Le Mystère des béatitudes/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-39).

LE MYSTÈRE
DES BÉATITUDES

PREMIÈRE PARTIE

Heureux les pauvres d’esprit.
Heureux ceux qui sont doux.
Heureux ceux qui pleurent.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice.
Heureux les miséricordieux.
Heureux ceux qui ont le cœur pur.
Heureux les pacifiques.
Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice.

I

— Qu’est-ce que je vais servir à ces messieurs ? demanda Constant, le garçon attitré du groupe qui venait d’arriver à la terrasse du Café de la Paix.

Et il passait, d’un air de sollicitude, sa serviette sur le guéridon blanc.

Augustin Muzard, le caissier du journal La Poste, d’un mouvement nerveux de la tête dénombra sa bande, interrogea chacun et dit d’un ton bref, sa barbiche rousse rejetée en avant, presque provocante :

— Cinq bocks.

Sa petite taille faisait ressortir la taille déme surée de son camarade Jean Solème, dont une grande mèche blonde, qu’il relevait sans cesse, patiemment, s’obstinait à cacher le front. Ce camarade était un reporter de La Poste qui avait trimé tout le jour à propos d’un assassinat commis aux Batignolles, et qui se laissa tomber devant la table, son regard gris voilé par le cristal du lorgnon. À côté d’eux s’assirent Lucien Gérard, le dessinateur favori de La Poste du Dimanche, et sa femme Huguette, qui le suivait partout. Au même instant, Jean Solème parut se réveiller et s’écria :

— Mais vous êtes très mal, monsieur Loche ; prenez donc ma place.

— Pas du tout, pas du tout, répondit le cinquième personnage.

Augustin Muzard toisa ce Cyprien Loche, auquel Solème prodiguait ses attentions. C’était un banquier, nouvellement établi rue Vivienne et que tous les collaborateurs de La Poste connaissaient. Digne et froid, le pardessus étroitement boutonné sur un long corps maigre, la tête petite, les cheveux gris en brosse courte, il posait à l’aristocrate. Muzard n’eut pas un geste d’aménité. Cyprien Loche lui tendit un cigare :

— Monsieur le caissier, faites-moi donc le plaisir d’accepter.

— Vous m’excuserez, monsieur, je ne fume que la pipe, et si madame Gérard le permet…

La gentille Huguette Gérard permit d’un sourire.

Alors il se mit à bourrer une petite pipe de merisier, pendant que tous se taisaient, comme des hommes de travail qui viennent de finir leur journée.

Il était six heures et, par ce soir d’octobre tiède et beau, la place de l’Opéra prenait des aspects de féerie. Quatre torrents charriant impétueusement fiacres, camions, auto-taxis, autobus, s’y croisaient dans un tumulte de tonnerre, et par un jeu savant, à intervalles réguliers, les torrents s’immobilisaient pour laisser passer, dans le silence, le flot des piétons, s’élançant la tête en avant, comme à la charge. Se faisant face, les deux ouvertures des catacombes modernes, avec leurs galeries à balustres, vomissaient périodiquement une foule noire, pendant qu’une autre foule s’y engouffrait. On aurait dit les allées et venues stupides et affolées d’une fourmilière. Deci, de-là, aux balcons, fulgurait l’éclair des affiches lumineuses. Et dans le fond, la façade géante de l’Opéra avec ses colonnades, ses entablements, ses frontons, ses génies, apparaissait allégée et bleuâtre.

Huguette Gérard décolletée, ses cheveux blonds dans le cou, une rose bleue sous son chapeau sombre, ne buvait pas, les yeux perdus dans le mouvement des voitures. Soudain, le geste d’un agent ayant arrêté net le torrent, plus de vingt autos de luxe, aux panneaux luisants, stationnèrent en trépidant devant les consommateurs du café. La poitrine soulevée de désir, Huguette rompit le silence :

Tout de même, dit-elle, si on avait de l’argent !

Cyprien Loche agita la tête d’une façon lente et rythmée et il souriait en même temps d’un sourire de sphinx, puis sa main fit un geste étrange, comme magique. Il semblait dire : « Jeune femme, venez-vous donc seulement de découvrir la vérité, à savoir qu’il n’y a que ce dieu au monde ? »

Le mot d’Huguette Gérard avait donné une commotion aux cerveaux ; ç’avait été dans chacun comme le rappel de l’idée fixe. Le mari, dissimulant une amertume profonde sous une apparence de blague, dit :

— Évidemment, tant qu’Albert Blond, notre patron à tous, me paiera un louis mes dessins, je ne t’offrirai pas d’auto, ma pauvre chatte.

Augustin Muzard, imperturbablement, tira une bouffée de sa pipe. Mais Jean Solème, relevant sa longue mèche blonde, se pencha vers le banquier et à mi-voix :

— Alors, monsieur Loche, c’est donc tout à fait une affaire merveilleuse que votre Compagnie de Navigation soudanaise ?

Cyprien Loche eut de nouveau son pâle sourire, orné d’un de ces gestes qui en disent plus long que toutes les paroles. Puis, enfin, daignant se faire entendre :

— Bête comme chou, mon ami, bête comme chou. Quelques navires à acheter, et ils le sont à l’heure qu’il est, quelques cours d’eau à rendre navigables, quelques kilomètres de canaux par-ci, par-là, et voici, avant quinze mois, les gros dividendes !

Puis, soudain, changeant de ton :

— Mais, d’ailleurs, jeunes gens, je me suis donné comme règle de ne jamais causer de ces choses avec vous. Eh ! mon Dieu, j’ai eu trente ans, moi aussi, et j’étais employé, et je gagnais trois cents francs par mois, et je sais bien que cela vous retourne de se dire : « Si j’avais cinq billets de mille francs à mettre dans cette affaire, j’aurais dans trois ans mathématiquement cinquante mille francs dans ma poche. »

— Ne vous gênez pas pour moi, du moins, monsieur, dit sans broncher Augustin Muzard, car vous ne me retournez nullement.

Le banquier eut l’air de ne pas entendre.

— À partir de combien peut-on souscrire à votre machine, monsieur ? demanda Huguette, mélancolique.

Cyprien Loche se tut, comme par système. Ce fut Jean Solème qui répondit :

— Il y a des parts d’actions de cent vingt-cinq francs.

— Cent vingt-cinq francs ! répéta la jeune femme avec accablement.

Et elle trempa ses lèvres dans la mousse de son bock, comme pour y chercher l’oubli.

À ce moment, une voiture de courses mêla ses grelots aux gémissements des autobus et s’arrêta devant la sortie du Métro. Plusieurs personnes sautèrent à terre et parmi elles un couple qui se fraya entre les voitures un chemin jusqu’au trottoir.

— Tiens ! les Nassal, s’écria Solème, avec un grand geste.

Ils entendirent leur nom, accoururent les mains tendues, les yeux fous. Jean Solème les présentait au banquier.

— Mon ami, Abel Nassal, sous-chef de bureau au ministère de l’Intérieur, madame Nassal.

Mais celle-ci n’entendait rien, serrait au hasard les mains, disait : « Bonjour, Muzard, bonjour, Gérard, bonjour, Huguette », puis ne se tenant plus :

— Vous savez, nous revenons de Vincennes ; nous avons joué Ibaldi qui nous avait mis dedans l’autre jour à Auteuil ; nous l’avons joué, placé, Abel et moi, et il a rapporté soixante-huit francs. Imaginez-vous cela : cent trente-six francs à nous deux avec une seule bête, sans compter la veine que nous avons eue encore avec Jonquille, gagnant à treize franes. En voilà une journée !

C’était une jolie femme élégante, en tailleur noir, qui semblait avoir pour chacun une intention aimable. En réalité, elle se riait à elle-même ; elle riait aux pièces d’or, jetées en vrac dans sa petite sacoche, tout à l’heure, aux guichets du pari mutuel et qu’elle sentait peser lourdement sur sa hanche fine. Cette sorte d’impudeur des joueuses hallucinées qui n’ont pas conscience de leur folie, qui ne se savent même pas en dehors de la vie, elle l’avait, malgré son aspect correct. Elle n’aurait parlé que chevaux, performances, pedigrees, jockeys, écuries ou pistes, sans penser même que, pour ses amis, il pût y avoir d’autres sujets d’intérêt.

Augustin Muzard la disséquait du regard, curieusement, tout en fumant sa pipe en silence.

Le mari conservait plus de discrétion, au milieu des faveurs de la chance. Néanmoins, lui non plus, ne put tenir sa langue, et Muzard, maintenant, s’amusait à entendre ce gros garçon chauve, légèrement sourd et assez balourd, conter en s’asseyant à une table voisine les péripéties de la course de ce a sacré Ibaldi », trottant d’abord cinquième, puis à chaque tournant rattrapant une distance. Et devant ses yeux bleus béats, on sentait s’étendre encore l’immense pelouse piétinée, cernée de sa piste ; quelques arbres rares s’élevaient dans le lointain ; au fond, le donjon de Vincennes se dorait au soleil couchant d’automne, cependant qu’une foule hurlante se mouvait doucement en rond, aimantée par quinze petites choses mécaniques aux taches multicolores, glissant au ras du sol, vertigineusement, là-bas.

Constant, le garçon, revint, et passant avec son éternelle sollicitude sa serviette sur la table :

— Qu’est-ce que je vais servir à Madame et Monsieur ?

Ils étaient altérés par la fièvre d’une telle journée. Ils demandèrent de la bière. Alors Cyprien Loche, voyant tous les verres vides, sauf celui d’Huguette Gérard, commanda :

— Constant, six bocks !

— Ah ! les courses, ça peut être intéressant, déclara Jean Solème ; seulement, il ne faut pas être poursuivi par la guigue. Moi, j’ai toujours perdu.

Alors le banquier, gravement :

— Le jeu, cela existe, et j’en tiens compte. Mais c’est un moyen inférieur, et inférieur en tant que moyen parce que supérieur à nos forces. Nous ne le régissons pas. Beaucoup plus intelligente est la spéculation. Mais le plus malin, voyez-vous, jeunes gens, c’est la simplicité des bonnes affaires sûres, fécondes, terrain dans lequel le capital reproduit comme une graine semée dans du terreau.

— Encore faut-il avoir la graine ! ricana Jean Solème, nerveusement.

De nouveau, les autobus, lancés furieusement, durent stopper avec une plainte de monstres blessés ; une file de voitures, dont les chauffeurs restaient la main sur la direction, s’allongea comme tout à l’heure devant la terrasse. Huguette Gérard se pencha vers madame Nassal :

— C’est la sortie de quelque réception ; regardez donc ces toilettes.

En effet, au fond des voitures de maîtres, sous les gerbes de fleurs de Nice, d’impassibles femmes. leur vêtement à demi suvert sur des robes claires, semblaient indifférentes et lasses. Çà et là, un diamant scintillait. On voyait des coiffures savantes, avec des rubans d’or et des bijoux d’art moderne voilés par la mantille.

Soudain Jean Solème devint très attentif ; il allongea la tête, fouilla des yeux chaque voiture. Il n’entendit même pas Huguette Gérard dire à son mari :

— Si tu voulais, on irait demain à Auteuil avec les Nassal ; tu pourrais avoir des tuyaux sûrs par M. Solème, et on risquerait cent sous sur un bon cheval.

Solème semblait de plus en plus nerveux ; maintenant, il se rejetait en arrière pour tâcher d’apercevoir les autos arrêtés plus haut sur la place. Puis, tout se remit en mouvement. D’abord, une théorie de cinq autobus qui ronflaient là pesamment depuis une minute ; puis près d’eux, les grands taxis aux panneaux rouges qui semblaient rouler d’une allure légère ; ensuite une succession de voitures de luxe ; et toute cette masse, lancée maintenant à folle allure, ressemblait à une armée roulante, chargeant pour quelque conquête monstrueuse, se précipitant à un assaut mystérieux.

Solème n’avait plus le temps, en ce moment, de distinguer aucun visage ; ses yeux bougeaient perpétuellement, accrochés à l’éclair de chaque vitre qui passait. Augustin Muzard, qui ne laissait rien inaperçu, lui dit à l’oreille :

— Tu crois donc qu’elles sont là ?

Solème répondit :

— C’est toujours possible…

Les yeux de Muzard eurent un pétillement d’ironie à peine visible, et il se retourna vers le banquier qui s’adressait paternellement aux deux jeunes femmes :

— Mais non, mais non ; ne jouez donc pas. Il y a une folie, une absurdité dans le jeu. Vous, madame, surtout, que le serpent de cette passion n’a pas encore mordae, ne vous laissez pas séduire !

— Ah ! vous êtes bon, vous monsieur Loche ! Ne pas jouer, c’est très bien, mais si, moi, je meurs d’envie de vous prendre une action, avec quoi vous la paierai-je ? Comptez : en calculant que nous ayons, dans un temps indéterminé, quatre fois la chance que nos amis Nassal ont eue aujourd’hui, et nous voici actionnaires de la « Société de Navigation soudanaise ». En somme, cela n’a rien d’énorme : quatre fois cette chance-là, en six mois, en un an, s’il le faut.

— Écoutez, madame, dit Cyprien Loche, en homme raisonnable, vous l’aurez, votre part ; vous l’aurez. Que M. Gérard vienne me voir un jour et m’apporte des dessins, un petit album, quelque chose dont il soit content, et je lui achèterai cela bon prix ; vous aurez bien, pour parfaire la somme, quelques sous d’économie, et voilà votre rêve réalisé.

— Oh ! monsieur Loche, vraiment vous êtes trop bon !

— M. Loche finira par se ruiner lui-même, prononça imperturbablement Augustin Muzard, en heurtant sur son talon le fourneau de sa pipe.

— Je n’en accepte pas l’augure, monsieur le caissier, répondit enfin Loche, poussé à bout.

Du boulevard des Italiens, du boulevard des Capucines, de l’avenue de l’Opéra, de la rue de la Paix, de la rue Auber et de la rue Halévy, les torrents arrivaient maintenant plus denses, plus furieux, comme les armées un soir de bataille. Mais où avait lieu l’assaut ?

Une demi-mondaine passa sur le trottoir ; elle aperçut Solème et Muzard dont elle était la bonne camarade et leur fit un signe imperceptible ; mais, voyant qu’il y avait deux femmes du monde en leur compagnie, avec la philosophie coutumière aux personnes de sa catégorie, elle alla s’asseoir solitaire un peu plus loin.

— Ninette sait vivre, dit Jean Solème à Nassal et à Gérard ; elle rend hommage à la vertu de vos compagnes en s’écartant humblement.

— Ah ! c’est la fameuse Ninette ? dirent ensemble les deux amies.

Et, du coin de l’œil, elles la dévisageaient curieusement.

— Mais c’est qu’elle a l’air très gentil, dit madame Nassal. Pourquoi n’est-elle pas restée honnête, cette petite ?

— Elle était marquée pour le vice, déclara Cyprien Loche.

— Pourquoi elle n’est pas restée honnête, pourquoi ? dit Augustin Muzard ; vous en êtes encore à vous demander cela, vous tous ?

Il caressa de la main sa barbiche rousse ; dans son pâle visage, bilieux et maladif, ses yeux noirs, sans cesse changeants, tantôt moqueurs, tantôt inquisiteurs, tantôt emplis d’une mélancolie profonde, prirent une ardeur concentrée, et, cambré sur sa chaise, le regard fixé sur l’œuf électrique inondant de lumière la terrasse, il dit de sa voix métallique :

— Ninette est devenue ce que vous voyez, parce qu’elle a adoré l’idole que vous adorez tous. Vous vous traîneriez à genoux, vous vous traîneriez à plat ventre dans la poussière pour séduire l’Argent, pour attirer sur vous ses faveurs. Ninette a pris un chemin, vous en avez pris d’autres ; mais vous allez tous au même but qui vous fascine l’Argent. Il a hypnotisé Nassal et sa femme qui pouvaient vivre tranquillement d’une situation petite, mais sûre, et qui se précipitent de champ de course en champ de course, béants devant la potence où se lève automatiquement, à intervalles, en gros chiffres, le rapport d’un cheval au pari mutuel. L’or dont un coup de chance peut leur jeter l’aubaine, ils l’attendent tremblants, les mains sans cesse tendues, et ils ne sortent pas d’un état de transe au bout duquel les guette la folie. Et voici Huguette Gérard, dont la vie matérielle semble très douce entre ses trois beaux enfants et un mari qui se tire d’affaire à l’heure qu’il est. Toutes les choses nécessaires qui feraient envie à un pauvre diable, ils les possèdent. Mais que la Richesse, sous un aspect quelconque, s’offre en spectacle, voilà leurs désirs qui s’éveillent, et puisque le droit chemin ne les mène pas à l’idole, frénétiquement ils en cherchent d’autres. Je les vois venir ; ils vont spéculer ; les usines ténébreuses, où l’Argent se reproduit tout seul, secrètement, les hantent ; ils commencent à tourner autour. Et M. Cyprien Loche est là juste à point. Ah ! lui, c’est le véritable conquistador de la fortune. Il vous parle de pays féeriques et inconnus, où les millions vont s’engraisser. Sous des palmiers, le long des fleuves bleus, il passe des navires, et l’hélice de ces bateaux moud de l’or, et les millions reviendront plantureux, quadruplés. Mais, en attendant, ses yeux de financier les voient, ces millions qu’il ne tient pas encore, dans la poche de tous ; il les attire et il les aura, parce que, dans la conquête que vous avez tous entreprise, vous n’êtes que des pygmées à côté de M. Cyprien Loche. Il la vaincra, l’idole, de même que Ninette Cosquard saura se la rendre favorable. Car dans la fièvre générale, ce n’est pas Ninette qui a le moins soif, allez ! Elle aura l’auto, et l’appartement garni de meubles rares, et surtout les titres de rente plein son portefeuille fleurant la verveine. Et il y a aussi mon ami Solème dont je ne veux rien dire parce que sa passion, plus secrète, presque clandestine et sourdement effrayante, notre intimité seule me l’a révélée ; mais Solème ! Solème ! je te vois dévoré comme certains le sont par un grand amour…

Tous écoutaient Muzard avec un demi-sourire errant aux lèvres. C’était le plaisir de la bande quand ce garçon taciturne, à qui l’on permettait toutes les bout des et qui parfois, de toute une soirée, ne de serrait les lèvres que pour vous lâcher en plein visage une vérité cinglante, s’emballait ainsi. Il avait tous les droits ; du moins il les prenait tous. Il vous fouillait l’âme, démasquait vos arrière-pensées, vous confessait publiquement. Sans cesse, il cherchait des affaires, les provoquait, en avait eu plusieurs et en avait tiré sa réputation d’escrimeur sans égal. Aucune appréhension ne bridait ses propos. Nul ne l’aurait fait taire ; c’était lui qui jugulait tous les autres.

Cette fois, le grand Solème, se redressant indolemment, allait répliquer. Mais Augustin Muzard, qui n’avait pas fini et s’était interrompu seulement pour boire une gorgée de bière, lui coupa la parole, sa main osseuse, petite et toute frémissante de pensée, tendue vers la place.

— Regardez ça, continua-t-il, regardez cette frénésie des moteurs, et ces hommes plus trépidants encore que leur machine, où tout cela se rue-t-il ? Vous savez bien que l’on peut le pronostiquer à coup sûr pour les deux tiers, à tout le moins, cela va vers le gain, vers la fortune, car de sa naissance à sa mort, c’est en réalité ce que poursuit l’homme. Interrogez celui qui passe, lisez ses pensées, les combinaisons de son esprit ; est-ce qu’elles ne tendent pas toutes à l’argent ? Les grandes passions, l’amour, la haine, elles pâlissent, elles paraissent puériles à côté de celle-là. Quant à l’ambition, elle n’est qu’incluse dans le désir de l’argent, car vous n’ignorez pas que si, par exemple, les hautes charges n’étaient. pas rétribuées, et comment ! il ne se trouverait personne pour les tenir. Eh bien ! quand je vois l’argent, chose vile en soi, chose qui devrait être inerte et morte, animée d’une telle puissance, se faire plus vie que la vie même, de moyen devenir but, et, en même temps que le but, l’excitateur de tout le mouvement humain vers ce but, je dis avec Huysmans : « Ou l’argent qui est ainsi le maître des âmes est diabolique, ou il est impossible à expliquer. »

— Vous croyez donc au diable, Muzani ? fit Nassal avec sa grosse ironie.

— Ma foi, à force de me heurter à lui partout, à force de le rencontrer constamment, je commence à penser qu’il existe, dit le jeune homme, sans qu’on pût savoir au juste s’il plaisantait.

— Mais non, reprit enfin Solème, dont les idées, moins fulgurantes que celles de son ami, venaient au jour avec plus de lenteur, plus d’effort ; mais non, l’argent n’est pas diabolique, au sens même où tu l’entends ; c’est divin qu’il faut dire. au contraire, car sans lui, rien de grand, rien de bon, ne se serait fait. Imaginons une divinité bienfaisante en présence de l’apathie, de la lâcheté de la race humaine ; comment animera-t-elle cette masse, comment l’incitera-t-elle à tout entreprendre, comment la fera-t-elle progresser ? Le désir du confortable, l’appât du bien-être ne peut être que personnel et n’opère que si l’individu travaille pour lui. Il faut, pour que l’homme entreprenne ce dont il ne jouira pas, un mobile aussi puissant que l’intérêt propre. Alors, la divinité inventera l’argent qui socialisera l’effort, le répartira sur tous les besoins publics, le rémunérera individuellement. Mais cela est admirable, Muzard, cela est digne d’une divinité tutélaire ! Et plus il y a de puissance mystérieuse en l’argent, plus je trouve justifiée notre adoration.

Le banquier, soulevant sa petite tête, le cigare entre deux doigts, répéta gravement :

— Adoration, le mot n’est pas trop gros. Il est bon. Il faut adorer l’argent sans le comprendre, sans essayer d’en sonder le mystère. Constatons seulement et courbons la tête. Ses bienfaits sont partout et il n’y a de souffrance que là d’où il se retire. Voyez l’œuvre du capital : les pays défrichés, la distance abolie, la douceur de vivre répandue, et, grâce aux échanges, l’existence ornée, la beauté produite, multipliée partout. Ah ! l’argent ! l’argent !

Et il balançait la tête, lentement, comme un encensoir devant un dieu.

— Divin ? l’argent, divin ? reprit Muzard ; bienfaisant, l’argent ? ah ! ah ! Mais il est venimeux, il pourrit tout. Il n’a qu’à se glisser entre deux affections pour les gâter. Il est l’ennemi de l’amitié contre laquelle il lutte et qu’il terrasse toujours ; il sert de ciment à la famille, dit-on, mais il la désagrège à la fin. Il tue éternellement ce qu’il y a de plus pur dans l’humanité, le désintéressement. Il corrompt les individus, il corrompt les familles, il corrompt les œuvres, il corrompt les institutions, il corrompt les races. Tout ce qui est fait avec son concours croule, car c’est un faux dieu, et tout ce qui a été fait de vraiment grand a été fait sans lui. Et si ce qui a été fait de grand pactise avec lui, c’est la dégénérescence, le poison, la ruine. Ainsi, quand j’entends des hommes dire en se rengorgeant : « La France est riche ! » je pense : « Malheureux, au moins ne le criez pas si haut, car on sait bien ce que ça signifie, l’opulence d’un peuple ! »

— Sacré farceur ! dit Jean Solème, si demain tu héritais, je voudrais bien te voir !

— Si demain j’héritais, prononça Muzard, sourdement, je ferais comme les autres, je serais contaminé. Et l’homme relativement propre que je suis dans ma pauvreté connaîtrait les péchés qui me sont maintenant impossibles, tels que l’avarice, l’égoïsme cruel, la paresse et toutes les gourmandises. Ah ! ce n’est jamais beau, un pauvre qui devient riche ! Sa générosité natu- relle, qui faisait que ce qu’il donnait était de sa propre substance, sera bientôt combattue par cet amour du pécule, cette tendresse ignoble qui s’éveille dans l’homme dès qu’il possède. Et ce pécule lui deviendra tellement sacré, tellement intangible, que tous les maux humains qu’il verra souffrir autour de lui et qu’il pourrait soulager en puisant dans le vif de son bien, lui deviendront indifférents. L’or engraisse l’égoïsme, boursoufle l’orgueil, aveugle les yeux clairs. Et, comme je ne suis pas meilleur qu’un autre, je subirais les transformations fatales.

Le vacarme était devenu tel sur la place qu’on entendait à peine Muzard, dont la voix était sourde et voilée. Les bruits d’essieux, de freins, de moteurs, de cornes d’autos, traversés par les noms des journaux du soir, que les crieurs lançaient à la course, formaient un unisson formidable, et de la cohue montait une vapeur lumineuse qui éclairait le faîte des maisons et les frontons bleus de l’Opéra. Toute l’opulence de Paris semblait rouler ici : trafic, finance, aristocratie. On sentait la richesse profonde, solide, indestructible, de la grande ville, affichée dans ce mouvement vertigineux des véhicules de haut prix, dans ce tourbillon de fête gigantesque. Soit que ce tumulte les eût comme assoupis, soit que les paroles du jeune homme leur eussent donné à réfléchir, les Gérard, les Nassal et même Jean Solème se taisaient. Le banquier appela Constant qui passait, mais le garçon expliqua que Muzard avait tout réglé personne n’avait rien vu. Sans doute avait-il payé sournoisement, tout à l’heure, pendant qu’on l’écoutait. D’ailleurs, c’était toujours ainsi. Alors, ayant un moment laissé lui aussi ses yeux errer sur la charge des passants qui se précipitaient d’un trottoir à l’autre, il recommença :

— À cette heure, dans Paris, il y a un saint…

— Comment ? interrogea le gros Nassal qui, d’oreille un peu dure, n’avait pas entendu.

Sa femme répéta pour lui :

— M. Muzard dit qu’en ce moment, il y a un saint à Paris.

— Ah ! et où le voit-on ?

Il demandait cela ingénument, comme s’il se fût agi d’une attraction de cirque ou de music-hall.

Discrètement, Cyprien Loche regarda l’heure, toujours talonné par le temps. Jean Solème prononça :

— Oui, nous connaissons… L’abbé Naim, hein ?

— L’abbé Naïm, en effet, acquiesça Muzard.

Mais les deux femmes, que la vie parisienne avait pourtant rendues depuis leur enfance fort indifférentes à toute idée religieuse, avaient eu, à ce mot de saint, le même tressaillement de curiosité.

— Un vrai saint ? demanda Rosine Nassal.

— Un vieux curé à cheveux blancs ? interrogea Huguette Gérard.

— Non, dit Muzard, un jeune prêtre à barbe noire.

— Est-ce qu’il fait des miracles ? questionna encore Huguette.

Mais, agacé, Muzard négligea de répondre. Au bout de quelques minutes seulement, il répondit :

— C’est lui qui, sans discours, sans théories, sans paroles, par le seul spectacle de sa vie, m’a appris tout ce que je viens de vous dire, et bien d’autres choses encore. J’ignore toujours s’il y a un bon Dieu, si le monde s’est fait tout seul, si l’au-delà existe. Mais j’ai vu un homme lumineux, dont tous les actes sont une leçon, dont tous les gestes répandent du bonheur, dont tous les regards sont de la bonté vivante. J’ai vu un homme qui devine, qui sait, qui comprend, qui pardonne ; j’ai vu un homme qui aime et j’ai eu la vision de ce qu’eût été la vie terrestre, si l’humanité avait entendu la Voix qui proclamait, il y a deux mille ans, les Béatitudes sur la Montagne.

— Monsieur le caissier, dit Cyprien Loche, qui se leva et tendit la main à Muzard, je vous dis à un de ces jours.

— Est-ce que, par hasard, je vous aurais jeté de l’eau bénite, monsieur Loche ? demanda le jeune homme d’un air déférent dont tout le monde sourit.

— À leur tour, les Nassal prirent congé, et le sous-chef de bureau dit à Muzard en le quittant :

— Mon vieux, quand votre saint aura changé un timbre de deux sous en un billet de mille, je croirai en lui.

— Et si le diable faisait d’un gros homme un porte-monnaie, qu’est-ce que vous diriez ? demanda Muzard terriblement.

Les Gérard s’effarèrent quand ils virent l’heure. « Comment, déjà si tard ! Et leurs petits enfants qui n’avaient pas encore dîné ! » Ils demeuraient fort loin, du côté de l’Observatoire. Dans le premier autobus qui s’arrêta, ils sautèrent, tout à fait ressaisis par les préoccupations familiales. Alors Ninette, voyant que Muzard et Solème étaient demeurés seuls, déplaça quelques chaises pour se rapprocher d’eux.

— Dis donc, Muzard, demanda-t-elle d’un ton de confidence, j’ai besoin de te parler. Tu ne voudrais pas que j’aille te voir un dimanche matin ?

— Dis donc, Ninette, répliqua le jeune homme de son ton cinglant, ne t’ai-je pas déjà signifié que je ne voulais pas de femmes chez moi ?

— Penses-tu que j’irai pour te faire la cour, mon vieux ! Tu sais bien que je suis sérieuse, voyons. D’abord, il s’agit de ma famille. Je te conterais bien mon affaire ici, mais, d’une minute à l’autre, Butterfly peut arriver, et c’est une sale rosse, curieuse comme une chatte ; puis elle est de la bourgeoisie, elle ; elle n’a pas besoin d’apprendre que je suis d’une famille de crève-la- faim, n’est-ce pas ?

— D’autant qu’on te croirait plutôt nés chez des princes, Ninette, ajouta le grand Solème.

— Je comprends, répondit-elle de bonne foi.

— Écoute, Ninette, dit Muzard, viens demain matin entre onze heures et midi, mais n’en prends pas l’habitude, et surtout que ta visite ne traîne pas, car j’ai à faire.

Puis se tournant vers son ami :

— M’accompagnes-tu ? Solème. Je rentre à pied. Il habitait rue de Seine, Solème, boulevard Saint-Germain.

Une dernière fois, avant de s’engager dans la rue de la Paix, ils se retournèrent vers la place un peu calmée, à cette heure, assagie, parcourue seulement par les premières voitures roulant vers les théâtres du boulevard, et par le passage moins fréquent des autobus. Un silence relatif régnait, les fourmis en plus petit nombre entraient dans les fourmilières du Métro et en sortaient de leur même mouvement stupide. La fumée rousse s’étendait sur toute la ville, comme un nuage lumineux rasant les toits. Et la façade de l’Opéra ressemblait à un palais de songe éclairé par un clair de lune fantastique. Muzard pensait des choses qu’il ne disait plus. Il devait penser au ruissellement nocturne de l’argent qui allait maintenant commencer, à cette apothéose de la richesse qui éclaire les nuits parisiennes et qui fait la puissance fascinatrice de l’Idole. Solème le ramena aux contingences :

— Pourquoi as-tu pris en grippe cette malheureuse Ninette, qui est bonne fille au fond ?

— Je ne l’ai pas prise en grippe, dit Muzard, mais je me méfie d’elle comme je me méfierais de Loche, si j’avais un capital à sauvegarder. Je ne possède qu’une chose, moi, et j’y tiens. C’est la paix, ma paix de vieux garçon qui ne veut pas introduire de femme dans sa vie. As-tu remarqué, mon cher, qu’elle tourne plus autour de moi que de toi ? Pourtant, tu es un beau gars, tu as le type et la douceur séduisante des Scandinaves, chose très prisée. Moi, je déplais aux femmes. Mais une ironie de la vie a fait, de l’imaginatif que je suis, un aligneur de chiffres, et du pauvre diable contempteur de l’Argent, un caissier entre les mains de qui l’argent coule sans cesse. Et c’est ma caisse qui me donne un prestige secret près de Ninette. Songe donc, ce serait si commode, un ami qui manie l’or à pleins doigts, à qui l’on pourrait faire, en toute honnêteté d’intention, s’entend, de petits emprunts ! Je suis une puissance, moi, pour Ninette. Alors, alors, est-ce qu’on sait ? est-ce qu’on peut répondre de soi ? imagines-tu ce comble que moi, qui n’ai jamais aimé une femme, qui me suis méfié même de celles dont on dit le plus de bien, à qui l’on prête le plus de noblesse, celles qui font, soi-disant, les grandes épouses, j’en vienne à me laisser rouler par une Ninette Cosquard ? Et cela s’est vu. Ma force apparente me met en état d’infériorité. Je suis très seul. Parfois je m’embête. Je serais capable de la prendre au sérieux… Non, non, pas même une liaison de huit jours !

Et il saisissait à pleines mains sa barbiche rousse qu’il tordait, ce qui était son geste dans les instants où il s’approuvait lui-même complètement et à coup sûr.

— Tu n’as que vingt-neuf ans, dit Jean Solème avec mélancolie ; tu seras bien pincé, toi aussi, un jour ou l’autre.

— Allons donc ! répliqua le jeune homme, j’ai cent ans !

Et il regardait son ami de ses yeux dilatés, comme chargés d’une vie déjà longue, des yeux qui avaient vu trop de pays, trop d’hommes, trop de choses. Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/33 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/34 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/35 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/36 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/37 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/38 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/39 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/40 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/41 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/42 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/43 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/44 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/45 Page:Yver - Le Mystere des beatitudes.djvu/46

« Est-elle assez dénuée de sens, ma vie, est-elle assez vide ! Un labeur mécanique toute la journée, et puis le soir, le travail de la pensée dans un cerveau borné ; l’écureuil tournant une roue dans sa cage. Le Moi est détestable, pourtant, je n’agis que pour lui ; pas un de mes efforts qui ne tende à lui. Ainsi, tant de soins pour préparer à mon palais cette tasse de café… Imbécile, tu ne l’auras pas ! »

Muzard saisit d’un mouvement vif l’anse délicate et, dans le même instant, le liquide jeté sur les bûches en soulevait un nuage de cendres et de vapeur. Et d’un air de colère méchante et triomphante :

« Je puis me passer d’un ami, je puis me passer d’une femme et d’une famille ; je puis me passer de tout. »