Le Musée britannique/02

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Le Musée britannique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 891-926).
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LE
MUSEE-BRITANNIQUE

II.
L'EDIFICE ACTUEL. — LE MUSEE DES ANTIQUES. — LA BIBLIOTHEQUE.[1]

I. Lives of the founders of the British Museum, with notices of its chief augmentors and other benefactors, 1570-1870, by Edward Edwards, London 1870. — II. Britith Museum, Accounts of the income and expenditure, etc. (rapports annuels imprimés par l’ordre de la chambre des communes), 1813-1875. — III. Report from the select committee on the condition, management and affairs of the British Museum, 1835. — IV. Report from the select committee on public librairies, 1849. — V. Report to the commissionners appointed to inquire into the constitution and government of the British Museum, 1850. — VI. Report from the select committee on the British Museum, 1860. — VII. British Museum, a guide to the exhibition rooms of the departments of natural history and antiquities, 1874.

Dans une étude précédente, nous avons exposé les origines du Musée-Britannique, nous avons montré comment il est né de la pensée, de la volonté, du patriotisme éclairé de quelques particuliers qui ont donné l’exemple à l’état, qui l’ont en quelque sorte mis en demeure de faire son devoir. Nous avons suivi les pouvoirs publics dans les premières démarches, bien indécises d’abord et bien timides, par lesquelles ils ont répondu à cette espèce de sommation, comprenant enfin quels services pouvaient rendre à la société anglaise une bibliothèque vraiment nationale et des collections où fût représentée toute l’œuvre de Dieu, toute celle du génie de l’homme. L’Angleterre avait senti qu’il y allait de son honneur à ne plus se laisser dépasser dans cette voie par des peuples qui ne tenaient pas la même place qu’elle dans le monde. De larges crédits avaient permis d’augmenter le personnel et d’admettre le public à portes ouvertes, de doubler et de tripler le nombre des objets exposés dans les galeries, des manuscrits et des livres que renfermait la bibliothèque. Telle collection qui pendant de longues années n’avait guère existé au musée que de nom était devenue du jour au lendemain assez importante pour n’avoir plus à envier ses rivales du continent. À ces merveilles, il fallait un cadre digne d’elles ; à ces documens imprimés et manuscrits, il fallait de l’espace pour que tout pût être classé dans un ordre qui en permît l’usage aux travailleurs. La construction d’un édifice spécial destiné à contenir la bibliothèque et les musées de l’Angleterre fut donc commencée en 1830 sur les plans de l’architecte Robert Smirke, à qui succéda plus tard son frère cadet Sydney Smirke ; les derniers débris de Montagu-house tombèrent sous la pioche en 1845, mais l’œuvre ne fut vraiment achevée qu’il y a moins de vingt ans par l’inauguration de la nouvelle salle de lecture.

Pendant que se poursuivait ce grand travail de reconstruction et d’aménagement, les acquisitions se succédaient et se multipliaient ; telle galerie dont les dimensions avaient été calculées pour mettre fort à l’aise tous les objets qu’elle devait contenir se trouvait insuffisante avant d’être terminée. C’est que l’Angleterre, une fois les premiers pas faits, s’était piquée au jeu. Elle avait été mise en goût par le succès qu’avaient obtenu en Europe quelques-unes de ses récentes acquisitions ; une fois intéressé aux progrès du musée, l’amour-propre national ne lui avait plus marchandé le concours du budget. Dans le demi-siècle environ qui s’est écoulé depuis qu’ont été jetées les fondations des bâtimens actuels, la source des libéralités privées ne s’est point tarie. Les Thomas Grenville, les Henry Christy, les Félix Slade, d’autres encore qu’il serait trop long de nommer, tous ont continué la tradition de ces dons généreux auxquels le musée avait dû sa naissance et ses premiers progrès ; mais durant cette période le rôle de l’état devient de plus en plus prépondérant. Ce qui a rendu plus efficaces encore les bonnes dispositions de la chambre et de l’opinion, c’est la longue paix dont l’Angleterre a joui depuis soixante ans, ce sont ces budgets qui se soldent à chaque exercice par des excédans de recettes. Grâce à cet ensemble de circonstances favorables, le Musée-Britannique est devenu, qu’on nous passe l’expression, l’enfant gâté du parlement. D’une part sa dotation ordinaire s’accroît d’année en année, et cet été même la grande commission d’enquête sur le service civil, que présidait M. Playfair, a pris des conclusions qui aboutiront au vote de crédits nouveaux : elle propose l’augmentation des traitemens alloués à tous les employés du musée. D’autre part maintenant, lorsque, par la mort de quelque riche amateur ou par suite d’une fouille heureuse, il se présente une de ces occasions dont il faut profiter sur l’heure, aucun ministre des finances n’hésite à munir les trustees de la somme demandée ; s’agit-il de 500,000 francs et de plus encore, comme le cas s’est présenté plusieurs fois, la chambre, il le sait, ratifiera de son vote ces crédits supplémentaires déjà dépensés. Aussi, pendant qu’on se consulte à Berlin et à Paris, à Londres on achète. Il en est de même pour les voyages et les fouilles dont le musée est appelé à recueillir les fruits. On sait avec quelle libéralité toutes les ressources de l’Angleterre ont été prodiguées aux explorateurs de l’Assyrie et de la Lycie, à ceux des ruines d’Éphèse et de Cyrène, d’Halicarnasse et de Cnide. Appui diplomatique cordial et résolu, concours actif de la marine royale, larges subventions, vifs encouragemens de l’opinion et de la presse, rien n’a été refusé aux Layard, aux Fellows, aux Newton, pour ne nommer que les plus heureux et les plus célèbres de ces hardis soldats de l’archéologie militante.

Les cinquante dernières années, si pleines et si brillantes, c’est ce que l’on peut appeler la période contemporaine de l’histoire que nous retraçons ; on ne saurait employer pour en présenter le tableau la méthode qui a été suivie lorsqu’il s’agissait de démêler les origines complexes du musée. La tâche serait trop longue, s’il fallait énumérer une à une les acquisitions de quelque valeur. Pas d’année qui n’en compte plusieurs, souvent fort importantes. Pour qui veut savoir à quel moment serait entré dans le musée tel ou tel objet, telle ou telle série qui ne provient pas des anciennes collections, il suffit de consulter les rapports imprimés chaque printemps par ordre du parlement. On y voit figurer, à la suite du budget du musée, un « exposé des progrès qui ont été faits dans l’arrangement des collections et un compte-rendu des objets qui y ont été ajoutés dans l’année[2]. »

Renonçant à entrer dans ces détails, nous parcourrons rapidement le musée tel que l’ont fait les travaux exécutés, les libéralités reçues, les achats opérés entre 1830 et 1875 ; nous essaierons de donner une idée de la physionomie qu’il présente et de l’impression qu’il produit aujourd’hui sur le visiteur. On s’arrêtera surtout, — est-il besoin de le dire ? — dans les galeries consacrées à l’antiquité classique, et dans cette bibliothèque qui, par les facilités qu’elle offre aux recherches, n’a point d’égale sur le continent ; chacun aime à parler de ce qu’il ignore le moins, de ce qui se rattache le plus étroitement à ses propres études. D’ailleurs les collections d’histoire naturelle peuvent être considérées comme ne faisant déjà plus partie du musée ; après bien des discussions, il a été décidé que l’on construirait pour elles à South-Kensington un édifice spécial ; elles y seront transférées d’ici à quatre ou cinq ans. Enfin, pour que ce travail ait sa conclusion naturelle, il conviendra d’examiner comment s’administre ce grand établissement. Il y a là une organisation et des habitudes qui s’écartent beaucoup de ce que nous sommes accoutumés à trouver en France.


I

L’entrée du Musée-Britannique est plus commode que grandiose. On franchit la grille qui s’ouvre sur Great-Russell-street, on traverse une large cour sablée ; sur cette cour donnent, outre l’édifice principal, les maisons habitées par le directeur et par les plus anciens conservateurs, dépendances du musée, qu’elles flanquent sur les deux ailes. On monte quelques degrés et l’on se trouve sous le portique central. Là, des deux côtés du passage, un filet d’eau limpide et fraîche tombe dans une petite vasque de marbre blanc. Par les chaudes journées d’été, plus d’un visiteur s’arrête au seuil pour tremper ses lèvres dans le gobelet d’argent que retient une chaînette scellée dans la muraille. Une grande porte conduit dans un haut et spacieux vestibule d’où l’on entre dans les différens départemens. En face, on a l’étroit couloir qui mène à la salle de lecture, à droite la bibliothèque royale avec celle de Grenville et le cabinet des manuscrits, à gauche la galerie qui conduit aux antiques et aux bureaux de l’administration, ainsi que l’ample escalier par lequel on monte aux salons de l’étage supérieur. Cette disposition simplifie le service et facilite la surveillance ; mais elle ne profite point à l’agrément et à l’effet. Vous n’avez ici ni cette symétrie à laquelle tient tant l’architecture moderne, ni cette variété pittoresque et cette fantaisie qui caractérisent les œuvres de l’antiquité grecque ou de la renaissance italienne. Étant donné le plan général, une cour centrale carrée, tout entourée de constructions, l’escalier ne pouvait faire face à l’entrée ; l’espace eût manqué pour le mettre, avec ses dégagemens du premier étage, dans l’axe de la porte. On s’attendrait tout au moins à le voir se développer en deux larges rampes des deux côtés du vestibule. Au contraire, il est unique ; il s’élève, avec une pente assez douce et de larges paliers, sur la gauche du vestibule. Pourquoi plutôt à gauche qu’à droite ? L’esprit n’en saisit point au premier abord la raison, une raison d’économie ; quand il l’a trouvée, il est loin de se déclarer satisfait. Ce défaut n’est d’ailleurs point racheté par l’élégance ou la noblesse de la décoration ; rien de plus sec et de plus froid que cette grande cage nue. Ici ni matériaux précieux, ni moulures d’un heureux caprice, ni peintures étoffées et riches. On a peine à s’expliquer le placard officiel qui interdit de toucher les parois en montant ; des extraits de jugemens rappellent même les amendes prononcées contre les délinquans. Au Louvre, nous n’avons pas eu besoin de tant de précautions pour protéger des monumens d’une bien autre valeur, ce bel escalier de Percier et Fontaine qu’a détruit un caprice souverain, ce charmant escalier d’Henri II par lequel on arrive aujourd’hui aux galeries de peintures.

En revanche, l’aménagement intérieur des galeries est vraiment bien entendu ; elles ont cet avantage d’avoir été construites tout exprès pour l’usage auquel elles sont affectées. Tel n’est point le cas pour le musée des antiques au Louvre : les salles du rez-de-chaussée ont une beauté sévère et d’admirables perspectives, que l’on chercherait en vain dans le Musée-Britannique ; mais les murs en sont trop épais et les fenêtres trop éloignées l’une de l’autre pour que toutes les statues soient bien éclairées. Beaucoup d’entre elles sont vraiment sacrifiées ; on ne les voit que sous un faux jour, ou bien on ne les voit pas du tout. Dans ce long couloir, au fond duquel la Vénus de Milo se dresse superbe et triomphante, quelques-unes sont plongées dans une ombre si profonde qu’il est presque impossible de les étudier. Ici la plupart des salles de la sculpture, les plus importantes, sont éclairées par en haut. Sans doute la lumière que l’on obtient ainsi n’est pas toujours celle qui frappait les Objets dans leur cadre primitif : tel marbre a pu être taillé pour un jour plus vif, l’effet de tel autre calculé pour des rayons plus verticaux ou plus obliques ; mais allez donc dans un musée rechercher et rétablir pour chaque figure ce milieu natif, ces conditions qui nous sont souvent si mal connues ! Il faut bien prendre une moyenne, et celle-ci, surtout sous le climat de Londres, était la meilleure où l’on pût s’arrêter. Dans les pièces dont les murs ont un second étage à supporter, il a fallu chercher la lumière sur les côtés, la demander à des fenêtres dont plusieurs donnent sur des cours intérieures. C’est ce qui est arrivé pour le salon lycien, pour la grande nef centrale qui contient les antiquités égyptiennes ; aussi, même en plein midi du mois d’août, bien des objets y sont-ils difficiles à distinguer. Il est telle face des monumens de Xanthos, avec ses inscriptions et ses bas-reliefs, que je n’ai jamais nettement aperçue, et c’était dans la plus belle saison de l’année par un des plus radieux étés dont l’Angleterre eût mémoire !

Partout dans ces mêmes galeries les murs sont peints d’un rouge tranquille, sur lequel se détachent très bien, mais sans violence, et les statues qui se projettent sur ce fond et les bas-reliefs appliqués ou encastrés dans la paroi. La décoration bleue et rouge du plafond, relevée de quelques ors, a tout au moins le mérite d’être assez sobre pour ne pas attirer et retenir le regard. Un autre trait à signaler, c’est l’heureuse disposition des vitrines dans les salles du premier étage qui contiennent les vases, les terres cuites, les verres et les bronzes. Des armoires appliquées contre les murs renferment une partie de ces objets ; mais les plus rares et les plus beaux sont en général rangés dans des armoires plus basses, toutes en fer et en cristal, réparties dans l’aire de la pièce de manière que l’on puisse tourner tout autour et voir les vases sous toutes leurs faces. Ceux qui sont décorés à l’intérieur et à l’extérieur, comme c’est souvent le cas pour les patères, ont été posés sur une glace, quand la peinture en vaut la peine ou que le sujet présente un intérêt particulier ; on aperçoit ainsi directement les figures qui ornent le fond de la coupe, tandis que se réfléchissent dans le miroir avec une netteté parfaite celles qui parent la surface convexe à laquelle s’ajustent les anses et le pied. De même pour les bronzes et les terres cuites ; quand ce sont des figurines en ronde bosse, elles sont placées, à hauteur d’appui, sur des tables recouvertes d’un vitrage qui permet à l’œil de suivre tous les contours de ces petits chefs-d’œuvre. D’autres objets plus menus encore, tels que des appliques détachées du coffret auquel jadis elles appartenaient, tels que des ivoires, des tessères et des miroirs étrusques, remplissent des tablettes sur lesquelles le spectateur peut se pencher tout à son aise. C’est par le manque de place qu’il faut expliquer le seul défaut que l’on puisse reprocher à l’aménagement de ces salles : les armoires adossées aux parois et même quelques-unes de celles qui sont isolées au milieu de la chambre sont trop hautes. Il y a des vases placés à plus de deux mètres au - dessus du sol ; les figures ne s’en laissent apercevoir que d’une manière bien confuse. C’est là un inconvénient qu’il sera facile de corriger lorsque les collections d’histoire naturelle, qui occupent la plus grande partie des salles du premier étage, auront cédé aux antiques tout l’espace qu’elles détiennent aujourd’hui ; alors un conservateur aussi actif et aussi industrieux que M. Newton pourra se donner le luxe d’un musée où tous les objets soient à portée de l’œil. Aujourd’hui, au Musée-Britannique, si l’arrangement des sculptures ne laisse, pour ainsi dire, rien à désirer au point de vue de l’étude des marbres exposés, il y a cependant encore dans d’autres portions du même édifice, surtout dans la salle des vases, bien des monumens dont on peut dire qu’ils n’existent que dans le catalogue et qu’ils sont perdus pour le public.

J’ai, — et je ne suis point le seul, — un autre grief contre l’administration du musée : les sièges manquent partout, au rez-de-chaussée comme au premier étage. A peine trouve-t-on, de loin en loin, un étroit banc de bois ; dans la plupart des salles, impossible de s’asseoir. Que si les jambes fatiguées refusent leur service, voici la ruse de guerre à laquelle on peut recourir. Dans chaque pièce réside un gardien en habit bourgeois dont le seul insigne est une longue baguette noire de près de six pieds. Plus clémens pour leurs employés que pour le public, les trustees n’ont pas voulu leur infliger le supplice d’une promenade perpétuelle : à chacun d’eux, ils ont réservé un haut fauteuil de bois à dossier massif, que certains sybarites rembourrent d’un mince coussin mobile. Par bonheur, le gardien est parfois pris du désir de se dégourdir les membres ; il se lève, il va causer avec son voisin. C’est le moment. Dès qu’il est debout et qu’il a le dos tourné, emparez-vous de son siège ; en prince débonnaire, il feindra d’avoir encore envie de se promener. Pas une fois je ne me suis vu sommer de quitter le trône sournoisement usurpé. C’est une délicate jouissance que de s’asseoir en face d’une belle statue et de l’étudier sans être distrait de cette contemplation par l’effort musculaire ; or, n’était cette hospitalière tolérance, jamais ou presque jamais je n’aurais pu goûter ce plaisir.

On aura beau chercher, le plus chagrin ne trouvera guère d’autres critiques à faire valoir contre toute cette installation du musée des antiques. C’est l’œuvre judicieuse et très soigneusement étudiée d’un architecte qui n’a pas été gêné par la nécessité de se plier aux exigences d’un édifice construit à d’autres fins. Le conservateur n’a rien négligé pour tirer le meilleur parti possible des heureuses dispositions adoptées dans l’ensemble de cet aménagement ; tout ce qui dépendait de lui, il l’a fait pour faciliter l’examen et l’intelligence des monumens qui lui étaient confiés. Sous chaque objet exposé se trouve une étiquette qui contient tous les renseignemens indispensables : elle donne le nom du dieu ou du personnage historique représenté par la statue ; quand il s’agit d’un groupe ou d’une scène peinte, elle en indique le sujet. À ces notions, elle ajoute la provenance du monument, le nom de celui qui l’a découvert, et la mention de l’ouvrage où l’objet a été décrit avec le plus de détail ou le mieux figuré. Ce ne sont pas seulement les marbres qui portent ainsi chacun son signalement et son histoire succincte ; on a pris la même peine pour les bronzes, pour les vases, pour les plus menus débris de la civilisation antique. Par ce moyen, des frais sont épargnés aux visiteurs, et l’on n’a pas à remanier sans cesse un texte qui, dans un musée où l’on achète beaucoup, a cessé d’être complet dès le lendemain du jour où il a paru. Sans doute les catalogues imprimés ont leur utilité ; ils permettent d’entrer dans de plus grands détails sur l’histoire et l’explication de chaque monument, ils rendent service aux savans dans leur cabinet, et l’administration du musée, tout en poursuivant cette partie de sa tâche avec une lenteur qui a souvent été critiquée, ne l’a jamais perdue de vue[3]. Elle n’a pourtant point, pas plus que le Louvre, une série complète de catalogues ; c’est là une lacune qu’il importe de combler tôt ou tard. En attendant cette heure peut-être encore très éloignée, le public anglais souffrait moins de ce manque de livres que celui qui fréquente notre musée des antiques ; il avait, pour prendre patience, ce catalogue en abrégé, toujours tenu au courant, et déchiré en des milliers de feuillets dont chacun est appendu à l’objet qu’il définit. Depuis quelque temps, les conservateurs des antiques au Louvre ont eu l’heureuse idée d’imiter à cet égard leurs confrères de Londres ; déjà chaque bas-relief et chaque statue a son étiquette, et, pour ce qu’on peut appeler les petits antiques, pour les bronzes, vases, terres cuites et autres objets de cet ordre, si les renseignemens offerts n’ont plus ce caractère individuel, tout au moins des indications générales distinguent les divers groupes et signalent les provenances. L’intelligente bonne volonté qui préside à toute cette organisation ira plus loin dans cette voie ; elle multipliera, n’en doutons pas, ces étroites bandes de papier bleu qui, tout en instruisant le spectateur, ne déparent point le monument. Puisqu’elle a le sincère désir de servir et d’aider le public par tous les moyens en son pouvoir, qu’il nous soit encore permis de l’engager à suivre un autre exemple que lui donne le Musée-Britannique, je veux parler de ces notices sommaires qui se vendent à la porte pour deux ou trois pence. Chaque section du département des antiquités a ainsi son guide, quelques pages rédigées par un homme compétent[4]. L’attention y est appelée sur les objets les plus importans que contient chaque salle ; pour chaque figure, les restaurations sont indiquées, la provenance est marquée avec plus de détails que dans l’étiquette correspondante, et, quand la chose en vaut la peine, l’histoire du monument est rapidement esquissée. Ces renseignemens sont accompagnés d’une bibliographie assez développée et de notions élémentaires sur la branche de l’archéologie à laquelle se rattachent les monumens que décrit chacun de ces petits livrets. Ces notices ont le mérite d’être beaucoup meilleur marché que les catalogues complets et d’épargner au visiteur une grande perte de temps, de le conduire tout d’abord, comme par la main, à ce qui est vraiment d’une importance capitale. Les savans même y trouvent ainsi leur compte, et les ignorans y apprennent en quelques minutes ce qu’il est indispensable de savoir pour comprendre ce qui fait l’intérêt de ces marbres, de ces bronzes, de ces vases, à quelle époque ils appartiennent, quelles idées ils traduisent, ce qu’ils ajoutent à la connaissance du passé humain et de la civilisation antique.


II

On sait maintenant de quel esprit se sont inspirés l’architecte et les conservateurs du musée, comment ils ont compris leur tâche, comment ils ont entendu la décoration des salles et l’aménagement des collections qui leur étaient confiées ; il reste à pénétrer dans les galeries et à jeter un coup d’œil sur ce qu’elles contiennent de plus intéressant. Les antiques occupent au rez-de-chaussée la moitié de la face méridionale et toute l’aile occidentale de l’édifice, au premier étage un peu moins d’espace, tout le côté du couchant. Le rez-de-chaussée a été réservé aux marbres, aux mosaïques, aux fragmens d’architecture, à tous les monumens dont le poids aurait risqué de fatiguer les planchers, et, comme la place manquait, on a, tant bien que mal, approprié les sous-sols (basements) pour recevoir les statues des bas temps et d’autres objets de second ordre ; même en plein été et en plein midi, ces souterrains voûtés manquent de clarté, il doit être impossible l’hiver d’y rien distinguer.

C’est par un long couloir qui porte le titre de galerie romaine que l’on entre dans le musée de sculpture. Cette partie de la collection paraît pauvre en comparaison de ces belles salles que remplissent au Louvre les images de tant de Romains célèbres. Ici peu de statues et quelques bustes, tout cela assez médiocre. Le seul morceau qui fasse une vive impression, c’est une tête de marbre, plus grande que nature, qui provient du forum de Trajan à Rome. On y a reconnu, non sans vraisemblance, un de ces chefs barbares dont l’art romain a vers cette époque aimé à reproduire le costume et les traits ; cette représentation avait le double mérite de flatter l’amour-propre national et de fournir au sculpteur un motif nouveau, un type de physionomie et des arrangemens de draperie qui sortaient des conventions banales. Ce fragment a une grande tournure ; les cheveux, réunis en masses épaisses des deux côtés de la figure et sur le front, qu’ils couvrent presque tout entier, dessinent ainsi des ombres qui donnent à l’ensemble quelque chose d’étrange et de farouche. C’est un des chefs-d’œuvre de l’école à laquelle nous devons la colonne Trajane. Cette salle contient aussi divers débris de la civilisation romaine qui sont sortis du sol même de l’Angleterre, des sarcophages dont un de Londres, des mosaïques trouvées dans une villa romaine des environs de Glocester. Tous ces monumens sont d’une facture lourde et grossière. Rien ici qui puisse rivaliser avec l’élégance et la finesse des produits de l’art gallo-romain. Le vent qui, de l’Italie et de la Grèce, soufflait sur le monde ancien n’est arrivé dans ces régions lointaines, par-delà les mers, que déjà bien affaibli, moins pur et moins vivifiant. Sans doute, pas plus qu’aucune des contrées jadis comprises dans l’empire des césars, la Grande-Bretagne n’a pu échapper tout à fait à l’influence latine ; mais ici cette culture s’est arrêtée à la surface, elle n’a point pénétré, comme en Gaule, jusqu’aux dernières profondeurs.

À cette galerie font suite les trois salles dites gréco-romaines. Elles contiennent encore, mêlées à des originaux grecs trouvés à Cyrène et sur quelques autres points de l’Orient, un grand nombre de ces copies et répétitions italiennes qui datent du siècle d’Auguste et de celui des Antonins. La merveille de cette partie de la collection, c’est la tête en marbre de Paros connue sous le titre d’Apollon Pourtalès. Est-ce le débris d’une statue taillée par le ciseau même d’un maître, ou bien, comme on a cru le reconnaître à certains détails d’exécution, la copie très soignée d’un original en bronze ? Il est difficile de se prononcer ; c’est en tout cas l’une des œuvres les plus étranges, les plus frappantes que nous ait laissées la sculpture antique. Dans les traits de ce noble visage, il y a quelque chose qui fait songer à la beauté de la femme. Ce n’est point que la grâce en soit mignarde et précieuse ; mais toute cette physionomie respire une sorte de tendresse émue et d’exaltation passionnée qui rappellent les airs de tête d’une chanteuse inspirée. On a donc pu supposer avec beaucoup de vraisemblance que la statue représentait un Apollon Musagète, revêtu de la longue robe flottante, au moment où, faisant vibrer la lyre sous ses doigts, le dieu des vers et du chant tient suspendues à ses lèvres ses compagnes divines et s’enivre lui-même de musique et de poésie. Dans cette œuvre singulière et puissante, l’expression semble poussée presque au-delà de ce que comporte la sculpture. Ce qui ajoute encore à l’impression, ce sont les cheveux, rassemblés au-dessus du front, où ils forment une très forte saillie ; le crobyle ou nœud central de la chevelure est bien plus haut et se projette plus en avant que dans l’Apollon du Belvédère. A tout prendre, il y a ici de la manière, mais une manière hardie et grandiose ; l’effet est cherché, mais il est obtenu. Ce n’est plus la simplicité ingénue du siècle de Phidias ; un pas de plus, et l’artiste tombait dans l’exagération, dans l’affectation théâtrale, mais cette limite, il ne l’a point franchie, et ce type, quel que soit l’auteur qui l’a créé, reste un des plus curieux monumens de l’école qui, vers le temps d’Alexandre, s’engagea, sur les traces de Lysippe, dans des voies toutes nouvelles. Tout moderne et forcément inexact que soit en pareille matière le mot de romantisme, on est tenté de le prononcer en face de ce marbre ; il a tout au moins le mérite, pour qui ne connaît point l’Apollon Pourtalès, de faire soupçonner le caractère et le genre de beauté qu’a cherchés l’auteur de cette œuvre vraiment surprenante.

Dans ce canton du musée, on rencontre encore d’autres monumens intéressans à divers titres, c’est l’Apollon citharède, trouvé en 1861 à Cyrène par MM. Smith et Porcher, c’est une bonne répétition antique du fameux Discobole de Myron, c’est la Vénus Towneley, figure jadis trop vantée, qui provient des bains de Claude à Ostie ; la tête a de la grâce, mais le col est trop long, et la draperie traitée d’une manière toute conventionnelle. Un autre marbre dont la valeur a été aussi surfaite, c’est le buste que Towneley avait surnommé Clytie parce qu’il sort du calice d’une fleur. Il y tenait plus qu’à aucune autre pièce de sa collection. En 1780, au milieu des émeutes qui désolèrent alors la capitale, la galerie Towneley faillit être pillée et détruite. Un jour, sous le coup de menaces qui semblaient devoir être mises à exécution sur l’heure, le propriétaire de tant de richesses fut contraint de s’enfuir en toute hâte. Jetant un coup d’œil désolé sur tout ce qu’il laissait derrière lui, il partit en portant dans ses bras la Clytie, jusqu’à la voiture qui l’emmenait. « Il faut bien, disait-il, que je prenne soin de ma femme. » On est d’accord pour reconnaître aujourd’hui dans la prétendue Clytie l’image idéalisée d’une matrone romaine du siècle d’Auguste. Une tête colossale d’Hercule, qui a été recueillie au pied du Vésuve, paraît reproduire le type, célèbre dans l’antiquité, de l’Hercule de Lysippe ; elle est d’un style plus libre et plus hardi que celle de cet Hercule Farnèse qui est au musée de Naples et dont nous avons une excellente copie dans le jardin des Tuileries. L’effort de l’artiste pour rendre la puissance musculaire du dieu n’aboutit point ici, comme dans l’œuvre de Glykon, à quelque chose de brutal et presque de bestial. Plus loin, une tête barbue dont les yeux sont levés au ciel avec une expression très marquée d’angoisse doit provenir d’un groupe dont le sujet n’a pu être encore déterminé ; quoi qu’il en soit, elle a bien le caractère d’un portrait, et rappelle tout à fait certaines têtes royales gravées sur les monnaies des Séleucides, des Antigonides et autres successeurs d’Alexandre : c’est un bel échantillon de l’art des temps macédoniens. Beaucoup aussi de bas-reliefs, dont plusieurs sont curieux soit par le sujet qu’ils représentent, soit par certaines particularités d’exécution. De tous, celui qui a provoqué le plus de discussions et de commentaires, c’est l’Apothéose d’Homère, signée du nom d’ailleurs inconnu d’Archélaös de Priène. Ce marbre a pour nous un intérêt tout spécial ; Ingres y a trouvé l’idée première et plusieurs des motifs de cette grande page dont certains détails peuvent prêter à la critique, mais qui n’en reste pas moins un des chefs-d’œuvre de la peinture moderne. Là, comme dans beaucoup d’autres de ses tableaux les plus admirés, cet esprit singulier, à la fois timide et hardi, imitateur et original, est parti d’une de ces données qu’il empruntait à ses maîtres chéris, à l’antique ou bien à Raphaël ; pourtant, grâce à la sincérité de sa passion pour le beau, grâce à l’expressive noblesse de son dessin, il n’en a pas moins réussi à produire une composition vraiment personnelle et puissante. L’œuvre d’Archélaös, qu’elle soit des temps macédoniens ou romains, est d’ailleurs par elle-même assez médiocre ; il y a une maladroite recherche du pittoresque, un trop grand nombre de plans et de personnages superposés.

Nous ne descendrons pas dans le sous-sol, dont l’escalier se creuse à l’extrémité méridionale de ces galeries gréco-romaines. Ce n’est point que les objets qui y sont groupés soient dénués d’intérêt : il y a là surtout des mosaïques rapportées d’Halicarnasse et de Carthage qui mériteraient d’être étudiées. Cette étude serait aujourd’hui d’autant plus opportune que nos architectes semblent vouloir remettre en honneur les traditions et les procédés de la mosaïque.

Le Salon lycien, où l’on entre au sortir des galeries gréco-romaines, a été presque entièrement meublé par sir Charles Fellows. On peut dire de Fellows qu’en 1838 il a découvert la Lycie, comme vers le même temps Botta s’illustrait par la découverte de l’Assyrie. Sans doute la Lycie, que baigne la Méditerranée, était moins éloignée de l’Occident, bien plus à portée du regard et de la main. Les restes de plusieurs de ses villes se dressent encore au bord même de la mer, sur de pittoresques rivages en vue desquels passent chaque année des centaines de navires ; les ruines de ses édifices et de ses tombes, au lieu d’être enfouies, comme celles des palais de Sennachérib et de Sargon, sous d’énormes amas de terre, couronnent encore de leurs murailles et de leurs colonnades les sommets des blanches acropoles ou dessinent, sur les hauts escarpemens des rocs volcaniques et sur l’éblouissante verdure qui en remplit tous les creux, les formes variées et bizarres de leurs façades ouvragées et de leurs combles arrondis ou aigus. Pourtant, jusque vers 1840, la Lycie était aussi inconnue que le centre de l’Asie ; notre compatriote, M. Charles Texier, l’avait traversée en 1835 et 1836, mais il n’avait encore presque rien publié. Le premier, Fellows a révélé la civilisation de ce vaillant peuple des Termilai, que les Grecs appelaient Lyciens, leur art tout asiatique à l’origine, qui se transforma sous le tout-puissant ascendant du génie grec sans jamais perdre tout à fait son originalité, leur langue, qui s’écrit avec un alphabet très voisin de celui du grec archaïque, et qui cependant a résisté jusqu’ici à toutes les tentatives d’interprétation. Après avoir découvert les débris et retrouvé les noms de ces populeuses cités, Telmessos, Tlos, Pinara, Xanthos, Antiphellos, Patara, etc., Fellows, grâce aux allocations du musée et au concours de la marine royale, put conduire jusqu’à la mer quelques-uns des plus importans monumens de Xanthos, la plus riche et la plus curieuse des villes lyciennes ; son expédition de 1846, où il acheva l’enlèvement de ces trésors, était la quatrième qu’il dirigeait, au mépris de sa santé fatiguée par de longs séjours sur une côte malsaine.

Quand on commence à étudier les monumens qui remplissent cette salle, on éprouve d’abord une sorte de déception. Ce peuple n’était point grec ; il avait sa langue nationale, il avait ses mœurs et ses usages propres, dont les anciens nous signalent la singularité, il était passionnément attaché à son indépendance, comme il le prouva lors de la conquête perse et plus tard, lors de la conquête romaine, par de tragiques exemples de résistance obstinée et de patriotique désespoir. Cependant tout ou presque tout ce qui frappe ici les yeux au premier moment a un caractère purement hellénique. Il en est ainsi de l’élégant édifice qui surmontait à Xanthos un rocher qu’un profond ravin sépare de l’Acropole ; les blocs de marbre dont il se composait ont été recueillis gisant sur le sol, expédiés en Angleterre, rapprochés et remontés pièce à pièce par les ouvriers du musée. On a obtenu ainsi un petit temple périptère tout en marbre, porté sur un soubassement rectangulaire haut d’environ 4 mètres. Sous le péristyle, dans chaque entre-colonnement, une statue de femme drapée. Des figures remplissaient le champ des frontons ; d’autres en surmontaient le sommet et les angles. On a des restes de quatre frises, dont deux, selon toute apparence, décoraient la cella, tandis que deux autres couraient à différentes hauteurs autour du soubassement. Sculptures partout jetées avec une prodigalité inaccoutumée, plan général et détail de la construction, tout dans ce monument est grec, rien que grec. Les quatorze colonnes du portique sont d’ordre ionique. Les statues en ronde bosse rappellent la belle Victoire de Thasos que M. Miller a rapportée au Louvre ; elles ont cependant moins d’élan et de grandeur. On leur a donné le titre de Néréides à cause de certains attributs marins. Les frises, qui représentent des chasses, des sacrifices et des combats, sont d’une facture habile, mais un peu commune. C’est de la sculpture grecque du IVe siècle avant notre ère ; de même pour le monument connu sous le nom de Tombe des Harpies. S’il y a dans les plis des draperies et dans les attitudes des personnages une symétrie qui témoigne d’une antiquité assez reculée, dans le dessin et le mouvement des figures on remarque une justesse et une élégance qui révèlent un sentiment déjà très élevé de la forme et une science bien sûre d’elle-même. Par l’ensemble du style comme par certains détails caractéristiques, cela fait songer à cet admirable bas-relief d’Eleusis, dont M. Vitet a si bien parlé dans la Revue[5], et au beau fragment que M. Heuzey a rapporté de Pharsale[6]. C’est bien cette grâce, plus facile à goûter qu’à définir, par laquelle se distinguent les œuvres archaïques qui naissent à l’aube même des grands siècles de perfection classique. Sous certaines gaucheries et certaines raideurs, on y épie, on y devine le prochain épanouissement du génie qui n’a plus qu’un dernier effort à faire pour arriver à la pleine possession de lui-même, à la liberté souveraine et à la suprême maturité. C’est le charme pénétrant de l’aurore : on sent croître le jour et le soleil monter ; mais de légers nuages rosés qui flottent à l’horizon arrêtent encore les rayons impatiens, on peut encore regarder en face l’Orient lumineux et tendre.

Deux grandes tombes, qui occupent le centre de la salle, présentent des caractères analogues ; elles portent bien des inscriptions lyciennes, toutefois les sculptures qui les décorent, par la souplesse et la liberté du ciseau, sont tout helléniques. On ne saurait donc méconnaître l’influence que l’art grec exerça sur la Lycie, bien avant que la conquête d’Alexandre eût comme répandu la Grèce sur l’Asie. La tombe des Harpies ne peut guère être postérieure au commencement du Ve siècle avant notre ère. D’autre part, on retrouve ici la trace et des influences asiatiques primitives et de traditions architecturales propres à la Lycie, qui font l’originalité de ses nécropoles. Une frise de tuf noir, enlevée à la citadelle de Xanthos, offre un des motifs que les artistes orientaux ont le plus aimés, une file d’animaux d’espèces différentes, occupant toute la longueur d’une bande étroite ; ici ce sont des panthères qui saisissent et dévorent des biches. Comme couleur de pierre aussi bien que comme dessin, cela ressemble fort à cette curieuse frise du temple d’Assos que possède le Louvre. Un sujet qui sent encore plus son Assyrie, c’est une figure taillée sur la paroi d’un cercueil de ce même tuf volcanique, un homme qui enfonce son épée dans le flanc d’un lion dressé contre lui, groupe qui revient sans cesse dans les bas-reliefs ninivites et sur les scarabées. Ce qui paraît propre aux Lyciens, ce sont certaines formes architecturales que l’on ne retrouve nulle part en Asie-Mineure, et qui sont représentées au musée par deux des tombes dont nous avons déjà parlé ; quand Fellows vit pour la première fois ces pignons en ogive, il fut tout surpris d’y reconnaître des types auxquels l’avaient accoutumé les édifices anglais contemporains des Tudors. Un trait plus caractéristique encore, c’est la fidélité avec laquelle les Lyciens ont reproduit en pierre tous les membres, tous les détails de ces constructions en bois dont les matériaux sont encore aujourd’hui fournis aux paysans de cette région par les belles forêts de chênes et de pins qui en couvrent les montagnes. Dans les planches de leurs ouvrages, Texier et Ch. Fellows ont mis en regard de tombes creusées dans le roc vif les demeures rustiques des habitans de ces vallées sauvages. Sur la façade de ces caveaux funéraires le ciseau semble avoir pris un laborieux plaisir à figurer les troncs d’arbres, séparés du sol humide par une base épaisse et large, qui jouent le rôle de colonnes et supportent le comble, les poutres horizontales qui font entablement, la charpente de la toiture avec ses chevrons apparens et les bardeaux qui la recouvrent. Ces singuliers pastiches sont autre chose qu’une simple curiosité ; ils peuvent aider l’historien de l’art à s’orienter dans la question si controversée des origines de l’architecture grecque, et le mettre sur la voie de la vraie solution.

Par les monumens que renferme, par les réflexions que suggère une seule de ces galeries à travers lesquelles nous ayons entrepris un voyage de découverte, on peut juger de la valeur des documens que contient le musée. Si c’était ici le lieu d’entrer dans le détail, nous aurions encore à signaler la collection des antiquités cypriotes, moins riche, il est vrai, que celle du Louvre, mais qui possède encore bien des morceaux précieux, nous aurions à suivre dans ses lentes transformations cet art insulaire, dont les produits n’ont commencé à être étudiés que depuis quelques années à peine, nous le verrions, tout assyrien d’abord de facture et de style, se teindre par degrés de la couleur grecque, tout en continuant toujours à reproduire un type local très particulier ; ces observations jetteraient quelque jour sur l’histoire encore mal connue de cette île jadis si peuplée et si riche, l’un des lieux où le monde sémitique et le monde hellénique entrèrent le plus tôt en contact. Comme la Lycie, Chypre avait son alphabet propre, connu seulement par les inscriptions. Pendant longtemps cette écriture, comme la lycienne, a gardé son secret ; mais la science moderne vient enfin de résoudre le problème, sinon pour la Lycie, au moins pour Chypre. Il paraît démontré par les recherches de MM. Brandis et George Smith que la langue de ces textes n’est pas autre chose qu’un grec archaïque assez voisin de l’éolien.

Malgré la supériorité de ses lettres et de ses arts, la Grèce ne se comprend donc et ne s’explique pas bien, si, comme on a longtemps incliné à le faire, on l’isole arbitrairement, on la détache du milieu où ses racines plongent en tout sens. Ce milieu, c’est une civilisation bien plus ancienne qui, née sur les bords du Nil, remonta les vallées du Tigre et de l’Euphrate pour se répandre, par la conquête et le commerce tout à la fois, à travers l’Asie-Mineure ; les Phéniciens en furent les agens maritimes, ils la portèrent dans tout le bassin de la Méditerranée avec l’alphabet dont ils étaient les inventeurs, avec le type et le culte de leur grande déesse-nature, Astarté. L’histoire de ces influences fécondes et de ce développement, on pourrait l’esquisser sans sortir du musée. On partirait de la collection égyptienne et des monumens du haut-empire, on passerait par la Chaldée et l’Assyrie ; on s’arrêterait, pour bien marquer les points de jonction et les étapes successives, en Phénicie, à Cypre, à Rhodes, dans cette nécropole de Camiros où M. Salzmann a découvert tant d’objets d’un caractère si franchement oriental ; on pousserait une pointe sur l’Étrurie, qui est représentée à Londres par quelques-uns des plus anciens ouvrages de ses artistes, par un tombeau de Cœre, que l’on peut comparer à celui du Louvre, par les figures d’un caractère si rude et si archaïque trouvées à Polledrara et dans le lac de Falterona. Après un long circuit, on reviendrait aboutir à la Grèce. Grâce à sa situation privilégiée aux confins de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, grâce à la supériorité de son génie et aux merveilleuses qualités de sa langue, la Grèce a coordonné, classé, perfectionné les découvertes antérieures, elle a pour toujours mis à l’abri de la destruction et de l’oubli ces instrumens de progrès, ces procédés de l’art, ces méthodes scientifiques naissantes qui s’étaient ailleurs déjà perdues plusieurs fois. C’est elle qui, se faisant l’institutrice de Rome, après avoir conquis l’Orient avec Alexandre, a plus tard envahi l’Occident à la suite des consuls et des césars, et créé cette civilisation qui, se développant et s’élargissant de proche en proche, est devenue dans les temps modernes, non plus nationale, mais humaine, et travaille partout à transformer la surface de la planète, à la mettre tout entière en valeur. Cette étude comparative des monumens, rangés dans leur ordre de parenté et de filiation probable, ce serait l’histoire même de cette portion de l’humanité dont nous sommes les héritiers directs ; mais il y faudrait trop de détails minutieux, trop de termes techniques. C’est vers les chefs-d’œuvre de l’art grec que se sentent tout d’abord attirés, quand ils ont franchi le seuil du musée, l’artiste et l’homme du monde ; allons avec eux où nous appellent les débris du mausolée, les marbres d’Ephèse et le grand nom de Phidias.

En sortant de la salle lycienne, on traverse une petite pièce (greek anteroom) où l’on s’arrête devant la-noble et grave statue de Démêler assise, que M. Newton a découverte à Cnide dans le temple consacré aux divinités infernales ; puis on entre dans la grande salle (mausoleum room) où sont disposés les précieux restes du monument que ce hardi et heureux voyageur a retrouvé en 1857. C’était la tombe qu’Artémise, reine de Carie, avait élevée, vers 352 avant notre ère, à son époux Mausole. Elle se composait d’un haut soubassement sur lequel se dressait un édifice de forme oblongue, entouré de trente-six colonnes ioniques, et surmonté d’une pyramide dont on atteignait le sommet par vingt-quatre marches. L’ensemble, qui avait environ 46 mètres de haut, était couronné par un groupe où, selon toute apparence, Mausole lui-même figurait, debout dans le char qui l’emportait chez les dieux. Au-dessus du portique qui supportait la pyramide courait une frise richement sculptée qui représentait le combat des Grecs et des Amazones. On a encore retiré des décombres les fragmens de trois autres frises dont la place n’a pas été déterminée d’une manière certaine. Le monument était orné de beaucoup de statues, distribuées entre les colonnes et dans d’autres emplacemens que leur avait ménagés l’architecte. De nombreux lions étaient rangés tout autour du soubassement, muets gardiens de la tombe. La décoration de chacune des quatre faces avait été confiée à un sculpteur différent. Pline nous a conservé leurs noms : c’étaient Scopas, l’auteur du groupe célèbre des Niobides, Leocharès, Bryaxis, Timothée, les maîtres de l’école athénienne au temps de Philippe. Un cinquième sculpteur, Pythis, avait exécuté le char et le groupe qu’il contenait. Statues et bas-reliefs étaient en marbre de Paros ; cette belle matière avait été d’ailleurs presque partout recouverte de couleurs dont la trace s’est retrouvée aussi bien sur les figures que sur les surfaces et les moulures de l’édifice. Par ses dimensions, par la beauté de son plan et la richesse de son ornementation, cette tombe l’emportait tellement sur toutes les autres constructions funéraires, qu’on la comptait parmi les sept merveilles du monde, et ce qui témoigne peut-être encore mieux de la réputation dont jouissait ce monument, c’est qu’il avait fini par introduire dans l’usage un terme nouveau : le nom propre était devenu un nom commun qui a passé sous une forme légèrement altérée dans la plupart de nos langues modernes.

Il nous est difficile de juger aujourd’hui l’œuvre de l’architecte du mausolée. M. Newton en a bien recueilli et rapporté de nombreux fragmens, bases, fûts, chapiteaux des colonnes, morceaux de corniche et d’autres moulures ; mais rien n’a été retrouvé en place, sauf quelques assises d’un mur d’enceinte. La destruction de l’édifice avait été commencée par les tremblemens de terre ; elle a été achevée au XVe siècle par les chevaliers de Rhodes. Le mausolée leur a servi de carrière quand ils ont construit et fortifié contre les musulmans le château de Boudroum, petite ville qui a remplacé l’ancienne Halicarnasse. Plusieurs restaurations ont été tentées : les auteurs en sont arrivés à des résultats très différens. Ces différences mêmes prouvent que les données dont nous disposons ne suffisent pas pour résoudre le problème. Il n’en est pas de même pour la sculpture ; on en possède assez sinon pour en restituer l’ensemble, tout au moins pour en apprécier le style et le mérite. La pièce capitale, c’est la statue de Mausole, qu’à force de patience on a réussi à reconstituer presque tout entière ; elle se compose aujourd’hui de soixante-cinq morceaux ; il ne manque guère que l’occiput et les bras. La figure est largement drapée ; mais ce qu’elle a surtout d’intéressant, c’est la tête. Celle-ci ne ressemble à aucune autre des œuvres célèbres de la grande sculpture grecque, de la sculpture monumentale ; quoique Mausole soit ici représenté dans une sorte d’apothéose, on se sent en face non point d’un personnage idéal ni même idéalisé, mais d’un portrait. C’est l’impression que donnent tous les traits, la largeur du crâne, le front bas encadré de grands cheveux, la saillie de l’arcade sourcillère, l’œil enfoncé, le nez long et droit, la bouche à demi cachée par une forte moustache qui va rejoindre une barbe frisée et coupée très court. L’ensemble a plus de puissance que de charme ; il y a de la dureté dans la distinction de cette physionomie. Nous aimerions à connaître le visage de cette reine, la sœur et la femme de Mausole, dont la fastueuse douleur est devenue proverbiale ; mais la tête de la statue, où l’on a cru devoir chercher Artémise, a tellement souffert que les traits ont tout à fait disparu, il ne reste à admirer que le beau mouvement de la draperie. De ce groupe terminal, on a encore retrouvé la partie antérieure de l’un des chevaux du quadrige. Quant à la frise des Amazones, le musée en possède dix-sept plaques, qui y sont arrivées par les chemins les plus divers. Les unes, que les chevaliers de Rhodes avaient encastrées, comme ornemens, dans les murs du château de Boudroum, ont été données par le sultan, en 1846, à lord Stratford de Redclifle ; les autres ont été retrouvées en 1857 dans les fouilles ; une dernière avait été, depuis plusieurs siècles, s’égarer à Gênes, et y a été achetée en 1865 au marquis Serra. Les figures, d’un très haut relief, en sont pour la plupart bien conservées. Des deux autres frises, représentant un combat de Grecs et de Centaures et une course de chars, on n’a que des débris moins nombreux et surtout beaucoup plus frustes.

L’impression par laquelle on débute en face du mausolée, c’est l’admiration. Cette sculpture a grand air, une vie intense éclate dans toutes ces figures ; la surveillance des maîtres et l’habileté patiente de leurs interprètes ne semblent guère s’être relâchées dans l’exécution, malgré l’étendue de l’œuvre. Après avoir bien regardé, on passe dans les salles voisines où se trouvent les marbres de l’acropole d’Athènes (Elgin room) et ceux dits de Phigalie (Hellenic room). Les uns comme les autres appartiennent à l’art attique du Ve siècle ; en effet, le temple d’Apollon Épikourios, en Arcadie, à Bassæ près Phigalie, a été construit par Iktinos, l’architecte même du Parthénon ; or Iktinos a dû demander le dessin de la frise à un de ces grands artistes d’Athènes qui avaient, comme lui, prêté leur concours aux entreprises de Périclès et de Phidias. On revient ensuite au mausolée, et, par comparaison, on l’admire moins, on fait tout au moins ses réserves. Ce qui résiste le mieux à ce rapprochement, c’est la statue de Mausole. Le parti pris par le sculpteur est très différent de celui que préférait le grand goût du siècle précédent ; le temps approche où l’école de Lysippe recherchera non plus la vérité idéale, la suprême noblesse des types généraux, mais la vérité individuelle, avec tous ses accidens et au besoin avec toutes ses laideurs. C’est là d’ailleurs une phase nécessaire de l’histoire de l’art, et le portrait, quand il est traité avec cette fermeté et cette ampleur, est un des triomphes du génie plastique. Où l’on sent mieux l’infériorité des sculpteurs du mausolée, c’est dans le fragment de l’un des chevaux du grand quadrige. Combien cela est moins libre et moins vivant que ces deux merveilleuses têtes des chevaux d’Hélios qui, dans l’angle d’un des frontons de Phidias, semblent aspirer de leurs naseaux frémissans l’air frais du matin ! Même observation pour le combat des Amazones représenté à Phigalie comme sur la frise du mausolée. Les bas-reliefs de Phigalie ont bien des défauts qui sautent aux yeux en face de l’original ; je ne soupçonnais pas avant de l’avoir vu combien ici l’exécution est négligée, presque grossière dans certaines parties. Il y a des figures épaisses et courtes où le modelé est d’une incroyable lourdeur. En revanche, dans la composition des groupes, que d’invention et de variété, que de mouvement et de chaleur ! Un maître a dessiné cette frise, mais l’exécution en a été confiée à des ouvriers maladroits. Dans d’aussi grands travaux, la valeur du résultat obtenu dépend beaucoup de l’habileté professionnelle de ces humbles collaborateurs. Un des mérites que les connaisseurs admirent le plus à l’acropole d’Athènes, qu’il s’agisse de la sculpture ou de l’appareil des bâtimens, c’est la perfection de l’exécution, l’extrême adresse manuelle et l’attention minutieuse qu’elle suppose chez tous les ouvriers employés à ces ouvrages. Là même pourtant il y a encore de curieuses inégalités. Le savant adjoint de M. Newton, M. Murray, me faisait remarquer sur les marbres de la procession des Panathénées des différences très sensibles dans la justesse et l’accent du modelé. La frise du mausolée a été exécutée avec beaucoup plus de soin que celle de Phigalie ; mais comme la composition en est moins variée et moins nourrie ! Les mêmes personnages, les mêmes mouvemens, se répètent à satiété ; malgré des attitudes violentes, le tout a quelque chose d’académique et d’un peu froid. On sent naître ici ce style savant et sec que fera prévaloir au siècle suivant l’école de Pergame ; nous en possédons au Louvre un des chefs-d’œuvre, le Gladiateur combattant, comme on l’appelle. Quant aux lions, ils ont de l’effet, surtout vus de profil, mais ils sont bien inégaux de facture. La forme en est toute conventionnelle, et la convention adoptée ici n’a pas la rude énergie de celle que l’école archaïque avait empruntée à l’Assyrie. Je préfère de beaucoup les têtes, de lion qui servaient de chéneaux à la corniche ; elles sont modelées avec plus de hardiesse et de largeur.

En somme, la sculpture du mausolée est intéressante et remarquable à divers titres. Elle a d’abord le mérite de nous apprendre ce qu’était devenue la sculpture attique environ quatre-vingts ans après la mort de Phidias, ce que demandait aux artistes de cette capitale intellectuelle du monde grec, vers le temps de Démosthène, leur riche clientèle de cités helléniques, de princes grecs, de satrapes orientaux ; de plus elle témoigne d’une habileté et d’une souplesse rare, d’une science de la forme qui n’a rien perdu de sa sûreté, d’un vif amour de la beauté. Pourtant ce n’est déjà plus cette divine simplicité du siècle de Périclès. Elle est passée, l’heure rapide et fugitive où fleurit cet art déjà savant et encore naïf qui est la perfection même. Le sculpteur commence à chercher l’effet et risque de tomber dans la manière ; il soigne le détail et n’a plus le même sentiment de l’ensemble, la même fraîcheur d’impressions en face de la nature, la même observation émue et sincère, la même puissance d’imagination créatrice.

Bien que l’inévitable décadence se trahisse ainsi déjà à certains signes, le génie grec a encore d’incomparables ressources, il est encore appelé à fournir une longue et brillante carrière dans le cours de laquelle il semblera plus d’une fois se renouveler et rajeunir ; il aura des moissons imprévues et des fleurs d’arrière-saison qui pourront donner aux contemporains l’illusion d’un nouveau printemps. Une des plus surprenantes de ces bonnes fortunes, ce sont les sculptures d’Éphèse, fruit des fouilles de M. Wood. Attaché au chemin de fer de Smyrne à Aïdin, celui-ci, tout en bâtissant les stations de la ligne, commença en 1864, à ses frais, l’exploration du site d’Éphèse ; ce qu’il y cherchait surtout, c’étaient les traces de saint Paul et de saint Jean l’évangéliste. Est-il besoin de dire qu’il ne réalisa point ces rêves où se complaît l’imagination anglaise, toute nourrie de souvenirs bibliques ? Cependant il mit au jour des inscriptions importantes et mérita ainsi le libéral concours de M. W.-H. Waddington, aujourd’hui membre de l’Institut et député de l’Aisne. Sur ces entrefaites, M. Newton passa par Éphèse, se rendit compte des résultats obtenus, et chargea M. Wood de continuer les travaux aux frais du musée. Les tranchées se creusèrent et s’allongèrent à travers l’ancienne ville, elles en éclaircirent la topographie, jusqu’alors si obscure, et finirent, au bout de plusieurs années, par atteindre l’enceinte de ce célèbre temple d’Artémis dont les voyageurs avaient vainement cherché l’emplacement et les ruines. En 1874, toute l’aire de l’édifice était déblayée et les fouilles cessaient. Parmi les matériaux que l’on a retirés, avec d’énormes dépenses, des fangeuses alluvions du Méandre, tout ce qui présentait quelque reste de figure ou de moulure a été expédié au Musée-Britannique. Pour exposer les morceaux les plus intéressans, la galerie d’Elgin a été agrandie vers le nord ; les autres fragmens sont encore entassés dans les magasins, sous la colonnade. Le moindre de ces débris a son importance pour l’architecte. Le temple d’Éphèse passait pour le plus beau modèle de l’architecture ionique d’Asie-Mineure ; or, malgré la belle restauration du temple de Priène, exposée l’an dernier à l’École des Beaux-Arts par M. Thomas, les dispositions intérieures du temple ionique nous sont jusqu’ici beaucoup moins connues que celles du temple dorique. Un seul regard jeté sur ces marbres suffit pour constater des faits nouveaux et curieux. Dans la description rapide qu’il donne du temple d’Éphèse, Pline l’Ancien se sert d’une expression qui avait embarrassé tous les commentateurs et les avait provoqués à des corrections plus ou moins ingénieuses. « Des 126 colonnes que contenait l’édifice, 36, dit-il, étaient sculptées, une par Scopas (Ex iis XXXVI cœlatœ, una a Scopa). » Personne n’avait jamais voulu admettre ces colonnes sculptées ; on n’avait rien vu de pareil nulle part. Or le musée possède aujourd’hui plusieurs tambours provenant d’Éphèse autour desquels s’arrondit un bas-relief qui faisait le tour du fût. L’un d’eux est assez bien conservé pour qu’on en puisse juger le style et l’effet. Il représente Hermès et un génie ailé, l’un et l’autre nus, que séparent deux femmes drapées dont les têtes manquent. Nous n’avons pas à chercher le sens de ce groupe, qui paraît se rapporter à ces jeux et à ces luttes de la palestre dont Hermès était le patron[7] ; mais on ne saurait trop insister sur l’heureux balancement des figures, sur la largeur et la fermeté du dessin, soit dans la draperie, soit dans le nu, sur la merveilleuse habileté avec laquelle l’artiste, sans choquer ni même surprendre l’œil, a su projeter ses figures sur une surface convexe et en racheter la courbure. Que ces reliefs proviennent du second temple, brûlé par Érostrate en 356, ou du troisième dont la construction fut commencée aussitôt après le désastre, ils sont certainement très postérieurs à ceux du Parthénon et sensiblement contemporains de ceux du mausolée ; or ils l’emportent de beaucoup sur ceux-ci, la touche en est plus libre et plus fière. Comme type de sculpture décorative et monumentale, l’Hermès d’Éphèse et tout le groupe dont il fait partie me paraissent devoir prendre rang à la suite des marbres du Parthénon et non loin d’eux. Les autres fragmens, ainsi que ceux d’une frise dont la place est assez difficile à déterminer, sont bien plus mutilés, mais semblent d’un style aussi pur.

L’intérêt de ces sculptures n’est pas seulement dans leur beauté propre ; elles méritent encore l’attention par les vues qu’elles nous ouvrent sur l’histoire et le développement de l’art hellénique. Il n’y a point, on le sait aujourd’hui, deux temples grecs qui soient pareils. Ce sont, dans les monumens d’un même ordre, les mêmes principes, le même esprit, les mêmes dispositions d’ensemble ; mais chaque édifice a, dans ses proportions ou sa décoration, quelque chose qui ne se trouve point ailleurs et qui est comme la signature même de l’artiste. L’ionique du temple d’Érechthée à Athènes n’est pas celui de l’Asie-Mineure ; il s’en sépare non-seulement par le dessin de la base et du chapiteau, mais encore par une richesse d’ornemens qui ne pouvait convenir qu’à un édifice de petite dimension. Poussez plus loin la comparaison ; rapprochez l’un de l’autre tous ces fragmens d’édifices ioniques, provenant d’Éphèse, de Xanthos et de Priène, qui forment ici un vrai musée d’architecture, et vous noterez partout, avec de sensibles ressemblances, des diversités qui ne frappent pas moins un œil exercé ; ainsi c’est le chapiteau d’Éphèse qui est le plus beau et où le canal de la volute a la courbe la plus heureuse. Ce n’est pas seulement par plus ou moins de pureté dans la forme de telle ou telle moulure que l’architecte donne à son œuvre ce caractère individuel qu’il recherche. Le temple d’Apollon Didyme, près de Milet, nous a livré ces puissantes bases sculptées que M. Olivier Rayet a dégagées et dont M. Gustave de Rothschild a fait présent au Louvre ; mais voici qu’à Éphèse l’architecte prend un parti bien plus imprévu et plus hardi. Il veut donner un caractère unique à ce temple somptueux qu’avaient concouru à élever toutes les villes, tous les rois de l’Asie ; il ne provoque point l’ornemaniste à décorer de rinceaux et de feuillages, comme à Milet, les bases de ses colonnes, mais il réclame le concours des meilleurs sculpteurs contemporains, d’un Scopas par exemple, pour enrouler autour du fût lui-même, dans sa partie basse qui est à portée du regard, comme une ronde de légères et nobles figures qui tournent et qui montent avec la colonne, qui semblent lui communiquer la vie qui les anime. Espérons que cette découverte rendra ceux qui prétendent connaître l’antiquité moins affirmatifs, moins prompts à rejeter et à nier tout ce qui les embarrasse !

Une fois épuisées les combinaisons les plus simples dont l’emploi caractérise l’âge et le goût classiques, il faut bien chercher autre chose, sous peine de tomber dans les redites ; les marbres d’Éphèse nous font assister à l’une de ces tentatives hardies jusqu’à l’imprudence, mais absoutes par le succès. Quant à cette perfection qui satisfait pleinement l’esprit et qui seule peut servir de modèle, c’est dans les statues, les bas-reliefs, les fragmens d’architecture enlevés par lord Elgin à l’acropole d’Athènes, qu’il faut aller l’étudier et l’admirer. Sanctuaire unique au monde, la galerie qui contient ces merveilles, bien éclairée, sobrement décorée, offre un harmonieux et bel aspect. Lorsqu’on en franchit le seuil, ce qui frappe tout d’abord, c’est, tout au fond de la salle longue et spacieuse, le grand lion de Cnide, fier colosse qu’il faut voir à distance. À droite du lion se profile sur ce fût d’Éphèse qui nous a tant occupé l’élégante silhouette d’une jeune figure, de cet Hermès, type accompli de l’éphèbe dont les membres ont été assouplis par l’huile et les luttes du gymnase. Plus près de vous, c’est la svelte colonne du temple d’Érechthée, vêtue de ses fines cannelures, semblables aux plis d’une draperie tombante, et parée du chapiteau le plus gracieux et le plus délicatement travaillé qu’ait jamais dessiné le crayon d’un architecte. Tout à côté, c’est une des cariatides de la façade méridionale, une des vierges de l’Érechthéion, comme les appelle une inscription attique conservée, elle aussi, au Musée-Britannique. La noble créature, la poitrine un peu effacée, se cambre légèrement sous le poids de l’entablement que supportent les tresses de sa chevelure, enroulées autour de la tête comme pour former un épais coussin ; il y a dans tout le mouvement de la figure, une aisance charmante qui exclut toute idée d’effort. La tête sérieuse et calme, le cou ferme et solidement attaché, le sein dégagé, le buste ample et droit, le genou gauche projeté en avant, donnent une des plus belles lignes que puisse suivre avec amour l’œil d’un artiste. Ces marbres de l’Érechthéion ont un ton plus doré que ceux du Parthénon ; il en sort comme une lumière et une chaleur, comme un reflet persistant du soleil de la Grèce.

Vous faites quelques pas dans la salle, et vous vous trouvez entre un chapiteau du Parthénon et un modèle réduit de cet édifice, qui vous permet de remettre à sa place chacun des fragmens de ce grand ensemble. A droite et à gauche, le long des murs, vous voyez s’avancer la procession des Panathénées, la longue file des adorateurs de Pallas Athéné, tout un peuple vivant, paré, suivant l’âge et le sexe, de ses vêtemens de fête ou de la nudité héroïque, vieillards qui mettent de l’ordre dans le cortège, jeunes hommes serrant du genou leurs chevaux qui bondissent et qui se cabrent, jeunes filles chargées des corbeilles et des vases sacrés, toute cette incomparable frise qui se développait sous le portique, sur les quatre faces de la cella, pour aboutir à un centre idéal, au groupe des magistrats et des dieux de la cité. Lorsqu’elle était entière, la frise avait environ 133 mètres ; il y en a ici plus de la moitié, partie en originaux détachés du temple par lord Elgin, partie en moulages.

Malgré les lacunes irréparables dont la barbarie turque et la barbarie vénitienne se partagent la honte, malgré ce mélange de plâtres et de marbres, malgré le parti qu’il a fallu prendre de tourner vers le dedans de la salle des bas-reliefs qui regardaient jadis l’extérieur, nulle part mieux qu’ici on ne peut se faire une idée de cet ensemble, où l’on s’accorde à reconnaître, sinon la main même de Phidias, — toute une bande de sculpteurs, inégaux de soin et de talent, a dû concourir à l’exécution de cette grande œuvre, — tout au moins une composition inventée, étudiée et dessinée par le maître ; Au-dessus de la frise sont encastrée » dans la paroi quinze métopes provenant de la face méridionale du Parthénon ; elles sont en général inférieures aux figures des frontons et à la procession des Panathénées, si bien que l’on incline à y chercher l’œuvre de sculpteurs plus âgés auxquels Phidias aurait fait leur part, des derniers représentans de la vieille école attique. Dans ce combat des Centaures et des Lapithes, que représentent.les métopes de Londres, le mouvement, a de la justesse et de l’entrain ; mais le faire est un peu sec, n’a pas l’ampleur et la liberté des autres bas-reliefs et statues du même édifice.

Vous continuez d’avancer et vous vous trouvez entre deux larges soubassemens, sur lesquels sont rangées les figures des deux frontons dans l’ordre que nous indiquent, outre leurs attitudes et leurs dimensions, les dessins pris en 1674 par le peintre français Carrey, quelques années avant le bombardement de Morosini et l’explosion qui coupa le temple en deux. On sait par Pausanias que le fronton oriental représentait la naissance d’Athéné, l’occidental la lutte d’Athéné et de Poséidon, se disputant l’honneur de présider aux destinées de la cité naissante. N’était ce l’enseignement, on n’aurait pu retrouver les sujets, tant la transformation du temple en église et l’accident de 1689 ont maltraité le centre des frontons, tant sont aujourd’hui tristement mutilées le peu de figures qui ont survécu, cachées dans les angles. Presque toutes les têtes ont disparu, ainsi que les pieds et les mains ; dans les parties conservées, le marbre a partout souffert, il a perdu son épiderme, il a été écorché par la dureté du vent et la brutalité des hommes. Malgré tout, lorsqu’on se trouve en présence de la figure connue sous le nom de Thésée ou d’Hercule et du groupe dit les Parques, on éprouve la même impression qu’à South-Kensington devant les cartons de Raphaël ; on se sent en présence de l’un des chefs-d’œuvre du génie humain. Le Thésée, c’est l’idéal de la beauté virile. Le modelé de cette figure a une telle sûreté et une telle puissance qu’il subsiste encore, si l’on peut ainsi parler, là même où il a été attaqué par l’érosion de la surface. L’œil est comme entraîné ; il continue sans effort les plans interrompus. Cette nudité grandiose offre d’ailleurs le plus heureux contraste avec les amples draperies des déesses. Celles-ci sont toutes vêtues ; chez une seulement, la tunique a glissé sur le bras et laisse à découvert l’épaule et le haut de la poitrine. L’étoffe a gardé l’épaisseur qu’il faut pour donner de beaux plis, mais on sent partout la chair sous cette souple enveloppe qui l’épouse amoureusement, qui en dessine, au lieu de les cacher, tous les mouvemens et tous les reliefs. Ces trois figures sont de proportion plus grande que nature : elles ont cette plénitude de formes dont s’effarouche parfois la mièvrerie moderne ; mais, avec la saine vigueur d’un corps librement épanoui, elles gardent dans leurs poses variées un abandon, une aisance et une grâce toute féminine. Comme le dit Beulé dans ce livre que l’on a tant de plaisir à relire après une visite au Musée-Britannique, « le groupe des trois Parques est dans la sculpture drapée ce qu’est le Thésée dans la sculpture du nu, le dernier mot de l’art[8]. »

Il y a là, en face des marbres du fronton oriental, un banc de bois, un des rares bancs du musée. Que d’heures délicieuses j’y ai passées à promener mes regards sur tant d’ouvrages admirables, à m’en emparer par l’étude, à tenter de recomposer cet ensemble et de m’en donner la vision et comme l’hallucination ! Ces métopes, cette frise, ces statues nous ravissent encore, éparses, mutilées, aperçues de trop près, dans le jour terne et diffus d’un musée anglais ; combien ne devaient-elles pas être plus belles encore quand elles étaient entières et vues en leur place, à la distance pour laquelle l’auteur en avait calculé l’effet, quand, dans l’air pur et la claire lumière d’Athènes, harmonieusement groupées, elles se détachaient sur l’azur dont était peint le champ des frontons ! comme à cette hauteur et sous cet abri des rampans le mouvement et le modelé des grandes figures en ronde bosse se dessinaient par des ombres bien plus nettes, bien plus franchement portées ! Je sais tel artiste qui, comme jadis le docteur Faust pour voir la Grecque Hélène, ferait volontiers marché avec Méphistophélès, s’il savait où le prendre, afin de pouvoir contempler, ne fût-ce que pendant une heure, les monumens de l’Acropole, tels que les salua de son enthousiasme le peuple athénien, au lendemain de l’achèvement des Propylées et du Parthénon.

Il faut arrêter ici cette revue, et pourtant que d’oublis nous reproche notre conscience ! Ce sont, dans la salle d’Elgin, les figures plus mutilées encore du fronton occidental, dont le travail n’est pas tout à fait le même et que l’on a pu, non sans vraisemblance, attribuer à Alcamène, le rival de Phidias, c’est le Dionysos du monument de Thrasylle. Dans la salle du Mausolée, c’est l’Esculape Blacas, l’un des plus précieux morceaux d’une collection célèbre que la France s’est laissé ravir, il y a une dizaine d’années. Dans le salon lycien, ce sont ces curieuses figures assises qui ont été rapportées par M. Newton du chemin sacré conduisant au temple d’Apollon Didyme, près Milet ; elles paraissent avoir été consacrées vers le milieu du VIe siècle avant notre ère : elles comptent ainsi parmi les plus anciens monumens de la sculpture grecque. Que serait-ce si nous montions au premier étage, si nous visitions le cabinet des bijoux, les deux cabinets des vases, le cabinet des bronzes et le cabinet des médailles ? Dans beaucoup des menus objets que contiennent ces galeries, le style a autant de pureté, autant même de grandeur que dans ces statues qui dépassent parfois les proportions de la figure humaine. Il est tel vase de Vulci et tel lekythos athénien, telle médaille de Syracuse, telle applique ou telle statuette de bronze qui sont dans leur genre des chefs-d’œuvre aussi parfaits que les marbres du Parthénon. Sans doute, ces célèbres sculpteurs du Ve siècle, dont quelques ouvrages nous sont parvenus, ont été, avec les grands peintres leurs contemporains, avec les Polygnote et les Zeuxis, les instituteurs, les maîtres de l’art grec ; mais jamais, chez aucun peuple, l’éducation du goût n’est devenue aussi générale et n’est descendue aussi bas dans ce que nous appellerions la classe ouvrière, jamais le sentiment du beau et la science acquise de la forme vivante n’ont pénétré aussi profondément l’esprit et n’ont aussi sûrement dirigé la main de milliers d’hommes employés à d’humbles travaux anonymes, jamais l’artisan et l’artiste n’ont été plus près de se confondre. Voyez dans la chambre des bijoux ces colliers, ces pendans d’oreilles, ces bagues recueillies dans la Grande-Grèce et dans les îles de l’Archipel, merveilles de l’orfèvrerie grecque auxquelles on ne peut comparer que les beaux diadèmes entrés au Louvre avec la collection Campana, voyez les bronzes du Siris, les terres cuites de Tanagre, les séries sans rivales des lekythi athéniens et des vases noirs relevés d’or récemment trouvés à Capoue, et vous serez comme ébloui de cette étonnante diffusion du génie plastique, de cette prodigieuse variété de formes et de combinaisons où s’est jouée en mille manières l’imagination inventive des joailliers, des modeleurs, des ciseleurs grecs, de cette foule d’artistes oubliés. Il faudrait d’ailleurs des volumes pour décrire ce qu’un mois ne suffit point pour étudier ; il y faudrait le secours de la gravure et de la photographie.

Sans nous perdre dans ce détail, nous aurons réussi dans notre tâche, si l’on a compris, en parcourant avec nous les galeries du rez-de-chaussée, ce qui fait l’originalité du Musée-Britannique et l’intérêt qu’il offre à l’archéologue. Il a ses lacunes que nous n’avons pas toutes signalées ; mais il l’emporte par un côté sur les plus riches musées de l’Italie et sur le Louvre même : il possède un plus grand nombre d’objets qui ont une provenance certaine, un acte de naissance en règle. Dans les anciennes collections italiennes comme celles des Farnèse, des Albani et des Borghèse, souvent on ignore où le marbre a été trouvé, et les connaisseurs les plus habiles se demandent s’ils ont affaire à un original grec ou à une copie de l’époque romaine. A Londres, le musée des antiques offre au contraire un certain nombre de points de repère fixes et sûrs, points de repère dans l’espace, points de repère dans le temps ; ces monumens sont sortis de terre, sous les yeux d’observateurs diligens, dans la Carthage romaine et en Cyrénaïque, à Chypre et à Rhodes, en Lycie et en Carie, en Ionie et dans les îles, en Attique et dans d’autres régions de la Grèce propre. Ils permettent d’essayer une sorte de géographie esthétique du monde ancien. De plus, beaucoup de ces marbres sont datés, à quelques années près : ce sont les statues assises du chemin des Branchides, avec ces inscriptions qui aident à en fixer l’âge, ce sont les ouvrages de Phidias et de ses élèves, la cariatide de l’Érechthéion, un peu postérieure, les marbres du mausolée et ceux d’Éphèse, ce sont tous ces débris des monumens ioniques d’Asie-Mineure, contemporains d’Alexandre et de ses successeurs. Mieux peut-être que partout ailleurs, l’historien de la civilisation antique et de l’art grec trouve ici les moyens de s’orienter dans ce vaste domaine, d’en reconnaître et d’en délimiter les différentes provinces, de partager ce long développement en périodes successives dont le rôle et le caractère soient bien définis. Si le Musée-Britannique eût été dans le cours du XVIIIe siècle ce qu’il est devenu depuis lors, Winckelman y eût trouvé, pour entreprendre son grand ouvrage, plus de ressources encore que dans la villa du cardinal Albani et le musée du Vatican ; c’est là qu’il aurait dû établir son quartier-général.


III

Nous ne nous engagerons ni dans l’Égypte ni dans l’Assyrie, que représentent pourtant au musée, surtout la dernière, des monumens de premier ordre. Signalons seulement un fait curieux à propos des derniers objets qui soient venus enrichir les galeries assyriennes : la mission en Mésopotamie, à laquelle on les doit, n’a point été payée par le musée ou le gouvernement ; elle a été confiée à M. George Smith, assyriologue distingué, par les propriétaires d’un journal quotidien, le Daily Telegraph. C’est d’ailleurs un monde que ces deux grandes civilisations ; il vaut mieux n’y point toucher que d’en parler légèrement et sans compétence. Nous passerons aussi sans entrer devant le cabinet des estampes (print room) et devant les salles où se conservent les verres et les poteries de l’antiquité, du moyen âge et de la renaissance ; nous ne nous arrêterons pas plus longtemps aux monumens nationaux des âges celtique, romain et anglo-saxon, ni à la galerie ethnographique. Nous avons hâte d’arriver à cette bibliothèque, à cette salle de lecture dont les richesses attirent au musée peut-être encore plus d’étrangers que toutes les collections réunies. En 1810, 1,950 personnes avaient été admises à consulter les livres ou manuscrits de la bibliothèque ; on en a compté 106,859 en 1874. Comment s’est faite cette transformation ? Pour le comprendre, il est nécessaire de jeter un coup d’œil en arrière, de revenir rapidement sur l’histoire du musée depuis le moment où fut décidée la construction de l’édifice actuel.

Ce fut en 1829, à la veille du jour où commencèrent ces grands travaux, que sir Henry Ellis succédait à Joseph Planta comme bibliothécaire en chef (principal librarian) ou, comme nous dirions, directeur-général, position qu’il occupa jusqu’en 1856. Sous son règne, l’espace agrandi permettant et provoquant de nouveaux achats, le budget du musée grossit très vite ; en 1831, il était de 23,170 livres (579,250 francs), et, dès l’année 1841, on le trouve de 37,263 livres (931,575 francs). En 1853, il a presque doublé, il est de 66,043 livres (1,651,075 francs), dont près de 3,000 livres pour les fouilles, qu’après M. Layard, MM. Rassam et Loftus poursuivaient alors en Assyrie[9]. On devine comment, avec de pareilles augmentations de crédit, toutes les collections s’enrichirent, tous les services se développèrent. Ellis, érudit plus fécond qu’original, homme honnête, consciencieux, appliqué, mais esprit médiocre et caractère faible, fut d’ailleurs plutôt le témoin que le promoteur des progrès que réclamait et favorisait le mouvement de l’opinion. En 1831 était entré au département des imprimés, comme assistant ou adjoint, l’homme éminent qui devait succéder à Ellis et tenir dans l’histoire du musée une bien autre place que lui, Antonio Panizzi.

On n’a pas oublié, malgré la différence des temps, quel fut l’état de l’Italie pendant la première moitié du siècle, de 1815 à 1848, comment alors, dall’Alpi al mar, des gouvernemens d’ancien régime, s’appuyant tous sur l’étranger, sur l’armée autrichienne cantonnée en Lombardie, comprimaient durement les aspirations libérales et nationales. Des complots avortés, des insurrections, presque aussitôt étouffées que tentées, témoignaient de l’impatience avec laquelle les hommes les plus éclairés et les plus honorables subissaient cette tyrannie inquiète et policière : beaucoup de ceux qui auraient pu faire le plus d’honneur à leur pays étaient en prison ou en exil ; les autres vivaient sous une menace perpétuelle. Les moins malheureux, c’étaient encore ceux qui s’étaient décidés à chercher ailleurs l’emploi de leurs énergies et de leurs talens. On se rappelle en France les noms des Santa-Rosa, des Libri et des Rossi, des Malaguti et des Ferrari ; l’Angleterre se souviendra toujours de Panizzi. Né en 1797 dans le duché de Modène, Panizzi était avocat à Parme quand éclatèrent les troubles de 1821 ; affilié au carbonarisme, il prit part au soulèvement, fut arrêté à Crémone, mais réussit à s’enfuir et à débarquer en Angleterre. Il commença par gagner assez péniblement sa vie à Liverpool en donnant des leçons d’italien ; mais il eut bientôt la chance de rencontrer Roscoe, l’historien de Léon X et de Laurent de Médicis, qui l’apprécia, l’employa comme secrétaire et le présenta à lord Brougham ; celui-ci le mit en relation avec lord Palmerston, auquel il rendit plus d’un service par sa connaissance des choses italiennes et les rapports qu’il entretenait avec les hommes les plus marquans de la péninsule. La sagacité de cet esprit très délié se trouvait fort à l’aise dans la politique, et lui permit de donner plus d’une fois d’utiles et discrets conseils. Grâce à ces puissans protecteurs, la situation de l’exilé s’améliora rapidement. Quand l’université de Londres fut fondée en 1828 par Brougham, Stuart Mill le père, George Grote et autres libéraux de l’école de Bentham, pour réagir contre l’intolérance dogmatique qui régnait encore à Oxford et à Cambridge, il y fut appelé à la chaire de littérature italienne. En 1831, il entrait au Musée-Britannique, et en 1837 il y devenait conservateur des imprimés. Il porta dans ces fonctions une intelligence, une activité, c’est trop peu dire, une passion qui, avant même qu’il ne fût au premier rang, en firent l’homme important du musée. Son idée fixe, c’était d’arriver à mettre la bibliothèque nationale de l’Angleterre au-dessus de celle de la France. C’était là le thème qu’il développait sans cesse dans ses conversations avec les hommes politiques dont il était l’ami, c’était celui qu’il recommandait au patriotisme de la presse, et cette perspective n’était pas faite pour déplaire à l’orgueil anglais. Après son entrée en charge, Panizzi avait eu à diriger une longue et difficile opération ; de Montagu-house, qui tombait pièce par pièce sous la pioche, il avait fait transporter tous les livres dans les bâtimens neufs. Une fois ce déménagement terminé, il s’occupa d’obtenir de larges crédits pour combler les lacunes de la collection qui lui était confiée ; dans un rapport destiné aux trustees, il exposait le plan d’achats réguliers et systématiques qui permettraient, comme il aimait à le dire, « de dépasser Paris. » L’argent vint peu à peu ; grâce au zèle de son adjoint, Thomas Watt, le plus polyglotte et le plus laborieux de tous les bibliothécaires, le conservateur put donc faire ranger sur les rayons des suites de livres étrangers, dans toutes les langues littéraires, que l’on ne trouverait réunies nulle part en Europe. En même temps, il prenait la part la plus active aux, discussions qui se poursuivaient, dans l’enceinte du musée et hors de ses murs, sur la meilleure marche à suivre pour dresser le catalogue ; on verra plus loin à quel parti il finit par s’arrêter.

Une autre tâche s’imposait à l’administration du musée. Les livres et les lecteurs augmentaient dans une proportion que n’avait pu prévoir l’architecte. Bientôt ni les magasins ne suffiraient à contenir les volumes nouveaux, ni la salle de lecture à recevoir ses habitués. Il fallait aviser. On avait d’abord songé à s’étendre vers le nord en achetant du terrain ; mais en 1854, Panizzi suggéra aux trustees une autre idée. Il proposait d’utiliser la cour intérieure, grand espace vide autour duquel se groupaient les galeries. Dans ce rectangle, il inscrivait un cercle, le tracé d’une salle ronde très spacieuse destinée tout à la fois aux livres et aux lecteurs. Une esquisse accompagnait le projet ; l’architecte eut le mérite de l’approuver, quoiqu’elle ne fût pas d’un homme du métier, et le plan fut adopté. Les travaux durèrent trois ans. Quand ils furent achevés en 1857, Ellis avait pris sa retraite, Panizzi lui avait succédé comme directeur du musée. En vain avait-on essayé de se faire une arme contre lui de son origine étrangère, il était soutenu par l’opinion. Le choix était excellent. Grâce à sa supériorité reconnue, à sa situation dans la haute société anglaise, à son caractère même d’étranger, il avait sur son personnel une autorité qu’il fit tourner au profit de la chose publique. Il n’avait pas de camarades de collège ou d’université, pas de parent à placer, personne à ménager. Les trustees comptaient avec lui, et ses subordonnés lui obéissaient. Il prit sa retraite en 1866, et fut remplacé par M. Winter Jones, son successeur aux imprimés. On vit vieux au Musée-Britannique. Morton est mort à quatre-vingt-trois ans, Planta à quatre-vingt-quatre, Ellis à quatre-vingt-douze, Panizzi a aujourd’hui près de quatre-vingts ans ; nous lui souhaitons d’atteindre les années de son prédécesseur.

La nouvelle salle de lecture a coûté en nombres ronds 150,000 livres (3,750,000 francs). C’est une vaste rotonde, avec un dôme qui a 32 mètres de hauteur et 43 de diamètre. Le dôme du Panthéon d’Agrippa à Rome, le plus grand qui existe, a seul une portée supérieure ; la coupole de Saint-Pierre est un peu moins large. L’édifice est tout en fer et en briques. A l’intérieur, avec les livres qui le tapissent tout entier et les fenêtres qui s’ouvrent dans la voûte, il présente un aspect simple et sévère. Les employés occupent le milieu de la salle, un couloir les met en communication avec les magasins. Tout le reste de l’espace est occupé par des files de tables qui, comme autant de rayons, vont du centre à la circonférence ; il y a environ 300 places. Tous les détails ont été étudiés avec un soin infini. Le plancher est recouvert de feuilles de caoutchouc qui éteignent le bruit des pas. Sur ce sol élastique, les grands fauteuils à roulettes obéissent à la moindre impulsion, ils se déplacent presque trop aisément. Vous vous asseyez pour vous mettre à l’ouvrage, la table est doublée d’une épaisse basane, et de plus vous avez un appui-main en papier buvard. Dans le montant vertical qui vous fait face et coupe en deux les tables dans le sens de leur longueur, vous trouvez un encrier muni de ses plumes et deux pupitres, l’un pour les livres de moyen format, l’autre, d’un mécanisme plus compliqué, pour les grands livres à figure, pour les infolio.

Ce qui touche encore plus que ces ingénieux raffinemens du confortable anglais, ce sont les facilités que l’on rencontre ici pour le travail et les recherches. Deux principes dominent toute cette organisation. Le premier, c’est que la bibliothèque n’est pas faite pour les désœuvrés qui aimeraient à se chauffer aux frais de l’état en lisant un roman. Pour y être admis, il faut s’adresser par écrit au directeur, donner son nom, ses qualités, son domicile, et se recommander de quelqu’un qui soit connu des bibliothécaires ; on obtient alors une carte d’entrée valable pour six mois. L’autre règle, c’est que, sous aucun prétexte, un volume quelconque ne peut sortir de la bibliothèque. Seuls les conservateurs qui demeurent dans l’enceinte du musée, c’est-à-dire sept ou huit personnes, ont le droit d’emporter chez eux quelques volumes. La question du catalogue n’a pas été tranchée avec moins de décision et de sagesse.

C’est une chimère dangereuse que ce rêve d’un catalogue méthodique imprimé, tel que l’avait entrepris, sous le dernier règne, l’administration de notre Bibliothèque nationale. Toute classification a nécessairement quelque chose d’arbitraire ; le manque de jugement d’un employé risquera de mettre un livre dans telle catégorie où jamais le lecteur n’aura l’idée d’aller le chercher. De plus il n’y a pas d’exemple qu’un pareil travail ait été terminé pour un de ces grands dépôts où les livres se comptent par centaines de mille. Supposons-le achevé, on serait obligé d’y donner d’année en année des supplémens qui finiraient par former eux-mêmes toute une bibliothèque. Panizzi, après mûre réflexion, s’est arrêté au système du catalogue alphabétique par noms d’auteurs. Le plus difficile a été d’inventorier à cette fin tout l’ancien fonds ; à force de zèle et d’argent, on en est venu à bout en peu d’années. Ceci fait, rien de plus aisé que de se tenir au courant. Au moment de l’achat d’un livre, le titre en est transcrit sur une bande de papier que, le soir même, on colle à sa place dans un des volumes du catalogue. Les bandes, adhérentes seulement par leurs extrémités, peuvent s’enlever et se reporter plus loin quand de nouveaux titres réclament une place entre deux d’entre elles ; on peut aussi, le cas échéant, intercaler des feuilles dans le registre. Pour rendre les recherches encore plus aisées, dans ce catalogue alphabétique il a été fait une certaine place à la classification méthodique ; ainsi les titres des ouvrages relatifs à l’histoire de France, à l’histoire d’Angleterre, etc., ont été transcrits une seconde fois sous les rubriques France, Angleterre. Le tout forme environ 500 gros volumes qui sont là, rangés en cercle autour du bureau, à la disposition des lecteurs ; à côté du titre de chaque ouvrage est indiqué le numéro du rayon où il se trouve. Vous transcrivez cette indication (press mark) sur votre bulletin de demande. Si le livre n’a pas été communiqué dans la séance même, vous êtes servi au bout de quelques, minutes. C’est qu’il n’y a point ici ces mystères du porté et du non-porté qui compliquent si fort le travail des employés de notre Bibliothèque nationale ; le bulletin du lecteur conduit le bibliothécaire comme par la main jusqu’à la salle et à la planche où se trouve l’ouvrage désiré.

Autre avantage inestimable : sous cette désignation, livres à consulter (books of reference), plus de 20,000 volumes disposés tout autour de la salle, contre la paroi, sont confiés, comme le catalogue, à la discrétion des hôtes du musée. On va les prendre, on les remet soi-même à leur place. Ce sont des dictionnaires de toute espèce, les grandes collections de documens, les mémoires des académies et sociétés savantes, les suites des principaux recueils périodiques de l’Angleterre et du monde entier. Un plan colorié, suspendu au bout de chaque table, indique au nouveau-venu où il trouvera la catégorie d’ouvrages qui peut lui fournir les renseignemens dont il a besoin. C’est là une précieuse innovation qui mérite d’être introduite dans toutes les bibliothèques. Elle épargne aux employés bien des pas, elle fait gagner aux lecteurs bien du temps.

Grâce à toutes ces mesures et à ces combinaisons ingénieuses, le lecteur, enveloppé de silence, commodément assis, pourvu d’appareils qui lui permettent de disposer, au gré de son œil et de sa main, tous les livres qu’il interroge, n’a d’ailleurs qu’à se lever et à tendre le bras pour feuilleter ces volumineux répertoires où les modernes ont condensé toute science ; il n’a que deux mots à écrire pour qu’on lui apporte, quelques instans après, n’importe lequel des 1,600,000 volumes environ que renferme le musée. Connaissez-vous un cabinet de savant, même millionnaire, où tous ces agrémens se trouvent réunis à toutes ces ressources, et n’est-ce pas vraiment ici le paradis des travailleurs ? Malgré tous les progrès réalisés à Paris dans la nouvelle salle de lecture, nous retardons encore à bien des égards sur Londres ; mais ne peut-on pas tout espérer et tout attendre de l’éminent érudit qui dirige depuis un an seulement la Bibliothèque nationale ?

Quant aux manuscrits, c’est d’ordinaire dans la grande salle de lecture qu’ils sont communiqués, système préférable à celui que l’on suit à Paris. Il est utile, quand on étudie un manuscrit, d’avoir en même temps sous la main les secours que peut seul fournir le département des imprimés, soit les éditions antérieures du même texte, soit les collections scientifiques auxquelles l’historien et le critique ont sans cesse à recourir. Seuls les documens d’une valeur et d’une rareté tout exceptionnelle ne subissent point ce déplacement. A-t-on à consulter par exemple les fameux papyrus égyptiens qui nous ont conservé de précieux débris d’Hypéride, ou bien le palimpseste syriaque de l’Iliade, on s’installe dans une petite pièce située au milieu même de ces trésors, où l’on travaille sous la surveillance plus effective de ceux qui en ont la garde et la responsabilité. Le cabinet est d’ailleurs, à de rares exceptions près, assez pauvre en textes des classiques grecs ou latins ; c’est qu’il n’a été formé qu’au dernier siècle, quand ceux-ci ne sortaient plus guère des grands dépôts où les avaient versés les deux siècles précédens. Sa richesse, ce sont, d’une part, les pièces et papiers de tout genre qui ont trait à l’histoire du moyen âge et des temps modernes, d’autre part les manuscrits orientaux. L’une des séries les plus importantes, c’est celle de ces ouvrages syriaques dus aux recherches poursuivies par MM. Tattam et Curzon dans les couvens de la vallée des Lacs de natron, en Égypte : on sait tout ce qu’en a déjà tiré la science et la critique de Cureton ; il y reste encore bien des textes curieux à publier.

Le musée est aujourd’hui partagé en douze départemens, imprimés, manuscrits, antiquités orientales, antiquités bretonnes et du moyen âge avec l’ethnographie, antiquités grecques et romaines, monnaies et médailles, cartes et dessins topographiques, estampes et dessins, botanique, zoologie, paléontologie, minéralogie, dont chacun est dirigé par un conservateur. Les quatre derniers sont placés sous la haute surveillance d’un surintendant de l’histoire naturelle (superintendant of natural history) dont la situation est la plus élevée qu’il y ait au musée après celle du directeur-général. La plupart des départemens ont des conservateurs-adjoints (assistant-keepers). Viennent ensuite les attachés (assistants) divisés en deux catégories (senior and junior). Ce personnel nombreux, qui renferme beaucoup d’hommes distingués, se plaint depuis longtemps d’un avancement trop lent ; on n’arrive guère qu’à l’ancienneté. Cet inconvénient sera moins ressenti lorsque les appointemens auront été relevés, comme on s’apprête à le faire. Quand on les comparait aux autres situations publiques en Angleterre, ils semblaient vraiment insuffisans. Aux premières réclamations que les trustees avaient transmises aux ministres et au parlement, on avait répondu par un refus très net, accompagné de réflexions comme celles-ci : « les fonctions des employés du musée sont si intéressantes, si agréables, qu’ils devraient plutôt payer qu’être payés pour les remplir. » Cette boutade eut peu de succès parmi des hommes dont la vie est très laborieuse, et dont le travail, surtout aux imprimés et aux manuscrits, est loin d’être toujours amusant. Quelques-uns des meilleurs employés cherchèrent et trouvèrent ailleurs des positions plus avantageuses ; M. Winter Jones jetait les hauts cris et déclarait qu’il ne pourrait bientôt plus suffire au recrutement du personnel. La dernière enquête parlementaire lui a donné raison.

Ces enquêtes, dont les résultats sont contenus dans d’énormes volumes qui font partie des Parliamentary papers, se sont répétées depuis le commencement de ce siècle, à d’assez fréquens intervalles, notamment en 1835, en 1849, en 1850, en 1860, en 1875. Elles ont chaque fois abouti à des réformes utiles et à des augmentations de crédit ; on ne saurait trop admirer l’intelligence et la patience avec lesquelles elles ont été conduites. Chaque fois des centaines de témoins sont entendus ; il n’est pas un point obscur qui ne soit tiré au clair, pas un abus que l’on cherche à cacher par respect des situations acquises ou par amour-propre national. On demande tout, on force les intéressés à tout dire. Ce besoin de se rendre un compte exact des choses, ce goût de la précision, cette habitude de ne point se cacher à soi-même et de ne point cacher au public ce qui peut être désagréable à entendre, c’est là un des traits les plus curieux et l’une des vertus de l’esprit anglais.

Les enquêtes de 1849 et de 1850 ont eu surtout des résultats importai)s. Elles ont, sans détruire les anciens fondemens, sans mettre le musée dans la dépendance des bureaux d’un ministère, reconstitué le conseil des trustees. Il se compose de 25 membres de droit, de 9 représentans des familles bienfaitrices, de 15 membres élus à vie par le corps et d’un qui est désigné par la couronne. Sur ces 50 personnes, il n’en venait parfois que 2 ou 3 aux réunions, qui ont lieu tous les quinze jours pendant les sessions, tous les mois pendant les vacances du parlement. En 1850, conformément aux conclusions de la commission d’enquête, le conseil a choisi dans son sein, par voie d’élection, un comité permanent (standing committee), dont les 18 membres sont chargés de l’expédition des affaires courantes et tenus à plus d’assiduité ; on les a pris parmi ceux à qui leurs loisirs permettaient de donner plus de temps au musée et que leurs goûts ou leurs études semblaient avoir préparés à cette tâche. Sur la liste de l’an dernier, je trouve les noms de MM. Gladstone et Disraeli, de M. Robert Lowe, l’éloquent orateur, de plusieurs grands seigneurs, tels que le duc de Somerset et le comte Stanhope. Le bibliothécaire en chef est secrétaire du comité ; c’est lui qui soumet aux trustees les questions à résoudre et les nominations à signer. On regrette que les conservateurs des différens départemens n’aient point de relations régulières avec le conseil ; ils y sont rarement appelés et n’y ont même point, dans ce cas, voix consultative. Il y aurait là, de l’aveu général, une utile réforme à introduire. Malgré toute sa bonne volonté, malgré les renseignemens dont il s’est entouré, le directeur du musée ne peut, dans bien des discussions, être aussi compétent que les hommes spéciaux dont il est chargé d’exposer les vœux et les idées. Par bonheur, ces hommes ont souvent, avec tel ou tel des trustees, des relations personnelles qui leur permettent de préparer, par voie de conversation officieuse, l’adoption de la mesure, la ratification de l’achat qu’ils proposent. Comme toute chose humaine, l’organisation actuelle du musée a sans doute ses défauts ; mais, à tout prendre, elle a fait ses preuves, et l’Angleterre a le droit d’être fière des résultats obtenus. On peut en perfectionner le mécanisme, mais ce serait de l’ingratitude et de la témérité que de prétendre en changer les bases. Le secret de son efficacité, c’est qu’elle intéresse à la prospérité d’un grand établissement scientifique des hommes du monde et des personnages politiques, ceux qui par leur naissance, leur fortune, leur rang et leurs talens occupent les plus hautes situations du pays. Dans la longue liste des bienfaiteurs du musée, on compte plus d’un trustée ; après avoir aidé le musée de ses conseils et de son influence pendant bien des années, on trouve tout naturel de l’instituer son héritier. D’autres n’ont point de manuscrits, de livres ou de statues à lui offrir ; mais ils soutiennent au parlement et font adopter comme ministres les mesures et les demandes de crédit qu’ils ont approuvées comme membres du conseil. Ce sont des services qu’il est aisé de rendre quand on s’appelle Gladstone ou Disraeli.


George Perrot.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1875.
  2. Ces rapports commencent à figurer dans les Parliamentary papers en 1813 ; mais, pendant bien des années, ils ne contiennent que le chiffre des recettes assurées au musée soit par les capitaux dont il est propriétaire, soit par les crédits que lui accorde la chambre, puis, avec le détail des dépenses, le nombre des personnes qui ont visité les collections pendant l’année. Le tableau n’occupe alors que deux ou trois pages in-4o. C’est vers 1840 que ces rapports se développent et commencent à contenir des données précieuses sur l’accroissement des collections. Celui qui concerne l’exercice 1842 a 9 pages, celui de 1874 en compte 40. À mesure que le parlement donne plus d’argent, il tient à être mieux renseigné sur l’emploi qu’en a fait l’administration du musée.
  3. Voici la liste des catalogues publiés par les soins des trustees et relatifs aux antiquités : Description of the ancient terracottas, by T. Combe, 1810, in-4o. — Description of the Marbles, XI parties, in-4o, 1812-1861, by Combe, Hawkins, Cockerell and Birch. — Catalogue of the Greek and Etruscan vases in the British Museum, 2 vol. in-8o, 1851-1870. — Tablets and other Egyptian monuments, from the collection of the earl of Belmore, 1843, in-folio. — Inscriptions in the cuneiform character, from Assyrian monuments, discovered by A. H. Layard, 1851, in-folio. — Cuneiform inscriptions of western Asia, prepared for publication by sir Henry Rawlinson, 3 vol. in-folio, 1801, 1866. — Inscriptions in the Phœnician character, discovered on the site of Carthage, during researches by Nathan Davis, 1863, in-folio, 1870. — Inscriptions in the Himyaritic character, discovered chiefly in southern Arabia, 1863, in-folio. — Inscriptions in the Hieralic and Demotic character, 1868, in-folio. — Ancient greek inscriptions. Pars I, Attika 1874, in-folio. — Le cabinet des médailles et celui des papyrus ont aussi publié des catalogues où sont décrits et en partie figurés les objets les plus intéressans de ces collections.
  4. Quelques-unes de ces notices sont épuisées, et l’on travaille en ce moment à les refaire. Voici la liste de celles que j’ai sous les yeux : A guide to the Grœco-roman sculptures, 1874, 92 pages, 4 pence. — A guide to the bronze room, 1871, 57 pages, 3 pence. — A guide to the first vase room, 1875, 29 pages, 2 pence. — A guide to the second vase room, 1869, 43 pages, 2 pence.
  5. Les Marbres d’Eleusis, 1er mars 1860.
  6. Heuzey et Daumet, Mission archéologique de Macédoine, planche 23.
  7. On peut consulter à ce sujet un article du savant archéologue de Berlin, M. Ernest Curtius, dans l’Archœologische Zeitung, 1872, p. 72. — Les planches 65 et 66 contiennent une excellente reproduction lithographique du bas-relief d’Éphèse d’après des photographies. Dans la figure ailée, M. Curtius reconnaît Agôn, le génie des combats gymniques.
  8. L’Acropole d’Athènes, in-8o, 1862, p. 239.
  9. Depuis lors, ce budget n’a cessé de croître ; en 1873, il était de 102,061 livres, environ 2,550,000 francs. La somme portée pour les achats est de 24,640 livres (616,000 francs) ; mais la somme dépensée a du monter plus haut, car, l’année précédente, par suite de divers crédits supplémentaires accordés au cours de l’exercice, le total des acquisitions, pour les différens départemens du musée, avait atteint le chiffre bien plus élevé de 38,940 livres, soit 873,300 francs.