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Le Mystère de Valradour/Chapitre XXV

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Maison de la Bonne presse (p. 71-74).

XXV

LE VAUTOUR BLESSÉ


L’aube filtrait à peine à travers les rideaux de la chambre où dormait René, près de celle de sa mère, quand celle-ci, levée déjà, entra chez son fils. Elle se pencha sur lui, contempla le visage calme, le front pur, la tranquillité confiante de ce paisible sommeil. Pour l’éveiller, elle l’embrassa doucement. Tandis que Mousson, allongé sur la descente de lit, poussait de petits cris tendres en léchant les pieds nus de Maria-Pia.

— Je crois que nous devons nous habiller, mon Pio, j’entends les soldats aller et venir dans la maison.

L’enfant passa ses deux bras autour du cou de sa mère bien-aimée.

Mammina, buon giorno ! Comme c’est bon de voir à l’éveil ton cher visage ! C’est le bonheur pour la journée. En cinq minutes, je serai prêt. Hier, je suis allé faire quelques emprunts à la garde-robe de mon grand frère… Vois, tout est rangé sur cette chaise ; j’ai même découvert, dans les tiroirs de sa commode, une ceinture en peau de daim, j’y ai glissé environ cent louis ; avec ce que tu as, nous aurons de quoi attendre la fin de la tourmente. Nous les changerons aussitôt en France, afin de donner de l’or au trésor national. Habille-toi chaudement, j’ai fouillé dans les armoires, et je t’ai descendu cette pelisse de zibeline, qui évidemment t’appartient, tu la revêtiras pour partir. En attendant, puisqu'ils prennent nos chambres, je vais aller cacher nos valises dans le kiosque du jardin ; ils doivent l’ignorer, il est perdu dans les sapins.

— On dirait que tu n’as jamais fait autre chose que le métier de proscrit.

Il sourit, envoya une caresse à son chien qui s’obstinait à grimper sur le lit et en un tour de main fut prêt.

— Maintenant, je vais aller nous chercher à déjeuner, dit-il en souriant.

Le feldwebel fut le premier à offrir à déjeuner au petit Français qu'il prenait pour un Allemand. Il entrait dans le plan de René de laisser l'erreur sur sa nationalité, s’accréditer, il se hâta de servir sa mère, puis il songea à lui-même, sans oublier Mousson.

Les soldats ne causaient d’ailleurs aucune déprédation, ils nettoyaient, astiquaient, préparaient tout pour l’arrivée du maître, sans s’occuper des propriétaires qui, de leur côté, rassemblaient dans des sacs de voyage ce qu’ils voulaient emporter. René alla déposer ses réserves dans le kiosque rustique perché au-dessus de la rivière, à peu de distance des remises situées assez loin du château.

Sur le coup de 9 heures, on entendit la corne impérative d’une auto qui donnait la première et la dernière note de l’octave, selon l’habitude du kaiser qui indique ainsi embrasser toute la gamme… puis la sirène aux deux notes également : une basse, une aiguë, employées par les chauffeurs impériaux. Aussitôt l’équipe de soldats se plaça sur le perron, tandis que la châtelaine de Valradour, son fils et le ménage de gardiens, un peU en arrière, regardaient l’arrivée du vampire de Germanie.

L’homme qui descendait de voiture au bas des marches, enveloppé jusqu'aux yeux, était fort loin de représenter un brillant vainqueur. Il semblât à René, qui venait de le voir aux Amerois, qu’il était encore plus décrépit.

L’arrivant répondit d’un geste vague au salut des soldats et monta suivi de deux hommes vêtus en civil : ses médecins. Un aide de camp était en quatrième dans la voiture, près du cocher, le fidèle valet de chambre Godfried, habitué au service de Wilhelm II depuis vingt ans. Une autre automobile moins luxueuse suivait, il en émergea quatre officiers d’ordonnance. nUn peloton d’une dizaine de uhlans accompagnait le mince cortège. Evidemment ce séjour de rigueur imposé par la Faculté s’accomplirait dans le plus strict incognito. Nul ne devait soupçonner l’état inquiétant du kaiser. Il ne parlait pas, ses gestes étaient réduits à l’indispensable, il ménageait ses forces. René le vit par la porte-fenêtre donnant sur le perron s’étendre sur la chaise longue de sa mère et fermer les yeux.

Seulement le bruit d’une formidable querelle de chiens les lui fit rouvrir. Le dogue assis à côté du mécanicien de l’auto impériale avait bondi sur Mousson ; les deux animaux avaient roulé les marches enlacés et René employait toute son énergie à tirer son chien par la peau du cou. Mousson luttait avec vigueur au milieu de grognements et d’abois furieux. Un officier d’ordonnance arma son revolver, visa Mousson et la balle partit sans atteindre personne.

L’arrivée du maître avait mis en émoi tout le monde, chacun courait à son poste, les feux étaient allumés dans toutes les cheminées, les cuisines s’activaient, les officiers s’installaient dans les beaux appartements du premier étage et les soldats montaient dans les combles ; les deux chauffeurs avaient emmené les autos aux remises et les uhlans s'étaient emparés des écuries situées dans un pavillon faisant pendant au garage et séparées par une cour intérieure. Une sortie des remises existait directement sur l’avenue. Les logements des gardes d’écuries étaient disposés au-dessus de la partie réservée aux chevaux.

Albert et Zabeth avaient été renvoyés chez eux, avec ordre de sonner la cloche pour chaque visiteur qui franchirait la grille d’entrée.

Quant à Mme de Valradour et à son fils, nul ne s’occupait d’eux. Les étrangers avaient tout simplement pris possession de leur château. Ils s’y installaient à merveille, car il était confortable, sans l’ombre du souci des anciens habitants. Cette manière d’agir assurait à ceux-ci au moins la liberté. Cette agréable pensée ne fut pas de longue, durée.

Au moment où Maria-Pia se disposait à rentrer dans le hall, un officier qui se tenait devant la chambre impériale l’interpella rudement :

— C’est vous la propriétaire du château ?

— Oui, répondit-elle sèchement, j’aimerais même à y trouver une petite place pour mon fils et moi.

Comme le divin Créateur la payait à présent !

— Il n’y en a pas. Allez dans les communs et souvenez-vous qu’il vous est interdit de sortir du parc sous peine de mort.

Elle haussa les épaules, elle était aguerrie contre tant d’épreuves ! Maria-Pia ne s’effrayait guère, et cependant cette menace n’était pas vaine.

La recluse, qui n’avait jamais lu un journal, qui n’avait jamais entendu personne, sauf son fils, et encore fort peu, lui parler de la guerre, ne se doutait nullement des répressions horribles exercées par l'ennemi.

Elle ignorait que précisément, à cette heure, deux infirmiènes s’étaient réfugiées dans une ville conquise... L’une avait pu gagner la France ; l’autre, reprise, avait été fusillée sans hésitations ni procès.

Mais Maria-Pia ressentait en son cœur tant de joie, tant d’amour, qu’elle se croyait invulnérable, ses heures douloureuses avaient pris fin, sa part de bonheur lui était servie. Et combien largement ! Toute son âme vibrait de reconnaissance en voyant près d’elle le cher petit, le bel adolescent robuste, intelligent, si bon. Ah ! certes ! il n’y avait en elle aucune place pour la peine et le chagrin.

Elle sortit dans le parc. Habituée au froid, elle se dirigea vers le kiosque caché au milieu des grands arbres et où René avait dissimulé leur mince bagage. L’enfant n’y était pas. Audacieux, croyant à son invincible protection, il était allé aux cuisines emplir paisiblement un panier de provisions. Le feldwcbel l’y aidait avec une grande complaisance, persuadé d’accomplir un service commandé. Quant à Mousson, tendre et dévoué, mais un peu trop exubérant, son jeune maître l’avait enfermé dans le kiosque.

Maria-Pia se rendit au pavillon des gardiens. Les braves gens, toujours épouvantés, lamentables, se tenaient l’un près de l’autre, devant leur poêle de faïence, silencieux et troublés.

A la vue de leur maîtresse, ils se hâtèrent de lui offrir « le » fauteuil.

— Ah ! notre dame, qu’cst-ce qu’on va faire avec !

— Rien, mes amis, on va attendre. Faites tout ce qu’ils vous diront. L’invasion finira,, mon fils croit que cela ne durera plus longtemps ; après, nous reprendrons la vie normale.

— Mais vous, notre dame, où allez-vous dormir et manger ?

— Nous allons nous enfuir... Je compte sur voire fidélité, chers amis ; soyez patients, nous nous reverrons, et si on vous demande où nous sommes, mon fils et moi, ayez l’air stupéfaits et très inquiets, cherchez-nous vers la rivière.

— Je comprends, fit Albert, il faut dire une chose, vous ferez l’autre. J’y suis.

Une troupe de cavaliers se présentait au portail. Albert courut tirer la cordon qui faisait résonner le gong placé, dans le hall du château.

Les cavaliers passèrent sans s’occuper des gardiens.

Albert rentra presque tout de suite. René arriva en courant :

— Je te cherchais, maman. Tout est prêt dans le kiosque, sous la garde de Mousson. Je suis allé au garage et, très ostensiblement, j’ai vérifié les pneus de l’auto des officiers d’ordonnance, une bonne voiture de vingt chevaux, j’y ai mis une bouteille d’air comprimé, une roue de rechange, j’ai fait le plein d’essence, j’ai graissé tous les rouages. Quand les Boches seront à dîner, je sortirai du garage sans corne ni sirène, mais sans me cacher ; Je personnel me croit Allemand, j’ai comme preuve mon sauf-conduit au nom de Karl Hartmann, je l’ai montré au feldwebel, je lui ai même expliqué que je devais aller chercher un général cette après-midi par ordre de l’empereur. J’ai pris la casquette aux armes impériales qui était dans la voiture de l’empereur, une bonne peau de bique, toujours au Prussien, j’ai posé tout cela sur le siège.

— Fiské, tu en as du toupet, savez-vous ! s’écria Albert.

— J’ai la foi ! J’arriverai ! Maman, veux-tu, quand midi sonnera à l’horloge du château, aller au tournant de l’avenue près de la barrière ouvrant sur la route au delà des remises ? Aucun Allemand n’est jamais entré par là, et il y a beaucoup de chance pour qu’ils ignorent cette voie que moi-même je n’ai relevée qu’hier, quand j’ai visité toute la propriété. Tu t’abriteras sous un sapin, mère, et quand tu entendras le roulement de la voiture, tu t’avanceras, je stopperai et tu monteras lestement à l’intérieur. J’aurai baissé les stores. Il ne faut pas qu’on voie une femme. Je suis censé aller chercher un général par ordre de l’empereur. J’ai toujours remarqué la vérité du proverbe français : « Aux audacieux, les mains pleines. » Tu souris, mère, tu penses que je cite beaucoup la sagesse des nations, j’ai appris cela de mon oncle Pierre, le doux et saint prêtre soldat, que j’aurai tant de bonheur à te faire connaître.

— Ne crois-tu pas, Pio mio, qu’il serait préférable de partir quand la nuit serait tombée ?

— J’y ai réfléchi et, finalement, je me suis arrêté au plan que je viens de te dire. La nuit, je ne connais pas la route, je n’oserais voyager sans phares, cette lumière nous rendrait plus apparents. Tandis qu’à midi, à l'heure où toute la maison sera en train de se restaurer, nous aurons l’absolue liberté ; un Allemand à table est malaisé à déranger. En attendant, maman, repose-toi ici ; moi, je vais rôder autour du château, il faut que je me montre comme si j’étais des leurs.

L’enfant s’échappa sur ces mots. Hardi, adroit, agile, il trouva moyen d’observer beaucoup de choses, entre autres, il acquit la certitude du mal de l’empereur et de l’existence de son sosie. Ce n’était pas en vain qu’on avait voulu éloigner le seigneur de la guerre, le cacher dans un lieu perdu au milieu des bois. Il souffrait, il gémissait ; une opération était suspendue sur sa tête. Et son moral était impressionné par le souvenir de son père, le malheureux Frédéric, dont il avait été le cruel fils.

Celui qui a tant fait couler de sang, tant répandre de larmes, est à l’heure d’expiation, et dans ses yeux, qui suivent à travers la vitre le vol des corbeaux sous les nuages bas, passent des lueurs d’épouvante...