Le Musée des copies

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Le musée des copies
Henri Delaborde


LE MUSEE DES COPIES

On a beaucoup parlé à l’avance, et de part et d’autre avec un empressement également inconsidéré, de la collection que le public est appelé à examiner aujourd’hui. Depuis que l’administration des Beaux-Arts a eu la pensée d’instituer un musée de copies, les critiques n’ont pas plus manqué que les éloges, et le projet recevait à peine un commencement d’exécution que déjà les jugemens les plus contradictoires étaient portés à la tribune de l’assemblée nationale et dans la presse, dans le monde des ateliers comme dans celui des salons.

Pourquoi, disaient les uns, ce parti-pris de consacrer les ressources de l’état à la reproduction des œuvres du passé, au lieu de les faire servir au développement des talens contemporains ? Notre art national est-il donc devenu tout à coup si stérile qu’il faille renoncer à en exploiter le champ pour se rejeter, en désespoir d’invention, dans le domaine de l’imitation archéologique, de la contrefaçon ? D’ailleurs, si exacts qu’on les suppose, ces fac-similé d’anciens tableaux ne mériteront jamais une entière confiance. Dans ce travail de seconde main, l’âme secrète, l’inspiration intime qui vivifiait l’œuvre originale se sera comme engourdie en raison même des efforts accomplis par le traducteur, et les patientes insistances de l’outil n’auront réussi qu’à rendre plus ou moins correctement des apparences, alors que l’essentiel eût été de nous révéler le fond des choses. De là pour le public aussi bien que pour les artistes, des élémens d’étude forcément insuffisans, et le danger ou de se fier mal à propos à ces représentations incomplètes, ou, par une autre erreur, d’imputer aux maîtres eux-mêmes les torts qu’auront pu se donner les copistes.

Quoi de plus instructif pourtant, répondait-on, qu’un résumé par les chefs-d’œuvre de l’histoire tout entière de la peinture ? On n’aura devant les yeux que les images de ces chefs-d’œuvre, soit ; mais lors même que chaque copie serait à certains égards imparfaite, elle n’en gardera pas moins, au point de vue de la composition, des caractères généraux, du style, une signification assez nette pour permettre au spectateur d’estimer à leur prix les inspirations ou les doctrines propres aux grands artistes et aux grandes écoles. — Et quelques défenseurs du projet allaient jusqu’à célébrer comme un événement considérable entre tous, comme le plus glorieux même pour les arts dans notre temps, la création de ce « musée européen, » qu’il nous eût paru, soit dit en passant, plus convenable et plus juste d’intituler simplement musée des copies, puisque c’est à ce titre qu’il se distingue des autres galeries publiques, et que toute collection de peintures dont les écoles étrangères ont fourni les élémens peut, à aussi bon droit que celle-ci, être qualifiée d’européenne.

Il y avait en réalité exagération des deux côtés. Maintenant que le nouveau musée est ouvert, maintenant que chacun a l’occasion d’apprécier par ses yeux la valeur de ce qu’il contient, on aurait pour le moins aussi mauvaise grâce à ratifier. les attaques dont il a prématurément été l’objet qu’à s’associer aux louanges un peu plus enthousiastes que de raison qui, dans la bouche des prôneurs ou des officieux, avaient d’abord tenu lieu d’argumens. Il est clair que, grâce aux trésors dont nous avons la possession depuis longtemps, grâce à nos admirables collections du Louvre, nous n’en étions pas à attendre que l’art ancien nous fût révélé, et qu’on ne pouvait ici viser à rien de plus qu’à rapprocher de nous une partie de ce qui est au loin, qu’à suppléer, dans une certaine mesure à ce qui nous manque. Il est clair aussi que la formation d’un musée, de copies ne saurait suffire pour régénérer du jour au lendemain, notre école, et, que l’innovation décrétée par l’administration des Beaux-Arts n’équivaut nullement, quoi qu’on en ait dit, à quelqu’une de ces grandes fondations, dont les deux derniers siècles nous ont légué les bienfaits ; mais, si ces copies sont bonnes ; si les modèles qu’elles reproduisent ont été choisis par qui de droit avec une inexorable sévérité, en un mot, si l’on a entendu ne recueillir et ne nous présenter que de nobles exemples, il est certain également qu’on aura fait une œuvre utile. Aujourd’hui moins que jamais, par le temps qui court de menues habiletés et de doctrines équivoques, il ne semblera point superflu de rappeler formellement en quoi consistent le beau et ses conditions, l’art et sa dignité. Reste à savoir si le but qu’on devait se proposer, a été atteint, et jusque quel point on ai réussi par ces conquêtes, nouvelles, par ces emprunts aux collections du dehors, à créer un fonds d’enseignement assez riche pour défrayer ou pour prémunir le goût public.

Ce qu’il fallait d’abord dans une entreprise de cette sorte, c’était un plan bien, arrêté, un programme fixe, prétendre mettre devant nos yeux les images de tous les tableaux célèbres, de toutes les œuvres anciennes dont les musées étrangers s’enorgueillissent à tort ou à raison, eût été un projet aussi démesuré qu’inutile, à la réalisation duquel notre curiosité eût peut-être trouvé son compte, mais qui par la multiplicité même des rapprochemens ou plutôt des contrastes eût au moins compromis les progrès de notre éducation esthétique. L’essentiel en pareil cas était de rechercher non pas le nombre, mais l’excellence des souvenirs à consacrer, de s’interdire tout accommodement avec la fausse gloire de certains artistes pour se dévouer uniquement à la cause de l’art véritable, de n’admettre enfin et de ne recommander comme objet d’étude que des types absolument dignes d’être pris pour modèles, des ouvrages absolument beaux.

Or, soit concession aux inclinations éclectiques de notre temps, soit difficulté d’obtenir à point nommé ce qu’on aurait voulu, on n’a pas laissé de donner place dans le musée des copies à des toiles qui ne reproduisent rien de plus que des mérites secondaires, sinon même les témoignages d’une habileté de mauvais aloi. Quels enseignemens sérieux peuvent ressortir par exemple, quelle bonne influence peut résulter du spectacle de ces copies d’après Vélasquez où d’ignobles gueux, couverts de haillons sordides, sont censés personnifier Ésope et Ménippe, Bacchus, Apollon lui-même, c’est-à-dire les plus hauts souvenirs de l’histoire ou de la mythologie antique, les idées bienfaisantes du génie, de la poésie, de la beauté ? Pour racheter ici la niaiserie ou le néant des intentions morales, y a-t-il du moins des qualités d’exécution telles qu’on puisse à la rigueur passer condamnation sur d’aussi graves injures au bon goût et au bon sens ? Ces qualités, si tant est qu’elles existent, se réduisent à bien peu de chose : elles n’arrivent le plus souvent qu’à simuler l’ampleur et la verve dans le dessin par une facilité tantôt lâche, tantôt brutale, l’harmonie générale du coloris par l’effacement des tons propres à chaque forme partielle, et en général la vigueur par la violence, l’aisance du pinceau par l’ostentation de la dextérité. Si l’on s’était contenté de prendre parmi les œuvres de Vélasquez quelques-unes de celles où il se montre véritablement un maître, quelques-uns de ces portraits qui lui assurent le premier rang parmi les peintres de son pays, nous ne songerions certainement pas à lui marchander l’hospitalité à laquelle il avait droit ; mais, puisqu’on a cru devoir, à côté des toiles où il a représenté Don Fernando et le Duc d’Olivares, Philippe IV et les deux Fous du roi, en exposer d’autres qui n’attestent que trop l’extrême indigence de son imagination et les vices impardonnables de sa doctrine comme peintre d’histoire, nous n’hésitons pas à refuser le fâcheux présent qui nous est offert ; nous protestons, au nom des principes que l’administration des Beaux-Arts a sans aucun doute le désir de faire prévaloir, au nom des progrès mêmes qu’elle voudrait provoquer, contre ce qui tend ouvertement à déconcerter ses efforts et à tromper ses espérances. Puissent donc ces tristes spécimens de l’école espagnole disparaître bientôt d’un lieu destiné surtout à l’instruction des jeunes artistes ! Ce n’est pas en face de pareils modèles que ceux-ci apprendront à résister aux tentations mauvaises, à se soustraire aux influences de l’esprit matérialiste, — à moins toutefois qu’ils ne sachent tirer du spectacle la seule leçon utile qu’il puisse fournir, et que, comme les enfans Spartiates à la vue des ilotes ivres, ils ne soient préservés du mal par les excès mêmes dont ils auront été les témoins. Le mieux pourtant serait de n’exposer personne aux hasards de l’aventure, et, pour nous persuader le bien, de ne recourir ni aux exhortations détournées, ni aux démonstrations par les contraires.

La composition du nouveau musée autoriserait d’autres réserves, elle soulèverait d’autres objections, si tout devait se borner aux cent trente tableaux environ que ce musée contient aujourd’hui. Dans son état actuel en effet, la collection présente à certains égards plus d’une lacune, tandis qu’elle semble çà et là relativement trop abondante. Ni Van Eyck ni Memling ne figurent dans la salle consacrée à l’école flamande, et cependant il eût été plus instructif pour les artistes, plus intéressant pour le public d’y trouver quelque ouvrage de ces peintres, généralement si peu connus en France, que d’y rencontrer le tableau de Rubens, dit le Coup de lance, qui, tout brillant qu’il est, ne nous apprend rien sur le génie et sur la manière du maître. Si l’on a jugé à propos de nous montrer ces honnêtes Officiers du tir de Saint-George, ces dix ou douze compères en appétit groupés par Franz Halz autour d’une table, comment la Ronde de nuit de Rembrandt n’est-elle pas venue, pour compléter la leçon, marquer précisément la distance qui, même dans des sujets de cet ordre, sépare un tableau de la simple transcription du fait et l’imagination poétique de l’habileté toute matérielle ? Pourquoi les deux chefs de l’école allemande, les seuls peintres allemands, à vrai dire, qui avec Holbein méritent le nom de maîtres, pourquoi Martin Schöngauer et Albert Dürer semblent-ils avoir été oubliés ? Enfin d’où vient qu’on ait fait reproduire une fois de plus quelques tableaux depuis longtemps populaires, incessamment réédités sous la forme de copies peintes ou de gravures, tandis qu’on négligeait en apparence tant de peintures monumentales dont le burin n’a retracé tout au plus que l’ordonnance générale et les contours, tant de fresques qui se détériorent d’année en année et qui peut-être auront bientôt disparu, sans que rien survive d’elles et des admirables inspirations qu’elles traduisaient ? Est-ce donc, — pour ne citer que ces exemples parmi les plus grands, — que les œuvres des Giotteschi à Assise, d’Orgagna à Pise, de Jean de Fiesole à Florence, de Luca Signorelli à Orvieto, auraient à nous fournir des enseignement moins élevés, des informations moins neuves que la Pietà d’Annibal Carrache ou le Saint Jérôme du Dominiquin ? Est-ce que, dans l’école vénitienne, il n’eût pas beaucoup mieux valu choisir Jean Bellin que Bonifazio, dont une composition vraiment nulle, le Retour de l’enfant prodigue, laisse le regard du spectateur aussi indifférent que son esprit ?

Nous ne voulons pas insister. Encore une fois, un jugement définitif sur l’organisation du musée des copies ne doit pas être porté dès à présent. Nous croyons savoir même que, dans ces salles peuplées encore un peu au hasard des occasions ou du moment, plusieurs copies très judicieusement commandées, — le Triomphe de Jules César entre autres, d’après Mantegna, et les peintures du chœur de la cathédrale de Prato d’après Filippo Lippi, — viendront d’ici à peu prendre une place mieux méritée que celle qu’occupent certaines copies d’après des artistes de second ordre. Ce que nous entendons seulement indiquer aujourd’hui, c’est la nécessité de procéder dans les choix futurs conformément à une règle invariable, à un système sans démenti ; c’est l’obligation, pour ceux qui ont la mission d’approvisionner ce musée, de se montrer convaincus jusqu’à l’intolérance, en n’admettant que ce qui peut nous donner le goût et la notion de l’art dans son expression la plus élevée. L’indulgence pour les mérites médiocres ou le souci de la quantité n’aboutirait ici qu’à la confusion, n’engendrerait parmi nous que le scepticisme, et n’arriverait à nous procurer, au lieu de la foi dont nous avons besoin, que des enseignemens de rencontre et des vérités contestables.

Quelques regrets d’ailleurs, quelque étonnement au moins que puisse causer la présence au palais des Champs-Elysées de plusieurs toiles assez peu dignes d’y figurer, mais qui probablement n’y auront été mises qu’en attendant mieux, beaucoup parmi celles qu’on a réunies jusqu’ici n’inspireront que des sentimens d’admiration pour les modèles, et d’estime sérieuse pour le talent des copistes. Les principales œuvres de Raphaël par exemple ont été rendues en général avec une fidélité. d’autant plus louable que la difficulté était plus grande de s’approprier à la fois le style incomparablement pur et la manière si savamment aisée du « divin maître.  » Depuis la très consciencieuse copie par M. Lechevallier-Chevignard du Sposalizio jusqu’aux excellentes copies dues au pinceau de M. Monchablon d’après le Saint Paul à Athènes et la Vision d’Ézéchiel, — depuis le Mercure de la Farnésine qu’Ingres envoyait de Rome il y a plus de soixante ans jusqu’à la Jurisprudence, interprétée avec une rare délicatesse par M. Baudry, à l’époque où il n’était encore, lui aussi, qu’un pensionnaire de la villa Médicis, — presque tous les travaux qui résument avec le plus d’éclat les développemens de l’art et de la pensée du Sanzio sont rassemblés dans le nouveau musée et permettent de suivre d’un bout à l’autre l’histoire de ce génie sans pareil.

Il peut être bon de le rappeler au surplus, nulle part, sauf en Italie, les élémens de cette glorieuse histoire n’ont été plus pieusement, plus assidûment recueillis qu’en France, à toutes les époques ; nulle part la mémoire et les œuvres de Raphaël ne sont restées l’objet d’un respect plus général et d’une étude plus féconde. Pour ne citer, dans notre école de peinture, qu’un exemple bien près de nous, on sait l’influence exercée par Raphaël sur le plus illustre représentant de l’art contemporain et le dévoûment passionné avec lequel Ingres ne cessa de soutenir la cause de celui dont il s’était fait le disciple, à trois siècles d’intervalle. C’est en France aussi que les tableaux du maître ont été le plus savamment Interprétés par les graveurs, depuis Edelinck jusqu’a Desnoyers, et que depuis les écrits de Quatremère et de M. Vitet jusqu’à l’ouvrage, récemment publié par M. Gruyer, les meilleurs travaux biographiques ou critiques sur Raphaël ont été entrepris et produits. Enfin c’est à la France que revient l’honneur d’avoir de tout temps le plus avidement recherché et le plus habituellement conquis les chefs-d’œuvre de Raphaël. Du vivant même de celui-ci, et avant que personne en dehors de l’Italie se fût. avisé d’une semblable tentative, François Ier sollicitait et obtenait pour notre pays le Saint-Michel et la grande Sainte Famille, qui porte aujourd’hui son nom. Un peu plus tard, au fur et à mesure des occasions, il s’emparait, sans regarder au prix, de la Belle Jardinière, du petit Saint George, de Sainte Marguerite, du portrait de Jeanne d’Aragon. Dans le siècle suivant, quatre autres tableaux, — parmi lesquels le portrait de Balthasar Castiglione, et ce merveilleux portrait de Jeune homme, qu’on a voulu à tort faire passer pour celui du peintre lui-même, — venaient s’ajouter aux tableaux acquis par François Ier, et, sous le règne de Louis XV, le Sommeil de Jésus complétait cette admirable série, gloire principale de notre musée. De nos jours encore, plusieurs dessins du maître ont accru la belle collection que les acquisitions faites à partir du règne de Louis XIV avaient successivement enrichie. On le voit, le culte de Raphaël est une tradition bien française, et le devoir d’augmenter, le cas échéant, par quelque ouvrage signé de ce grand nom, le nombre de ceux qui nous appartenaient déjà un devoir presque national. On n’y a pas failli, il y a fort peu de jours. Ces peintures de la Magliana détachées du mur qu’elles décoraient dans l’ancienne villa de Jules II et de Léon X, ces fresques transportées à Paris par l’amateur qui les avait achetées à Rome en 1869, sont devenues la propriété de la France, grâce à l’intervention personnelle, dit-on, de M. le président de la république. Il faut s’applaudir d’un résultat qui assure à notre pays la possession d’un nouveau monument de l’art de Raphaël, monument d’autant plus précieux qu’il n’aura, en raison de sa nature même, de sa qualité de fresque, un équivalent dans aucun autre musée de l’Europe. Mais revenons au musée des copies.

Une salle entière est consacrée aux fresques du Vatican ; d’autres copies d’après des tableaux de Raphaël disséminés dans les diverses galeries de l’Italie, de l’Espagne et de l’Angleterre, plusieurs portraits, quelques-unes des peintures décoratives de la Farnésine ornent les murs d’un salon voisin. Si toutes ces reproductions ne sont pas irréprochables, si parfois même telle d’entre elles ne fournit du modèle qu’une image laborieusement insuffisante, l’ensemble, — sans parler des inévitables beautés inhérentes à l’invention de chaque scène, — est de nature à donner une idée. assez juste des chefs-d’œuvre qu’il s’agissait de faire revivre. Plus d’un, il est vrai, n’a pas laissé de changer quelque peu d’aspect en subissant l’épreuve d’une traduction par des moyens matériels différens des procédés originairement employés. Sous le pinceau d’un artiste français du XVIIe siècle accoutumé au maniement des couleurs à l’huile et à l’énergie dans le ton qui en résulte, une peinture à fresque comme l’Attila a pu devenir en réalité un tableau et perdre ainsi quelque chose de sa sérénité, de sa limpidité caractéristique. Il serait injuste toutefois de réprouver absolument ces modifications involontaires ou calculées, cette sorte de transformation dont la copie de l’Attila est un exemple. Outre que cette ancienne copie, de la main de Bon Boulogne peut-être, a été faite, ainsi que d’autres appartenant à la même époque, pour être copiée à son tour en tapisserie dans les ateliers de la manufacture des Gobelins, l’intensité du coloris qui la distingue n’est après tout ni un mensonge ni une erreur. Elle ne fausse pas le sens du texte original ; elle a pour effet seulement d’en accentuer les termes, et de plus, en renouvelant ainsi les formes de la pensée du maître, le sentiment particulier du traducteur ajoute à l’expression de cette pensée un surcroît d’intérêt et d’influence.

Je m’explique : il y a deux manières pour un copiste d’envisager et d’accomplir sa tâche, deux procédés d’imitation aboutissant, l’un à la stricte effigie, au trompe-l’œil, l’autre à une interprétation plus ou moins personnelle du modèle donné. Sans doute, — est-il besoin de le dire ? — la première condition d’une bonne copie est l’exactitude ; mais il ne suit pas de là que le succès dépende tout entier d’une rigueur mathématique dans la transcription. L’esprit, en se désintéressant un peu trop des opérations de la main, courrait le risque de laisser une correction inerte se substituer à l’expression nécessaire de la vie, une fidélité de surface à la vraisemblance intime. De même donc que, sans rien changer, sans rien ajouter de son chef au morceau écrit par un maître, un musicien peut et doit, dans l’exécution de ce morceau, nous informer jusqu’à un certain point de ce qu’il sent pour son propre compte, de même il appartient à un peintre, tout en faisant sincèrement œuvre de copiste, de mettre quelque chose de lui dans ce travail d’assimilation. Nous ne voudrions pas, tant s’en faut, exagérer en ceci les droits du traducteur et donner raison à Rubens, qui transformait sans façon en échantillons de son style les tableaux peints par Léonard ou les bas-reliefs antiques, et en subordonnait même les lignes, même l’ordonnance aux inspirations de sa fantaisie. Il est évident que de semblables licences équivalent à des trahisons ; mais la loyauté défend-elle qu’un artiste, en retraçant l’œuvre de quelque grand maître, insiste sur ce qui le touche particulièrement, qu’il dégage surtout et mette en relief les points correspondant aux inclinations ou aux habitudes de son intelligence, à ses facultés spéciales, à ses secrètes aspirations ? Une abnégation complète d’ailleurs lui sera d’autant moins possible qu’il aura par lui-même plus de talent. Donnez à plusieurs peintres habiles le même tableau à copier : chacun d’eux s’acquittera de sa tâche de manière à fournir un exemplaire conforme à l’original, chaque copie ressemblera au modèle qu’elle devait reproduire, et pourtant ces copies ne se ressembleront pas entre elles, parce que ceux qui les auront faites se seront, dans la mesure de leurs goûts et de leurs aptitudes, émus ou préoccupés différemment des beautés qu’ils avaient devant les yeux. Il en va de cette diversité dans les modes d’interprétation pittoresque comme de la variété des moyens employés au théâtre pour nous rendre la pensée d’un poète. Les vers de Corneille ou de Molière ne changent pas en passant par la bouche des acteurs qui se succèdent dans un même rôle : pourrait-on dire cependant qu’ils ne tirent pas une nouvelle valeur, et parfois presque un nouveau sens, des intentions indiquées par la voix qui les récite ?

Plusieurs des copies exposées aujourd’hui ont cet accent individuel dans la transmission des idées d’autrui, ce caractère d’invention relative ou, si l’on veut, de pénétration. Nous parlions tout à l’heure de la Jurisprudence que M. Baudry a peinte d’après Raphaël, et de la singulière finesse avec laquelle son pinceau a, l’on n’oserait dire enchéri, mais disserté à sa manière sur l’élégance de cette fresque charmante. Dix ou douze grandes toiles dues au même artiste et représentant quelques-unes des compositions ou des figures qui ornent les voûtes de la chapelle Sixtine laissent deviner aussi, bien que sous des formes naturellement plus austères, cette prédilection pour la grâce, cette délicatesse instinctive qui caractérise le talent de M. Baudry. Michel-Ange d’ailleurs, comme il convenait, partage avec Raphaël le privilège d’occuper une place principale dans les salles du nouveau musée. Un fragment considérable du Jugement dernier, — la Barque des damnés, — savamment copié par M. Lenepveu, achève de signaler la puissance de ce prodigieux génie. Encore une fois rien de mieux ; mais n’eût-il pas été juste aussi de faire une part moins étroite au rival de Raphaël et de Michel-Ange, au peintre de cette Cène de Sainte-Marie-des-Grâces, effort suprême peut-être de l’art à l’époque de la renaissance, et en tout cas un des plus beaux ouvrages que la peinture ait jamais produits ? Léonard de Vinci n’est représenté ici que par la petite Madone qui décore le fond d’un corridor dans le couvent de San-Onofrio, à Rome ; en vérité, ce n’est pas assez. D’Andréa del Sarto du moins, nous retrouvons plusieurs œuvres importantes, depuis les fresques du cloître dello Scalzo et la Madonna del sacco, à l’Annunziata, jusqu’à la Déposition de croix du palais Pitti, jusqu’à une copie remarquablement juste du portrait du maître par M. Timbal. Si les quatre fresques de Giotto, scrupuleusement retracées d’ailleurs par M. Hénault, ne sont peut-être pas les plus éloquentes de celles qui ornent l’Oratorio degli Scrovegni à Padoue, elles suffisent toutefois pour faire pressentir le génie aussi profond qu’inventif du fondateur de l’école florentine. Enfin, sans compter divers sujets sacrés ou mythologiques, le chef-d’œuvre du Titien, ce Martyre de saint Pierre dominicain, qu’un incendie détruisait en 1866 à Venise, revit dans la copie qu’en avait très habilement exécutée autrefois M. Appert. Pourquoi, en regard de ces vastes pages, de ces témoignages, concluans, nous avoir montré seulement de Léonard ce qui, dans l’histoire de sa vie et de ses travaux, n’a que la valeur et les proportions d’un épisode ?

Il n’y aura que justice à mentionner encore, parmi les œuvres d’origine italienne, les belles copies de M. Mottez et de M. Blanchard d’après Tintoret et Carpaccio, — de M. Sturler, de M. Bézard et de M. Quantin d’après fra Bartolommeo, le Dominiquin et le Pérugin, — de M. Giacomotti d’après la fresque du Sodoma, l’Évanouissement de sainte Catherine, à Sienne, et d’après le tableau de Corrége à Londres dans la Galerie Nationale, Vénus, Mercure et l’Amour, — parmi les copies de tableaux hollandais, les reproductions, par M. Bonnat, de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, et par feu Lanoue, du Taureau de Paul Potter.

Quant à l’école française, on n’en pourra juger ici que par quatre toiles d’après Poussin, — le Martyre de saint Érasme, une Bacchanale très froidement copiée par Stella, la Mort de Germanicus et le Paysage conservé dans la galerie Sciarra, à Rome. Or, sauf ce beau paysage, de telles œuvres, lors même qu’elles seraient, comme la Mort de Germanicus, rendues avec une complète exactitude, résument-elles suffisamment les caractères de notre art national et les mâles qualités du génie de Poussin ? Révéleront-elles à ceux qui l’ignorent, rappelleront-elles à ceux qui ont pu déjà l’apprécier, le genre de mérite propre à ce noble maître, à ses doctrines, à sa manière, expression souveraine de la raison dans l’art ? Franchement, mieux aurait valu exclure tout à fait l’école française du palais des Champs-Elysées que de la condamner à y figurer sous des apparences aussi peu significatives et, quant au nombre, dans d’aussi chétives proportions. Certes le savant historien de l’art à qui ses fonctions administratives imposent la responsabilité principale dans la formation du nouveau musée a, moins que personne, besoin d’être renseigné sur les droits et les titres des maîtres appartenant à notre pays. Pour pressentir à cet égard sa justice, il suffira de se fier à sa mémoire : aussi nous contenterons-nous d’en appeler à l’auteur de l’Histoire des peintres des omissions, momentanées sans doute, que des esprits un peu trop pressés pourraient quant à présent reprocher au directeur des Beaux-Arts.

Le musée des copies, tel qu’on le voit aujourd’hui, — c’est-à-dire, suivant les termes mêmes de l’avis officiel, à l’état de « commencement, » — répond-il à l’attente de ceux qui, sur la foi de certaines promesses imprudentes, croyaient y trouver un majestueux ensemble des chefs-d’œuvre légués par les siècles, — ou bien les critiques vives, violentes même, qu’il a déjà suscitées, sont-elles légitimées par la médiocrité ou la pauvreté des résultats obtenus ? L’importance exagérée qu’on avait attribuée d’avance à l’entreprise, la pompe des paroles dont on s’était servi pour en annoncer la prochaine réalisation, expliquent, sans les justifier, ces critiques. Nous comprenons l’espèce de déception que bien des gens ont dû éprouver en visitant ces salles incomplètement garnies encore, et que l’administration des Beaux-Arts, si elle prétendait à un succès populaire, aurait mieux fait de n’ouvrir qu’à l’époque où elle se serait mise en mesure de les montrer tout à fait pleines ; nous ne rétractons rien des observations que nous suggéraient il y a un instant quelques choix fâcheux, quelques rapprochemens équivoques, en un mot l’incertitude apparente d’un plan qui devait avant tout être conçu et se développer avec une netteté parfaite ; mais il serait aussi contraire à l’équité qu’au bon sens de contester l’utilité que peuvent avoir la plupart des exemples qu’on nous présente, la grande majorité des souvenirs qu’on a évoqués. Il ne serait pas moins injuste de croire, sur parole ceux qui, sans y avoir regardé de fort près peut-être, se sont hâtés de déclarer infidèles ou négligées ces copies de toute origine et de tout âge ; nombre d’entre elles au contraire attestent le talent sérieux, la bonne foi, les louables efforts des artistes qui les ont faites. N’eussent-ils d’ailleurs d’autre avantage que de soustraire une partie de notre école contemporaine aux séductions ou aux influences frivoles en lui donnant pour tâche la reproduction d’œuvres sévèrement inspirées, des travaux de cette sorte seraient assurément très opportuns. Et quant au public, accoutumé en général à ne juger de la peinture que sur les spécimens exposés chaque année au Salon, il ne sera pas superflu pour lui de consulter sous le même toit les ouvrages fort différens sans doute qu’on vient d’y réunir. En face de ces monumens de l’art véritable, il comprendra peut-être par le contraste ce qu’il y a de mensonger ou de vain dans les petites habiletés de métier ; il apprendra à ne plus être le complice ou la dupe des succès à bon marché, à exiger de quiconque prétend le conquérir des preuves de talent plus solides, des gages plus sérieux que les simples tours d’adresse ou les contrefaçons de la réalité vulgaire. Il saura enfin, par l’expérience de son intelligence et de ses yeux, qu’en se renouvelant dans la forme, suivant les époques et les pays, l’art au fond reste immuable dans les lois qui le régissent, dans les principes, qui le constituent, et que, si le temps est bien passé d’un Giotto ou d’un Raphaël, d’un Michel-Ange ou d’un Titien, rien n’a disparu, rien n’a péri des vérités que ces grands maîtres ont mises en lumière et des devoirs qu’ils. nous ont légués.


HENRI DELABORDE.