Le Mystère du B 14/Chapitre 13
xiii
le monsieur qui attendait le b-14
e jour-là, vers les deux heures de relevée,
un petit homme roux arpentait
fébrilement les quais déserts de la gare
maritime de Calais.
Il était vêtu d’un costume bleu dont le gilet ouvrait largement sur une chemise de flanelle blanche ; sa chevelure ardente, de cette couleur particulière de brioche trop cuite était coiffée d’une casquette d’officier de marine sans insigne ni galon sauf une ganse de soie noire.
Il paraissait avoir trente ans à peine et, malgré le rembourrage qui cherchait à l’équilibrer, il était facile de voir qu’une de ses épaules était plus haute que l’autre, sans qu’il fût possible de dire qu’il était positivement bossu.
Très laid, d’ailleurs, l’œil louche, le teint jaune, mais dans toute son allure ce je ne sais quoi d’aristocratique qui trahit malgré tout la noblesse de l’origine.
Il y avait une heure à peine un yacht fort luxueux portant sur ses bossoirs ce nom The Sea-Gull avait accosté dans le port, et presque aussitôt ce gentleman en était sorti se dirigeant vers la gare maritime où il attendait avec une impatience qu’il n’essayait pas de dissimuler.
Enfin, abordant un employé, il lui avait demandé, en un français où perçait l’accent britannique :
— Le Bombay-Express ?
— Monsieur il devrait être ici à une heure trente-cinq… Mais on nous signale qu’il a quelque retard…
— À quelle heure arrivera-t-il ?…
— Oh !… incessamment, car il est annoncé… D’ailleurs, voyez, le bateau qui doit transporter les dépêches et les voyageurs, s’il y en a, jusqu’à Douvres, est déjà sous pression et s’apprête à appareiller…
Le gentleman roux mit un doigt sur sa casquette et recommença à arpenter les trottoirs de la gare.
Mais voici que les quais s’animèrent ; les employés surgirent de tous côtés, et bientôt, on entendit un bruit qui indiquait que le fameux train arrivait.
En effet, bientôt il stoppa en gare, et l’on en vit descendre successivement une famille de cinq personnes, qu’accompagnaient deux domestiques et un gentleman rouge comme un beefsteak mal cuit et qui paraissait fort en colère…
Le gentleman roux regarda descendre tous ces voyageurs et parut assez stupéfait de ne point reconnaître la personne qu’il attendait, sans doute.
Les employés déchargeaient les sac de dépêches qu’ils transportaient sur le bateau qui était de l’autre côté du quai et bientôt le train, vidé de ses voyageurs comme de ses marchandises, se prépara à se retirer au garage…
C’est alors que, se dirigeant vers un employé portant sur sa casquette ces mots : Wagons-lits, le gentleman roux lui demanda :
— Vous n’avez pas d’autres voyageurs que ces huit personnes qui sont descendues…
— Ma foi, je n’en ai pas vu d’autres… répondit l’employé.
— Et… il n’est monté que ces huit personnes… à Marseille ?
— Pour cela, je ne saurais vous dire… moi, je n’ai pris mon service dans le train qu’à La Chapelle…
Mais à ce moment, un autre employé s’approchant, vint se mêler à la conversation :
— Pardon… à Marseille, il y avait dix voyageurs, fit-il.
— Ah !… Et… que sont-ils devenus ?
— Un a été assassiné à Valence… et l’autre, sans doute, avait de bonnes raisons pour prendre la fuite…
— Voudriez-vous dire…
— Que c’est sans doute lui qui a assassiné son compagnon de voyage… D’ailleurs, ce que j’en dis là… c’est ce que mon camarade m’a dit à La Chapelle, car je n’y étais pas, moi… et le contrôleur qui aurait pu me donner des détails a été rappelé d’office à Valence par la justice…
À cette révélation, le gentleman roux avait imperceptiblement rougi.
Mais il n’avait rien répondu que ces simples mots :
— All right !… Thank you…
Puis, quittant le quai de la gare, il avait regagné la petite barque amarrée à quai, et, cinq minutes après, il était à bord du Sea-Gull qui, bientôt, appareillait et se préparait à retraverser le détroit.
— Vous ne savez pas qui vous a parlé ? demanda alors un employé de la gare aux contrôleurs des wagons-lits.
— Ma foi, non… Un homme qui attendait sans doute quelqu’un par le B-14 mais dans tous les cas qui n’a pas été très affecté d’apprendre que l’un des deux voyageurs manquant avait été assassiné…
— Eh bien ! ce gentleman, tel que vous l’avez vu, n’est rien moins qu’un des plus hauts personnages du Royaume-Uni. Oui… Je l’ai bien reconnu, car j’ai habité longtemps à Londres… Il a un superbe château à Putney et il se nomme lord Bradfort…
— Pour un lord, il a véritablement une sale bobine…
— Oui… mais il possède une centaine de millions, et cela peut faire passer sur sa laideur…
— C’est égal… un vilain bonhomme…
Mais, pendant ce temps, le Sea-Gull rapide traversait le chenal, et à peine quarante minutes après il accostait à Douvres.
Là, le gentleman roux qui était, s’il fallait en croire le vieil employé, lord Bradfort, sautait dans une auto qui l’attendait et deux petites heures après, arrivait dans ce superbe château de Putney qui est à l’est de Londres, comme chacun sait.
— Eh bien ?… lui demandait un grand garçon flegmatique, qui avait l’air du secrétaire ou du moins de l’homme de confiance du lord.
— Un voyageur du B-14 a été assassiné à Valence, en France…
— Et Joé…
— Il n’était pas dans le train… Ma foi… j’ai craint de le rater, et je suis revenu ici… persuadé qu’il ne saurait manquer d’y arriver par les voies les plus rapides…
— Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur, dit le secrétaire.
Mais lord Bradfort éclata d’un rire sarcastique :
— On voit bien que vous ne connaissez pas Joé…
Tous deux entrèrent dans le château ; lord Bradfort gagna ses appartements, luncha de bon appétit, fuma quelques cigares, puis, sans doute fatigué par ce voyage qu’il venait de faire se coucha de fort bonne heure.
Le lendemain, dès son réveil, il sonnait et faisait demander son secrétaire, qui arrivait auprès de lui presque aussitôt, preuve qu’il était à l’affût du réveil de son maître :
— Eh bien ! Charles, rien de nouveau ?
— Rien…
— Joé ?
— Pas arrivé…
— Diable…
— Oui… Le Times parle du cadavre trouvé à Valence…
— Des détails ?
— Aucun…
— Joé devrait être là depuis longtemps…
— J’ai bien peur…
— Non… Rien à craindre… C’est un garçon plein d’esprit…
Mais Charley remarqua que son maître n’avait déjà plus la belle assurance de la veille.
La matinée se traîna longue et lord Bradfort semblait nerveux, angoissé…
Il déjeuna du bout des dents, commanda un cheval pour faire une promenade en forêt, mais le fit desseller tout de suite. Il se retira dans sa bibliothèque, ouvrit plusieurs volumes qu’il referma aussitôt… fuma de nombreux cigares qu’il laissa éteindre alors qu’ils étaient à peine commencés, enfin donna des signes certains d’une fébrilité qui ne lui était pas ordinaire.
Enfin, vers cinq heures, comme il regardait avec une longue-vue la route de Londres, Charley arriva, assez pâle, malgré tout son flegme…
— Il y a là un homme qui demande à parler à milord.
— Un homme ?
— Que je ne connais pas…
— Anglais ?
— Il en a l’air et l’accent…
— Que me veut-il ?
— Il ne veut voir que milord…
— Peut-être apporte-t-il des nouvelles de Joé…
— Ma foi… c’est ce que j’ai supposé au premier abord…
— Introduis cet homme… et laisse-moi.
L’homme pénétra dans la bibliothèque où se tenait lord Bradfort ; il salua respectueusement et attendit que le lord lui adressât la parole.
— Que voulez-vous de moi ? demanda Bradfort.
— Je suis un ami de Joé Wistler, répondit l’homme.
— Pourquoi vous envoie-t-il à sa place ?
— Parce qu’il est mort…
Le lord se leva comme mû par un ressort.
— Mort ?…
— Oui… en France…
— Serait-ce donc lui qui a été assassiné dans le B-14 ?
— Non… Mais il a été écrasé par un train dans une gare française dont le nom m’échappe, mais près de Valence…
— L’imbécile !… gronda le lord. Se faire sottement écraser.
— Oh ! ce n’est pas de sa faute… À Valence, où le Bombay-Express s’arrête, on a vu un des wagons plein de sang… On a garé ce wagon où se trouvait un cadavre fraîchement assassiné… Joé se trouvait lui-même dans ce wagon… Il a eu peur, n’est-ce pas ? La justice est si curieuse… Il a sauté dans un train qui se trouvait là, miraculeusement… Quand le train s’est arrêté, dans cette petite gare dont j’ai oublié le nom, Joé a voulu changer de train… mesure de précaution… Il a donc sauté… à contre-voie. Mais, malheureusement, juste au même moment un rapide passait, à toute vapeur, et ce pauvre Joé a été proprement décapité…
— Et… les papiers ?…
— Il les avait… dans une valise !…
— Eh bien !… cette valise…
L’homme eut un geste d’impuissance :
— À cette heure… sûrement… entre les mains de la justice française…
— Malédiction !… hurla le lord, qui frappa la table d’un coup de poing formidable…
— Oui… reprit l’homme, cela est fort désagréable… La justice française, si elle découvre ces papiers, est fort capable d’en faire part au gouvernement britannique… à la Chambre des lords… et milord sera dans une situation fort inconfortable…
— Ah !… maudit Joé… damné garçon… triple buse… Aller se faire écraser bêtement, quand il avait enfin ces fameux papiers…
— Oui… cela est bien regrettable… Mais cela n’est véritablement pas la faute de ce pauvre Joé… Certes, il eût préféré, j’en suis sûr, rapporter ces papiers à Votre Excellence.
Mais lord Bradfort n’écoutait plus : il allait de long en large dans la bibliothèque, se mordant les poings et murmurant :
— Je suis perdu !… Que faire, maintenant…
Alors, l’homme, de sa voix la plus douce :
— Si j’osais donner un conseil à Milord…
— Parlez… si le conseil est bon…
— Oh !… il est bien simple… Milord l’aurait trouvé lui-même s’il était moins fiévreux…
— Alors quoi ?…
— Mais supprimer la petite miss…
— De quelle miss voulez-vous parler ? dit Bradfort, en fixant son interlocuteur.
— Mais… de la cousine de Milord !
— Vous savez donc ?
— Tout… J’étais l’ami de Joé, Milord, et j’ai eu l’honneur de le dire à Milord, Joé n’avait aucun secret pour moi…
Bradfort se prit à rêver…
Il s’était arrêté.
Debout devant la fenêtre grande ouverte, ses yeux erraient sur les hautes futaies du parc qui s’étalaient devant lui, mais il ne voyait rien et sa pensée bouillonnait dans sa tête.
Et, comme se parlant à lui-même :
— Oui, dit-il… Il faudrait supprimer la petite miss… De cette façon, quand on saurait ce qu’il y a dans les papiers qui sont tombés entre les mains de la justice française, il serait trop tard… oui… oui. Il faudrait supprimer la petite miss, mais… Joé est mort…
L’homme ricana :
— Faute d’un moine, Milord, l’abbaye ne chôme point…
— Que voulez-vous dire ?
— Que Joé mort, on peut trouver un autre… Joé…
Mais Bradfort hocha la tête :
— Vous ne connaissez pas Joé pour parler ainsi…
— C’était un habile homme, certes… Mais il n’était pas seul de son genre dans le Royaume-Uni… Et, il y a dix ans, quand il expédia Milady, sans doute ne serait-il pas arrivé à ses fins, si quelqu’un de ma connaissance ne lui avait pas donné un bon coup de main…
Bradfort considéra l’homme qui parlait ainsi, et son regard louche cherchait à pénétrer cette âme qu’il devinait tortueuse.
L’autre, toujours flegmatique, continuait :
— Et, dans cette affaire, s’il n’avait pas présumé de ses forces s’il avait mis son vieux compagnon de la partie… elle serait gagnée à cette heure…
— Vous connaissez ce vieux compagnon ?
— Comme moi-même…
— Et vous croyez qu’il serait disposé…
— Une poignée de guinées donne du courage aux plus couards, à plus forte raison à un garçon qui a donné ses preuves…
Bradfort, la tête basse, fit deux ou trois fois le tour de la bibliothèque.
Enfin, s’arrêtant devant l’homme :
— Combien ?… demanda-t-il.
L’autre secoua la tête :
— Cela dépend…
— De quoi ?…
— De l’endroit où se trouve cette petite miss…
— Je ne vois pas.
— Si… Milord daignera comprendre… Dans toutes ces affaires, il faut toujours faire la part de l’aléa… Et Milord sait ce que je veux dire par ce mot… Ici, en Angleterre, l’aléa c’est la potence… en France, c’est la guillotine…Dans d’autres pays, il est moindre, la peine de mort y étant supprimée… Dans ces conditions… Milord comprendra que le prix dépend de l’aléa…
— Oui, c’est juste… Eh bien !… combien quand l’aléa se trouve être la guillotine ?
— Alors, c’est en France que se trouve la demoiselle ?
— Oui.
— Mais en France, encore y a-t-il des différences… Ainsi, en ville, les tribunaux sont plus sévères qu’à la campagne… et d’ailleurs la police y est tout de même mieux faite…
— C’est en ville…
— Une grande ville ?
— Une des plus grandes…
— Oh ! oh ! fit l’homme, qui parut s’abîmer dans des calculs.
Enfin :
— Milord… je me fais vieux… Je rêve depuis longtemps d’un petit cottage dans les environs de Grantham, mon pays natal… Je ne suis pas difficile, mais je voudrais avoir quelques rentes, et il m’a toujours paru qu’avec quatre mille guinées un homme peut être parfaitement heureux dans la paix des champs aux environs de Grantham…
— Quatre mille guinées !… s’exclama Bradfort.
— Bah ! qu’est-ce que quatre mille guinées pour Milord…
— Quatre mille guinées…
— Que Milord veuille bien penser ce qui lui resterait de sa fortune si cette petite miss avait le malheur de vivre longtemps.
Bradfort fit encore deux fois le Tour de la bibliothèque.
Enfin il revint vers l’homme :
— C’est bien… vous aurez vos quatre mille guinées… Je vais vous les faire compter.
— Mais l’homme se récria :
— Je suis un honnête garçon… Je ne veux pas être payé d’avance… Vous me verserez la somme quand l’enfant aura disparu et que je vous apporterai son extrait mortuaire…
— Si vous voulez…
— J’y tiens… Milord va comprendre… S’il m’arrivait malheur, cet argent serait perdu.
— Mais il vous faut une avance pour…
— Oh ! j’ai une petite réserve… Je ne suis pas sans ressources… Et si Milord veut m’indiquer où je trouverai sa chère petite cousine…
Bradfort se dirigea vers un panneau de la bibliothèque ; il fit jouer un ressort ; un tiroir apparut. Il y prit un papier qu’il tendit à l’homme.
— Voilà, fit-il. La petite miss se trouve à Lyon, dans un couvent des Dames de la Sainte-Enfance… Pour le reste, vous trouverez tout ce qui vous sera nécessaire sur ce papier… Allez… mais faites vite… Et réussissez… Ne faites pas comme cet imbécile de Joé…
— Milord peut compter sur moi, répondit l’homme. Dans six heures je serais en France. Demain à Lyon, et demain soir… je puis assurer à Milord qu’il pourra prendre le deuil de sa chère petite cousine…
— Dieu vous entende…, fit Bradfort.
Et l’homme partit.