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Le Mystère de Valradour/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 55-58).

XIX

VALRADOUR


Valradour a une consonance pyrénéenne plutôt que belge, le mot rime avec amour, avec retour, avec bonjour, se disait le petit Français tout en sautant par-dessus les racines et les pierres aux bords marécageux de la Semois. Je vois là-bas, au coude de la rivière, une colline cultivée et un beau château à mi-côte, ce doit être mon but ! Voilà justement un rayon de soleil qui dore une tour grise, un rayon pour saluer mon arrivée.

Il leva son béret et s’écria joyeux, modifiant sa devise :

— Je suis arrivé. « Dieu l’a voulu. »

Mousson, surpris de cette allégresse, poussa un jappement pour se mettre à l’unisson. René fit sonner sa montre ; douze coups, mi-jour, premier décembre. Vive la France !

Une sorte d’escalier rustique, taillé dans le rocher, montait du bord de l’eau jusqu’à une plate-forme où s’élevait une maisonnette de garde. Ensuite une avenue plantée de beaux ormes conduisait au château. René s’arrêta net à cette vue, il venait de surgir devant l’envers de ses yeux — les yeux de son âme plutôt — comme un éclair fugitif.

— Mais je reconnais ce site ! mais je l’ai déjà vu ! toutes ces choses… me répondent.

Une grosse émotion faisait battre son cœur, il dut rester quelques minutes à se remettre. Une colonne de fumée sortant de la cheminée de la maison indiquait qu’elle était habitée. À la fenêtre un rideau à carreaux rouges et blancs, une porte vitrée, un grand toit surplombant et deux coupes de bronze en haut du perron, donnaient encore un ressaut de souvenir à l’enfant tout ému par un rayonnement de pensées tellement lointaines !

Il monta les deux degrés du chalet et la porte s’ouvrit devant lui une femme d’âge moyen, en tablier bleu, au visage frais, rose, épanoui, se montra sur le seuil. À la vue de l’arrivant, elle sembla médusée, elle l’examina, le toisa, pâlît, rougit et finalement, ouvrant les bras, elle s’écria :

— Toi ! enfin, toi ! mon fiské !

On lui tendait les bras. L’enfant, d’instinct, s’y jeta les yeux en larmes, et la grosse Flamande le câlinait.

— Fiské, savez-vous, on t’oubliait pas dehors, mon petit ! Hé, Albert, accours, voilà mon nourrisson, sais-tu, tout grandi ! Douze ans que je vis sur l’espérance de le revoir !

Godforden ! le fiské ! pas possible, Godforden !

Un homme accourait du fond du logis. Il avait le costume de garde-chasse, une moustache blanche et de bons yeux bleus.

Lui aussi prit par les épaules René ahuri, et le contemplant :

— C’est le portrait de sa mère, Godforden, y a pas l’ombre d’un doute, tu sais, c’est le fiské. Hé, Monsieur Rheney !

L’enfant, de plus en plus stupéfait, ne trouvait pas une parole. Il éprouvait au cœur une bonne chaleur de tendresse, lui aussi, pour ces inconnus qui le prenaient évidemment pour un autre ; mais ils étaient sincères. La grosse Flamande offrit :

— Pour lors, fiské, tu as besoin de quelque chose dedans, je vais vous servir à dîner.

— C’est pas abondante chère pour notre jeune maître, observa le garde, mais on pouvait pas deviner le plaisir de t’avoir, tu sais, Monsieur Rheney. Et ta chère maman, elle aussi a fait le voyage ?

— Non, elle est à Paris, répondit le garçon, qui ne pouvait arriver à comprendre comment ces gens savaient son nom et l’aimaient tant.

— À Paris ! Godforden. Et les ennemis, comment t’ont-ils laissé passer dehors, fiské ?

— Toute une histoire que je vous conterai, mais je suis venu ici en mission, mes amis, et avant tout il faut l’accomplir.

— Pour sûr. Rapport à ton pauvre frère tué, je pense.

— Ils veulent dire mon père, songea René ; les drôles de types ! Ils n’ont pas l’ombre de malice.

Ils le poussaient vers la table où la Flamande mettait une nappe, un couvert, pendant que son mari prenait une serviette pour servir.

— Faudra excuser la tenue, Monsieur, on s’attendait pas à un tel bonheur ce matin, tu sais.

René jugea loyal de s’expliquer, il dit :

— Comment me connaissez-vous, mes amis ?

La grosse femme leva ses bras courts vers le plafond :

— Comment ! fiské, je te reconnaîtrais entre mille depuis que je t’ai nourri de mon lait.

— Ah ! je comprends, exclama René, c’est ma nourrice…

— Ben oui, tu as bu à cette bouteille-là, Fiské, et de bon cœur, va. T’étais beau avec tes grands yeux noirs, tes cheveux moutonnants, ce petit signe contre ta lèvre et la cicatrice au sourcil droit quand t’avais tombé sur le coupant du perron ! Vous êtes bien tout pareil, Monsieur Rheney !

— Et t’es joli pomme ta maman, ajouta le garde ; c’est tout à fait la même figure.

— C’est singulier, j’ai toujours vu maman blonde, moi !

Ils se mirent à rire :

— Mange, fiské ; après on ira au château. Il n’a pas de mal, le château ; on est si perdu ici, tu sais, qu’on n’a jamais tant seulement vu un Boche.

— Et puis, confirma Albert, je l’ai toujours bien entretenu, le château. Tu verras ta chambre, Monsieur, mais tu ne pourras plus coucher dans ton berceau.

— Allons-y tout de suite, voulez-vous ? Je n’ai pas encore faim. ; et je suis si anxieux, supplia l’enfant.

— Oui, va, approuva la Flamande. Albert, conduis le fiské ; moi, je ferai meilleur dîner pendant.

Oh ! l’étrange état d’âme que celui de René. Les choses lui parlaient : cette allée, ce petit banc sous une tonnelle, cette porte à vitraux encerclés de plomb, jusqu’à la voix de l’homme dont il retrouvait un écho… si vague, si fuyant, qu’il ne pouvait ni saisir, ni arrêter la moindre vibration sur le clavier sensible de sa mémoire.

Dans le grand vestibule, il souleva une portière de vieille tapisserie de Flandre, dont les personnages ondulèrent, et ce fut comme un choc pour ses yeux.

— Où ? mais où donc ai-je déjà vu ces choses… serais-je venu ici en rêve ?

Une grande chambre s’ouvrit devant lui. Le plancher était recouvert d’un épais tapis, et cette fois ce fut comme un parfum subtil flottant encore qui éveilla une autre vibration d’âme.

— Eh ! Monsieur Rheney, dit le garde., ça vous impressionne ; c’esï là que vous êtes venu au monde.

L’enfant pressa de ses deux mains son front. Une souffrance inconnue lui étreignait le cœur. Il eut presque un éblouissement en voyant le superbe portrait en pied de la châtelaine dont le regard lumineux et doux semblait le suivre. Il se retourna vers le Flamand ; il voulait réagir, ne pas ainsi s’engourdir dans un songe quand il avait un devoir.

— Où est la cave ? demanda-t-il.

L’homme rit :

— Juste au-dessous de nous. Mais, Monsieur, je la crois bien mal montée, la cave. M. Rheney, votre frère aîné, n’habitait plus le château depuis douze ans. Quand il venait, il ne restait que vingt-quatre heures.

— Ce n’est pas du vin que je cherche, Albert… c’est une recluse, une séquestrée.

Un rire du garde l’interrompit :

— Une recluse ! Des souris, des martres, oui mais du monde comme nous, Monsieur, ah ! non. De quoi qu’elle mangerait, la malheureuse ?

— Elle a encore à manger pour trois jours. Il faut la délivrer avant. Allons vite, mon ami.

Le vieux gardien regarda le jeune homme et branla la tête d’un air désolé :

— Le jeune maître se moque de moi.

— Non, Albert, j’ai entrepris un voyage d’une difficulté inouïe, dans ce seul but. : délivrer une prisonnière. Venez.

— Il est donc fou, murmura le bonhomme, en flamand, levant les bras au ciel.

Mais René ne l’écoutait pas, il avait sorti la clé qu’il serrait précieusement dans sa poche et il courait en avant, devinant l’entrée sous le grand escalier.

— Au moins, attendez, Monsieur, que je prenne une lanterne ; il fait nuit dedans et depuis douze ans nul ne descendit ces marches. Quelle est cette clé que vous tenez ?

— La clé de la cave inférieure.

De plus en plus ahuri, Albert renonçait à comprendre ; il prenait dans la cuisine un falot et se décidait à descendre, suivi de René, tremblant, ému d’une indescriptible angoisse, luttant pour obliger ses jambes à le porter… Que trouverait-il en bas ? Peut-être une morte, peut-être rien… Si la mission ne lui avait pas été confiée par son oncle, certes, il se fût moqué de son invraisemblance, tout comme Albert.

Devant la petite porte ronde à gros clous qui fermait le bas des degrés, les duex explorateurs s’arrêtèrent. Le garde projeta la lueur sur la serrure, René y introduisit la clé qui tourna aussi facilement que si on l’ouvrait tous les jours. Cette remarque effara encore plus le Flamand.

Ils entrèrent, la pièce était presque vide, une fenêtre grillée de lourds barreaux de fer donnait sur la rivière ; au bout opposé, un amas de barriques vides formait un monticule. Albert remarqua :

— Monsieur, tu vois, y a rien. Une recluse ici, allons, c’est un conte de la mère l’Oie.

— Non, Albert, non, dit solennellement René, écoutez, on chante en bas.

Albert se prit à trembler. Une voix faible montait à travers le plancher, c’était une lente et triste mélopée.

— Pour sûr, fiské, j’entends, ce sont des âmes en peine. Dieu nous protège ! Allons-nous-en.

Il se signait d’une main tremblante, tandis que de l’autre il essayait d’entraîner son jeune compagnon. Mais René se dégagea et, courant au tas de futailles, il se mit à les bousculer à travers la cave, tandis qu’Albert hésitait entre la fuite et la honte d’abandonner l’enfant.

Le travail fut vite achevé ; maintenant une autre porte apparaissait. Pas plus que l’autre, la serrure ne montrait trace de rouille, les verrous en étaient huilés et les toiles d’araignées peu épaisses n’indiquaient guère douze ans d’immobilité.

Albert pensait :

— Le fiské est-il envoyé par le diable ?…

Mais la curiosité le talonnait et il suivait le petit Français dans l’escalier étroit en spirale que le battant ouvert montrait.

Le chant s’était éteint.