, à son point le plus évident, la silhouette pyramidale du groupe. Les figures les plus voisines du centre étaient donc plus petites ou courbées; mais celles qui les suivaient immédiatement, se relevant vers la corniche, rétablissaient la forme nécessaire du triangle et ainsi de suite jusqu’aux extrémités. Voilà ce que Thorvaldsen a reproduit avec un art digne des anciens, en appuyant l’une sur l’autre la vérité morale et la vraisemblance extérieure. Aux côtés de saint Jean, il a placé deux figures beaucoup moins hautes, deux jeunes garçons, car les jeunes gens, toujours plus ardens et plus enthousiastes, devaient approcher de plus près l’éloquent prophète. Après eux, la silhouette se relève : ce sont des hommes faits qui se tiennent debout, par respect ou par bravade. Cependant la corniche s’abaisse, l’espace diminue, il faut des figures assises, agenouillées ou enfin couchées. L’artiste a mis là des enfans d’abord, puis des femmes qui n’osent s’approcher comme les hommes, et qui, plus faibles après un long voyage, s’assoient sur une pierre ou sur leurs talons, à la manière des Orientaux et des paysannes italiennes dans les églises, enfin des auditeurs plus indifférens qui se couchent paresseusement pour écouter.

Tout cela est naturel et humain au suprême degré : l’ordonnance du groupe présente dans sa conception une vérité absolue et dans sa silhouette générale les plus harmonieuses combinaisons. Est-il besoin de faire sentir cette force d’invention qui réunit ainsi quinze figures diverses dans une seule action, ou plutôt qui rattache sans monotonie l’action de tous ces personnages à un seul d’entre eux, à celui qui est au centre et domine toute la scène? Si les groupes de frontons grecs dont les débris existent sont en général plus dramatiques que celui de Thorvaldsen, aucun n’est plus savamment composé ni ne remplit mieux les conditions du genre.

Que l’on examine maintenant chacun de ces personnages et l’on retrouvera la même recherche et le même sentiment de toutes les convenances du sujet. Les fragmens du Parthénon nous montrent la perfection de travail que les Grecs donnaient même aux statues destinées à des frontons ; Thorvaldsen n’a pas manqué de suivre cet exemple. Le dessin et le modelé de toutes les figures du Sermon sont aussi étudiés, aussi soignés que dans ses meilleurs ouvrages. Ces belles statues ne perdent rien à être regardées de près, dans les moulages qui sont au musée ; mais on les apprécie beaucoup mieux en les voyant de loin, dans le tympan qu’elles remplissent. C’est pour cet emplacement que leur effet est calculé. Le saint Jean par exemple ne saurait être détaché de son groupe pour devenir une figure isolée, bien qu’il soit peut-être la meilleure statue religieuse qu’ait exécutée Thorvaldsen. Qu’on ne lui reproche pas de rappeler un type connu : il était impossible de donner à ce personnage un caractère très nouveau. Pas un saint n’a été reproduit plus souvent que le Précurseur par les maîtres de la renaissance, et Thorvaldsen a sagement fait, à tous les points de vue, d’adopter les détails d’une figuration traditionnelle. Le geste de la main droite ouverte et montrant le ciel, dans la main gauche le long roseau terminé par une croix, la courte tunique demi-ouverte, en poil de chameau, la coquille suspendue au côté pour puiser l’eau du baptême, tout cela nous est familier. Mais ce qui appartient à notre artiste, ce que personne avant lui n’a rendu avec autant de bonheur, avec la même vérité idéale, c’est la tête du Précurseur. Le saint Jean de Donatello, seule statue de maître exécutée jusque-là sur ce personnage, n’est qu’un jeune et charmant Florentin du XVe siècle, un compagnon travesti de Julien de Médicis. Raphaël a mis dans un désert, sous le nom de saint Jean, un garçon d’une douzaine d’années, et dans son Paradis, un éphèbe transfiguré et radieux. Les autres peintres ont tous plus ou moins exagéré la tradition qui représente le solitaire du Jourdain maigre, hérissé, farouche. Ce ne pouvait être l’idéal de notre Athénien, qui n’a pas manqué de faire son saint Jean très beau, mais d’une beauté sévère, avec de grands traits, une chevelure longue, épaisse et seulement à demi inculte. Cette noble tête, pensive et austère, convient à merveille au jeune prophète et elle siérait au Christ lui-même ; mais saint Jean n’est-il pas le plus grand de tous ceux qui sont nés des femmes ? Thorvaldsen n’a eu garde d’en faire l’homme maigre et sec qui vit seulement de miel sauvage et de sauterelles. C’eût été plus exact peut-être, mais peu artistique et surtout hors de propos dans la place dominante que la statue occupe au milieu du fronton. Il faut à cette place une figure ample et solide, offrant aux regards une masse puissante et des contours bien arrêtés. Dans le groupe d’Egine, Minerve, en élevant sa lance et son bouclier, écarte les plis d’un large péplum. La Niobé de Scopas, pour cacher sa dernière fille dans son sein, étend un voile au-dessus d’elle, et ce marbre fameux, vu de près, paraît trop massif. C’est ainsi que Thorvaldsen a jeté sur les épaules de saint Jean un large manteau déployé des deux côtés et que l’emplacement de la statue peut seul justifier. Il avait vu d’ailleurs, enveloppé d’un grand manteau, dans la galerie Pitti, un très beau saint Jean de Fra Bartolommeo, qui semble l’avoir inspiré.

L’accent si juste de cette figure, pour le dire en passant, son caractère simple et élevé, prouvent de quelle manière Thorvaldsen aurait su traiter les Apôtres, s’il en avait pris la peine. Et cependant il y a de plus beaux morceaux dans le fronton de Notre-Dame : il y en a surtout qui nous intéressent et nous charment davantage. Rien n’est médiocre dans cette grande création, et il faut la regarder longtemps pour en retrouver toutes les intentions, toutes les finesses et les élégances. Manifestement Thorvaldsen y a mis tous ses soins : comme les grands artistes qu’il imitait, il a voulu faire de son fronton un tableau, et, le sujet ne donnant pas matière à des mouvemens dramatiques, il s’est contenté de faire de la sculpture pittoresque et de parler la même langue que dans ses bas-reliefs. À ce point de vue, le Sermon de saint Jean tient une place à part dans son œuvre, et il faudrait le montrer à ceux qui ne connaissent le maître danois que par le Tombeau de Pie VII ou telle autre composition plus ou moins officielle. Ils verraient de quel souffle cet homme mesuré et prudent s’animait, avec quelle souplesse se déployait son imagination, quand une large carrière s’ouvrait devant lui. Chacun de ces personnages issus de sa fantaisie est un type absolu, chacun exprime un caractère et une action individuelle, soit par la physionomie et le geste, soit par le vêtement. Les têtes, tantôt nobles, tantôt triviales, sont toutes d’une vérité naïve, quelques-unes très belles, comme cette femme modelée d’après une jeune Albanaise, admirée de tous les artistes du temps, Vittoria Cardoni. Les costumes ne sont pas seulement ces draperies générales, tuniques, robes, manteaux, que Thorvaldsen employait d’ailleurs avec tant de goût et de richesse. Il a recherché dans l’iconographie, encore trop peu avancée, des renseignemens pour arriver à la couleur locale. C’était alors chose nouvelle, par exemple, dans la sculpture de ronde bosse, que de faire des turbans et d’autres coiffures orientales ou proprement juives. Dans ces costumes, comme dans les mouvemens de ces auditeurs de saint Jean, on voit une foule de détails pittoresques d’accidens familiers saisis sur le fait, qui concourent singulièrement à la vérité et à la vie de l’ensemble. Je ne dis rien de l’équilibre et de l’harmonie savante de toutes les masses du groupe : jamais cet art suprême du maître ne s’est montré avec plus d’éclat. Pour retrouver au même degré ce prestige de la composition, il faut remonter aux grandes fresques de Raphaël et d’Andrea del Sarto; je cite des peintres parce que la statuaire moderne n’offre aucun terme de comparaison. Que serait-ce donc si ce groupe admirable était rehaussé par la couleur, comme ceux des Grecs, et encadré dans la brillante et joyeuse décoration des temples anciens, au lieu de détacher crûment sa blancheur monotone sur la pierre grise et terne du fronton de Notre-Dame?

Pour achever de faire connaître l’ornementation de cette cathédrale par le grand sculpteur, il me resterait à décrire les deux vastes bas-reliefs qui s’étendent, l’un au-dessus de la porte de l’église, sous le portique, l’Entrée triomphante de Jésus à Jérusalem, l’autre tout autour de l’abside, Jésus allant au Calvaire, et ceci m’amènerait à parler des bas-reliefs de Thorvaldsen en général. Heureusement pour moi, ce côté de son talent est de beaucoup le plus connu et le mieux apprécié. Tous les bons juges reconnaissent que depuis la renaissance, pas un sculpteur n’a égalé le maître danois dans le bas-relief. Il lui dut ses premiers succès et sa première popularité dans Rome, où les artistes l’appelaient il patriarca del basso rilievo, surnom bizarre pour un homme de trente-cinq ans. On voulait dire par là sans doute qu’il était le rénovateur du bas-relief, le premier qui, dans les temps modernes, eût fait revivre cette branche de la sculpture telle qu’elle était aimée des Grecs. Sa manière de traiter le relief fut précisément l’antipode de ce qui se faisait depuis quatre siècles, de tout ce qu’avaient enseigné les maîtres toscans. Ceux-ci en effet, n’ayant guère de modèles antiques sous les yeux que les hauts-reliefs si fréquens de l’époque gréco-romaine, trouvant peut-être dans cette méthode un moyen plus puissant d’expression, une sorte de compromis entre la sculpture et la peinture, adoptèrent dès l’origine et pratiquèrent à peu près uniquement le haut-relief et le demi-relief. Seuls ou presque seuls, Mino de Fiesole en Italie et Jean Goujon en France exécutèrent de véritables bas-reliefs, d’un style bien différent de celui de Phidias, mais suivant ses principes, et avec une grâce et un charme dignes de l’art antique. Pour tous les autres, depuis Nicolas de Pise jusqu’à Sansovino, ce fut une règle, un principe de donner à la sculpture en relief le plus de saillie possible. Quels effets prodigieux de pittoresque et d’expression ont tirés de là tour à tour Orcagna, Ghiberti, Benedetto da Majano, Donatello et tant d’autres, tout le monde le sait. On peut se demander seulement si ces sculptures puissantes, qui veulent à tout prix rivaliser avec la peinture, qui non seulement détachent des groupes entiers de personnages, mais prolongent derrière eux tous les plans et toute la perspective d’un tableau, sont partout également à leur place. Passe encore pour les panneaux d’une porte, d’une chaire ou d’un autel; mais quand il s’agit d’une décoration vraiment architecturale, d’une frise par exemple, la raison n’admet pas que l’on creuse dans une muraille la profondeur d’un paysage et le seul artifice possible en ce cas est celui des Grecs qui modelaient en légère saillie un seul plan de figures sur un fond uni et solide. Au reste ce genre de relief, plus élégant sans contredit, est aussi plus puissant et donne plus d’illusion dans sa simplicité que ces hauts-reliefs pleins de confusion qui prétendent remplacer à volonté la ronde bosse ou la peinture. Dès qu’il eut pénétré l’art des anciens, Thorvaldsen comprit cette supériorité et rompit avec les traditions italiennes qu’on lui avait enseignées à Copenhague. On comprend fort bien l’étonnement et l’admiration des Romains devant ses premiers bas-reliefs à l’antique et surtout devant le Triomphe d’Alexandre.

Tout a été dit sur cette fameuse frise du Quirinal, œuvre unique depuis l’antiquité et qui suffirait à immortaliser son auteur. En quelques mois Thorvaldsen modela ce bas-relief, long de trente-cinq mètres, haut de plus d’un mètre, qui nous montre, d’après le récit de Quinte-Curce, l’entrée d’Alexandre à Babylone A gauche les vaincus, généraux et guerriers persans, femmes et enfans jetant des fleurs ou brûlant des parfums, hérauts sonnant de la trompette, astrologues chaldéens, lions et tigres enchaînés. En regard de cette procession le vainqueur, sur son char guidé par la Victoire, et derrière lui son armée, cavaliers caracolant, fantassins, éléphans, prisonniers, tout cela d’une fidélité historique et d’une vie surprenantes. Les meilleurs critiques, surtout M. Delaborde, ont vanté l’art du sculpteur à enlever ses figures par de fermes contours, à en modeler tous les plans d’une main hardie et sûre, avec des rudesses et des mensonges calculés, pour que tout en fût vrai et harmonieux à la hauteur où la frise devait être placée. Thorvaldsen reste loin encore, assurément, des Panathénées-, ses chevaux, pas plus que ses personnages, ne reproduisent le grand style de Phidias; sa cavalerie macédonienne n’a pas l’impétuosité, la fougue inimitable des cavaliers athéniens; mais, dans tous les autres groupes, que de beautés et quelle richesse de gracieux motifs ! Le plus bel éloge à faire de cette œuvre, c’est qu’on peut la regarder même après le Parthénon.

Les deux frises de Notre-Dame qui mesurent, celle du portique treize mètres, l’autre vingt, sur deux mètres de haut, excitent moins l’admiration que celle du Quirinal, ou plutôt le souvenir de celle-ci leur fait tort. Car elles sont très belles et ce qui surprend ici, ce n’est pas que la pensée ait faibli par momens chez un artiste de soixante-dix ans, c’est qu’il ait pu à cet âge modeler de telles compositions. Il est vrai que l’invention était moins difficile sur des sujets beaucoup moins neufs. Les mêmes caractères de vérité, de noblesse, d’intérêt dramatique et d’exactitude descriptive que nous avons vus ailleurs, nous les retrouvons dans ces bas-reliefs et certains groupes y sont admirables, par exemple celui des saintes femmes qui suivent le Christ au Calvaire. Suivant sa coutume, l’artiste s’est pénétré des textes qu’il veut traduire, au point de les remettre sous nos yeux. Seulement le style est ici moins animé et moins brillant, l’invention moins riche et la perfection moins soutenue que dans le Triomphe d’Alexandre, et ceux qui ont vu la frise du Quirinal n’ont rien à apprendre sur son auteur dans celles de Notre-Dame.

Revenons donc au musée si nous voulons admirer le maître dans ses bas-reliefs de petite dimension, qui nous montrent son génie sous son aspect le plus neuf, le plus individuel et le plus séduisant. Il y a là cent chefs-d’œuvre du genre, dont les originaux sont disséminés en Europe, si aimables et si gracieux qu’ils font presque oublier les belles statues leurs voisines. Sur eux du moins il n’y a pas de contestation possible et les juges les plus prévenus, les goûts les plus divers se sont tous inclinés devant ces merveilles que l’on croirait exhumées du sol hellène. C’est bien la Grèce qui revit ici, d’abord dans les procédés techniques de ces reliefs, dans cette simplicité d’ordonnance, dans ce modelé insaisissable, mais d’une si étonnante précision. Le relief des personnages est toujours très mesuré, rarement ils sont superposés, et lorsqu’il y a un simulacre de second plan, la saillie des figures y est aussi légère, aussi aérienne que sur les plus classiques bas-reliefs de la Grèce. Thorvaldsen n’avait pourtant que bien peu de modèles de cette délicate sculpture dans les collections de Rome : quelques processions de bacchanales sur des vases ou des autels, et trois ou quatre petites compositions mythologiques, dont la plus belle, les Adieux d’Orphée et d’Eurydice, à la villa Albani, l’a visiblement inspiré. Mais plus encore que la méthode de ces bas-reliefs, c’est leur style, leur esprit et leur accent, ce sont les attitudes et les costumes, les accessoires de toute sorte et enfin, chose plus surprenante, ce sont les types des personnages qui nous donnent de la Grèce une magique illusion. Soit qu’il retrace les scènes les plus dramatiques de l’Iliade, l’Enlèvement de Briséis, Hector chez Pâris, Priam aux pieds d’Achille, les Adieux d’Hector et d’Andromaque, soit que, retrouvant lui-même ce sourire mouillé de larmes qu’Homère a mis sur les lèvres de la Troyenne, il dessine sur le marbre, avec une étrange émotion, un mélange d’atticisme et de mélancolie, les plus jolis poèmes d’Anacréon, les amours de Psyché et d’Éros, ou bien encore des fantaisies allégoriques écloses de son imagination, Thorvaldsen nous transporte, comme avec la baguette d’une fée, au sein du monde antique. Ce n’est pas tout à fait la grâce originale et naïve, l’insaisissable idéal des bas-reliefs athéniens. La création est ici moins spontanée, l’art plus étudié : mais cette recherche atteint son but par la puissance de la vie et le naturel absolu des physionomies. Cela rappelle moins l’inspiration homérique, rude et primesautière, que celle des poètes d’Alexandrie, j’entends des meilleurs : c’est la perfection raffinée de Théocrite ou la grâce légère de Méléagre, comparaison d’autant plus juste que ces marbres sont vraiment de petits tableaux, des idylles, dans le sens grec du mot. Qui donc s’est jamais approprié à ce degré non seulement les formes, mais les idées et les sentimens qui animaient la plastique comme la poésie des anciens? Flaxman égala certainement son rival danois pour la science archéologique, et ses dessins fameux sur l’Iliade et l’Odyssée montrent une puissante intuition du monde où se meuvent les fables héroïques, mais à ces images savamment exactes manque le premier trait de ressemblance, la beauté des types, et ce parfum d’hellénisme qui émane des bas-reliefs de Thorvaldsen. Le seul moderne en qui ait ainsi vécu l’âme d’un Grec, c’est André Chénier; seulement il était né sur le Bosphore, et quel miracle de lui trouver un frère aux bords du Sund!

Mais ce n’est rien encore que le style, la grâce, l’harmonie exquise de ces tableaux de marbre. Ce qui plaît surtout en eux, ce qui charme les spectateurs les moins exercés, c’est le sentiment. On devine qu’ils sont nés moins du cerveau que du cœur de l’artiste, comme ces dessins de Prudhon, d’une élégance si mélancolique, avec lesquels ils ont parfois une remarquable parenté. Qui ne connaît ce fameux médaillon de la Nuit, où la jeune déesse s’envole dans l’espace tenant entre ses bras ses deux enfans, le Sommeil et la Mort[10]? Il y a au Musée vingt joyaux semblables, tout imprégnés de poésie et devant lesquels on peut à son aise rêver ou s’attendrir. On sent vite que ce sont là des œuvres spontanées que l’artiste laissait tomber de ses mains, au hasard de l’inspiration, comme un soulagement à ses chagrins ou un délassement à ses grands travaux. Que de fois il lui est arrivé de quitter sans façon le bloc de terre d’une grave statue, pour modeler un de ses chers bas-reliefs ! Lorsque le pape Léon XII vint visiter dans son atelier les travaux pour le tombeau de son prédécesseur, Thorvaldsen venait justement de faire une de ses excursions favorites dans les régions les plus païennes, et le pontife, homme d’esprit, admira très volontiers les Ages de l’Amour, fantaisie tout alexandrine, que l’on croirait contemporaine de Callimaque.

La plupart de ces bas-reliefs, j’entends ceux dont la pensée est sérieuse, étaient destinés ou ont été employés à orner le socle d’une statue ou d’un buste. Fidèle à une tradition des anciens qui remonte à Phidias lui-même, Thorvaldsen regardait le bas-relief comme une légende indispensable de tout monument commémoratif ; il l’aurait exécuté à ses frais plutôt que de l’omettre, comme il fit pour le tombeau du cardinal Consalvi. Aussi a-t-il eu maintes fois l’occasion d’appliquer aux sujets les plus modernes la pureté de ses méthodes, et il a laissé sur ce point-là les plus féconds enseignemens. Telle statue modelée par ses élèves se rachète à nos yeux par les chefs-d’œuvre de son piédestal que le maître s’était réservés. Quant aux bas-reliefs inspirés par l’Évangile et exécutés presque tous pour des autels ou des fonts baptismaux, j’ai cité déjà les plus beaux d’entre eux, et j’ai dit à ce propos comment l’artiste, dans toutes ses œuvres religieuses, avait été amené, par le courant même de la pensée chrétienne, à prendre dans son dessin et dans sa touche je ne sais quoi de plus grave et de plus pénétrant, et, sans modifier sensiblement son style, à y mêler aux traditions grecques les souvenirs de la renaissance italienne.

Est-il besoin, pour terminer cette longue revue, de dire un mot des bustes rassemblés dans une salle du musée? Ils sont peu nombreux, eu égard à l’extrême fécondité et à la facilité de l’artiste, et c’est une nouvelle preuve qu’il ne cherchait guère un emploi lucratif de son talent; la plupart d’ailleurs reproduisent, comme on peut s’y attendre, de grands personnages allemands, anglais ou russes, des princes et des artistes danois. Ils sont visiblement conçus et exécutés comme les meilleurs bustes qui nous restent des anciens : recherche exacte et familière de la ressemblance et du caractère de l’individu, mais seulement par les grandes lignes et les traits dominans du visage ; les saillies sont très accentuées et les plans largement traités, avec un dédain absolu des détails inutiles, des mièvreries et des trompe-l’œil, ressources habituelles, en pareil cas, des ciseaux vulgaires, pour séduire la foule[11].

Peut-être le lecteur qui aura eu la patience de m’accompagner jusqu’au bout à travers cet immense musée partagera-t-il le sentiment qu’on y éprouve inévitablement après l’admiration, le regret de voir tant de trésors, de précieux exemples en grande partie oubliés et perdus. On se demande où est l’école de Thorvaldsen. N’eût-il pas mieux valu cent fois pour l’art moderne que le maître ne cédât point à son amour du sol natal et trouvât un moyen de laisser toute son œuvre réunie à Rome comme elle l’est à Copenhague ? N’en déplaise aux Danois, il a compromis ainsi les fruits de son enseignement. Qu’en restait-il après lui à Rome, une fois son atelier fermé, ses élèves séparés, ses collections emportées ? Le Danemark n’avait pas de successeurs à lui donner dans son propre pays ; les originaux de ses chefs-d’œuvre, dispersés en Europe, enfouis la plupart dans les palais particuliers et loin du mouvement artistique, y demeurent à peu près inutiles, et combien d’artistes étrangers viennent étudier à Copenhague ? Ainsi cette grande renommée semble n’avoir brillé que d’un éclat stérile, et au bout de sa lumineuse carrière être venue s’éteindre aux bords lointains et sombres d’où elle était partie. Voilà de quelles tristes réflexions on a l’esprit saisi au milieu de ce musée, qui prend alors véritablement l’aspect d’un tombeau. Mais, à tout prendre, pouvait-il en être autrement ? Un grand artiste de France ou d’Allemagne, entouré des nombreux pensionnaires ou des jeunes amateurs que ces deux pays envoient sans cesse en Italie, eût aisément fondé à Rome une école durable. Mais que pouvait faire Thorvaldsen, qui n’eut guère qu’un seul Danois dans son atelier ? C’était beaucoup déjà, et merveilleux pour ce temps-là, que d’y attirer des jeunes gens de toute nation, subjugués par sa renommée et dont j’ai raconté l’étonnante abnégation. Mais le seul lien de cette réunion cosmopolite, c’était le maître lui-même : elle ne put survivre à son départ ; et s’il y eut, parmi ces jeunes hommes, des artistes d’un vrai talent, Tenerani, Louis Bienaimé, Émile Wolf, qui ont imité d’assez près leur maître, et laissé des œuvres de grand mérite, aucun d’eux cependant ne fut assez fort pour se créer une forme personnelle et donner une vie nouvelle aux traditions de son école. Par là encore l’atelier de Thorvaldsen ressemble à celui de Raphaël, dont les élèves, après s’être passionnément dévoués à leur maître et singulièrement pénétrés de son style, n’ont presque rien produit, si bien que l’école du peintre divin s’évanouit en quelques années.

Tant qu’il vécut à Rome cependant, l’influence de Thorvaldsen ne fut pas renfermée dans son atelier : elle rayonnait plus ou moins sur les sculpteurs de tous pays qui, de 1810 à 1840, ont travaillé en Italie. J’ai déjà parlé de l’école allemande contemporaine, qui doit aux exemples de Thorvaldsen tout ce qu’elle a de pureté, d’élégance et de noblesse : car l’inspiration ne se donne pas. À ce compte-là Rauch serait le plus grand et le plus célèbre des élèves du maître danois. Sur les statuaires français son enseignement est plus difficile à constater : on n’en cite aucun qui ait été son ami comme Horace Vernet. On sait que David d’Angers ne l’aimait pas et rien n’est moins surprenant. Rude l’a-t-il connu à Rome? Peut-être, mais aucun biographe n’en a parlé. Deux de nos grands sculpteurs seulement, Cortot et Simart, montrent dans leurs œuvres, dans leurs bas-reliefs surtout, une trace évidente des exemples de Thorvaldsen. Mais d’autres sans doute en ont profité qui ne l’ont pas avoué. Si le Danois ne s’était pas tenu si fort à l’écart de la France, s’il avait pris soin d’envoyer quelque ouvrage à Paris, s’il n’avait pas été adopté avec tant de passion par les Allemands, nul doute que les artistes français n’eussent mis plus d’empressement à saluer son génie et à lui demander des leçons. Combien, de notre temps, étaient dignes de les reproduire ! Croit-on par exemple que Duret n’eût pas gagné, à ce contact, plus de sobriété et de prudence, et Pradier, cet esprit si gracieux et si naturellement grec, un souci plus vif de la noblesse et de l’idéal antiques? Il n’y avait pas, dans toute l’Europe, un terrain plus propre que l’école française à recevoir les leçons de Thorvaldsen. Car le génie français, faut-il le répéter sans cesse? c’est la mesure, le bon sens, l’horreur du trivial et du clinquant. N’avons-nous pas toute une lignée de grands statuaires, depuis Jean Goujon et Germain Pilon jusqu’à Houdon et Rude, jusqu’à nos illustres contemporains, véritables représentans de notre esprit national dans l’art, qui ont su réunir au plus haut degré l’expression et l’élégance, sans rien sacrifier de la vraie beauté, sans rechercher les contorsions, les figures grimaçantes, les mouvemens ou les poses de mélodrame? Le jour où l’administration des beaux-arts se décidera à tirer de ses greniers les plâtres choisis avec tant de goût par M. Charles Blanc à Copenhague, le Mercure, la Vénus, le Triomphe d’Alexandre et dix autres chefs-d’œuvre, nos artistes reconnaîtront dans Thorvaldsen un génie de la même famille que ceux-là et le public verra une fois de plus qu’il peut y avoir un genre classique très sévère, très pur, et pourtant plein d’attraits pour les esprits les moins raffinés. Il verra que cette prétendue froideur du grand sculpteur danois, dont on lui a quelquefois parlé, n’est qu’un mensonge inventé par l’ignorance, par le préjugé ou par cette perversité du goût qui demande sans cesse des effets extraordinaires et impossibles, perversité trop commune aujourd’hui, mais à laquelle. Dieu merci, l’art contemporain donne chaque année d’éclatans démentis.


S. JACQUEMONT.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Elle était née comtesse Wilhelmine Marie de Keller, Allemande par conséquent et non Anglaise, comme le disent tous les catalogues. Son mari avait épousé en premières noces la fille de lord Sherborn, d’où l’erreur des biographes de Thorvaldsen.
  3. La princesse était en effet aussi remarquable par son caractère et ses vertus que par sa beauté. Une preuve de sa modestie, c’est qu’on admire au musée de Copenhague l’original même de sa statue qu’elle avait oublié dans l’atelier de Thorvaldsen, après la mort prématurée de son mari ; elle ne songeait qu’à élever dans la retraite sa nombreuse famille, puis fondait elle-même à Saint-Pétersbourg plusieurs établissemens de bienfaisance qui y ont prospéré. Sa mémoire est restée en grande vénération dans le peuple et dans la société russes.
  4. Dans l’église Saint-Michel, à Munich.
  5. Également à Munich, place Wittelsbach.
  6. Je ne dirais pas cela toutefois des premiers sculpteurs florentins, Benedetto da Majano, Mino da Fiesole, Luca della Robbia, et encore moins de certaines œuvres charmantes du moyen âge, où l’instinct le plus juste a conduit de naïfs et pieux artistes au même résultat que l’esthétique raffinée des Grecs.
  7. Le saint Paul est le seul apôtre modelé de la main même de Thorvaldsen.
  8. Dans le vestibule ou atrium de l’église de la Paix, Friedenskirche.
  9. On peut se rendre compte aux Uffizi, à Florence, par les diverses attitudes des Niobides et de leur mère, de la disposition de toutes ces figures à leur place primitive.
  10. Quiconque a écrit sérieusement sur Thorvaldsen a parlé de ce chef-d’œuvre avec le même enthousiasme. Ce n’est pas amoindrir le mérite du sculpteur que de dire qu’il avait puisé cette poétique idée dans un dessin de Carstens, copié de sa main. Seulement Carstens avait dessiné la Nuit simplement assise et les deux enfans accroupis entre ses genoux. On voit avec quelle imagination Thorvaldsen a transformé le motif ; c’est l’éternelle histoire des emprunts du génie, qui change en or tout ce qu’il touche.
  11. On ne peut pas ranger parmi les meilleurs bustes de Thorvaldsen celui de Napoléon qui était aux Tuileries dans la salle dite des États et qu’on a heureusement sauvé de l’incendie. C’est une œuvre solennelle et indécise, un travail, pour employer le jargon de l’atelier, fait de chic, l’artiste n’ayant jamais vu son modèle.