Le Musicien de province/Texte entier

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Librairie de France (p. -95).

RENÉ MARTINEAU

LE MUSICIEN

DE PROVINCE

PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT’ANDREA, L. MARCEROU & Cie
99, boulevard raspail, 99



1922

À MA SŒUR MADELEINE


En souvenir de nos admirations de jadis.
R. M.

Le Musicien de province



I


Ma première rencontre avec M. Grillé coïncida très exactement avec le développement de mes premiers enthousiasmes. J’avais quatorze ans et détestais déjà toutes les espèces de jeux et toutes les sortes de sports. Lire et flâner me paraissaient être le but de la vie et ces deux fonctions constituaient pour moi un paradis sans limites apparentes qu’il s’agissait seulement d’orner à ma convenance, à l’aide des éléments soi-disant fragiles et j’en conviens, souvent factices qui se découvrent dans les livres et le monde civilisé.

Ayant la chance inappréciable de n’être pas sentimental, mes désirs étaient positifs et mes jouissances réelles. Ayant le malheur de n’être pas croyant, je n’entrevoyais pas la nécessité de chercher la vérité au milieu de toutes ces splendeurs qui donnaient satisfaction à ma curiosité.

L’intensité de mon plaisir me faisait supposer qu’il durerait éternellement.

La musique tenait encore une place assez restreinte dans la somme de mes connaissances artistiques. J’avais commencé le violon et le piano de très bonne heure, travaillant peu ou très irrégulièrement l’un et l’autre. Au bout d’une année de ce double apprentissage, j’avais lâché sans héroïsme le piano, mes qualités d’observation m’ayant amené à cette constatation qui ne souffrait aucune réplique, à savoir que le piano nécessitait l’étude de la clef de sol et de la clef de fa tandis que le violon se contentait de la première seulement. Il va sans dire que j’introduisais cet argument au milieu d’un éloquent réquisitoire où le piano était traité d’instrument décadent et féminin.

Mon professeur de violon venait de quitter Turturelle, la ville où j’ai été élevé et que l’on reconnaîtra peut-être quand j’aurai dit que comparée aux autres chefs-lieux elle ne fait guère impression, mais qu’il suffit de l’habiter pour la croire la plus voluptueuse de France.

Le maître parti, on avait songé à le remplacer. Un ami indiqua à mes parents le père Grillé : « Il est, disait-il, modeste et doux, très bien élevé ; sa science est celle d’un musicien consommé ; il ne joue d’aucun instrument en virtuose, mais il les connaît tous ou presque tous de manière à pouvoir en enseigner le mécanisme. »

L’ami qui nous tenait ce langage et devait bientôt me présenter à M. Grillé, était mon ami Bergeat. Ma confiance en lui était énorme. De dix ans plus âgé que moi, il pratiquait le violon avec goût et à propos de questions très diverses, faisait preuve d’un jugement original avec, à l’appui, une instruction solide.

Il était gai, d’une gaîté parfois éclatante qui était pour son dos rond l’occasion de soubresauts réjouissants.

Ça a été un des grands plaisirs de ma vie de le voir, pour un mot dont la drôlerie pouvait d’ailleurs paraître depuis longtemps acclimatée, s’arrêter, s’écarter de deux ou trois pas, se tourner vers la muraille la plus voisine, les épaules secouées, tandis qu’éclatait son rire sincère et jeune.

Vu de face, il ressemblait étonnamment à Balzac, à ce point que j’ai pu faire croire à de ses proches parents, en leur montrant un portrait de Balzac, que c’était celui de Bergeat que je leur présentais. Même mâchoire volontaire sous une face ronde et solidement construite, mêmes cheveux noirs et épais, le nez laid, et ces yeux aux reflets dorés, vibrants d’intelligence et de puissance observatrice.

À l’heure et au jour convenus, Bergeat et moi fîmes à pied le trajet assez long qui séparait la demeure de mes parents de celle de M. Grillé qui habitait une maison d’un quartier lointain, presque aux portes de la ville, à côté d’une église, promenade charmante. On suivait la rue Sully, une des plus pittoresques de Turturelle et une des plus méconnues aussi. Un monde équivoque d’antiquaires et de cabots l’habite ; on en sort pour entrer dans le quartier de la cathédrale ; là on se croirait à Bruges ; vieilles maisons, rues et places désertes, mal pavées, que traverse de temps à autre, un prêtre.

Durant la route, Bergeat me mit au courant des habitudes et des manières du personnage que nous allions visiter : « M. Grillé, me dit Bergeat, est marié. On ne voit presque jamais Mme Grillé, et ses filles sont plus invisibles encore. Quand nous aurons sonné, ne t’étonne pas si nous restons dix bonnes minutes à la porte. Pendant les huit premières minutes, on entend un vacarme épouvantable, des meubles roulent, un chien jappe, on devine que des déménagements d’une pièce dans l’autre s’opèrent sans méthode ; puis tout à coup, un silence complet succède à ce bruit ; deux minutes environ s’écoulent sans qu’il soit troublé et enfin la porte très étroite s’ouvre. M. Grillé, bonhomme de taille moyenne, plutôt petit que grand, bedonnant sur des jambes courtes, vêtu sévèrement de noir, redingote d’alpaga, gilet à breloques très grosses, s’encadre dans la minuscule entrée, se prosterne jusqu’à terre en disant avec emphase : « Hé ! bonjour, messieurs, je vous présente mes civilités ! »… Et tu le verras s’incliner plusieurs fois en multipliant des petits pas — mais sans obséquiosité, non — exagération de politesse simplement… »

— « Quelle tête a-t-il ? »

— « Une tête assez forte, de gros yeux, un gros nez, de grosses oreilles, des favoris… »

— « Quel âge ? »

— « Cinquante et quelques années. »

Nous arrivions.

Tout se passa comme me l’avait dit Bergeat qui me présenta à M. Grillé lequel répéta une fois de plus : « Hé ! bonjour, monsieur… » puis nous introduisit dans son cabinet de travail.

Malgré les confidences de Bergeat, j’étais loin de m’attendre à voir ce que je vis. Imaginez un boyau aussi étroit que mal éclairé par une seule fenêtre qui donnait sur la rue. Là s’alignaient une table chargée d’instruments, un piano et, tout à côté du piano, un harmonium, lequel était recouvert de descentes de lit et de carpettes pour le protéger contre le froid. Il y avait des cahiers de musique empilés jusqu’au plafond.

Un poêle dont le tuyau séparait en deux parties la pièce, gênait les mouvements du maître et des visiteurs, d’autant plus que des pupitres et des boîtes à violon encombraient le plancher et que l’espace laissé libre entre les meubles cités et le mur opposé, était microscopique.

Mais, les plus cocasses de tous ces meubles et ornements étaient assurément d’énormes armoires vitrées suspendues à la muraille, au-dessus du piano et de la table. On y voyait des fleurs en papier, des couronnes dorées, des écharpes de soie rose ou blanche sur lesquelles on lisait : À Grillé ! — À notre chef Eugène Grillé — À M. Grillé, hommage d’un groupe d’admirateurs ! — Il y en avait tout un tas dans chaque armoire et il y avait trois armoires, grosses comme des cathédrales, peintes en jaune avec des frontons sculptés aux ornements allégoriques. Je n’ai jamais rien vu d’aussi peu émouvant dans la décrépitude.

Au milieu de tout cela s’étalait un portrait de M. Grillé très jeune, en tenue de chef de musique des pompiers, le sabre au côté, le bâton levé, conduisant une imaginaire fanfare dans un champ de choux.

Tous les objets qui ornaient la cheminée appartenaient plus ou moins à la musique. Cette boîte où M. Grillé mettait ses cordes affectait la forme d’un violon et le couvercle de cette autre s’ornait d’une portée couverte de croches ; un encrier figurait un tambour ; pas un porte-plume qui ne fût surmonté d’une lyre ou d’une coquille de contrebasse.

Sur la cheminée, il y avait quatre grenouilles en porcelaine. Ces hideux animaux, assis dans des poses graves imaginées par un crétin et réalisées par un bourreau, montraient avec indifférence des ventres jaunes et faisaient le geste de râcler un violoncelle, de souffler dans un piston, leurs gros yeux fixés sur des feuilles bariolées de notes, tandis qu’un singe de même substance, juché sur un tréteau, battait la mesure devant cet orchestre diabolique qui n’était encore qu’un quatuor, mais que je devais voir grossir démesurément plus tard.

Enfin, sur les murs, pas une place qui fût laissée libre. Des cadres divers, des épingles même retenaient des découpures de journaux illustrés représentant des scènes d’opéra ou des portraits de musiciens, chanteurs ou compositeurs.

Je me penchais vers ces babioles avidement, déjà curieux de théâtre, cherchant, sous les visages épinglés, des noms.

M. Grillé m’aida volontiers : « Vous regardez ce portrait, faisait-il, c’est celui d’un monsieur que j’entendis souvent chanter lorsque j’étais au Conservatoire ; il s’appelait M. Balanqué… »

Une grande photographie de Marie Sasse, figure commune s’il en fût, occupait la place principale qu’elle devait céder bientôt à deux cadres d’égale grandeur dont M. Grillé venait de faire l’achat dans des conditions particulières. Les épiciers, à cette époque, donnaient des primes à leurs clients. Il suffisait d’un certain nombre de kilos de marchandises débités, pour qu’ils fussent accompagnés d’une chromolithographie encadrée. Des tableaux de toutes sortes furent ainsi reproduits à vil prix et donnés avec du café, du sucre ou du poivre à des acheteurs enthousiasmés qui surchargeaient leurs réserves pour obtenir en plus un Téniers ou un Ruysdaël.

Ainsi M. Grillé avait condamné sa famille et lui-même à ne consommer comme potage que du tapioca pendant des mois et s’était offert un portrait de Mozart et un portrait de Beethoven : « Je ne les donnerais pas pour dix mille francs ! » s’écriait M. Grillé dont l’enthousiasme m’apparut pour la première fois durant cette scène où il brandissait les deux pauvres effigies pour les contempler avec amour : « Regardez Mozart, le Virgile de la musique…, reprenait-il — Et lui ? — il montrait Beethoven — lui c’est le Shakespeare ! »

Et le regard de M. Grillé très doux quand il prononçait Virgile devenait effrayant quand il disait Shakespeare.

Mais M. Grillé était véritablement un artiste ; et je vis qu’il n’en avait pas que les qualités lorsqu’à propos d’un concert qui s’organisait à Turturelle, nous lui parlâmes de ses confrères : « Gardelot, fit-il, n’est pas un musicien, il vendait encore du foin il y a dix ans. »

— « Mais… Pinon ? » disait Bergeat.

M. Grillé avait un sourire plein de mépris : « Lui ! Mais il est dépourvu de talent, ses petites compositions sont faites de réminiscences. Il joue passablement du violoncelle. Cela tient surtout à ce qu’il fut jadis cordonnier et le mouvement du bras pour manier l’alène a quelque rapport avec celui qu’il faut pour l’archet… Il y a encore M. Lerat-Demailly qui ne prêtera pas son concours à une fête de bienfaisance. Chacun sait qu’il est l’avarice même… Pour ce qui est du petit Dezile, il se croit violoniste. Je l’ai eu autrefois dans mon orchestre où il faisait une troisième partie de clarinette… très mal !… »

Ce travers une fois admis, la conversation de M. Grillé était intéressante pour l’enfant que j’étais, peu habitué par ses autres maîtres à des termes admiratifs et passionnés.

Elle se résumait avec ces mots : « La musique, c’est mon dieu ! »

Quant aux préférences de M. Grillé, elles correspondaient exactement à l’éducation qu’il avait reçue au conservatoire de Paris, de gens quelconques, ignorants et diplomates. On pouvait même dire que M. Grillé n’avait pas eu de chance. Il avait suivi le cours de composition dans la classe d’Elwarth, l’auteur bien oublié des Catalans. Élève de Lesueur, en même temps que Berlioz, le médiocre Elwarth vieillit dans l’enseignement officiel, réfractaire à toute tentative, ennemi naturel de son romantique camarade qui disait de lui : « S’il doit parler sur ma tombe, j’aime mieux ne pas mourir ! »

Les admirations de M. Grillé se ressentaient des classes d’Elwarth. Pour lui, la musique italienne était la meilleure des musiques parce qu’elle était la plus chantante. Mozart et Beethoven étaient des maîtres, mais réservés aux initiés. Sébastien Bach était utile. Il fallait l’étudier plutôt que le goûter.

En France, il y avait Boïeldieu et Gounod. La Dame blanche et Faust étaient l’expression parfaite du génie français, des chefs-d’œuvre auxquels on pouvait comparer Les Huguenots, ce colosse !

Rossini avait les préférences de M. Grillé. Celui-ci étant chef d’orchestre à Lyon, Rossini en voyage s’était arrêté quelques heures dans cette ville. Les musiciens de l’orchestre avaient décidé de lui faire une aubade. M. Grillé avait conduit sous les fenêtres de l’hôtel où était descendu le maître, l’ouverture de Guillaume Tell et celle du Barbier de Séville. Rossini avait serré les mains du chef d’orchestre en le remerciant et en le félicitant. Ce fut, bien entendu, un instant inoubliable de la jeunesse de M. Grillé. Après avoir raconté l’anecdote, il ajoutait toujours avec une petite moue : « C’était un grand génie, mais il a mis du Barbier partout ! »

Il va sans dire que M. Grillé n’aimait pas Wagner que du reste il ignorait complètement.

Un jour que je le questionnais à ce sujet, il me dit qu’il avait déchiffré au piano l’ouverture de Tannhaüser et qu’il la trouvait belle. Je crois bien qu’il ne prit jamais la peine de déchiffrer autre chose que cette ouverture qui aurait dû faire naître en lui un vif désir de connaître mieux Wagner.

Il disait, à propos d’un confrère qui avait fait le voyage de Bayreuth : « On peut toujours trouver cela beau quand on n’y comprend rien ! »

Que voulez-vous ? M. Grillé ne différait pas en cela des autres musiciens de son époque. Il fut vers 1850 élève au Conservatoire où, en 1880, César Franck était encore un méconnu. M. Grillé ne pouvait pénétrer dans un théâtre sans voir s’affirmer la gloire d’auteurs médiocres. Il était abonné à une revue musicale où l’on faisait semblant d’admirer les classiques auxquels ladite revue consacrait une vingtaine de lignes par numéro alors que des colonnes entières racontaient le nouveau succès de l’Africaine au grand opéra où un ténor venait ce débuter, acclamé par ce que l’on supposait être l’élite des connaisseurs.

Et puis, il y avait le public et les élèves, tout un monde d’honnêtes gens abrutis de sentimentalisme grossier, avides de virtuosité et désireux de ne faire aucun usage de la faculté de penser.

Évidemment, si M. Grillé s’était donné la peine de comparer, il était assez instruit pour discerner au milieu de tous ces opéras qu’il avait piochés pour en diriger l’exécution dans un théâtre de province, ceux qu’il fallait préférer aux autres.

J’en eus assez souvent des preuves quand après avoir joué un trio d’Haydn ou une sonate de Mozart, je lui parlais de la grandeur des Huguenots. Alors il avait comme une hâte de se débarrasser de ce charlatan de Meyerbeer et on ne se fût pas douté à ce moment-là qu’il eût pour lui la moindre admiration.

Verdi, Gounod et Boïeldieu étaient en somme ses auteurs, ceux qu’il aimait et vu la pauvreté de l’enseignement qu’il avait reçu et la limite de sa science, cette orientation ne dénotait pas un goût mauvais.

Je ne pouvais guère juger de ce que pensait et de ce que savait M. Grillé, lors de cette première visite que je lui fis, à cette époque lointaine. Je vis seulement ce jour-là que c’était un curieux bonhomme dont certains gestes et certains mots pouvaient paraître grotesques, mais dont les yeux se remplissaient de larmes devant un mauvais portrait de Mozart acheté chez un épicier.

Ce fut en devisant de ces deux aspects de M. Grillé, de celui qui nous avait fait rire et de celui qui nous avait émus, que nous rentrâmes chez nous, Bergeat et moi, par une après-midi d’automne, en suivant les bords de la Loire dont l’harmonieuse majesté m’empêchait de trop regretter que ce fut sitôt fini d’entendre causer d’art.

II


Les leçons de M. Grillé offraient des particularités. Elles duraient une heure et demie, quelquefois deux heures, alors qu’on avait convenu d’une heure seulement. L’inconvénient était, M. Grillé donnant ses leçons au domicile de l’élève, que le pauvre homme, sur quatre leçons, en escamotait involontairement deux. Et non seulement les deux élèves qui l’avaient attendu en vain ne le payaient pas, mais encore, profondément mécontents, il arrivait qu’ils signifiassent à M. Grillé son congé.

M. Grillé, pour ne pas faire de jaloux, interchangeait l’escamotage ; les élèves qu’il avait frustrés un jour bénéficiaient de deux heures de leçon le jour suivant. Mais alors les premiers servis se trouvaient à leur tour privés de sa présence. Consciencieux et ingénu, M. Grillé perdait de cette manière presque toute sa clientèle.

Ceux qui ne savaient pas apprécier la valeur de ses conseils, la simplicité de son enseignement et surtout son véritable talent de démonstrateur, étaient vite découragés par ses irrégularités.

Si on les lui reprochait, M. Grillé le prenait de haut. Sans réfléchir aux conséquences, il écrivait aussitôt au mécontent que sa conduite n’avait pas à être discutée, que mille causes de retard l’empêchaient de mieux faire. Il citait une de ces causes et ajoutait : ab uno disce omnes. Car M. Grillé était grand citateur de lieux communs et trouvait plus pédagogique de les servir en latin.

À la fin de la lettre, invariablement, il déclinait l’honneur de donner des leçons à M. X… ou à Mlle Z… Ceux qu’il gardait pourtant, ne regrettaient pas leur persévérance et on pouvait, en se pliant à certaines négligences et à quelques manies, apprendre avec lui beaucoup. Il faisait aimer la musique, communiquait son enthousiasme, vous faisait toucher du doigt les beautés, simplifiait, autant qu’il était possible, le mécanisme. Il donnait des leçons d’harmonie, de solfège, de piano, de violon et de chant. M. Grillé avait des inventions à propos desquelles des gens grognons s’empressaient de lui tourner le dos. Elles n’avaient de ridicule que la manière dont M. Grillé les présentait.

Un jour, je remarquai sur son piano une planche d’un bois grossier qui, appuyée sur deux supports placés aux extrémités du clavier, recouvrait entièrement les touches, tout en laissant entre elles et la planche un espace suffisant pour le jeu des mains.

— « Qu’est cela ? » lui dis-je.

— « C’est, me répondit-il, un instrument que j’ai inventé pour empêcher les élèves de regarder leurs mains en jouant du piano. On peut l’ôter et le mettre à volonté. Je l’ai appelé le célomane, de celo : je cache et manus : main. » En disant cela, M. Grillé n’avait nulle prétention, ne se glorifiait en rien de son invention et du nom dont il l’avait pourvue. Il avait un geste, au contraire, pour s’excuser du peu que cela était et une moue pour absoudre son interlocuteur du sourire irréprimable que provoquait la révélation.

L’été, M. Grillé nous donnait des leçons, à ma sœur et à moi, dans une petite propriété voisine de Turturelle qui appartenait à nos grands-parents.

Deux fois par semaine, une voiture de famille conduisait à La Roche-Coudre notre institutrice et M. Grillé.

Les leçons, séparées par le déjeuner et une récréation, duraient de dix heures du matin à quatre heures du soir. Pendant le repas, M. Grillé disait son bonheur de savourer du pain bis.

Après chaque bouchée, il frottait l’un contre l’autre, son pouce et son index couverts de farine, touchait à peine à sa serviette dépliée négligemment sur ses genoux ; car dans ses manières se montraient la distinction simple de son esprit et sa constante réserve. Il causait d’une voix posée et ne tarissait pas d’anecdotes sur la musique, racontait des livrets d’opéra, et citait des vers de nombreux poètes.

Il avait des étonnements naïfs, ne comprenant pas comment d’aussi grands poètes que Victor Hugo et Théophile Gautier avaient pu être en même temps d’aussi piteux musiciens. M. Grillé disait, en posant sa main sur ses yeux, comme pour aider sa mémoire, le sonnet fameux de Félix Arvers qu’il comparait aux plus belles choses françaises.

À l’idée que l’inconnue d’Arvers avait véritablement existé, M. Grillé redoublait d’admiration, car il était de ces artistes qui, après avoir bu souvent à la coupe des désillusions, voudraient, à chaque émotion nouvelle, vérifier ses origines, examiner si ce qui l’a causée fait partie des réalités de ce monde.

Plusieurs années après ces événements, j’avais fait un voyage à Constantinople. M. Grillé, en apprenant mon retour, était accouru chez moi pour me poser cette question : « L’Orient, monsieur, est-il bien l’Orient ? Le ciel y est-il plus bleu qu’ici ? Les minarets sont-ils blancs et ajourés, les coupoles sont-elles dorées, la brise, selon la belle expression de Victor Hugo,

Mais surtout quand la brise
Me touche en voltigeant…

. . . . . . . . . . . . . . .

est-elle aussi légère que la fait l’auteur des Orientales ?

« Et Smyrne ! Comment, Monsieur, vous avez vu Smyrne ?

Smyrne est une princesse
L’heureux printemps sans cesse
Répond à son appel.

« Est-ce vrai tout cela ? L’Orient que vous avez vu est-il bien l’Orient des poètes ? »

Et comme je lui affirmais que les poètes n’avaient pas menti : « Ah ! monsieur, fit-il, ce que vous me dites là me comble de joie ! »

Moi, sans m’en apercevoir, je devenais tout doucement le plus passionné des romantiques. L’enthousiasme, ce dieu dans le cœur, a dit Léon Bloy, me tourmentait de sa main puissante et me plaçait, curieux et décidé, au seuil tentateur du palais magique de l’Art éternel.

Et quand, après le repas, à l’heure de la récréation, la redingote de M. Grillé, telle qu’une grosse tache noire, sous la charmille de tilleuls, m’apparaissait, disparate autant que solennelle, sans deviner encore le rôle d’initiateur qu’à coup sûr cet excellent homme ne soupçonnait guère lui non plus, je sentais une reconnaissance infinie qui me poussait vers lui et comprimait l’envie de rire que ses saugrenuités occasionnaient si souvent. Qu’eût-il pensé si on lui avait dit que dix ans plus tard, mes admirations me conduiraient à celle de Wagner et que, vingt ans après, les combinaisons dramatiques de cet Allemand seraient à leur tour dédaignées pour des œuvres de musiciens français qui ont su merveilleusement utiliser ses recettes.

Qu’aurait-il dit, M. Grillé, si j’avais pu un jour lui avouer que la musique même n’était plus pour moi l’art par excellence et que Gauguin ou Van Gogh pourraient, un instant, captiver mon attention.

Je ne sais. Seulement, à l’époque dont je parle je ne connaissais que lui et les livres.

Les livres m’apprenaient qu’il y avait de par le monde des êtres d’exception, des individus en dehors du commun, et quand je cherchais un exemple autour de moi, je ne rencontrais que M. Grillé. Involontairement je songeais aussi à l’abbé Renard, curé des Guitières, une toute petite paroisse voisine de la Roche-Coudre, qui était assez bon musicien et nous visitait souvent. La maison était pleine de ses méthodes de solfège, de ses polkas et d’œuvres plus importantes dont un oratorio et trois messes.

L’abbé Renard se donnait vaniteusement pour un compositeur, mais je soupçonnais en lui un ignorant. Il n’avait pour me séduire que son enthousiasme ; ses réalisations étaient pauvres. Et puis, je l’avoue, la gravité ecclésiastique me causait de l’ennui.

Les allées et venues entre Turturelle et la Roche-Coudre furent l’occasion de la rencontre de M. Grillé et de l’abbé.

Celui-ci était un grand bonhomme, assez distingué, de tenue parfaite. À part le grain de vanité qui le faisait se croire un musicien de premier ordre, il n’avait pas de défauts apparents.

Un visage ingrat, aux traits effacés, avec deux yeux ronds et ternes, des cheveux ridiculement frisés et une voix blanche augmentaient l’allure innocente que lui donnaient d’avance sa démarche d’échassier et sa soutane.

Susceptible, il s’emportait quelquefois, mais sans grossièreté, sans compromettre jamais sa dignité ni se départir du ton d’un homme bien élevé.

Prêtre pieux, on lui avait confié une cure où un paysan finaud eût mieux convenu que lui. Il s’y considéra longtemps comme une victime et comme un exilé, mais s’y acclimata à la longue, grâce à sa patience et au bon sens de ses paroissiens qui, lorsqu’il les quitta, l’ont sincèrement regretté.

L’abbé Renard organisait à son église des messes en musique.

Lorsqu’un autre prêtre le pouvait remplacer à l’autel, il conduisait l’orchestre improvisé par lui pour l’exécution de ses compositions. Ces jours-là, il revêtait de singuliers ornements, car il était chanoine d’une église d’Italie au costume brillant et tapageur.

Avec sa soutane violette à boutons rouges, sa mozette d’hermine sur laquelle se rabattait un capuchon cerise et des glands d’or tombant sur les reins, M. Renard eût ressemblé à un évêque de cour intrigant et fortuné qu’une disgrâce injuste aurait jeté momentanément dans un trou de campagne, si cet aspect n’eût été démenti promptement par son air godiche et la tournure maladroite que prenait sur lui le trop somptueux vêtement.

Quelquefois il n’était en rien suppléé dans ses fonctions sacerdotales. Alors il ne conduisait pas et il fallait voir et entendre l’orchestre qui partait à contretemps et s’embourbait au bout de dix mesures.

Il y a six kilomètres des Guitières à Turturelle. L’abbé Renard les faisait à pied plusieurs fois par semaine. Les personnes qui allaient en voiture dans la même direction, lui offraient, autant que possible, une place. Et c’est ainsi qu’il s’assit un jour d’été entre M. Grillé et l’institutrice qu’un break de famille reconduisait à Turturelle.

La vue d’une boîte à violon à côté de M. Grillé causa à l’abbé une commotion et ce ne fut pas long !…

— « Monsieur, je vois, est musicien sans doute ? »

M. Grillé se présenta. Deux minutes après, l’institutrice reléguée dans un coin du break, contemplait, non sans terreur, les deux hommes transformés en énergumènes, et gesticulant à qui mieux mieux.

Il faisait grand vent. M. Grillé avait ôté son chapeau et l’avait calé au fond de la voiture ; M. Renard gardait le sien dans ses mains. Les cheveux de M. Grillé se tenaient tout droits sur son large crâne, ceux de l’abbé étaient tout défrisés, s’envolaient à droite et à gauche, faisant à sa tête ronde des ailes de condor.

Les deux exaltés parlaient à la fois, presque à l’unisson. Le cheval trottinait doucement, comme s’il avait compris que ces deux heureux ne demandaient qu’à prolonger leur bonheur :

— « Voici la première phrase de mon Kyrie », disait M. Renard et il chantait : « … mi bémol si ut ré ut… i… son… »

Et l’abbé, à la fin du trajet, avouait au professeur qu’il s’était un soir risqué dans une loge à l’Opéra de Paris pour y entendre Faust et qu’il était revenu enchanté de Gounod.

Quand la voiture s’arrêta sur la place Balzac, pour que descendit l’abbé Renard, ce furent des salutations et des poignées de main, des élans et des sourires de la part de M. Grillé, des compliments plus contraints du côté de l’abbé.

Dans la suite, M. Grillé fit assez souvent partie de l’orchestre des grands jours aux Guitières et violona sous la direction du chanoine enrubanné.

Une fois, ce fut, sur les instances de quelques élèves dont j’étais, M. Grillé qui conduisit. Les répétitions mirent en lumière ses qualités de chef d’orchestre et l’exécution fut parfaite, quoiqu’un incident ait failli en compromettre le succès. Bergeat devait jouer un solo avec sourdine. Au dernier moment, il s’aperçut qu’il avait oublié sa sourdine. Gros ennui, l’effet sans sourdine serait manqué.

M. Grillé, toujours ingénieux autant que savant, dit alors que le principe de physique permet d’autres moyens que la sourdine ; on peut la remplacer par une pièce de cinquante centimes placée tout contre le chevalet. « Seulement, ajouta-t-il, prenez garde, monsieur Bergeat, que la pièce ne glisse pas et ne tombe pas dans votre violon, en passant par les ouïes ! »

Bergeat joua un bon tiers de son morceau avec sa pièce de dix sous sur son violon et un effet de sourdine très réussi. Puis, brusquement, la pièce s’éloigna du chevalet ; Bergeat l’empêcha de glisser dans l’ouïe, mais au mouvement qu’il fit, elle sauta, roula à terre et on entendit résonner sur les dalles le son métallique qui se confondit avec celui du violon devenu subitement éclatant comme une trompette.

III


Après des essais divers, on remarquait autour de moi combien M. Grillé rendait agréable la moindre des manifestations musicales. On devinait ses leçons profitables et toutes les séances qu’on lui demandait d’organiser, réussissaient. Des amis de ma famille s’informaient de ce professeur dont les soins donnaient des résultats si heureux ; et chacun se découvrit un talent de musicien qui ne cherchait que l’occasion de se produire et qu’un homme tel que M. Grillé saurait sans doute utiliser à la satisfaction de tous.

Ne pourrait-on créer avec tout cela des matinées ou des soirées ? M. Grillé accepterait-il de diriger quelques amateurs ? C’était ce que se disaient entre eux les plus emballés.

S’il accepterait ? Le cher homme ne demandait que cela, ne désirait rien tant qu’une semblable proposition.

Elle lui fut faite et la chose fut bientôt réalisée.

Chez mon père, tous les samedis soirs, pendant trois hivers, M. Grillé vint diriger un orchestre d’amateurs.

Nos réunions du samedi me firent détester les cartes, la politique et les potins. Elles ajoutèrent aux études classiques que me faisait goûter M. Grillé, des éléments de comparaison, récréations intelligentes qui excitaient le goût sans le gâter.

De même que la lecture des romans de Jules Verne, de Dumas et d’Erckmann-Chatrian ne diminuait en rien mon enthousiasme pour Racine ou pour Flaubert et développait au contraire en moi les facultés d’imagination qui aident à mieux saisir la partie vraiement artistique des œuvres, de même notre répertoire de musique populaire, parallèle aux classiques des leçons particulières, parfaisait ces études et me révélait grâce à des rythmes faciles, la joie d’interpréter et l’incomparable puissance de l’orchestre.

Enfin, je dois l’avouer, un plaisir d’un autre genre complétait pour moi ces séances. Les hommes que je voyais se livrer à ce passe-temps artistique m’étaient jusqu’alors apparus tous ou presque tous dans des fonctions graves. Et quoiqu’ils fussent venus là pour s’amuser, le jeu cependant nécessitait une petite somme de cette gravité qu’ils donnaient ailleurs et à des heures nombreuses au travail et aux affaires. Je leur en savais gré et les admirais même jusqu’à un certain point. Je les observais dans leurs passagères fonctions et ne me lassais pas d’examiner leurs poses, d’écouter les réflexions émues quand ça avait bien marché ou les manifestations d’inquiétude devant les passages trop chargés.

À huit heures et demie, arrivaient les musiciens de l’orchestre, une pianiste, deux violons et un alto. M. Grillé faisait la partie de violoncelle et moi une partie de troisième violon qui n’était pas le premier, mais qui n’était pas le second : « C’est celle, me disait M. Grillé, d’un violon sur la rive du premier violon, je l’ai arrangée selon votre force. »

Et quelle ne fut pas ma stupéfaction, en ouvrant, à la première séance, le cahier qui m’était destiné, de lire en tête : 1er  VIOLON RIPIANE.

M. Grillé arrivait assez exactement. L’hiver, lorsqu’un froid un peu vif se faisait sentir, il mettait sur ses épaules une des couvertures de voyage qui recouvraient ordinairement son harmonium : « J’ai mis mon plaid », disait-il. Le plaid formait un amas énorme, gris rayé de rouge, d’où émergeait le chapeau haut-de-forme du professeur.

Après s’être défait de son plaid, M. Grillé entrait, se prosternait devant la maîtresse de la maison avec sa phrase habituelle : « Je vous présente, Madame, mes civilités ! »

L’attitude de M. Grillé, à ces soirées, était celle d’un artiste aimable et modeste. Il prenait part à la conversation avec simplicité, s’échauffait un peu s’il était question de musique, mais sans jamais imposer son avis, avec une volonté apparente de ne blesser personne. Dans les moments de repos, il restait derrière son pupitre, attendant qu’on l’engageât à quitter sa place.

Les pupitres doubles formaient une ligne perpendiculaire au piano, de manière à ce que les premiers violons fussent du même côté que la partie haute du piano.

Bergeat, premier violon solo, était le premier de cette ligne qui avait à sa droite la main droite de la pianiste. Je venais ensuite à la gauche de Bergeat. À ma gauche à moi, il y eut à certains jours, un flûtiste.

Sur la seconde ligne, il y avait en face du premier violon solo, M. Grillé et son violoncelle, puis l’alto, puis le second violon.

Je n’avais encore pénétré que rarement dans une salle de théâtre, mais assez pour que le brouhaha de l’orchestre qui s’accorde me fut connu. Quel ravissement que celui de me sentir, moi ripiane, tel qu’un des éléments de cette cacophonie. L’impression, le premier soir, fut générale et nous nous regardâmes tous en souriant de plaisir. Puis M. Grillé frappa deux légers coups de son archet sur le coin de son pupitre, donna quelques conseils, puis indiqua le mouvement : « Un, deux, trois… » L’orchestre attaqua la première mesure et l’effet fut immense sur mes nerfs et sur mon cœur.

Les morceaux à l’étude étaient d’abord le menuet célèbre de Bocherini et l’ouverture du Calife de Bagdad de Boïeldieu.

Choix excellent pour les débuts de l’orchestre.

Nous avions tous entendu plus ou moins le premier de ces deux morceaux, ce qui devait faciliter la mise en train. Quant au second il est charmant et m’a toujours donné l’envie de connaître l’opéra entier, lequel, d’après le dire de M. Grillé, avait des pages supérieures aux plus jolies trouvailles de La Dame blanche.

Lorsque l’orchestre se sépara, deux ans plus tard, son chef l’avait conduit progressivement au déchiffrage d’œuvres plus difficiles, telles que l’ouverture de l’Italienne à Alger de Rossini et la Marche funèbre de Beethoven.

Des valses formaient la partie récréative du répertoire, celle qui se déchiffrait vite, en observant du premier coup les nuances.

Mais pour l’autre, que de soins et combien de passages répétés mesure par mesure !

Alors qu’on se croyait sûr de soi et de tous, M. Grillé frappait son pupitre : « Reprenez à la lettre D… plus de netteté de la part des basses ; la dernière fois, messieurs, s’il vous plaît ! » Il fallait recommencer encore et encore… « Il y a là un petit trait, disait le chef d’orchestre, qui doit se faire piano, piano… encore une fois… et nous enchaînerons ! »

Tout à coup, M. Grillé vociférait : « Forte ! » Il me semblait qu’un orage éclatait et chacun râclait éperdûment.

Je risquais un œil sur mes voisins. M. Grillé, la bouche ouverte, prêt à crier une indication, les yeux écarquillés, scandait chaque mesure, donnait le mouvement avec toute sa personne. Bergeat, le dos voûté, usait dans les moments vifs, les crins de son archet dont quelques mèches, à moitié arrachées, faisaient à l’extrémité de la baguette, un petit panache. Plus timide, je le suivais, en ripiane ayant d’ailleurs un instrument ad hoc, une espèce de violon à moitié mort dont les sons sortaient étouffés, comme d’une boîte en carton. L’alto qui était presbyte se plaçait loin de son pupitre, ajustait les notes, les visait comme s’il eût voulu les démolir une à une, rectifiait au besoin son tir en reculant encore sa chaise.

Le second violon qui était myope, se penchait au contraire sur sa partie, les yeux près du papier, le violon de travers, tandis que son archet lancé à grandes volées, menaçait à chaque instant le lustre.

La pianiste, le dos tourné à tout le monde, était de beaucoup la meilleure virtuose de l’orchestre ; sa partie n’était pas arrangée par M. Grillé et elle la jouait d’une manière parfaite, moins inquiète de ce qu’elle avait à faire au piano, que troublée par les cinq ou six bonshommes qu’elle ne voyait pas, mais dont la présence était suffisamment manifeste pour elle.

Quelquefois, parmi les invités extraordinaires, il y eut une chanteuse à laquelle on ménagea une place importante dans le programme.

Ni son répertoire, ni son attitude ne déparaient l’ensemble du concert. Connaissez-vous le tableau de Stevens « Chant passionné » ? Il est de cette époque. La dame que j’entendais avait la figure de celle du tableau, la même toilette et certainement la même romance :

Emporte-moi, brise légère,
Là-bas où vont tous mes soupirs !…
.............


à moins que ce ne fût :

Ah ! si tu voulais m’entendre
Mon bien-aimé !…
C’est là… Ah !
Qu’il faut nous ren-en-en-en-endre !…

Mon contentement était sans bornes. Je me figurais posséder la clef d’une mystérieuse porte derrière laquelle apparaissait un monde exquis.

La porte ouverte, on pouvait fuir les platitudes et les méchancetés que j’avais toujours trouvées jusque-là, à la base de tous les commerces.

Les livres m’avaient antérieurement révélé l’existence de ce monde enchanteur, mais je ne pouvais concevoir son fonctionnement et ses palpitations.

Grâce à M. Grillé, la machine se démontait pour moi ; je voyais une partie de ses rouages ; l’utopie cessait.

Aux soirées du samedi, les auditeurs n’étaient pas les moins étonnants à observer, car ils ne savaient les uns et les autres comment manifester extérieurement l’effet produit sur eux. Devaient-ils admirer ou se moquer ?

Ils éprouvaient une gêne qui venait de leur inaptitude à se joindre à nous. Quelques-uns voulaient se rattraper en critiquant, entre autres le père Turquey, un professeur d’allemand auquel Bergeat, dans un but purement pratique, avait demandé des leçons ; bonhomme de cinquante à soixante ans qui, tous les ans, aux grandes vacances, voyageait en Allemagne, d’où il revenait farci de théories plus ou moins nouvelles sur l’éducation et l’instruction secondaire.

Turquey avait une façon souriante de dire « les arts d’agrément » qui m’exaspérait.

Il y avait aussi le père Linfant, un marchand de pétrole qu’irritait, sans qu’il s’en doutât, la profusion des bougies et l’éclat que leur lumière donnait aux corniches dorées du salon jaune ; car il vivait habituellement dans la quasi-obscurité d’une salle basse et humide où je me suis ennuyé assez souvent de dix à vingt ans. Linfant avait un sourire en coin, une voix de ricaneur et une collection de lieux-communs restreinte qui l’obligeait à se répéter et à rabâcher. Il se croyait mordant, spirituel et infaillible sur toutes sortes de matières, mais particulièrement quant aux questions de polyphonie : « Car, disait-il, je ne suis pas musicien, mais… j’ai une oreille ! »

Cette oreille de Linfant continuellement ravie de la voix de Linfant et toujours ouverte à l’audition admirative des jugements de Linfant, symbolisait l’insensibilité et la prétention ridicule.

Linfant n’était ni un méchant ni un idiot, il était seulement médiocre, c’est-à-dire froid ; il brisait, comme il pouvait, les enthousiasmes et chérissait les conventions les plus abjectes. Il était en un mot tout l’opposé de M. Grillé.

La première fois que Linfant vint assister à l’une de nos soirées musicales, on joua l’ouverture du Calife qui commençait d’être assez bien sue. Il applaudit du bout des doigts et ne voulant pas déclamer trop ouvertement contre l’ensemble, m’avait choisi pour me dire tout à fait à part quel était son avis : « Tu sais, fit-il, l’orchestre ça ne vaut pas un solo de violoncelle… Moi ! j’ai entendu Servais… rappelle-toi ça… »

Je protestai doucement en faveur de l’orchestre et Linfant ajouta : « Des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter. » Je gardai mes réflexions pour moi, sachant le danger qu’il y a pour un garçon de quinze ans à manifester son enthousiasme, mais lorsque plus tard et malgré mes précautions, cet enthousiasme se révéla à mon entourage, ce furent encore Linfant et Turquey qui m’apprirent que j’étais romantique.

Lorsque Linfant m’accusait de romantisme, j’étais loin de me douter de ce que cela voulait dire. Linfant ne le savait pas très bien non plus. Peut-être avait-il pensé « romanesque » ? Il n’y avait pas longtemps que les deux mots avaient cessé d’être synonymes.

Ce que je voyais positivement, c’était l’abîme qui séparait Linfant et Turquey d’avec M. Grillé.

Quand Linfant me disait romantique, d’un air inquiet, comme s’il m’avait découvert une maladie, je ne répondais rien et l’on me trouvait froid parce que j’avais honte d’exposer devant un Linfant mon amour violent de l’Art et de la Littérature.

Quant à Turquey, je ne devais pas tarder à connaître sa vraie pensée.

Je causais librement avec M. Grillé, d’abord parce qu’il m’apprenait beaucoup de choses ; aussi parce que je devinais en lui une espèce de supériorité morale que je ne m’expliquai que beaucoup plus tard. Je sentais vaguement qu’il souffrait.

IV


Bergeat savait scruter les idées de la même manière qu’il savait scruter les gens. Son activité était constante et ses opinions exposées avec clarté.

Très gai avec souvent un peu d’ironie, il était plutôt bienveillant qu’agressif. Comme il savait porter son application sur n’importe quelle étude, il s’adaptait vite à des hommes dont les pensées étaient différentes et aussi contradictoires.

Placé sur un terrain neutre, il pouvait, comme pas un, réunir des adversaires, les faire se comprendre et même s’entendre.

Son esprit se plaisait à ces rencontres où il puisait une instruction qu’il n’avait jamais cessé de développer sur des matières des plus diverses.

Il avait beaucoup d’aplomb, narrait avec aisance, amplifiait au besoin un récit jusqu’à l’invraisemblance, mais sans que le désir d’étonner fût en lui très réel. Il convenait facilement du peu de véracité de son dire lorsque la galerie protestait.

S’il eût été épris d’idéal, son imagination féconde lui eût fourni des vues et des moyens multiples, comme sa persévérance au travail des réalisations agréables et fortes.

Un matérialisme voulu entravait ses envolées. Je l’appelais quelquefois Esaü et j’entendais par là qu’il était vraiment un aîné quant au savoir et à l’intelligence, mais un aîné qui avait perdu tous ses droits pour qu’un plat fade lui fût immédiatement servi.

L’influence de M. Grillé sur moi ne lui avait pas échappé ; toute cette histoire de romantisme l’amusait. Il développa d’abord de son mieux ma fantaisie : « Le romantisme, me disait-il, c’est tout ce qui est beau ! » Il me prêtait des livres.

Un soir, il me lut Le Manchon de Francine. De ce que la nouvelle de Murger lui était tombée sous la main l’instant d’avant, il en grossissait l’importance et ce fut d’une voix grave, le sourcil froncé, le bras droit tendu et l’index levé qu’il commença : « Parmi les vrais bohémiens de la vraie Bohême, j’ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D… »

Et Bergeat s’interrompit pour me dire : « C’est chic, hein, ce début ?… un garçon nommé Jacques D… »

Béatement, je répondais : « … Oui ! »

Souvent ainsi, j’en conviens, il m’obligea à m’extasier devant des œuvres romantiques d’un mérite assez court dont il percevait, jusqu’à un certain point, les faiblesses. Et son humeur changeante, augmentée de ses facultés d’adaptation, fit que Bergeat chercha bientôt des arguments contre l’école romantique et ses dérivés.

Il en résulta une confrontation qui devait rendre plus stable encore ma manière de voir.

M. Grillé et M. Turquey n’avaient jusqu’alors échangé que des saluts aux réunions du samedi. L’idée de les faire se rencontrer à sa table hanta quelque temps Bergeat, sûr de lui dès qu’il s’agissait d’amortir un choc et de faire rentrer des griffes hostiles.

Bergeat mit son projet à exécution et jamais je ne pourrai oublier à quel point M. Turquey m’apparut sinistre et M. Grillé délicieux.

Avec les deux professeurs et moi il n’y avait qu’un convive à la maison, un parent éloigné de Bergeat, de passage à Turturelle.

J’étais, à table, à côté de M. Grillé, je voyais son singulier profil, ses yeux proéminents, sa lèvre inférieure très rentrée par rapport à l’ensemble de son visage ; j’écoutais l’harmonie solennelle de sa voix.

En face de moi il y avait M. Turquey dont le lorgnon couvrait des yeux ternes. Sa peau était jaune ; elle semblait faite d’une substance huileuse qui serait descendue de ses cheveux épais et gras. Sa voix déjà très basse se faisait aussi profonde que possible, devenait à certains moments presque sourde. M. Turquey suppléait à cet inconvénient en articulant le plus nettement qu’il pouvait ; alors, sa bouche s’ouvrait par en bas ; son menton osseux se projetait sur sa cravate, découvrait la gencive et des dents qui étaient de la même couleur que la peau du visage.

Tant que Turquey ne parla que d’exportation et de laboratoire, on écouta sinon avec plaisir, du moins attentivement, sa voix caverneuse. Il révélait d’incontestables qualités chez les Allemands, citait de curieux chiffres, mettait bout à bout des arguments et, de temps en temps, lançait devant lui ses mains ouvertes, faisait le geste d’appuyer sur des bornes placées là pour bien délimiter ses admirations.

Sa préoccupation visible était de ne point paraître emballé. Il était de ceux qui ne souffrent guère la contradiction et se croient très modérés. Bergeat qui voulait que M. Grillé prît part à la conversation y parvint facilement avec une allusion à la musique allemande qu’il fit en se tournant vers M. Grillé. Et tout de suite celui-ci usa de bonhomie, fut souriant autant que M. Turquey avait été funèbre. Il essaya de dire la nécessité d’une noblesse de sentiments pour la recherche de la beauté et l’impossibilité qu’a un peuple de se passer d’une culture de la beauté pour exprimer l’élévation de sa pensée. Et se penchant vers le père Turquey : « Je n’ai pas voyagé autant que vous, monsieur, fit-il, j’ai fait seulement quelques courts séjours en Allemagne et je suis certain que la musique allemande n’y est pas aussi bien comprise qu’elle l’est en France. Quant à la littérature, je crois qu’elle est encore moins sue que la musique, chez nos voisins. Partagez-vous, monsieur, mon avis sur ce point ? »

Ce fut alors que le ton de M. Turquey devint cassant. La naïveté douce de M. Grillé fit s’écrouler la modération du professeur d’allemand qui répondit : « Monsieur, il ne peut plus être question d’art et de littérature ; ces choses-là ont fait leur temps.

« Ah ! si le romantisme français n’avait pas considérablement retardé l’avènement de ce progrès formidable qui devra tout égaliser, tout niveler, on ne verrait déjà plus de poètes et l’inutilité de l’artiste ne ferait plus de doute.

« Mais cela viendra, il n’y aura bientôt plus de naïfs, Monsieur, ceci est fatal ! »

M. Turquey avait une manière de prononcer « fatal » qui faisait froid dans le dos. Il continua :

« Quant à moi, mon cours de littérature allemande ne consiste pas à faire goûter une page de Gœthe ou de Schiller, mais à donner sur l’Allemagne et ses efforts industriels un aperçu exact grâce à la connaissance que j’ai de la langue et à mes voyages nombreux. Un cours de littérature ne sera bientôt plus, il faut le souhaiter, qu’un cours d’économie politique ! »

Après ces paroles, Bergeat usa de son tact pour approuver Turquey et faire en même temps comprendre à M. Grillé que de longues années nous séparaient encore de la disparition totale et définitive de la poésie.

Et je ne saurais dire de quoi il fut question dans la suite de ce repas chez Bergeat.

Je n’avais point l’éclectisme de ce dernier. Mon parti était pris ; j’étais romantique et n’attendais plus que le lendemain de ce jour décisif pour courir chez M. Grillé, lui faire part de mes impressions et recueillir les siennes.

M. Grillé répondit d’abord avec beaucoup de calme à mes questions et me dit : « Le romantisme, monsieur, c’est l’art au XIXe siècle, et ceux qui le répudient renient tout simplement leurs maîtres, ceux qui les ont faits ce qu’ils sont.

« Oui, le romantisme contenait en lui les germes de théories plus ou moins absurdes et il se rencontra de grands artistes pour le combattre. Mais ces grands artistes n’ont pas manqué d’être eux-mêmes les plus fougueux et les plus originaux des romantiques, vous verrez cela, monsieur ! » Et ici le père Grillé bredouilla deux noms que je n’entendis pas.

— « Ce que je crois sentir, fis-je à mon tour, c’est que les ennemis de l’Art sont tous des détracteurs du romantisme. Ainsi… ce M. Turquey !… »

M. Grillé m’interrompit, se prit à deux mains le front : « Écoutez, Monsieur, vous me connaissez, vous savez que je n’aime point parler de ce que je n’ai pas étudié ou approfondi ; … je ne me sers jamais d’expressions violentes… Et pourtant, je ne puis m’empêcher… comment dirai-je ?… Enfin, ceci est entre nous… — Et je vous en prie… excusez-moi, monsieur, mais… ce M. Turquey… »

M. Grillé se tourna, fit quelques pas, se retourna encore, marcha vers la fenêtre du salon, tenant toujours son front dans ses mains.

Puis, il se redressa, revint vers moi, écarta violemment les bras, se mit à rire et ajouta tout à coup : « C’est un imbécile ! »

V


— « Moussié, asseyez-vous, que lou Querillé, i ne donnera pas oune leçon aujourd’hui ; sa mère lou est morte, dans son pays, à côté de Lille. Querillé i revient dans quelqous jours !… »

C’est en ces termes que Mme Grillé, qui était d’origine italienne, m’apprit l’absence momentanée du père Grillé parti pour assister aux obsèques de sa mère et recueillir son petit héritage. Il ne revint qu’un mois après. On se demandait, parmi les élèves de M. Grillé, ce qu’avait pu devenir le professeur et les explications de Mme Grillé étaient extrêmement embrouillées.

Le mystère s’éclaircit à la longue. Nous sûmes que des notaires, des avoués, toute une pléiade de gens d’affaires avait circonvenu le pauvre artiste, pendant des semaines, à l’aide de termes techniques et de combinaisons enchevêtrées qu’il eut le tort de vouloir comprendre.

Enfin, abruti, ayant hâte de fuir ce monde étrange, ayant en poche les quelques billets de mille francs qu’on lui avait remis en fin de compte, il prit le chemin de Paris où il voulait s’arrêter cinq ou six jours.

À Paris, son temps se passa en achats de partitions et de cahiers de musique des bons auteurs. Installé dès neuf heures du matin dans une boutique de la rue des Saints-Pères, M. Grillé empilait les feuillets sur un coin réservé du comptoir et en sortait, vers midi, les mains noires, la redingote couverte de toiles d’araignées, emportant à son hôtel des trésors artistiques qui disparaissaient aussitôt dans ses malles.

Quand il réglait son marchand de musique, M. Grillé disait : « Combien me demandez-vous de ceci ? »

— « Dix francs », répondait le marchand.

— « Comment, s’écriait M. Grillé, dix francs !… Mais, mon ami, je ne veux pas vous voler, il y a là-dedans des choses magnifiques… Je vais vous en donner vingt francs !… »

Et il faisait comme il disait, puis gagnait tout joyeux la porte tandis que le boutiquier esquissait un sourire.

Quand il eut épuisé les réserves dernières de la boutique, M. Grillé décida de rentrer à Turturelle, mais non sans avoir passé une soirée à l’Opéra.

On donnait Charles VI, une grande machine faite de flons-flons et de gracieuses vulgarités qui dissimulent un melo de Casimir Delavigne digne de l’Ambigu[1], où se déploient les trahisons de la reine Isabeau.

M. Grillé qui croyait à la valeur artistique de cette œuvre ne s’ennuya point.

Le lendemain il arrivait à Turturelle, la tête aussi bourrée de projets que ses malles contenaient de kilos de papier. Il reprit ses leçons et me raconta son voyage : « J’ai perdu ma maman, j’ai eu beaucoup de chagrin ; j’ai vu jouer Charles VI ; je rapporte des chefs-d’œuvre. »

M. Grillé évidemment supprimait les liaisons : « Quel manque de sincérité ! » diront des critiques sévères ; « ce chagrin qui se confond avec le plaisir causé par un mélodrame, ce cercueil et cet opéra ! Voilà bien le romantisme ! »

Et j’avoue pourtant avoir beaucoup goûté les récits décousus de M. Grillé, parce qu’ils étaient tout à fait dépourvus d’hypocrisie.

Se sentant plus à l’aise avec quelque argent et des leçons assurées, le professeur voulut se rapprocher du centre de la ville et habiter une demeure plus spacieuse.

La famille Grillé quitta la lointaine petite rue Fénelon, déménagea, vint rue des Tuileries, dans une maison sans élégance, mais de forme régulière, avec une façade assez large.

La première fois que j’y fus reçu, je vis sur cette façade une enseigne qui tenait toute la largeur de la bâtisse. Elle était peinte en brun-rouge, comme celles des marchands de vin, et supportait en reliefs énormes, des lettres jaunes. Et il y avait ainsi écrit :

« Académie de musique ».

M. Grillé tenait à affirmer la multiplicité de ses connaissances et de ses pratiques.

Tel de ses confrères donnait des leçons de chant, tel autre des leçons de violon, celui-ci de solfège et celui-là de piano. M. Grillé seul, pouvait réunir en une même maison, toutes les branches de l’art musical, former une académie dans le sens le plus exact du mot.

Le salon avait des proportions raisonnables ; les boîtes vitrées, pleines de couronnes et d’écharpes l’encombraient encore, mais moins qu’elles ne faisaient rue Fénelon.

L’orchestre de grenouilles, considérablement augmenté, avait pour lui tout seul une table.

Je comptai vingt-quatre grenouilles, disposées savamment par un chef qui avait donné à chaque instrumentiste sa place véritable.

Outre la fenêtre principale qui donnait sur la rue tranquille, une autre plus petite donnait sur un jardin dépendant de la maison. Je pus, durant une courte absence de M. Grillé, jeter les yeux de ce côté. Un mur très bas séparait le jardinet d’autres à peu près semblables, mais mieux cultivés. Au centre il y avait un petit massif de rosiers entouré de buis ; l’herbe poussait dans l’allée principale que traversait à hauteur d’homme un fil de fer sur lequel séchait du linge. De l’autre côté du mur, l’ordonnance d’un capitaine d’infanterie nettoyait des harnais et causait avec un voisin qui clouait une caisse ; j’entendais mal leur conversation ; assez cependant pour deviner qu’il s’agissait de l’Académie de Musique dont le titre effarant intriguait beaucoup le voisinage.

Cependant, à mesure que s’embellissait la demeure de M. Grillé, l’argent diminuait chez lui. Et je le vis tout à coup inquiet et nerveux, quand il s’aperçut que son héritage avait brûlé comme un feu de paille. Le désordre de ses leçons qu’il ne parvenait pas à donner au gré de ses élèves, quant à la régularité, augmentait son trouble. Il vieillissait et quoiqu’il fût très connu à Turturelle, n’obtenait pas le succès qu’il avait rêvé.

Toujours hésitant entre son admiration pour les classiques, et le goût persistant du public pour des fadaises, il sentait de plus en plus une disproportion trop grande entre l’art véritable et ce qu’il enseignait.

Notre orchestre n’existait plus. Un autre groupe d’amateurs voulut organiser des chœurs. Aucun d’eux n’ayant un appartement assez spacieux pour y faire tenir une douzaine de choristes, des contestations s’élevèrent à propos du lieu de réunion. On parla de louer une salle qu’on aurait facilement trouvée.

M. Grillé préféra tout d’abord faire un essai des mérites et de l’intelligence de ses chanteurs. Il fit répéter les parties séparément chez lui. L’effet fut piteux.

L’insuffisance des principaux interprètes était telle que M. Grillé, obligé de seriner à chacun ses phrases, considéra le travail comme trop pénible, même impossible et y renonça.

Ce fut sur ces entrefaites que l’orchestre Pasdeloup, dont le succès était à Paris définitif, vint donner un concert à Turturelle. M. Grillé prit la résolution d’y assister. Le prélude de Tristan figurait au programme avec la Pastorale de Beethoven, un fragment de la Damnation de Faust et le Rouet d’Omphale.

— « Eh bien ! disais-je le lendemain à M. Grillé, c’était un joli concert ? »

— « Ne dites pas, monsieur, que c’était joli. Non, c’était splendide ! » me répondit-il en levant les bras.

Mais M. Grillé ne sut pas maintenir cette impression dans son esprit.

Peu de temps après, il me disait : « Ah ! je suis sorti de ce concert avec une migraine dont je ne suis pas encore guéri. »

Finalement, jamais il ne put se prononcer avec une entière liberté, quand on agitait devant lui la question du fameux concert.

La population de Turturelle était généralement réfractaire à la musique ; le public devant Pasdeloup, avait été hideux, moqueur, presque insultant.

M. Grillé s’en était aperçu. Il ne manquait pas de jugement et se disait que ce même public, un mois avant le concert, s’empilait au théâtre municipal pour y applaudir vingt soirées de suite Les Mousquetaires au Couvent ; que ces applaudissements étaient partis du fond de ces cœurs de farceurs, pour remercier les auteurs d’une pièce insane d’avoir bien voulu descendre au niveau très bas où ils demeuraient ; qu’envers Pasdeloup, au contraire, ces mêmes blagueurs s’étaient vengés par le silence ou par la moquerie de leur ignorance et de leur sottise.

Rien de tout cela n’avait échappé à M. Grillé ; mais il était indécis. Quand on lui parlait des Mousquetaires au couvent, il disait : « Quelle horreur ! » Quand on lui parlait de Pasdeloup, il disait : « Quelle migraine ! » C’est que M. Grillé voyait clairement la nécessité de condamner avec les Mousquetaires au couvent une foule d’autres œuvres qu’il avait adorées jusqu’alors et il ne pouvait s’y résigner.

Le bonhomme se faisait toutes sortes de réflexions et quelque chose en lui fut brisé pour toujours. Il souffrit de ne savoir que la moitié de ce qu’il eût fallu savoir. Ses démonstrations furent moins assurées, ses conseils moins précis. Il multiplia en parlant ses petits pas précipités qui ressemblaient à des excuses réitérées ; il mit de plus en plus les deux mains sur ses yeux, comme si un monde de contradictions l’empêchait de formuler clairement ce qu’il avait saisi avec son expérience et sa sensibilité !

Des examens en préparation avaient fait cesser mes leçons ; je ne voyais plus M. Grillé que de temps à autre.

Un beau matin, j’allai prendre de ses nouvelles. Mme Grillé me dit : « Moussier, i lou va beaucoup mieux ; i lou sort un peu en vouaiture, mais i lou a été bien malade ; lou médecin a dit que çou était nervou, qu’il valait mieux interrompre les leçons, toutes. Et lou mousique, moussier, lou mousique, e lui faisait dou mal. Heureusement i va mieux. »

Je fus navré, me doutant d’ailleurs de la diminution des moyens d’existence du pauvre père Grillé.

Qu’allait devenir l’Académie de musique ?

Plus de leçons, le médecin et les remèdes à payer.

Quand je retournai chez M. Grillé, je ne le trouvai pas aussi abattu que mes inquiétudes me l’avaient fait supposer. Je m’effrayai pourtant de ce que serait pour lui l’avenir.

Ses derniers sous s’engouffraient dans les ordonnances médicales. On sait ce que sont ces gouffres.

Au malheureux presque ruiné, un médecin plein de science et de dévouement avait ordonné deux heures de promenade en voiture, chaque après-midi.

Comment faire face à une pareille dépense ? M. Grillé en chercha les moyens. C’est alors que quelqu’un dit presque sérieusement devant lui : « Vous auriez plus de bénéfice à posséder une voiture et un cheval. »

Tout aussitôt, M. Grillé se livra à des calculs très approximatifs. Un cheval coûtait peu de chose à nourrir en comparaison des quatre à cinq francs qu’il fallait payer la quotidienne randonnée. On pourrait louer pour presque rien une petite écurie dans le quartier ; la voiture arriverait, avec quelques détours, à pénétrer dans le jardin et s’y logerait. Restait l’achat du cheval, celui de la voiture et des harnais. Un garçon boucher trouva facilement l’affaire : un pauvre petit cheval blanc qui ne pouvait plus trotter et dont l’âge inspirait autant de quiétude à M. Grillé que de pitié aux passants. Des harnais tout à fait d’occasion s’y adaptèrent ainsi qu’un panier découvert en forme de calèche, avec des roues rouges. L’ordonnance du capitaine voisin se chargea de donner régulièrement la pitance au palefroi et de temps en temps un coup de plumeau au carrosse.

Chaque jour, on vit, à la porte de l’Académie de musique, le ridicule départ du bizarre attelage.

Que dis-je ? On vit le panier jaune et rouge et le cheval blanc dans tous les quartiers de la ville.

M. Grillé conduisait, droit comme un piquet, les bras écartés, les coudes à hauteur des épaules et son chapeau haut de forme enfoncé sur sa tête, afin que les coups de vent ne pussent causer au cocher improvisé des distractions qui auraient sans doute dégénéré en catastrophes.

Le cheval était maintenu obstinément au pas, ce qui du reste semblait être la seule allure capable de se conformer à sa vieillesse extrême. Le plaid de M. Grillé était plus que jamais nécessaire. Et cela faisait un ensemble voyant, d’un grotesque inimaginable.

Ce n’est pas tout. M. Grillé se remit petit à petit et quelques élèves lui revinrent. Il n’interrompit pas pour cela sa promenade et se servit de sa voiture pour se rendre au domicile de ses élèves.

Mme Grillé prit place à côté de son mari et dut, pendant que se donnaient les leçons, surveiller le cheval qu’on voyait stationner de longues heures, endormi dans les brancards. Des instruments de musique occupèrent le strapontin ; les plaids se multiplièrent ; il y en avait un pour monsieur, un pour madame, un pour le cheval, un pour la boîte à violon. Le bariolage semblait voulu, charlatanesque.

Cette aventure, la plus cocasse des cocasseries de M. Grillé, accentua la décadence que la maladie avait déterminée.

Les confrères que M. Grillé méprisait trop souvent, le détestaient. Ils trouvèrent matière à moquerie, eurent pour eux les rieurs et démolirent facilement la réputation du professeur. Les leçons se firent rares. L’ordonnance du capitaine, devenu vite exigeant, donnait au cheval des soins distraits.

Le père Grillé se fatiguait de conduire son étrange équipage et Mme Grillé se lassait de son rôle de groom, comme aussi des sourires que provoquait leur passage dans les rues de Turturelle.

Le cheval même, qui finissait par s’endormir en marchant, n’obéissait plus, devenait, par son inertie, dangereux.

Un camion lourd, conduit par un ivrogne, avait failli culbuter dans le déblai du boulevard Ney, le panier et ses occupants.

Quand je quittai Turturelle, pour aller habiter Paris, l’attelage était vendu.

Un dernier regard donné au salon de l’Académie, me révéla la disparition d’objets plus précieux et plus utiles, tels que l’harmonium et une partition du Don Juan de Mozart, qu’au temps de sa prospérité, M. Grillé avait fait relier en maroquin bleu.

Le père Grillé devint un pauvre croque-notes à l’allure fébrile, courut le cachet, sa boîte à violon à la main. Son plaid dissimula une redingote râpée et un gilet taché. Ses favoris mal peignés étaient tout blancs.

VI


Après quatre années passées à Paris, désireux de connaître l’Orient, je me procurai une modeste situation à Beyrouth, tout en me réservant la faculté de revenir au moins une fois l’an, en France.

Je revins donc ainsi à Turturelle où végétait M. Grillé.

Dans cette ville tranquille et voluptueuse, on ne s’intéresse guère au malheur, encore moins à la demi-misère. On y disait, parlant de M. Grillé : « Il a eu son heure… », un peu comme on aurait dit : « N’en parlons plus ! »

En réalité, M. Grillé n’avait jamais eu son heure. Il s’en étonnait quelquefois. Mais la mauvaise chance qu’il avait connue à ses débuts au Conservatoire, le poursuivit toute sa vie.

Et pourtant, sur le tard, une occasion incroyable de prouver sa réelle valeur de musicien se présenta au pauvre bonhomme. Ce que le professeur et le chef d’orchestre n’avaient pu parvenir à se faire accorder, le compositeur fut sur le point de l’obtenir.

Vers une fin d’après-midi d’été, deux jeunes gens de Turturelle qui avaient sollicité une entrevue, rencontraient M. Grillé dans un petit café de la rue du Fossé et lui demandaient sa collaboration.

Ils s’avouaient les auteurs d’une opérette en un acte à peu près terminée et qu’ils avaient l’intention de faire jouer sur un théâtre de province.

J’étais à Turturelle au moment où eut lieu l’entretien. Bergeat me mit au courant et me présenta les dramaturges. Le plus jeune des deux était encore au lycée. Très snob, épris de cabotinage et de littérature, Roger de Farlée affectait une parfaite correction de manières et un dandysme sévère, dissimulant ainsi intelligemment aux regards d’un père bourgeois et rigide, ses habitudes et ses relations. Les premières formaient un faisceau assez serré de tout ce qui ne convient pas aux gens sérieux ; les secondes un groupe clairsemé et miséreux d’acteurs de province et de journalistes de bas étage.

Son collaborateur, plus âgé d’une dizaine d’années, était un grand garçon de belle allure et dont l’abord était très sympathique.

Un visage glabre, bien dessiné, surmonté d’une calvitie large, donnait à sa tête l’aspect d’un superbe bronze.

Octave Celine, — c’était son nom, — avait passé la trentaine, voyagé beaucoup et dépensé des sommes assez fortes dans des entreprises remarquables surtout par leur diversité.

Je l’ai connu caissier dans une maison de tissus, éleveur de champignons et directeur-rédacteur en chef d’un petit journal L’Écho du Prytannée qui paraissait dans une bourgade hebdomadairement pendant l’hiver et deux fois par mois durant la saison d’été. On savait aussi que Celine avait été imprimeur, agent d’assurances et fabricant de machines à tricoter.

Il était avant tout rimailleur, barbouilleur et paresseux comme un Andalous.

Bergeat, qui travaillait tout le jour avec constance et ponctualité, trouvait le soir un délassement dans la fréquentation d’Octave Celine. Celui-ci avait vu dans Bergeat l’homme instruit et intelligent qui n’admire pas de travers, sait discerner le beau du médiocre ; aussi lui communiquait-il avec plaisir ses projets et ses essais.

J’ai vu quelques spécimens des productions de Celine et j’ai gardé de lui une parodie qu’il avait écrite presque sous mes yeux, au café et quelques instants après le départ de M. Grillé qui nous avait encore une fois récité le sonnet d’Arvers.

Celine, il faut le dire, faisait assez souvent allusion à sa calvitie. Quand ses moyens de manifester sa reconnaissance étaient trop insuffisants, il disait en montrant son front chauve : « Pour vous, je vous réserve quelque chose de rare, une mèche de mes cheveux. »

Ce fut encore à sa calvitie qu’il pensa le jour où M. Grillé avait évoqué devant Celine le souvenir d’Arvers.

Il en résulta les vers que j’ai retrouvés et que voici :

Ma poire a son secret, ma tête a son mystère,
Un crâne déplumé en un moment tondu
Le mal est sans remède, aussi j’ai dû me taire
Le coiffeur qui l’a fait n’y a jamais rien vu.

Hélas ! j’aurai passé beaucoup trop aperçu
Montrant dans les salons un genou solitaire
En essayant tous les traitements de la terre,
Attendant mes cheveux et n’ayant rien revu.

Et ma peau, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Supporte la fraîcheur discrète et sans attendre
Le cher duvet absent et ne repoussant pas ;

À mon chapeau melon pieusement fidèle
Elle dira baisant ses bords tout remplis d’elle
« Pourquoi se peigne-t-il ? » et ne comprendra pas !

À la tombée du jour, on rencontrait Octave et Roger dans les rues de Turlurelle ; ils déambulaient tantôt impassibles, tantôt riant très haut, sans contrainte, comme des enfants.

Octave tournait de droite et de gauche ses yeux fins, cherchait des prétextes d’observation, disait un mot, riait ensuite de l’insuffisance de son mot, comme heureux de se contenter de si peu de chose. Roger, avec sa mise sévère, un peu grave, rêvait d’imprévu, s’appliquait à donner de l’importance à tout ce qui pouvait créer une diversion à la monotonie de la vie de province.

Si une troupe de passage donnait une représentation à Turturelle, on voyait les deux amis à la gare, à l’heure du train de Paris. Ils regardaient sous le nez les acteurs et les actrices, supputaient les chances d’une bonne ou d’une mauvaise représentation, selon les têtes et les allures qu’ils étudiaient.

Et quand, le soir, au théâtre, ils constataient qu’ils s’étaient horriblement trompés, que l’artiste qu’ils avaient supposée chargée d’un rôle important, n’avait que trois mots à dire, ils pouffaient comme des écoliers ; il arrivait qu’on leur criât de se taire.

Les Turturellois n’aimaient pas les enfantillages de Celine, trouvaient qu’il avait l’air de se moquer du monde.

On disait que le jeune Roger se compromettait dans la compagnie de ce bohème, parce qu’on les rencontrait, entre quatre et six heures de l’après-midi, dans les coulisses d’un théâtre, dans les écuries d’un cirque ou aux abords d’endroits plus mal famés encore, impressionnés par la demi-obscurité des salles, regardant avec intérêt la friperie de ce qu’ils avaient vu briller la veille.

Quant à l’opérette que Celine et le petit Roger avaient écrite, elle était dépourvue du plus élémentaire sentiment dramatique.

Elle avait pour titre Mandarinette.

L’action se passait en Chine. Un mandarin et un rôdeur de barrière s’étaient connus à Paris et avaient transporté à Pékin un sérail de femmes françaises. Celles-ci regrettent Paris et veulent obtenir du mandarin, de concert avec le rôdeur, leur prompt retour que le mandarin finit par accorder.

Roger avait fait de cela un scénario informe et incolore, presque injouable et dépourvu d’esprit. Celine avait fait les vers des couplets destinés à être mis en musique par M. Grillé. Il y avait un chœur d’ouverture, les couplets du rôdeur, ceux du mandarin, un duo d’amour et un chœur final.

Bergeat, le jour où il me parla des deux auteurs et de leur pièce, s’était chargé de diriger l’entrevue avec le musicien et me prévint qu’il allait le faire avec d’infinies précautions de langage.

Il ne fallait pas, en effet, que le père Grillé pût croire qu’on lui proposait une œuvre vulgaire, une de ces opérettes pour lesquelles il affectait ordinairement un profond mépris, parce qu’on ne voyait en lui qu’un petit compositeur.

Et Bergeat me demanda de l’accompagner chez M. Grillé qui habitait au Grand Théâtre trois misérables mansardes.

Dans l’une d’elles se trouvaient les débris de ses souvenirs d’artiste : les grenouilles qui n’étaient plus que cinq ou six, d’ailleurs mutilées, ébréchées et salies ; les boîtes de couronnes entassées les unes sur les autres, dans un coin, ne pouvant même plus être accrochées à cause de la faiblesse des cloisons et du plafond trop bas.

Mozart et Beethoven occupaient encore la place d’honneur, mais le mauvais jour et le voisinage d’un affreux papier bleu faisaient ressortir davantage la médiocrité de leurs effigies.

Les découpures de journaux et les photographies trimballées dans les malles, s’étaient usées et déchirées. L’aspect de tous ces restes était triste et laid.

Le père Grillé conservait, au milieu de cette détresse, ses manières cérémonieuses et affables et donnait ses leçons avec la même conscience qu’autrefois. Seulement il était stupéfait lorsqu’il apprenait qu’un de ses confrères venait de recevoir les palmes académiques ou avait été gratifié d’un poste à l’école de musique de Turturelle, alors qu’on ne lui avait jamais rien offert de ce genre… « Rien, faisait-il en se frappant la poitrine. Et on eût dû venir me chercher, moi, moi, Grillé !! »

Lorsque Bergeat lui expliqua que les deux jeunes gens en question ignoraient sa démarche et qu’il ne leur parlerait que si la chose lui était agréable, M. Grillé sourit, ne s’emballa pas tout à fait, mais on vit qu’il était intérieurement heureux de la proposition.

— « Je vois là, disait Bergeat, une occasion pour vous de quelques pages qui peuvent être remarquées. Non pas qu’il faille compter sur un succès, l’œuvre littérairement est plutôt faible ; mais qui sait ? La musique peut y tenir une assez large place et le théâtre a des surprises. »

La présentation eut lieu.

Roger et Octave se trouvèrent au café du théâtre avec Bergeat, à l’heure convenue et les auteurs racontèrent au compositeur leur libretto, puis lui confièrent les couplets.

M. Grillé, malgré sa haine du genre trivial auquel on le faisait collaborer, se montra indulgent et bonhomme. Il souriait aux péripéties qu’on lui narrait, parlait de vis comica et promit de se mettre le soir même à la besogne.

Huit jours après, Bergeat recevait un mot signé Eugène Grillé : — « Cher monsieur, pouvez-vous venir au café du théâtre demain soir avec vos amis. J’ai terminé l’invocation et les couplets du Chinois. »

Bergeat et les deux autres vinrent au rendez-vous et furent immédiatement enthousiasmés de la délicatesse de la musique que M. Grillé leur fredonna, en sourdine, penché sur la table du café.

Ce fut bien une autre affaire lorsqu’ils eurent déchiffré chez eux les deux morceaux. C’était vraiment charmant.

Le chœur était un chant langoureux que coupait une phrase exquise qui devait être dite par la première chanteuse. Puis, le chant reprenait, indiquait à merveille l’exil affreux des fausses asiatiques, des pauvres filles de Paris prisonnières de la race jaune.

Les couplets du Chinois étaient franchement posés.

C’était une sorte de scie dont chaque strophe avait la même terminaison :

J’ai le certificat en main
Signé d’un docteur médecin.

Et il fallait voir et entendre comment le musicien avait chevillé cela :

J’ai le certi
J’ai le tifi
J’ai le ficat en main
C’est le certificat.
..........

Il en fut de même des autres morceaux livrés huit jours après. La partition fut de tous points réussie. Une sorte de chahut la terminait où M. Grillé avait déployé une verve digne de Chabrier :

Du passé reprenons la vie ;
Courons, courons à la folie !…
............

Ce courons, courons, était rendu par une progression ascendante, dans un six-huit endiablé et tout à fait réjouissant.

La musique de M. Grillé pouvait soutenir la comparaison avec celle des meilleures œuvres du même genre.

Lorsque nous la déchiffrâmes au piano, nous eûmes, Bergeat et moi, une impression de confusion partagée par les librettistes mêmes.

Le livret était vraiment indigne de ces phrases musicales si jolies et si parfaitement écrites.

Qu’était venu faire M. Grillé dans cette galère ?

L’événement ne devait que trop justifier nos inquiétudes.

Quelques semaines auparavant, un incendie avait détruit le théâtre lyrique de Turturelle qui n’avait point, à cause de cela, de troupe en permanence. Le public du dimanche se contentait d’un affreux bouis-bouis, moitié théâtre et moitié concert, et s’y entassait pour y applaudir avec une immense inconscience, des cabots dont les moins repoussants étaient des acrobates et des danseurs.

Chaque soirée se terminait à l’Eldo, par une opérette en un acte. Et je vis écorcher dans ce taudis, La Chanson de Fortunio et L’Île de Tulipatan d’Offenbach, ou Une éducation manquée d’Emmanuel Chabrier.

Ces petits chefs-d’œuvre voisinaient avec des stupidités d’un niveau si bas qu’on avait quelquefois peine à y démêler une intrigue.

Ce flemmard de Celine avait remarqué tout cela.

Il prit le prétexte du théâtre manquant pour aller tout droit au cirque ; en réalité, il y avait songé dès le jour où il avait aidé le petit Roger à accoucher de son libretto.

Il y avait songé parce qu’il voulait simplement s’amuser en ne se donnant aucun mal et savait que la critique ne le viendrait pas chercher là.

Pendant deux mois, Roger et Octave jouèrent aux auteurs, eurent des discussions avec la direction, échangèrent des saluts et des poignées de main avec des artistes qui n’en revenaient pas de leur politesse.

Ils imaginèrent une lecture. Elle eut lieu dans un obscur salon du bouge. Roger, en redingote, avec à la boutonnière un bouquet de violettes, lut sa pièce devant ses interprètes ébahis.

Puis ce furent les répétitions et enfin la première.

On a décrit cent fois la misère de ces soirées dans des salles trop petites et bondées de monde, devant une scène mal éclairée et des décors hideux.

La première de Mandarinette réunissait tous les éléments d’insuccès possibles.

Si le théâtre bien fait peut être joué par des acteurs médiocres et si de bons comédiens peuvent à la rigueur sauver une mauvaise pièce, il reste absolu qu’une œuvre dramatique exécrable, jouée par des cabotins sans talent, est assurée d’une chute totale. La plus charmante musique du monde ne pourra compenser toutes ces insuffisances ; car, mal présentée et mal chantée, on ne l’écoutera pas.

C’est ainsi qu’il en fut de la partition de Mandarinette.

Le public se composait de voyageurs de commerce venus à l’Eldo pour y passer quelques instants et de jeunes gens de la ville, allant et venant, indifférents au spectacle, essayant de se faire un passage à travers la foule épaisse, pour gagner la porte.

Aux secondes, des voyous s’entassaient, avides de scandale, criant et sifflant.

L’orchestre — un piano, deux violons, un trombone et un tambour — était celui d’un bastringue.

L’interprétation fut au-dessous de tout, à l’exception d’une chanteuse qui donna l’importance qu’il fallait à la phrase dont M. Grillé avait si heureusement coupé le chœur langoureux du début.

La pièce informe et l’intrigue trop naïve ne pouvaient soulever un instant le rire, engendraient cette espèce d’inattention pire que l’ennui qui fatigue le spectateur et finit par l’irriter.

L’exiguïté de l’orchestre et les voix faibles des chanteurs luttaient avec le bruit ; les mots parvenaient au public comme à travers un orage et dans les moments d’accalmie n’en paraissaient que plus grêles.

La musique relativement savante de M. Grillé, faite plutôt pour adoucir la trivialité de l’œuvre que pour en augmenter le ragoût, s’évanouit dans ce milieu sinistre et bestial.

Le lendemain de la première, Bergeat et moi décidâmes de ne point dissimuler notre avis au compositeur. Nous savions qu’il n’assistait pas à la représentation et qu’il avait désiré garder l’anonymat.

Il avait instinctivement soupçonné le danger du taudis et de ses habitués.

Pourtant, à la cinquième représentation, il y en eut huit, M. Grillé se glissa dans une loge et voulut entendre Mandarinette.

La salle, ce soir-là, était à peu près vide.

Le père Grillé fut obligé de constater l’insuccès, mais son impression fut moins cruelle que celle que nous avions eue et que nous redoutions pour lui.

En effet, les quelques personnes présentes qui d’abord écoutaient distraitement, s’aperçurent de la nullité du livret et s’étonnèrent très favorablement pour la partition, lorsqu’une phrase musicale ramenait leur attention par sa seule beauté et sa valeur d’art.

M. Grillé en fut flatté. Cela le rendit très indulgent pour ses collaborateurs. Je m’aperçus depuis qu’il ne regretta que la rareté des occasions de semblables aventures et que, sans déplaisir, il eût renouvelé la tentative.

Il ne fut mélancolique que des obligations imposées par la nécessité, rêva de succès possibles, succès d’artiste et succès d’argent que d’autres ni plus instruits ni mieux doués que lui, avaient réalisés au théâtre.

Et il reprit son collier de professeur, avec autant d’étonnement que d’amertume, se demandant comment une même chose, telle que la musique, pouvait causer à la fois un aussi grand plaisir et une existence aussi misérable.

VII


Un an environ après ces événements, M. Grillé eut une première attaque. Rentrant chez lui, un matin, vers onze heures, il ne put gravir son escalier, s’assit sur une marche après avoir posé auprès de lui sa boîte à violon. Un voisin l’avait trouvé là suffoquant.

On s’empressa. Des secours immédiats arrêtèrent les progrès du mal dont l’inquiétude était la cause principale. Le médecin ordonna le repos et les promenades au grand air. Mais M. Grillé n’avait guère le temps de se reposer ni le moyen de recommencer les frais de voiture.

Octave Celine, qui avait des relations dans tous les mondes, raconta çà et là les malheurs de son vieux collaborateur. Tout en étant peu scrupuleux et pas du tout débrouillard, Celine avait de la bonté, de cette bonté particulière aux poètes ; c’est-à-dire qu’un être obscur l’eût laissé indifférent, tandis que M. Grillé était, pour Celine, un génie malheureux.

Après quelques jours de pérégrinations, Celine vint frapper à la porte du bonhomme et lui fit la proposition de ce qui lui paraissait être une excellente aubaine.

— « Connaissez-vous, dit Celine, une dame Muret ? — Non… C’est une femme très aimable qui n’a que le défaut d’être née à Dakar de parents africains. C’est une négresse. Elle possède une jolie fortune et une propriété sur la route de Prinché à Turturelle, avec une vue merveilleuse sur la Loire. En somme, ce n’est pas loin d’ici, l’air y est très pur. Mme Muret aime beaucoup les artistes. Elle chante un peu. En l’accompagnant au piano et en lui faisant de la musique, vous aurez payé largement, comme elle l’entend, une hospitalité qu’elle est heureuse de vous offrir pendant un mois ou deux. »

Le père Grillé se confondit en remerciements, ajoutant qu’il serait tout à la disposition de cette aimable dame pour jouer du piano et, si elle le désirait, lui donner des leçons de chant. Il dit sa reconnaissance toute particulière pour M. Celine.

Une lettre de Mme Muret confirma l’invitation :

« Venez, cher monsieur, écrivait-elle, j’adore les artistes et vous serez reçu comme doit l’être un artiste.

Je regrette que ma maison ne soit pas assez spacieuse pour me permettre de vous recevoir avec toute votre famille. Venez toujours ; vous resterez le temps qu’il vous plaira et croyez, cher monsieur, à mes sentiments dévoués…

Hermance Muret,
à Rûlami
(commune de Prinché). »

M. Grillé réclama à ses élèves le montant de ses cachets, remit l’argent qu’il reçut à Mme Grillé et partit dans les premiers jours de juillet pour Rûlami.

En calèche découverte il suivit la rive gauche de la Loire, sur une petite route très droite et à mesure que la voiture s’éloignait de Turturelle, le paysage devenait charmant.

Du côté du fleuve, il y avait des prairies d’un vert très doux, coupées par de longues lignes de peupliers et par des petites rigoles dont l’eau brillait au soleil.

Çà et là, un groupe de faneurs achevait de dresser un meulon ou quittait la prairie, l’ouvrage terminé, remontait vers la route, hommes et femmes coiffés de chapeaux de paille et portant sur leurs épaules des fourches ou des râteaux aux manches longs.

Le coteau qui bordait la route était boisé avec des éclaircies où des habitations très blanches apparaissaient, les volets clos.

De la ville venait une rumeur si peu distincte qu’elle semblait se confondre avec le bruit que faisait la brise dans les arbres. L’odeur du foin coupé passait en l’embaumant, sur le chemin tranquille.

M. Grillé était parti inquiet, se demandant où il allait, nerveux comme le sont tous les malades obligés à un déplacement. Il arriva à Rûlami déjà mieux, tout ranimé par l’air qu’il respirait et le spectacle d’une nature exquise.

Une allée couverte montait de la route à la maison, suivant une pente assez raide au bout de laquelle il y avait une large esplanade bordée de plates-bandes fleuries de géraniums, avec au centre une pelouse de forme rectangulaire ornée aux encoignures de gros massifs de coléus et de pétunias.

L’habitation carrée très simple, assez élevée, occupait un coin reculé de cette espèce de terrasse et dominait la vallée de trois côtés. À l’autre extrémité, derrière de hautes haies de lauriers épais qui les dissimulaient, on devinait d’importantes servitudes.

On fit entrer M. Grillé dans le salon ; son émerveillement augmenta. Les fenêtres opposées à l’entrée s’ouvraient sur un panorama admirable. Les prairies qu’il venait de côtoyer se déroulaient à ses pieds dans toute leur beauté ; cela faisait plusieurs lieues de verdure traversées par le fleuve immense.

La ville se dessinait sur l’autre rive et les tours de la Cathédrale aux fines arêtes, surmontées de petits dômes élégants du xvie siècle, s’harmonisaient avec la nature voluptueuse et semblaient à deux pas de là, comme si la distance avait été calculée pour qu’elles fissent partie du décor.

L’accueil de Mme Muret fut parfait. Elle répéta plusieurs fois : « Je suis heureuse, je suis très heureuse, monsieur Grillé, vous allez bien vous reposer, je suis très heureuse !… »

M. Grillé s’inclinait profondément : « Madame, répondait-il, je suis confus de vos bontés ! »

La négresse avait environ trente ans, elle était de taille moyenne, sans autre originalité que sa noirceur. Ses gestes aisés étaient ceux d’une femme comme il faut et soulignés par un visage sérieux.

En disant : « Je suis très heureuse », elle ne souriait pas, semblait plutôt pénétrée de compassion qu’enjouée.

Très simplement vêtue, elle portait une matinée jaune avec des dentelles noires ; à son poignet droit brillait un épais bracelet d’or.

M. Grillé, favorablement impressionné, se retira après le repas de midi dans la chambre qui lui avait été réservée.

C’était une des plus agréables de la maison. La fenêtre donnait sur la vallée. M. Grillé s’en approcha ; son émotion s’apaisait. Plus maître de lui, il se vit tel qu’un de ces fortunés dont parla Virgile et tout aussitôt voulut se prouver qu’il comprenait son bonheur.

En se penchant, il remarqua les branches élevées d’un cèdre qui abritaient sa chambre des rayons trop ardents du soleil et murmura : « Loetissimus umbrae… »

L’ameublement de la pièce était simple et n’offrait rien d’hostile aux regards d’un artiste. M. Grillé se plut très vite à Rûlami. Les journées s’organisèrent tout naturellement. Le matin il était levé pour le petit déjeuner après lequel il emportait quelques numéros du Monde musical dans un coin du petit bois qui descendait vers la route.

M. Grillé lisait peu et se perdait en contemplations devant la campagne. À travers le feuillage des chênes et des sapins, il apercevait le bleu du ciel, l’argent du fleuve et le vert des prés.

Armé d’une longue vue, il promenait son regard dans tous les sens et quand il avait aperçu un voilier au loin, sur la Loire, il revenait ravi et parlait à Mme Muret de nochers et de naïades.

Ou bien il remontait derrière Rûlami, sur un plateau couvert de cultures. Il regardait jaunir les blés et les seigles, s’étonnait des traitements bizarres appliqués à la vigne, des flots de sulfate de cuivre dont on inondait les ceps, pour prévenir le mildiou.

Le liquide d’un bleu clair coulait sur le vert foncé des feuilles, y faisait des taches, dégoulinait jusque sur le sol et derrière le vigneron qui arrosait, M. Grillé, le nez tourné vers la terre, se figurait qu’il voyait des turquoises, et son imagination lui faisait transformer le paysan en un calife aux inépuisables richesses, qui semait, pour son seul plaisir, de précieuses pierres.

Quelquefois, M. Grillé prenait une ombrelle jaune, apportait un pliant et venait causer avec les travailleurs. Il posait des questions claires et on lui faisait des réponses qu’il trouvait le plus souvent inintelligibles. Les paysans parlaient de leur métier comme d’un ensemble de secrets indivulgables ou ne pouvant se traduire qu’en un langage compliqué.

Leur prononciation augmentait encore les difficultés imposées à M. Grillé qui, après une étude réfléchie, remarqua combien les dispositions musicales de ces hommes étaient contrariantes. Pour dire la terre ils prononçaient la târe et pour dire un billard ils prononçaient un billère.

M. Grillé s’en tint à cette observation, abandonna fréquemment le plateau pour le bois et descendit une fois jusqu’à la Loire. Là il rencontra des pêcheurs et s’en revint stupéfait de leur patience. Mais comme il fallait remonter l’allée de Rûlami, il se sentit très fatigué, arriva fourbu et ne recommença jamais une excursion de ce genre.

M. Grillé, à onze heures, avait terminé sa promenade ; il se préparait alors au grand déjeuner et ne se présentait à table qu’après avoir endossé sa redingote.

Dans l’après-midi, après une sieste plus ou moins prolongée, il se mettait au travail, composait des méthodes et des exercices, copiait de la musique, arrangeait des morceaux. Mme Muret l’attendait vers quatre heures et c’était le moment où elle lui demandait de lui jouer quelque chose ou d’accompagner une mélodie. On faisait ainsi de la musique jusqu’à l’heure du dîner, lequel était le plus souvent très court.

Jusqu’à neuf heures du soir, on passait au jardin. Le domestique apportait deux photophores qu’il posait sur une petite table de pierre, en un coin de la terrasse. M. Grillé s’asseyait dans un fauteuil d’osier. Mme Muret l’écoutait causer poésie ou théâtre ; le visage sérieux de la négresse augmentait de compassion lorsque M. Grillé disait ses mécomptes, les jalousies dont il avait été l’objet et la nullité artistique de ses confrères.

Des moustiques tourbillonnaient autour des lumières, l’air était doux. L’instant terminait le mieux du monde une journée d’été dont tous les instants avaient été agréables.

À cette heure, l’immense panorama disparaissait dans la nuit ; une tache rose dans le ciel indiquait la ville dont la rumeur très faible ne parvenait plus jusqu’à Rûlami qu’avec des bouffées de brise.

Mme Muret se retirait un peu après neuf heures ; M. Grillé lui souhaitait une bonne nuit et rentrait aussi.

Certains soirs, Mme Muret qui aimait passionnément les chevaux, faisait sortir de l’écurie Tururu et Croate, deux bêtes superbes, qui mangeaient dans sa main une poignée d’avoine.

Elle disait à Tururu : « Tiens, mignon, tu es content », et à Croate : « Toi, je ne t’aime pas, tu es bête. » Elle se tournait vers l’assistance et reprenait : « N’est-ce pas ? Lui, il est bête ! » Puis revenait à Tururu avec une provision d’avoine et de termes aimables : « Oh ! le beau poulet, oh ! oh ! » Tururu soufflait, allongeait la tête vers la négresse, tirait sur le licol que le cocher maintenait.

Croate impatient piaffait, creusait de ses sabots le sol ratissé, écornait les plates-bandes, laissait de déplorables traces de son passage dans le jardin propre et soigné.

Mme Muret disait encore : « Est-il bête ! » tandis que le cocher, les bras levés, tenait ferme les chevaux que l’ombre apeurait, les reconduisait à l’écurie en criant : « Pull hup ! »

M. Grillé se prêtait complaisamment à la circonstance, feignait d’admirer Tururu et Croate qu’il ne parvenait pas à distinguer l’un de l’autre, car ils avaient à peu près même robe et l’obscurité rendait encore plus difficile la distinction à faire.

Lorsque Croate faisait quelques pas, encombrait l’espace de sa croupe, hennissait en piaffant, M. Grillé se reculait très loin, affectait un air souriant qui dissimulait un réel effroi et préférait de beaucoup les soirs où les chevaux ne sortaient pas.

L’extrême simplicité de Mme Muret avait conquis M. Grillé. Elle était si parfaitement européenne de manières et d’allure, si dénuée d’originalité et de snobisme, que le bonhomme finissait, au bout de huit jours, par ne plus faire attention à la couleur de sa bienfaitrice.

La dame était pour lui la propriétaire de Rûlami et il n’aurait su lui trouver aucune autre attribution en dehors de ce titre qui expliquait tout, jusqu’à la présence de M. Grillé dans ce charmant séjour.

Le dimanche qui suivit l’arrivée du professeur, Mme Muret avait eu à dîner plusieurs personnes. Un monsieur d’une cinquantaine d’années, très élégamment mis, avec un feutre gris, une longue redingote de même couleur, des guêtres blanches, était apparu vers six heures, conduisant un mail qui contenait trois dames, deux âgées et une jeune fille blonde de vingt-trois ans environ. Celle-ci avait une toilette rose.

M. Grillé, de sa fenêtre, avait assisté à l’arrivée du mail. Nullement intimidé lorsque eurent lieu les présentations, il remarqua seulement une anormale familiarité entre Mme Muret et le monsieur élégant. Le monsieur s’était mis, sans plus de façons, à la place du maître de la maison ; il avait découpé le rôti et semblait habitué de ces manières ; il parlait d’ailleurs agréablement. Les deux vieilles dames à la fois très effacées et très indifférentes, causaient entre elles sans que personne prêtât attention à leurs propos. Le monsieur élégant adressait la parole à M. Grillé, lui disait son admiration pour la Patti… « si passionnée, ajoutait-il, dans le rôle de Juliette, vraiment fait pour elle… »

— « Roméo, répondait M. Grillé, est une œuvre charmante, toute pleine de cette poésie suave qui n’appartient qu’à Gounod et à Lamartine. »

Après le dîner, au jardin, la jeune fille avisa un hamac suspendu entre deux tilleuls et s’y blottit. Le monsieur s’approcha d’elle en lui présentant un étui à cigarettes ; elle en prit une, l’alluma en disant très haut : « Merci, papa ! ». M. Grillé observait alors Mme Muret. Celle-ci conservait son impassibilité et ses gestes simples. M. Grillé se retira à neuf heures comme il faisait chaque soir. On répondit gracieusement à ses révérences.

Quand il fut dans sa chambre, il entendit des rires bruyants et eut bientôt la certitude qu’une détente s’était produite après son départ, parmi les invités qui étaient rentrés dans le salon. Il entendit aussitôt résonner le piano et la voix de Mme Muret qui chantait un air d’opérette inconnu de M. Grillé.

Celui-ci ferma la fenêtre, s’imposa une absolue discrétion et se coucha. Il était minuit lorsque le mail quitta Rûlami. M. Grillé s’endormit tristement, un peu inquiet de l’espèce de révélation qu’avait été pour lui la réunion du dimanche.

Quand il se réveilla le lendemain, le malaise ne l’avait pas quitté et persista jusqu’au moment où il revit Mme Muret.

M. Grillé était un digne homme que l’hospitalité la plus généreuse n’eut pas retenu dans une maison d’une fréquentation seulement douteuse.

Son inquiétude prit des proportions démesurées. Où était-il ? D’où venait cette dame Muret ? En somme, il était arrivé là comme un étourdi, sans avoir pris les renseignements nécessaires.

Au déjeuner, Mme Muret lui demanda si aimablement comment il avait passé la nuit, s’excusa du bruit qu’on avait fait la veille avec une si complète bonne grâce qu’il en fut tout rasséréné. « Ce sont de bons amis, disait Mme Muret, d’excellents amis. Ils viennent souvent maintenant, car ils ne tarderont pas d’habiter Turturelle… »

M. Grillé se dit qu’il ne devait pas exagérer ses soupçons et comme, après un petit tour au village de Prinché, il put se convaincre de la bonne réputation de Rûlami, il se calma entièrement.

Pourtant, les visites du mondain dont M. Grillé s’obstinait sans y prendre garde à ignorer le nom, se multiplièrent. Il venait souvent le matin, avec sa fille. On entendait de loin le mail qui gravissait la pente de Rûlami, au grand trot. Le domestique qui servait le déjeuner de M. Grillé disait : « C’est le baron et Mlle Lakmé. »

Mme Muret venait tout aussitôt, accueillait le baron à l’entrée du salon et le faisait entrer après avoir embrassé Lakmé. Celle-ci prenait alors la direction des bois et disparaissait sous les feuilles.

M. Grillé, un matin, suivit Mlle Lakmé et la vit s’asseoir sur le banc même qu’il choisissait d’habitude.

Le soleil était brûlant ; l’endroit où était le banc était un peu découvert ; la lumière abondante en faisait une niche dorée où la robe rose et le chapeau de paille brillaient comme des bijoux, changeaient de matière sous les rayons de feu qui traversaient les branches.

La jeune fille semblait une fée apparue là dans ses plus beaux atours. Le contraste de l’ombre épaisse et de cette vision éclatante eut ravi un artiste moins sensible que M. Grillé qui s’arrêta un instant dans la petite allée, les mains jointes, le regard plein de gravité, tandis qu’il appropriait à son extase des phrases musicales qui lui venaient tout naturellement à la mémoire.

Il s’approcha de Mlle Lakmé avec laquelle il n’avait échangé jusqu’à cette heure que des paroles banales. Mlle Lakmé n’était pas très jolie, mais elle avait les traits du visage assez fins et ses mouvements étaient plutôt gracieux. Le cadre exquis où elle se trouvait ce matin-là la faisait presque belle et M. Grillé ne doutait pas que la nature aidant, quelques mots aimables ne tombassent des lèvres de Mlle Lakmé. Il eut une désillusion complète et rapide.

La petite fée de l’instant d’avant était une brute.

On pouvait, après l’avoir interrogée, la comparer, quant à son âme, à un sportman, à un huissier ou à une perruche, mais non à une demi-déesse, encore moins à un être humain.

Elle causait avec un son de voix un peu rauque, par monosyllabes ironiques ou agressifs qui éloignaient toute réponse directe aux questions qu’on lui posait. Cela engendrait une espèce d’enchevêtrement informe et rendait ses idées impossibles à saisir.

Rien n’était curieux comme les efforts de M. Grillé, homme simple, cérémonieux, poli et franc pour comprendre le langage de cette petite compliquée sournoise qui se croyait naturelle parce qu’elle se donnait le ton et l’insolence d’un voyou.

Tous les mots et tous les sourires de Mlle Lakmé signifiaient : « Pauvre vieux ! Si tu savais jusqu’à quel point je me moque de la beauté, de la musique, de la peinture, de la nature et du charme de la conversation, tu ne te donnerais pas tant de peine. Il faut que tu sois un peu naïf pour te figurer, à ton âge, que je pense à autre chose qu’à l’argent et au prurit. Tu me rases, je ne te l’envoie pas dire ; zut ! assez ! »

Avec sa cigarette éteinte au coin des lèvres, sa voix de souteneur et ses petits yeux gris d’homme d’affaires implacable et dur, Mlle Lakmé symbolisait, si vous voulez, la Société contemporaine.

M. Grillé, avec sa sincérité, sa ridicule redingote, la façon dont il essayait d’ennoblir ses moindres gestes et ses phrases, la jeunesse de ses enthousiasmes, c’était, si vous voulez encore, le romantisme,… le romantisme impuissant devant l’indifférence brutale et toujours avide d’images éclatantes, attiré par le miroitement des faux bijoux dans la clairière ensoleillée.

VIII


Mme Muret n’avait point de perversité. Une inconscience absolue alliait chez elle une bonté réelle à l’immoralité. De plus, elle savait mentir, comme une négresse qu’elle était. Son instinct la faisait rencontrer des propos aimables et des regards touchants quand il était nécessaire.

Ayant parfaitement perçu les soupçons et les inquiétudes de M. Grillé, elle redoubla de soins discrets, pour retenir jusqu’aux premiers jours d’août le vieil artiste ; car elle se réjouissait du mieux réel que celui-ci constatait dans l’état de sa santé. Mme Muret eut une idée sublime.

M. Grillé, quoiqu’il oubliât le plus souvent la couleur d’ébène du visage de la dame, y songeait pourtant à certains jours, pour idéaliser la négresse. Dans ces moments-là, il s’aidait du souvenir de l’Africaine.

Mme Muret devenait alors Selika, la douce amie de Vasco de Gama ; il la voyait un éventail de plumes à la main, surveillant jusque dans les cachots de l’inquisition, le sommeil de son bien-aimé.

Jamais M. Grillé n’avait osé parler à Mme Muret de l’opéra de Meyerbeer. L’allusion lui paraissait grossière et il attendait que des mois de familiarité lui permissent, l’occasion aidant, de glisser un mot sur ce sujet.

Mme Muret le devança et un soir, à l’heure musicale, lui présenta en souriant la partition. M. Grillé fut ravi.

Il avait une voix de ténor un peu cassée, mais qu’il maniait encore en musicien. La grande baie du salon ouverte sur la vallée splendide, il se mit au piano et entonna le fameux :

Pays merveilleux
Jardins fortunés
......

Salut, salut ! ô nouveau monde
… Vasco t’a conquis !
...........

Les pauvres accords de Meyerbeer, plaqués d’une main forte et fiévreuse, prenaient de l’allure dans ce décor d’été.

M. Grillé, tout en interprétant Vasco, fixait du regard un massif de géraniums qui lui rappelait les fleurs répandues à terre du mancenillier au parfum mortel, et lorsque le chanteur ramenait ses yeux vers l’appartement, il voyait à deux pas de lui, Selika, la douce Selika elle-même qui l’écoutait.

Mme Muret, plus compatissante que jamais, se réjouissait intérieurement de l’enivrement romantique de M. Grillé.

Elle sut feindre une telle admiration que lorsque le professeur eut cessé de déchiffrer la partition piano et chant, il courut chercher son violon et joua plusieurs fois de suite, l’entre-acte célèbre où l’auteur de l’Africaine a mis toute son adresse de bateleur au service du plus noble des instruments.

La soirée s’acheva sans qu’un nuage en vînt ternir la pureté. Mme Muret était si contente de son succès, qu’elle en était plus expansive qu’à l’ordinaire. Elle eût dansé la bamboula pour le plaisir de M. Grillé.

Elle parlait d’un costume de Selika, proposait de se coiffer avec des plumes aux vives couleurs, montrait des étoffes qui lui allaient très bien, disait-elle, mais dont elle n’osait habituellement se vêtir : « Vous comprenez, ajoutait-elle, sortir avec cela, à Turturelle, dans la rue, non ! — On dirait : Il ne lui manquait plus que çà — mais ici, à la campagne… » Et elle promit sérieusement d’apprendre un acte du rôle de Selika.

Mme Muret se figurait M. Grillé habitant longtemps encore Rûlami, pour y goûter de longs jours de bonheur. Elle ne se doutait guère du prochain départ de son protégé qui se fit dans des conditions presque tragiques, selon le récit que m’en a fait depuis Octave Celine.

IX


Le lendemain de la romantique soirée, le baron vint et passa l’après-midi à Rûlami. Vers quatre heures, M. Grillé, que la chaleur accablante avait fait se réfugier dans sa chambre, descendit au salon, sa partition sous le bras, ignorant de la présence du baron et de la négresse. Il souleva la tenture en poussant la porte. Le cahier lui échappa et s’aplatit sur le tapis. En même temps, M. Grillé reculait vers la véranda, refermait la porte et les yeux démesurément écarquillés, se laissa tomber de saisissement sur la première marche de l’escalier.

À ce moment, Mlle Lakmé, qui revenait de sa promenade, fit son entrée du côté du jardin.

M. Grillé n’était pas un moraliste, ni un psychologue, ni un juge sévère ; mais quand il vit la jeune fille mettre la main sur la portière du salon, sa stupeur se changea en violence. Il prit le bras de l’enfant et la fit brusquement tourner sur ses talons.

Lakmé laissa tomber de sa voix rauque : « Ben… quoi ! »

Mais elle s’arrêta tout à coup, surprise de la pâleur de M. Grillé dont les membres étaient agités par un tremblement soudain et qui paraissait vraiment égaré. Elle se demanda s’il allait tomber, hésita, allait crier, lorsqu’un « Bonjour, monsieur Grillé », lancé d’une voix forte et joyeuse, vint interrompre son trouble et la haute taille de Celine s’encadra dans la porte du vestibule. Il était suivi de son inséparable Roger et de Bergeat.

Ils avaient eu l’idée de prendre une voiture à Turturelle et de venir s’informer de leur vieil ami.

Leur apparition fut pour M. Grillé comme la révélation de la conduite qu’il avait à suivre.

Sans répondre à leur bonjour, il se précipita dans le jardin, vit la voiture vers laquelle il se dirigea aussi rapidement qu’il put. Avant de monter sur le marche-pied, il se tourna vers les trois jeunes gens en mettant les mains sur ses yeux, avec le geste qui lui était habituel et dit : « Emmenez-moi d’ici, messieurs, je vous en prie, emmenez-moi d’ici ! »

Au même instant, Mme Muret apparaissait à la porte du vestibule. Elle disait : « Je suis malheureuse ! Ah ! je suis malheureuse… qu’est-ce donc ? »

M. Grillé se retourna vers la négresse et pâlissant davantage, il étendit le bras en lui montra la porte, oubliant que cette porte était celle de la maison de Mme Muret.

Mais ce geste dramatique et ridicule, n’en contenait pas moins toute l’indignation du père Grillé dans son honnêteté révoltée. Et cela fut si clair que sans demander plus d’explications, Bergeat fit faire demi-tour au fiacre, tandis que Celine, bousculant les gens, prenait dans le vestibule le chapeau de paille, le plaid, la boîte à violon et jetait tout cela dans la voiture en criant : « En route ! »

Le cheval qui n’en pouvait plus d’avoir monté l’instant d’avant la côte de Rûlami, démarra avec lenteur.

M. Grillé était étendu sur les coussins, les yeux fermés, épuisé d’émotions. Ses compagnons semblaient l’avoir ravi à un mauvais rêve.

Sur le perron, Mlle Lakmé feignait l’indifférence insolente et narquoise. À quelques pas d’elle, Selika, immobile et muette, noircissait de honte comme si elle eût seulement commencé de comprendre la raison de ce départ étrange.

X


Le fiacre s’arrêta à la porte du théâtre. M. Grillé monta avec peine l’escalier puant.

Lorsqu’il revit les mansardes où le jour pénétrait mal, lorsqu’il reprit contact avec la misère, son désespoir s’accrut. Il essaya de sourire aux siens, il fit un effort pour se persuader que la musique lui viendrait en aide pour oublier son malheur. Mais, ce fut en vain.

Il arrivait d’une contrée fortunée ; son réveil était trop brusque dans le taudis dont il avait, sans s’en apercevoir, perdu l’habitude. Toute la dérision de ses souvenirs éparpillés lui sauta aux yeux dans sa réalité triste.

L’orchestre de grenouilles lui fit l’effet d’une chose hideuse et repoussante.

Quand il regarda Beethoven, il se dit que ce grand poète avait beaucoup souffert, mais qu’il avait eu la consolation de savoir qu’il était Beethoven… « Tandis que moi, pensait le pauvre homme, je ne suis rien,… je n’ai pas assez appris… et je n’ai pu créer comme lui… Ah ! il faudrait pouvoir recommencer sa vie !… »

M. Grillé remercia ses amis de ce qu’ils l’avaient accompagné jusque chez lui et s’excusa de sa sortie de Rûlami.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il mourut peu de jours après.

À ses obsèques, il y eut en tout six personnes : Bergeat, Celine, la famille et l’abbé Renard qui, très âgé, vint pourtant opposer à la pauvreté du décor funèbre l’éclat de ses rubans dorés.

Cela fut goûté d’Octave Celine, comme une magnifique antithèse, car Celine était romantique et lorsqu’il me raconta la chose un an plus tard, il ajouta : « C’était très beau ! »

  1. La musique est d’Halévy.