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Le Mystère de Valradour/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 24-29).

presque heureux de voir devant lui une nouvelle existence où il pourrait utiliser ses forces pour la religion, pour la patrie ! De son côté, sa sœur songeait aux préparatifs de départ. Cette obligation secouait sa douleur, l’obligeant à ne pas s’absorber en elle-même ; elle fit coucher son fils et appela Juliette :

— Je pars pour je ne sais combien de temps, je compte sur vous comme d’habitude, ma bonne Juliette. Vous fermerez la maison, vous porterez au collège la lettre que je vais écrire et l’argent que je dois, puis vous réglerez toute chose, même le loyer d’avance. Vous direz à la concierge, d’envoyer mes correspondances chez ma mère en Anjou et vous y partirez vous aussi pour attendre mon retour.

— Madame va chercher à retrouver Monsieur ?

— Si je puis... voilà une bourse où est l’argent nécessaire à toutes vos commissions, vous y trouverez aussi vos gages.

— Oh ! que ceci n’inquiète pas Madame, j’ai quelques économies.

Marthe eut un faible sourire :

— Oui, je connais votre attachement qui me fait du bien. Voulez-vous arranger dans la valise de mon fils un peu de linge, lui atteindre ses vêtements les plus chauds. Nous partirons d’ici avant 7 heures demain matin.

— Oh ! si vite !

— Il le faut.

La servante entra à pas de loup dans la chambre de l’enfant qui, malgré ses préoccupations, dormait déjà, épuisé d’émotions. Elle rangea tout de son mieux, mit la montre de René dans le gilet qu’il devrait prendre ; elle plaça son couteau dans la poche de son pantalon, son mouchoir dans celle de sa veste, elle chercha ses gros gants de laine, trouva dans un tiroir la petite bourse de l’écolier. Elle l’ouvrit, les cinquante centimes de sa semaine étaient intacts. Juliette soupira :

— Le pauv’ gosse, il les gardait pour le cierge qu’il met chaque vendredi au Sacré Cœur pour son cher papa.

Juliette ne put retenir ses larmes, elle glissa le flasque porte-monnaie à côté des mouchoirs, elle aperçut le chapelet en lapis-lazuli apporté de Lourdes par l’abbé Pierre et elle le mit avec l’argent.

Ceci accompli, elle vint retrouver sa maîtresse qui écrivait rapidement !

— Je monte dans ma chambre, Madame.

— Allez, bonsoir ; voulez-vous descendre un peu plus tôt, demain.

— Pour sûr, je ferai le café pour 6 heures. Si Madame pouvait seulement dormir !

Elle referma la porte, regarda sa cuisine luisante et propre, tourna le bouton électrique et, avec un gros soupir, sortit par l’escalier de service.

— Ah ! ces Boches de malheur, comme ils bouleversent tout ! dit-elle à la concierge qui éteignait le gaz, voilà qu’on se défile demain, nous, chacun de son côté ; savoir quand qu’on se reverra, ma chère dame !

CHAPITRE VIII

VERS LA FRONTIERE


Le 24 novembre, Mme Ravenel et son fils durent rester à Nancy. L’abbé Pierre couchait à la caserne, eux à l’hôtel du Grand Tigre. Il leur avait été impossible d’aller plus loin. Le voyage depuis Paris s’était accompli facilement, à peine un arrêt à Toul, le train était rempli de troupes ; malgré leur souci absorbant, le prêtre avait tenu à donner à son neveu quelques (à partir d'ici,les pages 26 et 27 manquent) détails historiques : la montagne Sainte-Geneviève, Saint-Nicolas-du-Port, le palais des ducs de Lorraine dont les ruines, situées dans le ville vieille, parlent encore de Jeanne d'Arc, de René d'Anjou, des Vandémont, des Dasbourg, de Stanislas de Pologne, etc.

Le prêtre, dès le lendemain matin, arriva chez sa soeur ; il était en uniforme, ce qui lui valut un accueil enthousiaste de son neveu. Le fait est qu'il avait fière mine vêtu de bleu horizon : grand, mince, souple, il semblait fait pour porter les armes. Mais il ne pouvait s'attarder, devant la possibilité de venir ainsi à la bonté du capitaine de sa compagnier en lequel il avait retrouvé un ami de Paris. Cet officier lui avait donné d'excellents conseils au sujet du voyage à la frontière, et l'abbé acourait les transmettre à sa soeur. En conséquence, chacun se rapprocha pour s'entendre. (...encore 1 page et demie) la grande rue. Un caisson s’arrêta devant lui, le conducteur à cheval l'interpella :

— Où est l’ambulance ? J’ai un camarade sur le caisson qui se tord.

— Je ne sais pas, répondit René, je ne suis pas d’ici.

L’homme eut un mot de colère et continua son chemin. A l’endroit où il s’était arrêté, une flaque de sang demeurait. C’était pour l’enfant la première vision d’horreur.

Il suivit des yeux la petite troupe, une neige fine le gelait. Il rentra dans la boutique pour avoir un peu de chaleur, attendre à l’abri le moment du départ. L’épicière lui montra une chaise près du poêle :

— Assieds-toi, mon gosse, et prends de la chaleur tout ton content. Cette nuit, sous la bâche de la charrette, tu rigoleras guère.

Il obéit, tendit ses mains gourdes... des clientes venaient ; achetant des choses. Toutes se récriaient au prix demandé !

— Encore une augmentation, encore ! depuis hier !

La marchande, outrée, ripostait :

— Qu’est-ce que j’y peux, moi, laissez la marchandise.

— Faut manger pourtant, à moins de crever...

— Ah ! pour ce que la vie est gaie.

Les femmes partaient emportant le paquet trop mince destiné au souper de la famille. René pensait au couvert alléchant de chez lui, à l’époque heureuse où ils étaient tous les trois autour de la table ; les larmes aux yeux, il murmurait :

— Jamais plus...

Et la grande tristesse des choses passées le pénétrait.

CHAPITRE X

SUR LES ROUTES DE FRANCE


Mullois entra en coup de vent avec son tablier bleu en grosse toile ; il paisit un paquet de fromages et un panier d’œufs :

— Je commence le chargement, dit-il.

— Voulez-vous que je vous aide, Monsieur ? proposa gentiment René.

— Pas de refus, gamin ; attrape les pains de beurre et suis-moi dans la cour où est la voiture.

René prit des mains de l’épicière, qui lui souriait, contente, une.grande corbeille où s’alignaient de belles livres de beurre frais.

Mullois sauta dans la charrette couverte d’une bâche verte et commença le rangement des choses que lui passait l’enfant.

— Allons à la cave à présent, dit l’homme, quand ce fut fini ; au front, on se goberge et ils veulent du bon. Ah ! les bougres, ce qu’ils bouffent !

L’enfant était heureux d’être utile, leste, adroit, Mullois lui mit la main sur l’épaule en riant :

— Je te prends pour commis si tu veux, après la balade, je ne saurais suffire tout seul, les affaires augmentent tellement. Eh ! ça va, le commerce !

Il se frottait les mains, joyeux :

— Descendons.

Il prit une lanterne et, suivi de René, il gagna la cave bien garnie de rangées de bouteilles. Il alla à un casier couvert de toiles d’araignées, et tendant un panier ;

— Tiens, petit, prends dans ce tas cinquante bouteilles, tu les monteras par dix à la fois ; t’as la force, hein ?

— Je crois bien, j’en porterais le double. L’homme décrocha deux jambons des solives, et, laissant la lumière sur une marche, retourna à sa voiture.

René fit d’affilée quatre voyages. Il soufflait un peu, rouge, le front en sueur ; au dernier tour, il s’arrêta un moment pour reprendre haleine, les bouteilles étaient acculées à une cloison en briques, derrière laquelle il se passait quelque chose… on parlait. Les mots prononcés à voix haute arrivaient très distinctement.

René remarqua avec surprise que c’était de l’allemand. Alors il écouta ; peu à peu, il se rapprocha de la fissure à laquelle il finit par coller son oreille. On disait :

— II a passé tantôt deux batteries de 75, elles sont cachées dans le bois de Grailly pour balayer la route. J’ai coupé le télégraphe tout à l’heure au dixième poteau… de sorte que l’avant-garde ne pourra plus communiquer avec le reste…

La voix s’arrêta, reprit :

— J’entends mal, il y a de la friture… Vous dites… Ah ! oui, nous avons renversé deux arbres sur la route…

Un silence assez long… puis de nouveau la voix :

— C’est bon, je lancerai la fusée rouge quand il n’y aura plus de danger pour que vous passiez, la ville sera à vous… Au revoir, j’ai compris, j’y cours.

René perçut le léger déclic d’un récepteur raccroché à l’appareil téléphonique, un bruit de pas et le ressaut d’une porte vivement fermée.

Il se releva tout pâle :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi parle-t-on allemand ? pourquoi le téléphone est-il dans la cave ?

Perplexe, il se chargea des dernières bouteilles et remonta l’escalier.

L’épicier travaillait vite, rangeait ses marchandises avec ordre, la voiture était pleine, l’homme, satisfait, rentra dans la maison.

— À la soupe, les enfants, dit-il, après, on se trotte…

L’épicière avait mis sur la table, couverte d’une toile cirée qui représentait une carte de géographie, des assiettes de faïence à fleurs bleues, des cuillères d’étain, de gros verres, un pot de bière, un pain rond, du fromage et une soupière qui fleurait bon les choux. Une jeune fille, qui venait de mettre les volets de bois à la devanture de la boutique, arriva en hâte.

La famille s’attabla. Il restait une place.

— Mais viens donc, le gosse, dit Mullois, t’as bien gagné la pâtée.

René accepta simplement ; ces braves gens le regardaient tous avec une sympathie évidente.

— Je te présente mon futur commis, expliqua l’épicier à sa fille. Le pauvre gas cherche son père au front que ces c… de Boches ont blessé.

— Tu retournes au front, père, cette nuit ? répondit celle-ci qui était employée aux postes. J’aime pas ces tournées-là.

— Ah ! ni moi, accentua la mère, c’est par trop dangereux.

— Dangereux ! allons donc. On gagne bien le voyage, je vends les prix que je veux…

Et il ajouta, en caressant la joue de sa voisine :

— Faut gagner la dot à mam’zelle Désirée !

— Faut d’abord lui garder son père, riposta la jeune fille.

Pendant ce temps, la mère avait servi tout le monde en commençant par 1’ « invité ». Désirée reprit :

— Vous savez pas, tout à l’heure, on a coupé la communication avec Soissons, les dépêches passent plus.

— Alors, ils avancent, ces bandits ?

— On le redoutait au bureau.

René, qui portait sa cuillère à sa bouche, la laissa retomber, une illumination soudaine venait d’éclairer sa pensée, il s’écria :

— Oh ! Mademoiselle, ce doit être un espion qui a coupé le fil… vous êtes sûre qu’il vient de l’être ?

— Certainement. Qu’avez-vous ?

— Voilà. Quand j’ai enlevé les rangs de bouteilles à la cave, j’ai vu une brique descellée, on causait de l’autre côté par le téléphone.

— Un téléphone à la cave ! exclama Mullois.

— Oui, Monsieur, j’ai fort bien entendu, on parlait allemand.

— C’est le voisin ! un Boche, parbleu ! qui se dit Alsacien. Qu’est-ce qu’il disait, tu as compris ?

— La voix de l’homme disait : Je viens de couper le fil télégraphique, il y a une batterie de 75 dans le bois de Grailly ; n’y allez pas, vous serions fauché...

— C’est limpide, le cordonnier est un espion. Viens vite me montrer ça, gamin.

Tous abandonnèrent le souper. En haut de l’escalicr, le père fit : — Chut !...

A pas de loup ils descendirent, la mère tenait la lampe. Une grande anxiété étreignait leurs cœurs.

René alla droit à la cloison, la fente était visible. Ils écoutèrent.. rien.

— Il est parti, fit René, j’ai encore entendu qu’il disait :

— J’y cours.

Mullois était en colère, il donna un grand coup de pied dans la brique qui vola en éclats, il arracha deux autres briques et passant la lampe il regarda :

— Je vois le fil, pardi, un récepteur. Désirée, cours vite à la place et qu’on arrête la canaille.

Il agrandissait le trou :

— Tiens, passe, gamin, va mettre un obstacle quelconque devant la porte par où il vient pour qu’il ne puisse plus rentrer.

Naturellement, René s’empressa, il ramassa à terre un petit morceau de bois, le tailla promptement et le glissa entre la gâche et le loquet de manière à ce que celui-ci ne put se lever sous l’action du levier placé de l’autre côté du battant.

Ceci fait, l’enfant eut une autre idée. Il parlait l’allemand très facilement ; il décrocha le récepteur et, faisant signe à l’épicier qui, le bras passé par le trou, tenait la lampe et regardait :

— Nous allons leur jouer un bon tour, dit-il. Vous comprenez l’allemand ?

— Oui, je te devine.

A l'autre bout du fil on répondait :

— Allo ! Allô ! Vas ist das ?

— Il y a erreur, répondit le garçon grossissant sa voix, les batteries ne sont pas allées au bois de Grailly, vous pouvez l’occuper sans crainte.

Il écouta, reprit :

— Oui, au petit jour, allez-y ; les 75 sont rappliqués ici, la route est libre. Je vous lancerai la fusée du bois si vous pouvez venir sans danger.

Il raccrocha le récepteur, passa dans la cave à Mullois et remonta avec lui.

En haut, dans la cuisine, devant la soupe refroidie, l’épicier prit René dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues, tout ému.

— Ah ! bon sang, ce que t’as bien fait de venir chez nous ! Mangeons tout de même ; c’est pas tout, faut partir vite plus que jamais, t’as pas fini ton rôle, mon gosse. Ça urge de prévenir les nôtres à Grailly.

— J’irai, acquiesça René, vous allez me montrer par où.

— C’est notre chemin, à droite de la route, tu verras. Brave gamin ! t’es de la bonne graine, ça se voit.

Désirée accourait :

— Les soldats viennent, ils vont arrêter le cordonnier, moi je me suis sauvée, qu’ils se débrouillent.

Dans la rue, on entendait le pas des hommes, mais l’ordre était d’agir toujours discrètement pour ne pas émouvoir la population, la jeune fille avait expliqué les choses, le capitaine du poste s’était transporte sur place. Le rôle des braves Mullois était fini. Celui de la justice commençait.