Le Musée du Louvre (Emile Michel)

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Le musée du Louvre
Em. Michel

Revue des Deux Mondes tome 21, 1904


LE
MUSÉE DU LOUVRE

Le palais du Louvre est un des monumens les plus remarquables de notre architecture française. Il témoigne du goût de nos rois et du talent de nos artistes, et son importance comme sa beauté n’ont d’équivalent dans aucun pays. Mais ce palais n’a pas été fait pour la destination qu’il a reçue et si les richesses artistiques qui y sont amassées ont une valeur inappréciable, d’autres musées, de construction plus récente, mettent mieux en lumière et dans un meilleur ordre les collections qu’ils contiennent.

Un grand nombre des défauts d’appropriation du Louvre résultent, il est vrai, de l’édifice lui-même ; mais il semble que, de longue date, on ait pris à tâche d’aggraver ce vice originel par le manque absolu de prévoyance et de vues d’ensemble qui fait aujourd’hui de notre musée national un chaos inextricable où l’étranger a grand’peine à se retrouver. Il y a dans cette situation, si peu qu’on y arrête sa pensée, un indice manifeste de l’esprit d’anarchie qui règne dans un pays dont les besoins d’ordre et de méthode étaient autrefois réputés.

Depuis plus de quarante ans que j’ai commencé à visiter les musées de l’Europe, l’absence de direction et de suite dans la façon dont le Louvre a été administré m’a toujours frappé davantage au retour de chacune de mes pérégrinations et plus d’une fois déjà, j’ai songé à m’occuper de l’étude que j’aborde aujourd’hui. C’est avec une entière liberté d’esprit que je l’entreprends, cherchant de mon mieux à n’y mêler aucune question de personne, n’ayant, est-il besoin de le dire, d’autre désir que de servir, en quelque manière, les intérêts de notre musée national. A côté de critiques trop nombreuses et trop justifiées, je m’appliquerai à signaler aussi les améliorations qui, en ces derniers temps, ont été réalisées. S’il a été commis des erreurs irréparables, je serais heureux d’indiquer quelles fautes pourraient être atténuées ou évitées à l’avenir.


I

La richesse des collections du Louvre vient de ce qu’elles ont été anciennement formées. Alors que, sauf en Italie et en Espagne, les princes ou les souverains des autres pays de l’Europe ne songeaient pas encore à s’entourer d’œuvres d’art, les rois de France considéraient que c’était là un luxe intelligent qui pouvait puissamment contribuer à l’éclat de leur règne. Une histoire succincte du palais et du musée du Louvre mettra nos lecteurs à même de suivre à la fois les principales transformations qu’a subies ce palais, et l’accroissement graduel des collections qu’il renferme. Récemment d’ailleurs, grâce à l’initiative de M. Kæmpfen, directeur honoraire des Musées nationaux, de courtes notices, rédigées par lui et exposées dans chacune des salles du Louvre, indiquent la date de leur construction, les modifications qu’elles ont pu recevoir et les diverses destinations qui leur ont été tour à tour assignées.

Comme l’a dit, avec raison, M. Alfred Babeau, dans un livre excellent auquel nous empruntons la plupart des élémens de ce résumé[1] : « Le Louvre a été successivement un château fort, un palais, une réunion d’académies et un musée. » Choisi de bonne heure pour servir de résidence royale, sa situation au bord de la Seine présentait tous les avantages d’une défense facile et tout le charme d’un séjour agréable. Des travaux récens, entrepris au pied de la façade qui regarde Saint-Germain-l’Auxerrois, ont mis à découvert le fossé qui entourait l’édifice primitif, et une miniature des Grandes Heures du duc de Berry (Bibliothèque de Chantilly) nous montre l’ensemble imposant qu’offraient, dès le règne de Charles V, les diverses constructions groupées autour du donjon et enfermées dans une enceinte de hautes murailles flanquées de tours. La vue s’étendait de là sur la rive opposée de la Seine qui, de ce côté, était alors en pleine campagne, avec des jardins, des cultures et des bois. Dans l’enceinte même du château étaient compris des potagers, une ferme, une ménagerie et des logemens nombreux pour les gens de la Maison du roi. La sûreté de cette citadelle commandant le cours du fleuve, avait fait d’elle peu à peu un arsenal, un coffre-fort pour le trésor, un garde-meuble pour les objets précieux et une prison d’Etat où furent enfermés plusieurs personnages importans. Charles V lui-même commençait à lui donner une destination plus pacifique en plaçant dans la tour dite de la Librairie les précieux manuscrits dont les belles miniatures faisaient pressentir la floraison prochaine de notre école de peinture.

Après lui, les Valois, préférant leurs résidences des bords de la Loire, avaient un peu délaissé Paris, jusqu’à ce que François Ier, tout en créant Chambord et en accroissant le château de Fontainebleau, pour lequel il avait une prédilection marquée, s’occupât de donner au Louvre une appropriation mieux en rapport avec les habitudes d’une société brillante et polie. C’est à Pierre Lescot qu’en 1546 il confiait le soin de ces travaux exécutés dans le style élégant et sobre de notre Renaissance. Jean Goujon était, de son côté, chargé de la décoration extérieure et intérieure des nouvelles constructions, qui restaient ainsi une œuvre exclusivement française, alors qu’à Fontainebleau dominait la colonie des artistes étrangers que le roi y avait attirés. C’est également au palais de Fontainebleau que François Ier conservait les sculptures antiques et les tableaux qu’il avait achetés en Italie et parmi lesquels on comptait des chefs-d’œuvre tels que la Sainte Famille, la Belle Jardinière, la Sainte Marguerite, le Saint Michel et le Saint Georges de Raphaël ; la Joconde de Léonard, la Charité et la Sainte Famille d’André del Sarte et d’autres peintures qui, après mainte vicissitude, font encore aujourd’hui la parure de notre musée.

Henri II et Henri III continuaient les travaux de François Ier, et, à partir de 4596, Henri IV, qui avait également embelli le Louvre, en faisait sa résidence habituelle. C’est dans ce palais qu’après l’attentat de Ravaillac, il fut rapporté mourant et déposé au bas de l’escalier dit de Henri II, qu’un quart d’heure auparavant il descendait plein de gaieté, pour aller à l’Arsenal rendre visite à Sully. Sous Louis XIII, l’imprimerie royale était établie au Louvre, ainsi que la Monnaie placée alors sous la direction du graveur Warin, et Richelieu confiait à l’architecte Le Mercier, digne continuateur de Philibert Delorme et d’Androuet du Cerceau, la construction du pavillon de l’Horloge : Mais le cabinet des peintures du Roi, qui d’ailleurs n’avait pas reçu grand accroissement depuis François Ier, demeurait à Fontainebleau, et c’est dans le Trésor des Merveilles de cette résidence que le Père Dan nous donne, en 1642, la liste des 47 tableaux qui lui paraissaient les plus remarquables de cette collection.

Le Louvre, sous Louis XIV, fut l’objet de nombreux remaniemens et, de 1667 à 1674, Perrault y construisait la Colonnade. En même temps, le cabinet du Roi s’enrichissait de plus de 1 800 tableaux provenant, pour la plupart, de la galerie formée en Angleterre par Charles Ier et dont la collection des ducs de Mantoue faisait le principal fonds. On y voyait, entre autres, l’Antiope et les deux détrempes du Corrège ; le Parnasse et la Sagesse victorieuse des Vices de Mantegna, la Vierge et l’enfant Jésus, la Mise au tombeau, Jupiter et Antiope, et plusieurs portraits du Titien ; le Saint Jean-Baptiste de Léonard, le Triomphe de la chasteté du Pérugin, etc.[2].

Après la mort de Charles Ier, le financier Jabach avait acheté la plus grande partie de ses collections ; mais, tombé en faillite à la suite de ses excessives dépenses, il était obligé de céder successivement au cardinal Mazarin, puis à Louis XIV, tout ce qu’il possédait d’œuvres d’art et d’objets précieux. Colbert avait pu reconstituer le magnifique ensemble qu’avait formé Jabach, en acquérant de lui non seulement les 101 tableaux qui lui restaient, mais les beaux dessins, au nombre de 5 542, dont la réunion était alors unique, pour la somme minime de 200 000 livres, et en se faisant ensuite céder par les héritiers de Mazarin les collections du Cardinal. D’autres achats faits en Italie et dans les Flandres permettaient d’y joindre des ouvrages de maîtres qui n’étaient pas encore représentés dans le Cabinet du Roi. Le tout fut installé par les soins de Le Brun « au vieux Louvre, dans des salles fort hautes, dont quelques-unes ont plus de 50 pieds de longueur, à côté de la superbe galerie, appelée Galerie d’Apollon. En décembre 1681, le Roi étant venu visiter ces collections, y avait choisi 15 tableaux pour être exposés dans les appartemens de Versailles, qui en contenaient déjà 26. Peu à peu, d’autres emprunts faits au Louvre pour les résidences royales et des prêts accordés à des grands seigneurs avaient dispersé quelques-unes des œuvres faisant partie du Cabinet du Roi, qui, d’autre part, continuait à s’enrichir par des acquisitions successives, notamment, en 1667, par celle d’estampes provenant en grande partie de la collection de l’abbé de Marolles.

Jaloux de s’entourer de tout ce qui pouvait ajouter à la gloire de son nom, Louis XIV concédait aussi plusieurs locaux du Louvre pour servir de lieu de réunion aux diverses académies. L’Académie française obtint, la première, de tenir ses séances d’abord dans l’antichambre du rez-de-chaussée « entre les vieux et les nouveaux appartemens de la Reine, » et plus tard, dans les salles situées à droite du pavillon de l’Horloge et donnant sur la cour. L’Académie des Inscriptions occupait une salle voisine ; celle des Sciences siégeait dans la première antichambre de l’appartement du Roi. Dès 1693, l’Académie de peinture s’était établie dans le Cabinet du Roi, près de la rotonde d’Apollon, et la salle de ses séances décorée de sculptures et de peintures était devenue un véritable musée. Les expositions des membres de cette Académie, qui se faisaient d’abord au Palais-Royal, furent, à partir de 1699, installées dans la grande galerie du Louvre, dont Mansard avait mis la moitié à leur disposition. Les secrétaires perpétuels de ces différentes académies étaient également logés au Louvre, et, plus tard, les appartemens des entresols situés au-dessous de la Grande Galerie furent concédés à des artistes et à des savans. Peu à peu, comme il devait arriver, ces logemens très recherchés furent envahis par des hôtes de conditions très diverses, dont les droits à un tel privilège étaient plus ou moins justifiés. La bonne tenue du palais se ressentait d’une pareille cohabitation ; ses abords étaient sales et encombrés ; on jetait les ordures par les fenêtres, « sans avoir toujours le soin d’avertir les passans, » nous dit l’architecte Soufflot.

Cependant, sous Louis XV, les collections royales continuaient à s’accroître, grâce aux commandes faites à nos artistes et à l’achat de plusieurs collections, principalement de celle du prince de Carignan, dont la vente eut lieu le 18 juin 1743. Dès 1750, le Roi permettait que la plupart des tableaux, disséminés dans les appartemens de Versailles, fussent réunis soit au Louvre, soit au Luxembourg où se trouvait déjà la suite des peintures de Rubens composant la galerie de Médicis. Deux fois par semaine, les deux collections ainsi formées étaient ouvertes au public, aux mêmes jours et aux mêmes heures. Une réserve était laissée à Versailles, afin de renouveler de temps à autre la décoration des appartemens. Sous Louis XVI, des achats importans, surtout d’œuvres de l’école hollandaise, le Bon Samaritain, les Pèlerins d’Emmaüs, les deux Philosophes en méditation et des Portraits de Rembrandt ; la Leçon de musique et le Galant militaire de Ter Rorch ; la Tempête et le Buisson de J. Ruysdael ; la Prairie de P. Potter, etc., étaient faits pour le Louvre. Un projet du comte d’Angivilliers proposait d’y centraliser toutes les œuvres d’art éparses dans les domaines de la Couronne. Mais il ne fut pas donné suite à ce projet et, vers 1785, la plupart des tableaux et les Rubens de la galerie de Médicis eux-mêmes étaient transportés au dépôt de la Surintendance à Versailles.

Pendant la Révolution, un décret du 26 mai 1791 ordonne la réunion au Louvre « de tous les monumens des Sciences et des Arts, » et en 1793, au plus fort de la Terreur, puis en 1795 et les années suivantes, les Expositions de peinture s’y succèdent régulièrement. C’est du 27 juillet 1793 qu’est daté un autre décret de la Convention portant que « le Muséum de la République sera ouvert le 10 août suivant dans la Galerie qui joint le Louvre au Palais National. » Les œuvres d’art déposées aux Petits-Augustins et celles qui proviennent des maisons « ci-devant royales, » excepté le Château de Versailles, devront y être rassemblées sous la surveillance des commissaires des monumens, et un crédit annuel de 100 000 francs est mis à la disposition du ministre de l’Intérieur, pour « faire acheter dans les ventes particulières les tableaux ou statues qu’il importe à la République de ne pas laisser passer dans les pays étrangers et qui seront exposés au Musée. » Le public y sera admis les trois derniers jours de chaque décade ; de leur côté, les artistes pourront y travailler de neuf à quatre heures, les cinq premiers jours de chaque décade. C’est à cette date, on le voit, que le Louvre fut définitivement constitué en un musée ouvert à l’étude. Mais les retards de la Commission primitive, chargée de l’aménagement et de la surveillance des galeries allaient encore reculer le moment où ce beau zèle porterait ses fruits. La Commission qui lui succéda fit rentrer à Paris les œuvres qu’avait gardées le dépôt de Versailles, et l’installation fut désormais menée avec plus d’ordre et d’activité.

Les victoires du Premier Consul amenaient bientôt après au Louvre une telle quantité de tableaux et d’œuvres d’art que, les galeries étant insuffisantes pour les contenir, il fallut envoyer le surplus dans diverses villes de province, où ils devinrent le premier noyau de nos collections départementales. Les chefs-d’œuvre enlevés à l’Italie et à l’Allemagne avaient été choisis par Denon avec une grande sûreté de goût, et ils formaient une collection telle qu’on ne verra jamais la pareille. En l’honneur du conquérant qui les lui avait valus, le Louvre prenait le nom de Musée Napoléon. En 1806, les derniers artistes qui occupaient encore des logemens dans le palais, étaient sommés d’en sortir à bref délai, et quelques-uns d’entre eux étaient recueillis dans des locaux disponibles, soit à la Sorbonne, soit au palais Mazarin.

C’est au Salon Carré qu’avait lieu, le 2 avril 1812, le mariage de l’Empereur et de Marie-Louise et le cortège nuptial, partant des Tuileries, se déployait le long de la Grande Galerie, entre la double haie des dames et des hauts dignitaires de la Cour.

Après les revers de la France et son envahissement par les alliés, ceux-ci reprenaient les tableaux dont ils avaient été dépouillés : mais un grand nombre de ceux qui avaient été déjà répartis entre les Musées de province échappait à leurs revendications. Notons, en passant, que c’est à raison des difficultés qu’offrait le transport des Noces de Cana, le chef-d’œuvre de Véronèse, que le gouvernement autrichien renonçait à faire reprendre le chemin de Venise à cette immense toile et qu’il acceptait en échange le Repas chez le Pharisien de Le Brun.

Sous la Restauration, plusieurs acquisitions et surtout celles faites à la vente de La Hante, en 1817, firent entrer au Louvre des œuvres remarquables de l’école hollandaise, des tableaux de Prud’hon, le Radeau de la Méduse de Géricault, et la Conception de Murillo. Les achats faits pendant le règne de Louis-Philippe furent peu importans ; mais, dans sa courte durée, la République de 1848 faisait ouvrir au Louvre de nouvelles salles et voter des crédits pour la mise en état de la galerie d’Apollon, du Salon Carré et de la salle des Sept-Cheminées. Dès son avènement, Napoléon III avait repris le projet souvent caressé, notamment par son oncle, de l’achèvement du Louvre et de sa jonction aux Tuileries. C’est à ce moment que disparurent les maisons, les hôtels garnis et les échoppes qui, dans un beau désordre, occupaient encore la place du Carrousel. Les travaux, commencés avec l’architecte Visconti, furent après sa mort, en 1854, repris et terminés par Lefuel, et l’inauguration des nouveaux bâtimens eut lieu le 14 août 1857.

Parmi les acquisitions faites sous l’Empire, il convient de signaler celles du Chasseur et du Cuirassier de Géricault, celles des tableaux achetés à la vente du roi de Hollande, en août 1850, et, à la vente du maréchal Soult, en 1852, celle de la Vierge de Murillo, au prix alors sensationnel de 615 000 francs. Mais bien plus encore que ces achats, deux legs très importans vinrent enrichir le Louvre : celui de la collection d’objets d’art formée par Sauvageot (1856) et surtout, en 1869, celui de la galerie Lacaze, qui, par le nombre et le choix des œuvres qui y figurent, constitue un don vraiment royal. Rappelons, en passant, les dangers qu’a courus notre Musée, sous la Commune, par suite de l’incendie allumé dans la nuit du 23 au 24 mai 1871 et qui, après avoir consumé la précieuse Bibliothèque du Louvre, menaça un moment le palais tout entier.

De notre temps, nos collections n’ont pas cessé de s’enrichir par des dons et par des legs nombreux, tels, pour ne citer que les plus importans, que les tableaux légués par Mme la comtesse Duchâtel et par M. Thomy Thiéry, les aquarelles de Jacquemard, dues à la générosité de Mme la baronne Nathaniel de Rothschild, la collection de dessins de M. His de la Salle, les objets d’art donnés par la famille de M. Thiers, par M. le baron Davillier et Mme la baronne Adolphe de Rothschild ; le trésor de Bosco-Reale, présent de M. le baron Edmond de Rothschild et la belle collection de céramique chinoise offerte à notre musée par M. Ernest Grandidier. Des missions ou des fouilles comme celles de M. le marquis de Vogué, de M. Ernest Renan, de MM. Dieulafoy, de Sarzec, E. Pottier, Reinach, Maspero et Homolle, dignes continuateurs des Botta et des Mariette, ont valu au Louvre une foule de monumens et d’objets de toute sorte éclairant l’histoire de l’art. Des sections déjà existantes ou à peine créées, comme celles des marbres et des vases antiques, de la céramique et des bronzes des peuples de l’Orient, celle des ivoires, etc., se complètent de jour en jour.

En résumé, à part quelques lacunes qu’il faut s’appliquer à combler, le Louvre offre aujourd’hui un ensemble de richesses qui, par son universalité, ne craint la comparaison avec aucun des musées de l’Europe, et qui embrasse en quelque sorte toute la suite des manifestations artistiques de l’humanité. Et cependant que de fois nous avons entendu des personnes qui s’intéressent à nos collections exalter celles des pays voisins, aux dépens des nôtres. Si, bien souvent, une pareille appréciation résultait chez elles de cet esprit de dénigrement qui porte les Français à déprécier ce qu’ils ont pour vanter outre mesure ce qu’ils voient à l’étranger, il est juste de reconnaître qu’en ce cas, leur erreur trouve aussi son explication dans la difficulté très réelle de se rendre un compte exact de ce que vaut cet ensemble, à raison du désordre et de l’incohérence avec lesquels il est présenté au public. C’est sur ce point qu’il nous a paru utile de réunir ici le résultat d’observations qu’une longue fréquentation du Louvre nous a suggérées.


II

On comprend que, formé par une agglomération de bâtimens de toutes les époques, construits pour des fins très différentes, le Louvre était loin de réunir les conditions assez complexes auxquelles doit répondre un musée. C’était là une raison de plus pour qu’on s’appliquât à réparer, avec le temps et dans la mesure du possible, les défauts de ce vice originel. Il semble, au contraire, qu’avec une absence complète de suite et de prévoyance, le soin de répartir et d’approprier convenablement les divers locaux qui renferment nos collections ait été abandonné au hasard. Dès le dehors, cette négligence se manifeste aux abords mêmes du Louvre. Les jardins qui l’entourent sur trois de ses faces et l’isolent du côté de la Seine, de la place Saint-Germain-l’Auxerrois et de la rue de Rivoli, en même temps qu’ils forment un agréable décor, assurent un recul nécessaire pour bien jouir des proportions de l’édifice et ajoutent ainsi à sa beauté. Ces parterres garnis de fleurs suffisaient à sa parure ; mais si, par surcroît, on voulait encore les orner de statues, il fallait évidemment s’efforcer de mettre cette décoration en harmonie avec le caractère du monument, et par conséquent étudier à l’avance ce qu’elle devait être, arrêter le choix des artistes auxquels seraient élevées ces statues, leurs dimensions respectives et leur emplacement, de façon à satisfaire à la fois l’esprit et le regard. Sans discuter ici le mérite des statues existantes, il faut bien reconnaître qu’on n’a tenu aucun compte de convenances morales et esthétiques qui auraient dû être mûrement pesées et discutées à ce propos. Meissonier, en marbre et assis, fait face au buste de Raffet, juché en haut d’une colonne autour de laquelle un tambour de la vieille garde bat la charge ; plus loin, Boucher peignant et recevant sa palette des mains d’un Amour joufflu, et, à côté, Velazquez à cheval, caracolant en tenue de fourrier du palais, tel est l’assemblage imprévu que nous offre la réunion de ces personnages. Pourquoi ces artistes si inégaux et pas d’autres ? Pourquoi ces dimensions et ces matières si diverses ? Pourquoi cet étrange pêle-mêle et cette absence complète de symétrie dans les proportions et dans les emplacemens, à côté d’un édifice qui, par ses qualités architecturales et sa destination même, commandait une régularité et un ordre qui ont été absolument méconnus ?

Mais il ne s’agit là, à tout prendre, que de décoration extérieure, et des fautes bien autrement graves ont été commises au point de vue de la sécurité de nos collections. Si, comme la plupart des grands musées de l’Europe, le Louvre est isolé de toutes parts, seul, parmi eux, il renferme en lui-même des causes de danger dont tous sont exempts et, par la plus coupable des négligences, ces dangers se perpétuent, en dépit de toutes les protestations et des prescriptions légales les plus formelles. L’installation du ministère des Finances dans les bâtimens qui longent la rue de Rivoli constitue déjà pour le Louvre un voisinage singulièrement dangereux. On ignore, en général, que dans les caves de ce ministère fonctionne, sans répit, une machine à vapeur, à côté de laquelle sont placés des dépôts de combustible contigus au Musée. Du moins, des murs d’une épaisseur convenable séparent les deux bâtimens et la présence d’un poste de pompiers et d’un corps de garde assure à la fois, par une surveillance continue, la sécurité du Grand-Livre de la dette publique et celle de nos collections. A la suite d’une enquête et d’une visite détaillée provoquées par le Conseil des musées, de concert avec l’architecte du Louvre, un employé supérieur des Finances, des membres délégués par le Conseil et le capitaine des pompiers attaché à ce service, cette sécurité a dû être rendue plus complète encore grâce à quelques changemens apportés dans la disposition des toitures de l’édifice.

Que n’en est-il de même pour le ministère des Colonies ? Là, une autre visite des locaux, faite dans les mêmes conditions, démontrait que, de ce côté, les menaces d’incendie sont constantes et qu’aucune précaution n’a été prise pour les conjurer. Dans les bureaux, séparés par de légères cloisons en sapin, des tuyaux de poêle traversent ces parois très inflammables, et le danger est tel pour les employés eux-mêmes qu’une cloche d’alarme a été installée afin de leur donner le signal de la fuite, en cas d’alerte. Et cependant, ni les avertissemens de la réalité sous forme de plusieurs commencemens d’incendie, ni les protestations réitérées de toute la presse, ni les instances de l’administration des Beaux-Arts, du directeur et de l’architecte du Louvre, ni celles du Conseil des musées n’ont cessé de se produire contre un état de choses que condamnent absolument des décrets rendus et des lois votées à cet égard. On sait qu’après la Commune, et avant la réédification de l’Hôtel de Ville, la Préfecture de la Seine et ses bureaux s’étaient installés au pavillon de Flore et dans les locaux de la grande galerie qui relie les Tuileries au Louvre. Le danger créé par ce voisinage avait dès lors attiré l’attention et, grâce au mouvement d’opinion qui s’était produit, dès que la chose fut possible, les bureaux et bientôt le préfet lui-même quittaient les Tuileries et se réinstallaient à l’Hôtel de Ville. Pour prévenir le retour d’une situation pareille, le 26 juin 1883, M. Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, faisait prendre par le président de la République un décret dont l’article premier était ainsi conçu : « Sont affectés au ministère de l’Instruction publique (service des musées nationaux) tous les locaux des palais du Louvre et des Tuileries occupés actuellement par les services de la Ville de Paris. » Malgré les termes impératifs de ce décret, le service des musées nationaux n’a jamais été mis en possession effective des locaux qui lui étaient ainsi formellement attribués. Si l’administration des Beaux-Arts y avait, à ce moment, fait une installation quelconque, on n’eût probablement pas songé à les lui enlever. Comme ils étaient restés inoccupés, une loi du 20 mars 1894 ayant créé le ministère des Colonies, en dépit du décret de 1883, ce ministère en quête d’un asile s’y installa. On ne parlait, il est vrai, que d’une installation provisoire ; mais, une fois de plus, nous devions apprendre ce que dure chez nous le provisoire.

Dès sa fondation ordonnée pur la loi du 16 avril 1895, le Conseil des musées nationaux se préoccupait de cet état de choses, et dans les rapports adressés chaque année par son président au chef de l’État, il ne cessait de signaler le maintien du ministère des Colonies comme une menace perpétuelle pour nos collections nationales et de revendiquer les locaux occupés par lui comme appartenant au Musée du Louvre, en vertu d’un décret non abrogé. De son côté, l’administration des Beaux-Arts appuyait par ses réclamations les instances du Conseil, lors de la discussion des budgets successifs, et quelques députés, défenseurs autorisés de nos richesses artistiques, faisaient voter par la Chambre des résolutions exprimant le vœu de l’évacuation immédiate du pavillon de Flore. Malheureusement ces vœux incessamment renouvelés n’aboutissaient qu’à mettre en évidence l’inertie du gouvernement. La Chambre, comprenant quelle n’obtiendrait jamais de solution tant qu’elle se bornerait à procéder ainsi, votait, le 30 mars 1902, une disposition qui, dans sa pensée, devait être immédiatement suivie d’exécution. L’article 75 de la loi de finance qui porte cette date est, en effet, ainsi conçu : « La totalité des bureaux du ministère des Colonies établis dans le pavillon de Flore sera transférée dans les locaux, aujourd’hui libres, que le commissariat général de l’Exposition de 1900 a occupés à l’angle du quai d’Orsay et de l’avenue Bapp. Aucun des locaux rendus vacans dans le pavillon de Flore ne pourra être affecté à l’installation de bureaux administratifs ou de logemens. Ils demeureront uniquement affectés aux collections des musées du Louvre, selon les termes du décret du 26 juin 1883. »

Cependant aucun crédit n’ayant été voté en même temps que les articles de cette loi, et le ministre des Colonies semblant peu désireux de s’installer dans les locaux du commissariat général de l’Exposition de 1900, l’administration des Beaux-Arts faisait étudier des projets nécessitant des dépenses considérables et plusieurs années de travaux. C’était donc un nouvel ajournement à longue échéance. Mais dans la discussion du budget des Beaux-Arts ouverte à la fin de 1903, le départ du ministère des Colonies a paru s’imposer une fois de plus comme une nécessité immédiate. La Chambre des députés, bien décidée à éviter de nouveaux retards, n’a pas voulu s’engager dans la voie qui lui était indiquée par l’administration des Beaux-Arts et, au lieu d’approuver les projets tendant à l’exécution de nouvelles constructions, elle a, dans sa séance du 28 novembre 1903, voté une résolution invitant le gouvernement à effectuer « le transfert des bureaux du ministère des Colonies aux locaux de l’Exposition conformément à la loi du 30 mars 1902. » L’administration des Beaux-Arts et celle des Colonies n’avaient donc plus qu’à s’exécuter, c’est-à-dire à demander le plus tôt possible les crédits, relativement peu importans, nécessaires au déménagement du ministère des Colonies et à répondre ainsi, dans le plus bref délai, non à une simple volonté d’une des deux Chambres, mais, comme l’ont fait observer MM. Aynard et Doumer, aux injonctions formelles de la loi, sans chercher à y apporter aucune modification. Et cependant, depuis plus de cinq mois écoulés, il ne semble pas que, mis en demeure, le gouvernement se soit ému et qu’il s’apprête à réaliser une mesure que réclame depuis si longtemps l’opinion et à laquelle il est obligé par la loi. C’est donc un devoir pour la presse et pour tous ceux qui disposent de quelque influence, de continuer à harceler sans trêve nos gouvernans, car il s’agit d’une question qui intéresse au plus haut point l’honneur de la France et la conservation de ses richesses artistiques.

L’insuffisance des locaux disponibles aurait dû depuis longtemps d’ailleurs hâter la solution que commandent impérieusement les dangers que nous venons de signaler. Qu’on songe, en effet, à la place vraiment peu séante où il a fallu reléguer la collection Thomy-Thiéry, dans des salles situées tout en haut du Louvre, exposées en été à une chaleur torride, nuisible aux peintures, et à la suite de la longue enfilade des pièces occupées par le musée de la Marine. Si le voisinage de ce dernier ne constitue aucune menace pour nos collections artistiques, il n’en est pas moins vrai que, pour lui aussi, son déplacement est depuis longtemps et très justement réclamé, non seulement parce que ce musée n’offre aucun intérêt artistique et que sa présence au Louvre n’est en rien justifiée, mais parce que la superficie qu’il occupe est considérable et qu’elle serait immédiatement utilisée au profit de notre admirable collection de dessins, à peu près inconnue du public. Enfouis presque tous dans des cartons, les meilleurs de ces dessins pourraient être exposés en grand nombre et suivant un ordre méthodique dans ces salles dont l’appropriation serait peu coûteuse. C’est là une satisfaction qui ne saurait être plus longtemps refusée à ceux qui fréquentent le Louvre et qui, à la mort de l’amiral Paris, aurait dû leur être accordée, la nomination de son successeur permettant, en effet, d’effectuer à ce moment le transport des collections du musée de la Marine, aux Invalides, où elles trouveraient leur place naturelle, près de collections similaires.

A côté de ces conditions de sécurité ou de convenance si intimement liées au développement ou à l’existence même de nos collections, une question de simple police mérite au plus haut degré d’attirer l’attention. Nous voulons parler de l’envahissement graduel du Louvre par la foule de vagabonds, de gens sans aveu dont les vêtemens sordides et les faces patibulaires dénotent les habitudes vicieuses bien plus encore que la pauvreté. Leur nombre a singulièrement crû en ces dernières années, et ces hôtes étranges, autrefois exclus du Musée, et dont la présence n’y est aucunement motivée par des préoccupations artistiques, sont, avec le temps, devenus de plus en plus hardis. Entrez au Louvre l’hiver, un jour de pluie ou de froid, vous serez frappé de la quantité de ces loqueteux qui accaparent tous les divans, ou bien, debout, serrés les uns contre les autres au-dessus des bouches de chaleur, se délectent des tièdes effluves qui, après avoir traversé leurs haillons, exhalent dans les galeries des miasmes pernicieux. L’un d’eux quitte-t-il la place, un autre de ses compagnons s’empresse de la prendre. Le moyen d’ailleurs que des visiteurs ou des visiteuses tant soit peu convenables affrontent, s’ils sont fatigués, pareils voisinages, dangereux à tous les égards. Ceux de ces jolis messieurs qui n’ont pas trouvé de sièges vacans, entourent les copistes d’un cercle compact, et ces derniers sont à chaque instant obligés d’interpeller les fâcheux qui leur masquent la vue de leurs modèles et échangent entre eux des propos plus ou moins cyniques. Et si, de hasard, quand ces intrus deviennent trop impudens, les gardiens essaient de les rappeler à l’ordre, de quel air ils accueillent leurs observations ! Les éclats de voix, les gros mots, — nous pouvons en témoigner, — obligent parfois ceux-ci à la retraite, impuissans qu’ils sont à se faire obéir, car ils craignent une affaire, et avec ces insurgés qui sont des électeurs, ils ne savent que trop les conséquences qu’elle pourrait avoir pour eux-mêmes. Est-ce donc pour une telle clientèle que le Louvre est fait et qu’au détriment des visiteurs et des artistes peu soucieux de contacts aussi suspects et de débats toujours compromettans, ces malpropres personnages soient désormais chez eux, dans notre Musée national, pour y prendre toutes leurs aises, en rendre la surveillance de plus en plus difficile et y trouver, à l’occasion, un asile sûr où ils se sentent à l’abri des recherches de la police ? Un pareil état de choses ne saurait se prolonger, car il empire avec le temps, et le seul remède est l’établissement d’un droit d’entrée au Louvre.

Plus d’une fois, je le sais, cette question a été débattue et écartée. Posée en vue d’un accroissement de ressources pour nos collections, — et ainsi que le prouve cette pratique usitée en certains pays, ce n’est pas là d’ailleurs une considération qui soit à dédaigner, — elle soulevait chez nous les inévitables objections tirées de l’instruction artistique du peuple et de la générosité dont la France a la première donné l’exemple, en créant des musées et en les rendant gratuitement accessibles à tous. Mais ces objections ne sont plus de mise et la question se présente aujourd’hui sous un aspect tout différent. Avec les habitudes prises, elle ne saurait être résolue que par une taxe, si minime qu’elle soit, exigible à l’entrée du Louvre. Il est, en effet, désormais impossible de se débarrasser autrement de cette engeance qui le remplit et le considère comme sa propriété exclusive. Dans certaines capitales où les anciens erremens se sont maintenus, un Suisse de tournure décorative, vêtu d’un costume magnifique, un large baudrier doré passé au travers du corps, une grande canne à pomme d’argent à la main, peut jouir encore du droit incontesté de refuser l’accès des collections à toute personne de mauvaise mine, et ses jugemens sont sans appel. On ne pourrait se flatter maintenant de revenir à un état de choses autrefois en vigueur chez nous. Un concierge, même très galonné, et si fermement résolu qu’il pût être à faire respecter sa consigne, serait absolument incapable de procéder à un triage, de fait assez délicat, parmi les visiteurs qui se présenteraient aux portes. Des contestations, des rixes même pourraient se produire qui tourneraient à la confusion de l’autorité. Le seul moyen pratique est de recourir à une redevance taxée pour les entrées.

Dans le rapport présenté, en 1902, à la Chambre, sur le budget des Beaux-Arts, le rapporteur, — c’était M. Couyba, et l’on ne saurait le suspecter de tendances aristocratiques, — parlant « des malheureux sans travail et peut-être sans logis qui viennent dans nos galeries publiques chercher un abri momentané, » conclut « que l’hospitalité y est pour eux inconfortable, puisque la seule distraction qui leur soit offerte est l’admiration ; les ventres affamés, ajoute-t-il, ne doivent pas avoir plus d’yeux que d’oreilles, et d’ailleurs un musée n’est pas et ne « doit pas être un établissement de charité, un refuge. » C’est cependant ce que le Louvre est devenu, et ce n’est pas pour les vagabonds que l’hospitalité y est inconfortable ; ils y sont maintenant chez eux, et c’est eux qui l’ont rendue telle pour tous ceux dont la fréquentation de notre Musée est justifiée par la nature de leurs études. La question doit donc être examinée à nouveau, sans ces déclamations soi-disant libérales, avec l’intention bien arrêtée de mettre fin à une situation vraiment scandaleuse et intolérable. Ainsi que l’ont compris tous ceux qui l’ont étudiée d’une manière impartiale, une solution mixte semble de nature à concilier tous les intérêts engagés dans cette affaire, c’est-à-dire : outre la gratuité du dimanche, celle d’un autre jour de la semaine, le jeudi par exemple ; et, pour les jours restans, une rétribution qui, fût-elle minime, aurait pour effet certain de débarrasser le musée de tout ce personnel, parasite qui l’encombre, sans qu’aucun souci de l’art y explique sa présence. Est-il besoin d’ajouter que, dans la plus large mesure, des cartes d’entrée permanente et gratuite seraient données aux artistes, aux critiques, aux professeurs de lycées ou d’institutions pour leurs élèves, à tous les patrons et à tous les ouvriers d’industries d’art qui justifieraient de l’intérêt qu’il y a pour eux à fréquenter le Louvre. Une telle restriction, sans présenter aucun inconvénient, aurait pour effet certain de supprimer ce privilège à rebours qui tend à s’établir en faveur de gens qui n’ont aucun droit à étaler leur fainéantise dans notre Musée national, pour le plus grand dommage de ceux auxquels son accès et toutes les facilités d’étude doivent être accordés.


III

Dans les locaux affectés aux diverses sections du Louvre, l’arrangement des collections qu’ils renferment est en général satisfaisant et il n’est que juste de signaler quelques-unes des améliorations récemment réalisées à cet égard. Les tableaux disposés par écoles et autant que possible dans l’ordre chronologique le long de la grande galerie sont aujourd’hui moins serrés sur les parois ; des cartouches fixés aux cadres donnent au public toutes les indications utiles sur les sujets représentés, le nom de l’auteur, la date de sa naissance et de sa mort, et l’école à laquelle il appartient. Des restaurations faites avec prudence et décidées sur l’avis d’une commission spéciale, dûment consultée, assurent la conservation des œuvres menacées ou font disparaître les traces trop visibles d’anciennes détériorations. On se borne à cet égard au strict nécessaire et, au lieu des repeints à l’huile pratiqués autrefois, qui avec le temps noircissent et font tache sur l’œuvre primitive, les raccords aussi limités que possible sont exécutés à la gouache, ce qui permet d’effacer ou de modifier ces retouches, sans risquer de nuire à la peinture originale. Signalons cependant à l’attention de la commission plusieurs toiles dont les craquelures profondes et nombreuses offensent le regard et mettent sous les yeux du public de véritables ruines. Pour n’en citer que quelques-unes, nous noterons ici le Portrait de lord Witworth par Lawrence ; la figure entière de la Muse, — on sait qu’elle a été ajoutée après coup, — placée derrière le Portrait de Cherubini, par Ingres ; le ciel, l’eau, le paysage et les animaux eux-mêmes dans les Chevaux de halage de Decamps, etc. Pour quelques-uns de ces tableaux trop fortement endommagés, le mal semble difficilement réparable, car la destruction est presque complète, et, s’il faut renoncer à les remettre en état, peut-être conviendrait-il du moins de les placer hors de la portée immédiate du regard. Dans les vitrines, les objets d’art : orfèvrerie, bronzes, ivoires, faïences, etc., sont bien présentés, classés avec goût, « en bon ordre et Ton sent qu’un zèle intelligent et une louable émulation animent les conservateurs des diverses sections pour tirer le meilleur parti possible des locaux qui leur ont été assignés. Mais, en revanche, la répartition de ces locaux laisse fort à désirer, et tandis que dans la plupart des collections de l’Europe la distribution des différentes salles où celles-ci sont exposées a été réglée suivant un ordre logique, le public chez nous se trouve en présence d’un véritable chaos où l’on comprend qu’il ait peine à se débrouiller.

Au rez-de-chaussée, des salles consacrées aux monumens égyptiens on passe aux sculptures du moyen âge et de la Renaissance italiennes ou françaises, et, pour trouver la suite de ces dernières jusqu’aux temps modernes, il faut aller à l’autre bout de la cour du Louvre. Au premier étage, le désordre est encore plus marqué. En haut de l’escalier Henri II, sur le palier de gauche, s’ouvre la salle des bronzes antiques, près de laquelle débouche une des quatre salles du mobilier français, de Louis XIV à Louis XVI, assez malencontreusement installées en cet endroit ; puis viennent les salles de dessins et de pastels auxquelles succèdent la collection des ivoires, celle des objets d’orfèvrerie du culte catholique, celles de la céramique et des bronzes de l’Extrême-Orient ; puis, en retour, la salle réservée aux petits objets provenant de la Chaldée, de la Syrie et de la Phénicie, précédant deux autres salles où ont été placés les monumens de la Perse et de la Susiane, dont les poids énormes ont nécessité des travaux de soutènement fort coûteux, alors que leur place naturelle était au rez-de-chaussée. A côté, par une anomalie assurément peu justifiée, s’ouvrent les salles des bronzes et de la céramique du moyen âge et de la Renaissance, puis les anciens appartemens royaux. Le long du quai et de la cour du Louvre s’étendent parallèlement les collections égyptiennes et celles des vases et des statuettes antiques, pour aboutir au grand Salon des peintures françaises du temps de l’Empire et de la Restauration, suivi lui-même par la salle des Bijoux antiques, la Rotonde et la galerie d’Apollon, et enfin la grande galerie de peinture. Il semble, en vérité, qu’avec un peu plus de prévoyance, il eût été possible, au lieu de ce décousu et de cet enchevêtrement de tous les services, d’étudier et d’adopter un programme plus rationnel, moins fait pour dérouter à chaque instant les visiteurs incapables de se diriger dans un pareil dédale.

Encore si, au milieu de cette confusion, les locaux affectés aux différentes sections du Louvre répondaient à la destination de chacune d’elles ! Malheureusement, et l’habitude est ancienne, les architectes chargés de leur appropriation, au lieu de se préoccuper avant tout de mettre en valeur les richesses artistiques que doivent abriter leurs constructions et de s’effacer devant les chefs-d’œuvre du passé, ne paraissent avoir eu d’autre désir que d’attirer l’attention sur leurs propres travaux. Au Salon Carré, dont Duban a donné les plans, l’ornementation excessive des voussures et les sculptures en ronde bosse de Simart, qui s’y étalent à dix mètres au-dessus du sol, ne sauraient, quel que soit leur mérite, compenser l’insuffisance d’une lumière venant de trop haut et tellement rare qu’il est permis de se demander comment, pendant la plus grande partie de l’hiver, les copistes peuvent voir assez distinctement leurs modèles pour les reproduire avec quelque fidélité. Dans la Salle des États, la décoration du plafond est encore plus chargée, plus massive et plus tapageuse. Ce ne sont que saillies multipliées, niches, compartimens, médaillons, lourdes guirlandes, figures dorées, projetées sur le vide, menaçantes pour les visiteurs et qui sollicitent indiscrètement leurs regards, en restreignant encore la quantité du jour disponible. Si dans la nouvelle salie consacrée aux Rubens de la galerie de Médicis la lumière est convenable et si, avec la puissance et l’éclat de son coloris, le maître s’accommode mieux qu’aucun autre de la profusion des dorures qui encadrent ses œuvres, du moins est-on en droit de regretter que cette salle, construite spécialement pour recevoir la série complète de ses compositions n’ait pu la contenir tout entière et que la Naissance de Marie de Médicis, son Éducation, le Gouvernement de la Reine, son portrait, et ceux de ses parens, soient isolés de cet ensemble et exposés de la manière la plus défavorable dans la salle qui précède. L’obscurité de celle-ci est extrême et, outre d’autres peintures de Rubens, les admirables portraits de Van Dyck qui y ont été relégués et qui comptent parmi les chefs-d’œuvre du Louvre sont désormais absolument invisibles. Quant aux cabinets dont la salle Rubens est flanquée de part et d’autre sur sa longueur, leurs dimensions sont trop exiguës et la surveillance en est très difficile. Dans ceux de ces cabinets qui sont placés au Nord, les Rembrandt ne s’accommodent guère du jour cru et froid qui les éclaire, et au contraire, les tableaux exposés au Midi sont soumis pendant l’été à une chaleur très préjudiciable pour eux et tout à fait intolérable pour les visiteurs. Ces diverses défectuosités auraient pu être facilement évitées, croyons-nous, si, au lieu de distraire de la Salle Rubens les cabinets qui en restreignent les proportions, on lui avait donné toute la largeur du bâtiment, ce qui permettait d’y exposer la série complète de la galerie de Médicis. La construction des cabinets eût été différée jusqu’au jour, — prochain, il faut l’espérer, — où le départ du ministère des Colonies rendrait de nouveau au Louvre la possession de locaux qui lui appartiennent et qui lui sont nécessaires pour exposer convenablement ses richesses, En prenant ce parti, on obtenait les conditions de lumière, d’aération et d’espace qui, dans un musée, doivent primer toutes les autres, puisqu’elles sont indispensables pour l’étude des œuvres exposées et pour leur bonne conservation.

En regard de ces prodigalités décoratives, non seulement inutiles, mais fâcheuses pour la mise en valeur de nos collections, d’autres travaux d’appropriation auraient un caractère d’urgence et d’utilité incontestables. Je veux parler de l’escalier Daru et de l’escalier Mollien, restés tous deux inachevés et qui, dans leur état actuel, donnent bien l’idée de ce mélange de luxe et de misère qu’on peut constater dans beaucoup de nos monumens. Il y a quelque vingt ans, on a fait grand bruit d’une école de mosaïque dont la France allait être dotée et qui promettait merveilles. Mais les dépenses occasionnées par son établissement et celles que devait entraîner son maintien mirent bientôt un terme à ces espérances si bruyamment exprimées. La décoration non terminée, mais très coûteuse, de l’escalier Daru, un des rares ouvrages auxquels elles ont abouti, nous montre des figures allégoriques personnifiant les périodes les plus éclatantes de l’histoire de l’art. Elles occupent le haut des pilastres et remplissent les voûtes que ceux-ci supportent ; mais cette décoration est restée comme suspendue en l’air, car au-dessous, ces pilastres en pierre brute, mal équarris, laissent voir piteusement les ressauts ou les rentrans de leurs assises, et la rampe de l’escalier, formée de barreaux de fonte assemblés en X, est d’une simplicité tout à fait primitive. L’aspect de l’escalier Mollien est plus rudimentaire encore : sa rampe en plâtre massif, couverte d’arabesques gauchement peintes en jaune et à demi effacées par le temps, et les assises restées apparentes des chapiteaux non dégrossis, des colonnes, et des blocs des murailles sont lamentables à voir dans un palais comme le Louvre et réclament une prompte réfection, qui d’ailleurs ne devrait pas entraîner à de trop lourdes dépenses


IV

L’abandon qu’on peut constater sur quelques points des services qu’embrasse l’administration de nos musées nationaux est assez explicable quand on pense à leur nombre, aux questions de personnes qu’elle peut soulever et à la difficulté de faire concourir au profit de l’ensemble des efforts naturellement divergens, chacun des chefs de ces services agissant à son gré dans son petit domaine et les plus zélés étant, à raison même des qualités qu’ils y apportent, absorbés par, leurs fonctions et pénétrés de leur importance particulière. La tâche d’un directeur, si éminent qu’on le suppose, en face d’une élite d’hommes distingués, très dévoués à leurs devoirs, est donc singulièrement délicate et compliquée. Comment faire la part de chacun ? Stimuler les plus timides, contenir les ardens, tenir compte des caractères et des aptitudes de chacun, en les pliant tous à une discipline tout à fait nécessaire en vue du bien commun ? Encore si ce directeur était le maître ! Mais trop souvent des mesures ou des choix lui sont imposés, dans lesquels la politique a quelquefois plus de part que l’équité. Avant donc d’accuser, il n’est que juste de se rendre compte de ces difficultés multiples et, au lieu de vaines critiques, de n’apporter dans l’exposé des faits que la seule préoccupation des progrès qu’il importe de réaliser.

On a beaucoup et bien travaillé au Louvre depuis quelques années et si, à côté des améliorations obtenues, des imperfections résultant parfois de cette activité même ont pu se produire, c’est avec l’espoir qu’il sera facile d’y porter remède qu’il convient de les relever. La plupart d’ailleurs résultent d’une situation déjà ancienne, progressivement aggravée par le développement considérable de nos collections et plusieurs fois déjà elles ont attiré l’attention du Parlement et des ministres qui se sont succédé aux Beaux-Arts. En même temps que nos richesses artistiques prenaient une importance croissante, des ressources de plus en plus grandes ont été attribuées au Louvre. La fixation d’un crédit annuel joint à la dotation provenant de la vente des diamans de la Couronne inaugurait pour lui une situation nouvelle. C’est en vue d’une surveillance plus étroite dans la gestion financière et le bon emploi de ces ressources et pour soulager ainsi la direction des musées dans le contrôle qu’elle exerçait à cet égard, que la loi de finances du 16 août 1895 instituait le Conseil des musées. Jusque-là, en effet, c’est à cette direction seule qu’incombait la charge de régler toutes les questions relatives non seulement à l’administration de ces musées et à leur personnel, mais aux acquisitions. Faites à l’aide des crédits votés par les Chambres, ces acquisitions devaient être payées sur les fonds de chaque exercice, ce qui impliquait, par conséquent, l’obligation de dépenser chaque année la totalité des fonds disponibles, sans en réserver aucune part en prévision des occasions favorables qui pourraient se présenter. Un comité consultatif, formé des conservateurs de toutes les sections et présidé par le directeur, se réunissait régulièrement deux fois par mois pour délibérer sur toutes les affaires dont celui-ci jugeait à propos de l’entretenir et sur les propositions d’achat émanées de son initiative propre ou de celle des divers membres du Conservatoire, le ministre restant maître d’accorder ou de refuser les demandes qui étaient ensuite soumises à son approbation.

La personnalité civile accordée aux musées nationaux a été pour eux un bienfait assuré puisqu’elle leur concède la libre disposition des crédits alloués. Créant ainsi pour eux une caisse de réserve en vue d’acquisitions désirables, elle laisse la possibilité d’échelonner sur plusieurs exercices les paiemens qui pourraient en résulter. Le Conseil des musées, tout en accordant à chacun des conservateurs une certaine allocation dont il peut disposer sous sa responsabilité pour des achats courans, reste juge de l’opportunité et de la fixation du prix pour les acquisitions plus importantes qui lui sont proposées, soit par l’intermédiaire de ses membres, soit sur l’initiative du Conservatoire et après que ce dernier s’est prononcé à cet égard. Sauf quelques légères différences, surtout dans son mode de recrutement, le Conseil des musées remplit, on le voit, une mission analogue à celle qu’exerce à la National Gallery le Conseil des Trustees[3].

Pourquoi ne pas le dire ? Malgré les avantages très réels qu’elle procurait à nos collections, la création du Conseil des musées fut assez mal accueillie par le Conservatoire et son fonctionnement rencontra d’abord quelques difficultés. Jouissant jusque-là dans leurs services respectifs d’une liberté presque absolue et ne relevant que de la direction, plusieurs des conservateurs n’admettaient qu’avec peine la collaboration et le contrôle nouveaux qui leur étaient imposés. Pendant les premières années, une certaine gêne et parfois une raideur assez marquée manifestèrent les dispositions dont quelques-uns d’entre eux étaient animés. Des reproches détournés ou même des attaques violentes dont le Conseil fut l’objet dans la presse témoignent des froissemens provoqués par sa création. Qu’à ses débuts, surtout, il se soit produit quelque hésitation sur la nature du mandat attribué au Conseil et peut-être trop vaguement défini dans sa loi constitutive, on le conçoit aisément. Mais l’incompétence alléguée contre lui en termes assez vifs n’était-elle pas aussi justement applicable au Conservatoire lui-même pris en bloc ? Si, pour les achats qui concernent son propre département, chacun de ses membres avait une compétence spéciale justifiée par son titre même, comment un conservateur des antiquités égyptiennes, par exemple, pouvait-il, du fait de ce titre, décider, comme il l’avait fait jusque-là, de la valeur d’un objet d’art de la Renaissance ou du mérite d’un tableau ?

Dans la pratique, les membres du Conservatoire devaient inévitablement en venir à des tiraillemens ou à des complaisances réciproques, également fâcheux pour nos collections. Les plus hardis, les plus exigeans se faisaient la plus grosse part dans l’attribution des crédits comme dans celle des locaux, sans égards pour leurs confrères plus réservés, moins âpres dans leurs demandes. Absolument indépendans, obligés par la nature même de leur mission de tenir compte de l’ensemble des services, les membres du Conseil devaient, à l’occasion, rétablir la balance et maintenir l’équilibre. Ce n’était point l’affaire de ceux dont ils dérangeaient les habitudes et qui leur faisaient payer tous les inconvéniens d’une situation assez délicate, il est vrai, mais qui n’était point leur œuvre et dont ils n’étaient en rien responsables.

Des critiques, sans doute peu au courant des choses, mais désireux d’intervenir pour paraître bien informés, chargeaient à plaisir le Conseil des musées des plus noirs méfaits : « Étroitesse, ignorance, légèreté, toutes les erreurs, disait-on, lui sont familières… C’est lui qui, sans cesse, limite, retarde ou paralyse l’initiative des conservateurs… Fondé jadis, au lendemain du legs Caillebotte, sous prétexte de servir de guide, il est devenu une sorte de tyran occulte ou capricieux. Les musées sont désormais à la merci d’une assemblée anonyme et irresponsable, où les fantaisies d’une majorité plus compacte qu’éclairée font la loi. » Tel était le ton des attaques réitérées auxquelles le Conseil était en butte. On pouvait impunément contre lui multiplier les accusations les plus malveillantes et le signaler à la vindicte publique ; n’ayant ni le droit, ni le désir de répondre, il était condamné sans appel. Et cependant, si, à l’origine, il avait pu commettre quelques fautes résultant d’une pratique nouvelle et encore mal établie, il n’est que juste de remarquer que ces fautes furent tout au moins partagées et qu’en ce qui touche le Conseil, plusieurs de ses décisions les plus attaquées ne lui sont imputables qu’à cause de la hâte excessive imposée à plusieurs de ses délibérations ou à la condescendance qu’en certaines occasions, il a montrée pour les propositions qui lui étaient soumises, cédant à son désir formel de vivre en bons termes avec le Conservatoire. Ajoutons que s’il n’a pas fait tout le bien qu’il aurait voulu, il a pu parfois empêcher quelque mal.

Aujourd’hui, grâce à des égards réciproques et à une expérience résultant de part et d’autre d’un commerce plus suivi, les relations, de défiantes qu’elles étaient d’abord, sont devenues de plus en plus cordiales. Des habitudes de courtoisie affectueuse se sont établies entre des gens naturellement faits pour s’entendre, unis qu’ils sont par des goûts pareils et un égal désir de se dévouer aux intérêts d’une maison qui est chère à tous. On sait maintenant le prix d’un pareil concours et les heureux effets qu’il a déjà produits. Au lieu d’un amoindrissement d’autorité que certains conservateurs avaient pu craindre, ils ont reconnu, mieux fixés désormais sur les dispositions réelles du Conseil, que, sans paralyser en rien leur initiative, celui-ci n’a d’autre but que d’en régler l’exercice et de réunir au profit de l’œuvre, commune les bonnes volontés d’hommes dont il est bien placé pour apprécier le savoir et le dévouement.

Tenant compte des termes mêmes du décret qui règle ses attributions, le Conseil des musées s’est appliqué à rester dans les limites qui lui sont assignées et il a conscience d’avoir rendu quelques services. Grâce à la compétence spéciale de deux de ses membres, M. Hérault, président à la Cour des comptes et M. Tétreau, président de section au Conseil d’Etat et qui, à ce titre, fut mêlé de très près à la création du Conseil des musées, l’ordre a été établi dans la comptabilité financière qui régit son fonctionnement. En développant la production de l’atelier des moulages et de la chalcographie, le Conseil a pu augmenter dans une notable proportion les ressources, autrefois assez restreintes et longtemps stationnaires, provenant de cette production et accroître ainsi d’autant les sommes réservées aux achats. A l’aide de cette augmentation de recettes, presque immédiatement grossies encore par la fondation et l’utile concours de la Société des Amis du Louvre, il n’est guère de vente importante Où nos conservateurs n’aient figuré avec des crédits suffisans pour faire entrer dans nos collections des œuvres dont la possession semblait désirable. Comme par la plus louable émulation les dons ou legs faits en faveur des musées nationaux se sont aussi multipliés en ces derniers temps. C’est à encourager ces libéralités et à les provoquer qu’il faut s’appliquer, car même avec un budget plus considérable, le renchérissement des œuvres d’art rend aujourd’hui très difficile la lutte avec les milliardaires américains, qui, lorsqu’ils veulent s’assurer la propriété d’un chef-d’œuvre en vue, n’hésitent pas à pousser les offres directes ou les enchères jusqu’à des sommes qui autrefois auraient paru fabuleuses. Il est permis, sans craindre d’être indiscret, de solliciter pour le Louvre des actes de générosité qui profitent au public, et, avec un peu de suite et de prévoyance, grâce aux faveurs officielles dont dispose l’administration, celle-ci peut, sans bourse délier, incliner les bonnes intentions des amateurs à des libéralités qui les honoreront. À ce titre, la décision prise récemment de mettre en belle place, à l’entrée de la galerie d’Apollon, la liste des bienfaiteurs du Louvre pour perpétuer le souvenir de leur nom et les signaler à la reconnaissance de tous est une mesure à la fois très équitable et très opportune.

La possibilité pour la Caisse des musées de capitaliser ses ressources et d’en réserver une part en vue d’acquisitions qui, à raison de leur mérite ou des lacunes qu’elles combleront, seraient d’un intérêt capital pour le Louvre, compense d’ailleurs, en partie, l’insuffisance de ses ressources. Autant, quand il s’agit de se procurer un ouvrage de premier ordre, il faut savoir se résigner aux sacrifices nécessaires, autant il convient cependant de se garder de ces engouemens passagers qui, sous l’impulsion de gens habiles à profiter d’un snobisme qu’ils ont souvent créé, se produisent périodiquement dans le prix des objets d’art. C’est ainsi que nous avons vu, au siècle dernier, monter et décroître tour à tour la valeur vénale des tableaux de Greuze, d’Hobbema, de Frans Hals et de quelques-uns de nos peintres modernes. Aujourd’hui la vogue est à l’école anglaise, aux primitifs, à notre art du XVIIIe siècle, et des œuvres, même médiocres, qui rentrent dans ces diverses catégories, atteignent, pour le moment, des prix plus de dix fois supérieurs à ceux qu’on les payait il y a dix ans. Il importe donc que, pour un musée comme le Louvre, on ne choisisse pas précisément ces périodes de hausse excessive, qui ne répondent pas toujours au mérite esthétique, pour faire de pareils achats. Quand on n’a pas prévu à temps, — et la chose serait aussi difficile que hasardeuse, — ces courans d’opinion, il convient d’attendre qu’ils soient passés et que le niveau moyen des prix se soit rétabli.

Au surplus, nos collections regorgent, et, pour les acquisitions nouvelles, la qualité importe beaucoup plus que la quantité. C’est avec raison que, dès les premières séances du Conseil des musées, le président qu’il s’était donné, le vénéré comte Delaborde, faisait prévaloir l’idée qu’il ne fallait rechercher que l’excellent et qu’à prix égal, l’acquisition d’une œuvre hors ligne est de beaucoup préférable à celle de plusieurs œuvres d’un mérite ordinaire. On ne peut donc qu’approuver la résolution prise par le Conseil, lorsque des ouvrages de maîtres déjà représentés dans nos collections lui sont proposés, de n’en décider l’achat qu’après les avoir fait placer dans les galeries à côté de ceux qui s’y trouvent de façon à permettre des comparaisons directes et à les écarter s’ils n’ont pas un mérite supérieur.

C’est grâce aux enseignemens successifs apportés par la pratique des choses que le Conseil acquiert, avec le temps, une connaissance plus juste des intérêts élevés auxquels il doit pourvoir et cette éducation spéciale que l’expérience seule peut lui fournir pour l’accomplissement de sa mission. Assez de problèmes délicats resteront toujours à régler par lui, et notamment celui de la proportion à maintenir entre les diverses catégories d’acquisitions auxquelles, d’après les termes mêmes de sa charte fondamentale, les ressources dont il dispose doivent être exclusivement consacrées : « celles d’objets ayant une valeur artistique, archéologique ou historique, » autrement dit, d’objets remarquables par la beauté du travail, par leur antiquité ou par la signification documentaire qu’ils peuvent offrir. Il y a là une question de mesure et s’il convient de réserver surtout la place et l’argent pour les chefs-d’œuvre de l’art, il importe également de ne pas négliger les types principaux de productions artistiques caractérisant nettement des écoles et des périodes déterminées et de ne pas trop s’encombrer, sous prétexte de pièces de série, d’ouvrages purement archaïques, d’une exécution impersonnelle, plus que médiocres ou nuls au point de vue esthétique. Le nombre de ces objets, que des moulages peu coûteux pourraient, en bien des cas, suppléer, doit être réduit au strict nécessaire dans un musée comme le Louvre, où leur présence, en tout cas, serait moins justifiée que dans des collections plus spécialement réservées à l’enseignement, comme celles de la Sorbonne.


V

Sans vouloir s’immiscer dans les questions d’administration qui ne sont pas de son ressort, le Conseil des musées n’a jamais manqué de signaler, sous forme de vœux, aux représentans du gouvernement qui siègent de droit dans ce Conseil, le directeur des Beaux-Arts et le directeur des musées nationaux, toutes les mesures qui lui semblaient désirables pour le bien de nos collections. C’est ainsi que dans tous les rapports annuels faits en son nom, son président, M. Léon Bonnat, n’a pas cessé de protester contre les dangers toujours menaçans que le voisinage du ministère des Colonies présente pour le Louvre, dangers dont les deux enquêtes provoquées par le Conseil ont révélé toute la gravité. J’ai dit également comment, à la suite de l’expression réitérée des désirs du Conseil, le déplacement du musée de la Marine, qui lui avait été formellement promis, a été de nouveau ajourné à un délai indéterminé, alors que sa présence au Louvre n’est aucunement justifiée et que le développement de nos collections réclame impérieusement les salles qu’il occupe. A diverses reprises aussi, le Conseil a insisté sur la nécessité de la révision de ceux des catalogues qui ne sont pas encore tenus au courant, tandis que plusieurs d’entre eux, — notamment ceux des Antiquités chaldéennes, des vases de terre cuite, des marbres et des bronzes antiques, des ivoires, des sculptures du moyen âge et de la Renaissance, des bronzes et des cuivres de ces mêmes époques, et celui du musée de Saint-Germain, mis récemment à la disposition du public, font le plus grand honneur aux conservateurs qui les ont publiés. Le succès obtenu par la publication du Guide populaire du Musée du Louvre, également réclamée par le Conseil, prouve à quel point cette publication était nécessaire. Sans vouloir en déprécier la valeur, il convient cependant de remarquer que ce petit livre n’a pas été établi suivant le programme recommandé par le Conseil, à l’exemple des Guides analogues parus en Allemagne. Pour un prix moindre (0 fr. 65 au lieu de 1 franc) et avec un nombre de pages moins restreint (250 au lieu de 110), il pouvait, comme ces derniers, être à la fois plus développé et plus méthodiquement conçu, si sa rédaction avait été confiée aux conservateurs spéciaux de chacune des sections, évidemment bien désignés pour parler des œuvres dont ils ont la garde et que, mieux que personne, ils sauraient apprécier.

Notons encore comme pouvant amener des améliorations très urgentes l’étude approfondie des moyens qu’il faudrait employer afin d’éloigner du Louvre les vagabonds et les gens sans aveu qui, en hiver surtout, encombrent les galeries, pour la plus grande incommodité des copistes et des visiteurs studieux. Un autre progrès à réaliser réclamerait aussi un examen sérieux, je veux dire la nécessité de mettre un peu plus d’ordre dans la répartition et l’appropriation des locaux attribués aux diverses collections, afin de remédier, dans la mesure du possible, à la confusion actuelle et, en tout cas, de prévenir le retour des fautes commises autrefois et dont ces collections, leurs conservateurs et le public pâtissent également.

Voilà, pour nous en tenir à ce qui nous paraît essentiel, bien des points sur lesquels il nous a semblé opportun d’attirer l’attention de ceux qui ont charge de l’avenir du Louvre. Par une coïncidence qui peut amener pour lui les plus heureux effets, les deux nouveaux titulaires de la direction des Beaux-Arts et de la direction des musées nationaux viennent d’être nommés presque en même temps. En présence d’une tâche qui réclame toute leur activité, leur intelligence et leur dévouement, il leur appartient d’établir, par leur concert, un accord fécond entre leurs nombreux collaborateurs, afin de servir les intérêts élevés qui leur sont confiés. Pour délicate que soit leur mission, on n’en saurait imaginer de plus intéressante, ni de plus utile. Il leur est facile d’ailleurs de s’assurer un concours précieux et dont on n’a pas encore tiré, croyons-nous, tout le profit qu’on en peut obtenir. C’est de l’École du Louvre que je veux parler et des services qu’elle est capable de rendre.

La création de cette École répondait à une idée heureuse, celle d’introduire au Louvre un enseignement qui n’existait pas à ce moment et dont les œuvres mêmes que contiennent nos collections seraient à la fois le sujet et le vivant commentaire. La proposition faite par M. Alphonse Bertrand, conservateur du musée de Saint-Germain, pour l’établissement d’un cours d’archéologie, avait donné, en 1875, la première pensée de la fondation de cette École dont les décrets en date du 24 janvier 1882, du 11 novembre 1884 et du 8 octobre 1895 ont réglé l’organisation et le fonctionnement. Très suivis et très appréciés, les cours de l’École du Louvre ont déjà produit des résultats excellons et leur valeur est attestée par les élèves distingués qui, après les avoir fréquentés, ont conquis une notoriété légitime, non seulement en France, mais à l’étranger. Depuis, sous la pression d’un mouvement irrésistible, le Collège de France et la Sorbonne se sont aussi ouverts à cet enseignement qui y embrasse maintenant plusieurs périodes de l’art. Après s’y être quelque temps refusée, la Faculté des lettres admet aujourd’hui au doctorat des thèses traitant des questions artistiques. Nous ne songeons pas à nous plaindre que ces divers foyers d’études puissent faire, à l’occasion, double ou même triple emploi, car, suivant ces différens milieux, ces études ont aussi un caractère différent. Plus libres au Collège de France, puisqu’elles ne visent aucun but déterminé, elles sont à la Sorbonne rattachées de plus près aux études littéraires, philosophiques ou historiques, et peuvent préparer à des examens conférant des grades. C’est à les incliner vers un résultat plus pratique et plus spécialement professionnel qu’on devrait s’appliquer au Louvre, c’est-à-dire à la formation du personnel que réclame la direction de nos musées parisiens ou provinciaux, tout en donnant, bien entendu, aux élèves la culture générale qu’ils doivent en même temps recevoir. De même que l’École des chartes forme des archivistes et des bibliothécaires, il faut que l’École du Louvre serve au recrutement des conservateurs de nos musées. Je sais que quelques-uns des professeurs du Louvre se préoccupent déjà de cette préparation ; mais ce qu’ils font isolément et de leur plein gré devrait être la règle pour tous. Il y a là, en effet, une lacune très regrettable et qu’il importe de combler. Que de fois, en visitant les musées de province, on a pu constater l’inégalité extrême qui existe dans la tenue de ces collections, dans le savoir de ceux qui les dirigent, dans la manière dont ils comprennent leurs fonctions. Je sais bien que ces collections sont elles-mêmes d’importance et de valeur fort inégales et que même dans plusieurs de nos grandes villes, les municipalités ne consentent pas toujours aux sacrifices nécessaires pour assurer convenablement leur entretien. Il est cependant un niveau au-dessous duquel il ne faudrait pas descendre et c’est à relever ce niveau que peut prétendre l’École du Louvre. Si, trop souvent, nos musées départementaux offrent le spectacle attristant de locaux peu honorables, mal soignés, où, sans choix et comme au hasard, sont entassés une foule d’objets disparates, combien de fois, en revanche, même dans des centres très modestes et avec les ressources les plus restreintes, les efforts persévérans d’un seul homme sont parvenus à triompher de l’inertie et de la routine, pour recueillir et classer peu à peu en bon ordre dans les collections municipales tout ce qui peut faire honneur à une ville, éclairer son passé, sauver de la ruine des œuvres ou des monumens jusque-là négligés et non seulement intéresser les habitans au développement de leur musée, mais y attirer des visiteurs étrangers ! A Paris, où tant de distractions intellectuelles de toute sorte sollicitent à l’envi les loisirs de la population, on ne se doute guère de l’extrême pénurie en ressources de ce genre qu’on peut observer dans certaines villes et de l’abandon où s’y trouvent ceux dont les vocations et les aptitudes artistiques très réelles avortent et disparaissent, faute d’être soutenues. Ce serait donc un bienfait que de procurer à tous les musées de France des conservateurs capables de les diriger, et l’École du Louvre est toute désignée pour leur donner l’instruction qui leur permettrait de remplir dignement des fonctions si utiles. Le choix et l’appropriation des locaux, l’entretien, le classement et la bonne conservation des objets qui y sont exposés : peintures, dessins, sculptures, etc., la surveillance qu’ils exigent, les soins prudens que peuvent réclamer leur restauration quand elle est nécessaire, la rédaction des catalogues, et en un mot tout ce qui se rattache à la direction pratique d’un musée, c’est là une étude dont les élémens existent à peine chez nous et dont il serait aussi intéressant qu’opportun de définir, de fixer et de répandre les principes.

Ce n’est que dans un personnel ainsi préparé et pourvu de titres réguliers que devraient être choisis les conservateurs de nos musées. Leur recrutement assuré présenterait pour les richesses artistiques de notre pays et pour eux-mêmes des garanties qui aujourd’hui leur manquent tout à fait et dont plusieurs nominations aussi regrettables qu’imprévues démontreraient, au besoin, la nécessité.

Tout cela mérite qu’on y pense et le Louvre est particulièrement intéressé à ce que toutes les questions qui peuvent influer sur sa prospérité, au lieu d’être résolues au hasard, soient prévues, étudiées et réglées avec la plus vigilante attention. Qu’on songe à tout ce qu’il renferme de trésors accumulés, à la place qu’il tient dans l’éducation du goût national et dans l’instruction de nos artistes. A tous ceux qui le connaissent un commerce assidu n’a pu que rendre plus chère encore une fréquentation qui, si longue qu’elle soit déjà, leur réserve toujours bien des découvertes et des délectations nouvelles. Dans toutes les circonstances de la vie, la vue des chefs-d’œuvre est salutaire et, suivant nos dispositions intimes, ils ont sans cesse des révélations à nous faire sur le génie des maîtres qui les ont produits, sur les traits qui composent leur originalité, sur l’époque et le milieu où ils ont vécu. Que si parfois vous êtes indifférent ou fermé à leur langage, c’est vous-même que vous devez accuser, car il faut mériter leurs confidences. D’autres fois, en revanche, leur contemplation est féconde, ils nous élèvent jusqu’à eux et ouvrent en nous des horizons nouveaux. Comme pour ces personnes aimées, qui sont trop rapprochées de nous pour que nous puissions les juger, il suffit d’une courte séparation pour nous faire comprendre tout ce que vaut le Louvre. Pour mon compte, après avoir à maintes reprises visité les autres musées de l’Europe, tout plein des impressions qu’ils venaient d’éveiller en moi, j’ai toujours eu hâte, à mon retour, de les comparer à notre musée national. C’est avec une satisfaction profonde que j’y retrouvais intactes ou plus vives encore toutes mes admirations pour les chefs-d’œuvre qu’il renferme. Et quand on songe que tant de richesses, le patrimoine et l’honneur de la nation, sont exposées à la perpétuelle menace d’être anéanties, comment s’expliquer que ceux qui en ont la garde et qui parlent avec attendrissement de leur amour pour les arts, s’endorment dans une quiétude criminelle sur ce danger, sans penser aux écrasantes responsabilités qu’il fait peser sur eux et aux malédictions qui les suivraient dans leur retraite, si, ce qu’à Dieu ne plaise, une irréparable catastrophe venait justifier la légitimité de nos protestations et l’étendue de nos craintes !


EM. MICHEL.


  1. Le Louvre et son histoire, 1 vol. in-8o ; Firmin Didot, 1895.
  2. Voir l’introduction du Catalogue des Écoles d’Italie, par F. Villot, 1853.
  3. Le Conseil des Trustees de la National Gallery se compose aujourd’hui de huit membres nommés par le premier lord de la Trésorerie, de qui relève ce Musée, et choisis parmi les possesseurs de grandes Collections ou les personnes connues pour l’intérêt qu’elles portent aux beaux-arts.