Le Musicien de province/01

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Librairie de France (p. 7-18).

Le Musicien de province



I


Ma première rencontre avec M. Grillé coïncida très exactement avec le développement de mes premiers enthousiasmes. J’avais quatorze ans et détestais déjà toutes les espèces de jeux et toutes les sortes de sports. Lire et flâner me paraissaient être le but de la vie et ces deux fonctions constituaient pour moi un paradis sans limites apparentes qu’il s’agissait seulement d’orner à ma convenance, à l’aide des éléments soi-disant fragiles et j’en conviens, souvent factices qui se découvrent dans les livres et le monde civilisé.

Ayant la chance inappréciable de n’être pas sentimental, mes désirs étaient positifs et mes jouissances réelles. Ayant le malheur de n’être pas croyant, je n’entrevoyais pas la nécessité de chercher la vérité au milieu de toutes ces splendeurs qui donnaient satisfaction à ma curiosité.

L’intensité de mon plaisir me faisait supposer qu’il durerait éternellement.

La musique tenait encore une place assez restreinte dans la somme de mes connaissances artistiques. J’avais commencé le violon et le piano de très bonne heure, travaillant peu ou très irrégulièrement l’un et l’autre. Au bout d’une année de ce double apprentissage, j’avais lâché sans héroïsme le piano, mes qualités d’observation m’ayant amené à cette constatation qui ne souffrait aucune réplique, à savoir que le piano nécessitait l’étude de la clef de sol et de la clef de fa tandis que le violon se contentait de la première seulement. Il va sans dire que j’introduisais cet argument au milieu d’un éloquent réquisitoire où le piano était traité d’instrument décadent et féminin.

Mon professeur de violon venait de quitter Turturelle, la ville où j’ai été élevé et que l’on reconnaîtra peut-être quand j’aurai dit que comparée aux autres chefs-lieux elle ne fait guère impression, mais qu’il suffit de l’habiter pour la croire la plus voluptueuse de France.

Le maître parti, on avait songé à le remplacer. Un ami indiqua à mes parents le père Grillé : « Il est, disait-il, modeste et doux, très bien élevé ; sa science est celle d’un musicien consommé ; il ne joue d’aucun instrument en virtuose, mais il les connaît tous ou presque tous de manière à pouvoir en enseigner le mécanisme. »

L’ami qui nous tenait ce langage et devait bientôt me présenter à M. Grillé, était mon ami Bergeat. Ma confiance en lui était énorme. De dix ans plus âgé que moi, il pratiquait le violon avec goût et à propos de questions très diverses, faisait preuve d’un jugement original avec, à l’appui, une instruction solide.

Il était gai, d’une gaîté parfois éclatante qui était pour son dos rond l’occasion de soubresauts réjouissants.

Ça a été un des grands plaisirs de ma vie de le voir, pour un mot dont la drôlerie pouvait d’ailleurs paraître depuis longtemps acclimatée, s’arrêter, s’écarter de deux ou trois pas, se tourner vers la muraille la plus voisine, les épaules secouées, tandis qu’éclatait son rire sincère et jeune.

Vu de face, il ressemblait étonnamment à Balzac, à ce point que j’ai pu faire croire à de ses proches parents, en leur montrant un portrait de Balzac, que c’était celui de Bergeat que je leur présentais. Même mâchoire volontaire sous une face ronde et solidement construite, mêmes cheveux noirs et épais, le nez laid, et ces yeux aux reflets dorés, vibrants d’intelligence et de puissance observatrice.

À l’heure et au jour convenus, Bergeat et moi fîmes à pied le trajet assez long qui séparait la demeure de mes parents de celle de M. Grillé qui habitait une maison d’un quartier lointain, presque aux portes de la ville, à côté d’une église, promenade charmante. On suivait la rue Sully, une des plus pittoresques de Turturelle et une des plus méconnues aussi. Un monde équivoque d’antiquaires et de cabots l’habite ; on en sort pour entrer dans le quartier de la cathédrale ; là on se croirait à Bruges ; vieilles maisons, rues et places désertes, mal pavées, que traverse de temps à autre, un prêtre.

Durant la route, Bergeat me mit au courant des habitudes et des manières du personnage que nous allions visiter : « M. Grillé, me dit Bergeat, est marié. On ne voit presque jamais Mme Grillé, et ses filles sont plus invisibles encore. Quand nous aurons sonné, ne t’étonne pas si nous restons dix bonnes minutes à la porte. Pendant les huit premières minutes, on entend un vacarme épouvantable, des meubles roulent, un chien jappe, on devine que des déménagements d’une pièce dans l’autre s’opèrent sans méthode ; puis tout à coup, un silence complet succède à ce bruit ; deux minutes environ s’écoulent sans qu’il soit troublé et enfin la porte très étroite s’ouvre. M. Grillé, bonhomme de taille moyenne, plutôt petit que grand, bedonnant sur des jambes courtes, vêtu sévèrement de noir, redingote d’alpaga, gilet à breloques très grosses, s’encadre dans la minuscule entrée, se prosterne jusqu’à terre en disant avec emphase : « Hé ! bonjour, messieurs, je vous présente mes civilités ! »… Et tu le verras s’incliner plusieurs fois en multipliant des petits pas — mais sans obséquiosité, non — exagération de politesse simplement… »

— « Quelle tête a-t-il ? »

— « Une tête assez forte, de gros yeux, un gros nez, de grosses oreilles, des favoris… »

— « Quel âge ? »

— « Cinquante et quelques années. »

Nous arrivions.

Tout se passa comme me l’avait dit Bergeat qui me présenta à M. Grillé lequel répéta une fois de plus : « Hé ! bonjour, monsieur… » puis nous introduisit dans son cabinet de travail.

Malgré les confidences de Bergeat, j’étais loin de m’attendre à voir ce que je vis. Imaginez un boyau aussi étroit que mal éclairé par une seule fenêtre qui donnait sur la rue. Là s’alignaient une table chargée d’instruments, un piano et, tout à côté du piano, un harmonium, lequel était recouvert de descentes de lit et de carpettes pour le protéger contre le froid. Il y avait des cahiers de musique empilés jusqu’au plafond.

Un poêle dont le tuyau séparait en deux parties la pièce, gênait les mouvements du maître et des visiteurs, d’autant plus que des pupitres et des boîtes à violon encombraient le plancher et que l’espace laissé libre entre les meubles cités et le mur opposé, était microscopique.

Mais, les plus cocasses de tous ces meubles et ornements étaient assurément d’énormes armoires vitrées suspendues à la muraille, au-dessus du piano et de la table. On y voyait des fleurs en papier, des couronnes dorées, des écharpes de soie rose ou blanche sur lesquelles on lisait : À Grillé ! — À notre chef Eugène Grillé — À M. Grillé, hommage d’un groupe d’admirateurs ! — Il y en avait tout un tas dans chaque armoire et il y avait trois armoires, grosses comme des cathédrales, peintes en jaune avec des frontons sculptés aux ornements allégoriques. Je n’ai jamais rien vu d’aussi peu émouvant dans la décrépitude.

Au milieu de tout cela s’étalait un portrait de M. Grillé très jeune, en tenue de chef de musique des pompiers, le sabre au côté, le bâton levé, conduisant une imaginaire fanfare dans un champ de choux.

Tous les objets qui ornaient la cheminée appartenaient plus ou moins à la musique. Cette boîte où M. Grillé mettait ses cordes affectait la forme d’un violon et le couvercle de cette autre s’ornait d’une portée couverte de croches ; un encrier figurait un tambour ; pas un porte-plume qui ne fût surmonté d’une lyre ou d’une coquille de contrebasse.

Sur la cheminée, il y avait quatre grenouilles en porcelaine. Ces hideux animaux, assis dans des poses graves imaginées par un crétin et réalisées par un bourreau, montraient avec indifférence des ventres jaunes et faisaient le geste de râcler un violoncelle, de souffler dans un piston, leurs gros yeux fixés sur des feuilles bariolées de notes, tandis qu’un singe de même substance, juché sur un tréteau, battait la mesure devant cet orchestre diabolique qui n’était encore qu’un quatuor, mais que je devais voir grossir démesurément plus tard.

Enfin, sur les murs, pas une place qui fût laissée libre. Des cadres divers, des épingles même retenaient des découpures de journaux illustrés représentant des scènes d’opéra ou des portraits de musiciens, chanteurs ou compositeurs.

Je me penchais vers ces babioles avidement, déjà curieux de théâtre, cherchant, sous les visages épinglés, des noms.

M. Grillé m’aida volontiers : « Vous regardez ce portrait, faisait-il, c’est celui d’un monsieur que j’entendis souvent chanter lorsque j’étais au Conservatoire ; il s’appelait M. Balanqué… »

Une grande photographie de Marie Sasse, figure commune s’il en fût, occupait la place principale qu’elle devait céder bientôt à deux cadres d’égale grandeur dont M. Grillé venait de faire l’achat dans des conditions particulières. Les épiciers, à cette époque, donnaient des primes à leurs clients. Il suffisait d’un certain nombre de kilos de marchandises débités, pour qu’ils fussent accompagnés d’une chromolithographie encadrée. Des tableaux de toutes sortes furent ainsi reproduits à vil prix et donnés avec du café, du sucre ou du poivre à des acheteurs enthousiasmés qui surchargeaient leurs réserves pour obtenir en plus un Téniers ou un Ruysdaël.

Ainsi M. Grillé avait condamné sa famille et lui-même à ne consommer comme potage que du tapioca pendant des mois et s’était offert un portrait de Mozart et un portrait de Beethoven : « Je ne les donnerais pas pour dix mille francs ! » s’écriait M. Grillé dont l’enthousiasme m’apparut pour la première fois durant cette scène où il brandissait les deux pauvres effigies pour les contempler avec amour : « Regardez Mozart, le Virgile de la musique…, reprenait-il — Et lui ? — il montrait Beethoven — lui c’est le Shakespeare ! »

Et le regard de M. Grillé très doux quand il prononçait Virgile devenait effrayant quand il disait Shakespeare.

Mais M. Grillé était véritablement un artiste ; et je vis qu’il n’en avait pas que les qualités lorsqu’à propos d’un concert qui s’organisait à Turturelle, nous lui parlâmes de ses confrères : « Gardelot, fit-il, n’est pas un musicien, il vendait encore du foin il y a dix ans. »

— « Mais… Pinon ? » disait Bergeat.

M. Grillé avait un sourire plein de mépris : « Lui ! Mais il est dépourvu de talent, ses petites compositions sont faites de réminiscences. Il joue passablement du violoncelle. Cela tient surtout à ce qu’il fut jadis cordonnier et le mouvement du bras pour manier l’alène a quelque rapport avec celui qu’il faut pour l’archet… Il y a encore M. Lerat-Demailly qui ne prêtera pas son concours à une fête de bienfaisance. Chacun sait qu’il est l’avarice même… Pour ce qui est du petit Dezile, il se croit violoniste. Je l’ai eu autrefois dans mon orchestre où il faisait une troisième partie de clarinette… très mal !… »

Ce travers une fois admis, la conversation de M. Grillé était intéressante pour l’enfant que j’étais, peu habitué par ses autres maîtres à des termes admiratifs et passionnés.

Elle se résumait avec ces mots : « La musique, c’est mon dieu ! »

Quant aux préférences de M. Grillé, elles correspondaient exactement à l’éducation qu’il avait reçue au conservatoire de Paris, de gens quelconques, ignorants et diplomates. On pouvait même dire que M. Grillé n’avait pas eu de chance. Il avait suivi le cours de composition dans la classe d’Elwarth, l’auteur bien oublié des Catalans. Élève de Lesueur, en même temps que Berlioz, le médiocre Elwarth vieillit dans l’enseignement officiel, réfractaire à toute tentative, ennemi naturel de son romantique camarade qui disait de lui : « S’il doit parler sur ma tombe, j’aime mieux ne pas mourir ! »

Les admirations de M. Grillé se ressentaient des classes d’Elwarth. Pour lui, la musique italienne était la meilleure des musiques parce qu’elle était la plus chantante. Mozart et Beethoven étaient des maîtres, mais réservés aux initiés. Sébastien Bach était utile. Il fallait l’étudier plutôt que le goûter.

En France, il y avait Boïeldieu et Gounod. La Dame blanche et Faust étaient l’expression parfaite du génie français, des chefs-d’œuvre auxquels on pouvait comparer Les Huguenots, ce colosse !

Rossini avait les préférences de M. Grillé. Celui-ci étant chef d’orchestre à Lyon, Rossini en voyage s’était arrêté quelques heures dans cette ville. Les musiciens de l’orchestre avaient décidé de lui faire une aubade. M. Grillé avait conduit sous les fenêtres de l’hôtel où était descendu le maître, l’ouverture de Guillaume Tell et celle du Barbier de Séville. Rossini avait serré les mains du chef d’orchestre en le remerciant et en le félicitant. Ce fut, bien entendu, un instant inoubliable de la jeunesse de M. Grillé. Après avoir raconté l’anecdote, il ajoutait toujours avec une petite moue : « C’était un grand génie, mais il a mis du Barbier partout ! »

Il va sans dire que M. Grillé n’aimait pas Wagner que du reste il ignorait complètement.

Un jour que je le questionnais à ce sujet, il me dit qu’il avait déchiffré au piano l’ouverture de Tannhaüser et qu’il la trouvait belle. Je crois bien qu’il ne prit jamais la peine de déchiffrer autre chose que cette ouverture qui aurait dû faire naître en lui un vif désir de connaître mieux Wagner.

Il disait, à propos d’un confrère qui avait fait le voyage de Bayreuth : « On peut toujours trouver cela beau quand on n’y comprend rien ! »

Que voulez-vous ? M. Grillé ne différait pas en cela des autres musiciens de son époque. Il fut vers 1850 élève au Conservatoire où, en 1880, César Franck était encore un méconnu. M. Grillé ne pouvait pénétrer dans un théâtre sans voir s’affirmer la gloire d’auteurs médiocres. Il était abonné à une revue musicale où l’on faisait semblant d’admirer les classiques auxquels ladite revue consacrait une vingtaine de lignes par numéro alors que des colonnes entières racontaient le nouveau succès de l’Africaine au grand opéra où un ténor venait ce débuter, acclamé par ce que l’on supposait être l’élite des connaisseurs.

Et puis, il y avait le public et les élèves, tout un monde d’honnêtes gens abrutis de sentimentalisme grossier, avides de virtuosité et désireux de ne faire aucun usage de la faculté de penser.

Évidemment, si M. Grillé s’était donné la peine de comparer, il était assez instruit pour discerner au milieu de tous ces opéras qu’il avait piochés pour en diriger l’exécution dans un théâtre de province, ceux qu’il fallait préférer aux autres.

J’en eus assez souvent des preuves quand après avoir joué un trio d’Haydn ou une sonate de Mozart, je lui parlais de la grandeur des Huguenots. Alors il avait comme une hâte de se débarrasser de ce charlatan de Meyerbeer et on ne se fût pas douté à ce moment-là qu’il eût pour lui la moindre admiration.

Verdi, Gounod et Boïeldieu étaient en somme ses auteurs, ceux qu’il aimait et vu la pauvreté de l’enseignement qu’il avait reçu et la limite de sa science, cette orientation ne dénotait pas un goût mauvais.

Je ne pouvais guère juger de ce que pensait et de ce que savait M. Grillé, lors de cette première visite que je lui fis, à cette époque lointaine. Je vis seulement ce jour-là que c’était un curieux bonhomme dont certains gestes et certains mots pouvaient paraître grotesques, mais dont les yeux se remplissaient de larmes devant un mauvais portrait de Mozart acheté chez un épicier.

Ce fut en devisant de ces deux aspects de M. Grillé, de celui qui nous avait fait rire et de celui qui nous avait émus, que nous rentrâmes chez nous, Bergeat et moi, par une après-midi d’automne, en suivant les bords de la Loire dont l’harmonieuse majesté m’empêchait de trop regretter que ce fut sitôt fini d’entendre causer d’art.