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Le Mystère du B 14/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
F. Rouff, éditeur (p. 43-47).

xv

la fille de bob



Rosic était rentré dans sa petite villa des coteaux de Sainte-Foy.

Rosic avait embrassé sa fille, Rosic avait embrassé Gladys, l’amie et le chaperon de sa fille, Rosic avait voluptueusement chaussé ses pantoufles, et Rosic, enfin s’était attablé, entre sa fille et Gladys, dans la petite salle à manger de la villa, devant un de ces bons pots-au-feu à la lyonnaise qui fleurent si bon la vieille cuisine française.

— Ouf ! mes enfants… qu’on est bien chez soi… Surtout quand, durant quatre jours, on n’a pas eu le temps de dormir une demi-heure et qu’on n’a fait que sauter d’un train pour monter dans une auto… Ah ! fichu métier !…

— Mais papa, fit Mlle Rosic, pourquoi ne prenez-vous pas votre retraite ? N’estimez, vous pas que vous avez assez travaillé et que. vous avez acquis le droit de vous reposer ?…

— Oui-dà, répondit Rosic, et si j’avais assez de fortune…

— Mais nous ne sommes pas pauvres…

— Non… Nous avons de quoi vivre. Mais il faut encore que j’arrondisse ta dot, mignonne. Ah ! si tu étais comme certaine jeune fille sur la tête de qui, au moment où elle s’y attend le moins, vont choir quelque cent millions de fortune…

— Cent millions ! s’exclamèrent les deux jeunes filles.

— Pour le moins…

— Quel est ce conte de fée ?

— Ma foi, on pourrait en faire un roman, qui se nommerait Le Poignard de Cristal… Satané roman, d’ailleurs, où j’ai joué, n’en dites rien à personne, un rôle assez ridicule, et qui est cause que, sans profit, depuis quatre jours, je mène une vie de damné…

— Papa, racontez-nous ?…

— Oui, un de ces jours… Ce serait trop long. Et je suis trop fatigué. Aussi, mes belles, dès ma dernière bouchée, me permettrez-vous d’aller me mettre au lit…

— Pauvre papa…

— Pauvre monsieur Rosic…

En effet, ayant fini de dîner, M. Rosic jeta sa serviette sur la table, et, sans même vouloir prendre une tasse de café il se levait déjà pour monter dans sa chambre, quand un coup de sonnette violent ébranla le silence de la maison et les fit sursauter tous les trois.

La bonne était allée ouvrir et elle parlementait sans doute avec le visiteur, quand on l’entendit qui poussait un cri, et, avant que M. Rosic eût pu courir à son secours, un homme surgissait dans la salle à manger, comme un fou, en criant :

— Monsieur Rosic !… Monsieur Rosic !… le veux parler à M. Rosic, fût-il mort.

C’était W. R. Burnt.

Mais un W. R. Burnt dans un état tel que jamais les amis de ce flegmatique gentleman n’eussent voulu le reconnaître, les yeux désorbités, les cheveux hérissés, le souffle court, le visage couleur de brique et tout baigné de sueur.

— Mais me voilà, cria Rosic effrayé… me voilà. Que se passe-t-il donc ?

Les deux jeunes filles s’étaient dressées et, apeurées, regardaient cet inconnu qui arrivait comme un dément, s’apprêtant à prendre la fuite.

W. R. Burnt se rua sur Rosic :

— Ah !… c’est vous… Enfin… J’ai cru que je n’arriverais jamais à vous dénicher… Dites-moi… vite… Qu’avez-vous fait de Gladys Sweet ?…

Rosic regarda W. R. Burnt. Que voulait-il dire ? Est-ce que le Cristal-Dagger était subitement devenu fou ?

— Mais répondez donc, hurla Burnt, en saisissant Rosic par le revers de son veston, et le secouant ainsi qu’un prunier dont on veut faire tomber les fruits

— Mais… la voilà.. fit alors Rosic, en désignant la jeune fille.

W. R. Burnt se tourna vers la gouvernante :

— Elle ?… C’est bien elle ?…

Et se dirigeant vers elle :

— Êtes-vous née aux Indes ?

— Oui, répondit l’autre, plus tremblante qu’une feuille et ne comprenant rien à cette étrange scène.

— Votre mère est-elle morte sur le bateau qui vous amenait en France, il y a huit ans ?

— Oui.

— Votre grand-père, là-bas, ne se nommait-il point M. Doux ?

— Oui.

Et alors on vit cette chose extraordinaire : le calme, le grave, le froid sir William-Ralph Burnt se mit à danser au milieu du salon en criant :

— C’est elle… Je l’ai trouvée… C’est la fille de mon vieux damné Bob…

Et, tout à coup, Rosic comprit.

— Quoi, s’écria-t-il, Gladys serait l’héritière de lord Hyton ?

— N’en doutez pas… D’ailleurs, rien que sa ressemblance avec sa pauvre mère le prouve. Regardez… Ah !… il était inutile que je l’interroge…

Et, sortant de son portefeuille une miniature, il la montra à Rosic.

On eût pu croire que c’était le portrait récent de Gladys Sweet.

— C’est le portrait de Mlle Doux quand elle épousa mon pauvre Bob. Ah ! mademoiselle… Hello Gladys… Cheer up… I am very glad…

Et il ne savait plus ce qu’il disait, les mots français et anglais se pressaient sur ses lèvres, il avait pris les mains de la jeune fille et il les secouait. Puis, finalement, l’attirant vers lui, il la pressa longuement sur sa poitrine.

Rosic était comme frappé par la foudre. Quoi ! Gladys, cette petite orpheline qu’il avait pour ainsi dire recueillie chez lui, la gouvernante de sa fille, était l’héritière de ce lord Hyton, dont Burnt lui avait dit qu’il possédait une centaine de millions… Gladys était une lady, une pairesse… l’héroïne de ce véritable conte de fées dont il parlait tout à l’heure. Et elle était aussi cette héritière pour qui tant de sang avait été versé, qui avait provoqué cette affaire du « Poignard de Cristal », qui lui avait semblé si mystérieuse, qui lui avait donné tant de mal et dont il n’aurait jamais, tout seul, su débrouiller les fils enchevêtrés.

Il y avait véritablement de quoi stupéfier un homme, cet homme fût-il policier.

Mais Gladys elle-même ne savait que penser. Devant cet homme qui était arrivé comme un fou en clamant son nom, qui l’avait si étrangement interrogée, puis qui avait manifesté une telle joie, tandis que Rosic demeurait là, comme une borne, pétrifié par l’événement, elle se demandait si, tout à coup, un vent de folie ne venait pas de souffler sur la villa ou bien si tout cela n’était point un rêve incohérent et invraisemblable.

L’héritière de lord Hyton. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Cependant W. R. Burnt s’était calmé. Sur un dernier cheer up, il était tombé sur une chaise, comme accablé par son bonheur.

Alors, Rosic, se tournant vers Gladys :

— Ma chère enfant, ce qui arrive est un véritable roman… le dénouement, d’ailleurs, de celui dont je vous parlais à l’instant même… Voici que vous venez, tout soudain, d’hériter de cent millions…

— Moi ?

— Oui, vous… Votre père, que vous avez à peine connu, n’était point, ainsi que tout le monde le croyait un cadet de famille, un officier sans fortune… Non… c’était un original qui, épousant votre mère ne lui avait pas dit qu’il était marquis de Westbury, comte de Bornstaple, baronnet de Penbroke et seigneur de mille autres lieux, lord et pair d’Angleterre, enfin riche à plus de cent millions… Et il mourut sans que votre pauvre mère connût ces choses… et sans doute auriez-vous éternellement mené une vie pauvre et obscure, tandis que l’un de vos cousins en Angleterre s’était criminellement emparé de toute cette fortune et de tous ces titres, si ce brave gentleman ne s’était mis en route pour vous retrouver et vous faire rendre ce qui vous appartient…

— Et, certes, interrompit W. R. Burnt, ce n’a pas été sans peine… Mais la plus grande douleur de cette affaire, c’est quand je suis arrivé aux Charpennes, dans ce pensionnat où Bradfort m’avait assuré que je trouverais Gladys Sweet, et que l’on m’a dit :

« Il y a près de dix-huit mois que Gladys a quitté le pensionnat. »

Véritablement j’ai cru que j’allais devenir fou ; était-ce donc en vain que j’avais fait tout ce que je venais d’accomplir. Et ces damnées religieuses qui ne voulaient pas me donner l’adresse nouvelle de la fille de mon vieux damné Bob… J’ai dû me fâcher… Et jugez de ma stupéfaction quand enfin j’ai su que Gladys Sweet était ici… chez ce brave, cet excellent Rosic… Ah !… mais ne parlons plus de tout cela… Réjouissons-nous…

Gladys comprenait… Elle se souvenait aussi… et la surprise était telle chez elle qu’elle se croyait le jouet d’un rêve… et qu’elle ne pouvait croire que soudain, et comme sous le coup d’une baguette de fée, elle devenait ainsi une des jeunes filles les plus riches du monde…

Et simplement, elle dit :

— Tant mieux si je suis riche… Ainsi pourrai-je semer beaucoup de bonheur autour de moi.


Trois jours après ces événements, une scène d’un autre genre se déroulait dans le superbe château de Putney.

Lord Bradfort, fébrile, inquiet, se promenait dans son immense parc, quand un serviteur vint l’informer qu’un visiteur venait lui demander un petit entretien.

— N’est-ce pas, interrogea Bradfort, cet homme qui est venu ici déjà vers la fin de la dernière semaine ?

— Oui, milord…

— C’est lui, fit Bradfort… S’il revient, c’est qu’il a réussi…

Et il poussa un soupir de soulagement.

Dans la bibliothèque il trouva W.-R. Burnt qui s’était fait passer auprès du lord comme un ami de ce pauvre Joé Wistler :

— Eh bien !…

— Ah ! milord !…

— Quoi ?

— Nous jouons de malheur…

— Cette fille ?

— Rien à faire… Je serais allé la chercher chez le diable, mais non où elle était..

— Où ?

— Chez un certain M. Rosic, qui n’est rien moins que le chef de la Sûreté de Lyon…

— Alors ?

— Dame…

— Elle vit encore…

— Pensez… chez le chef de la Sûreté…

— Damné boy !… crie Bradfort, qui devint soudain pâle comme un mort…

Il songea un instant, puis :

— Et les papiers ?

— Entre les mains de la justice française…

— Et alors ?

— Dame, milord… Ces papiers sont fort explicites… Tous les actes d’identité de votre cousin Robert… l’acte de mariage avec cette demoiselle Doux… l’extrait de naissance de cette petite miss… Mauvaise affaire… Sûrement, la justice va communiquer ces documents à l’ambassade, qui les fera parvenir à la mairie… et alors… comme sir Robert, marquis de Westbury, hérite de son père, et qu’il laisse une fille légitime… dame… vous voilà dépouillé…

— Malédiction…

— Oui… Et cela ne serait rien… Mais cette affaire du B-14 a fait un bruit énorme… Il y a eu là un policier auprès duquel notre Sherlok Holmès n’est qu’un petit garçon… et W.-R. Burnt n’est pas mort…

— Comment ?… Joé ne l’a pas assassiné ?

— Hélas !… il s’est trompé… Lisez le Times, milord, et vous y verrez tout au long les détails de cette étrange affaire… Damné Rosic… Justement celui chez qui est cette petite miss… Alors, dame… Burnt va parler… On saura qui a assassiné la jeune femme de Robert… on saura… oui… et non seulement milord sera dépouillé de tous ses biens… mais, fort probablement, par surcroît, milord sera-t-il pendu…

— Pendu, moi… un lord… un pair d’Angleterre ?… vous voulez rire…

— Hélas… non… milord, puisque la fille de ce Robert est encore vivante, n’est plus ni lord ni pair, et alors…

Bradfort devint livide.

— Que me conseillez-vous ?

— Je suis une si petite chose…

— Parlez…

— Ma foi… moi… à la place de milord… je n’attendrai pas la potence…

— Vous fuiriez ?

— Où ?… La main de la justice est longue et le monde est si petit… et d’ailleurs, que ferait milord poursuivi par cette fâcheuse histoire ?

— Alors ?

— Dame…

Et alors Burnt, car c’était lui, eut un geste fort significatif…

Bradfort songea.

Déjà, il n’avait plus l’air que d’un cadavre.

— Bien ! fit-il… Adieu !

Et il congédia celui qu’il prenait pour l’ami de Joé.

Et, le lendemain, dans tous les journaux, on apprit que lord Bradfort, dans une crise de neurasthénie dont il souffrait depuis longtemps, s’était coupé la gorge.

Ainsi Burnt venait d’éviter tout scandale.

L’affaire du B-14 eut un retentissement mondial.

Toute la gloire revint à Rosic, qui avait su débrouiller si habilement les fils enchevêtrés de cette mystérieuse histoire et il se fit du coup une réputation de policier extraordinaire, éclipsant tous ses devanciers.

Mais il jugea modestement qu’il ne pourrait jamais faire mieux et il décida de prendre sa retraite après ce coup si glorieux…

Gladys était entrée en possession de son fabuleux héritage.

Elle s’était installée à Putney dans ce superbe château qui avait appartenu à son grand-père, lord Hyton, et où son cousin Bradfort avait fini ses jours, mais bien longtemps avant le terme que le destin lui avait, assigné, si cette affaire ne s’était pas produite.

— Vous ne me quitterez jamais… avait-elle dit à W.-R. Burnt.

Et W.-R. Burnt avait promis, disant :

— Ma chère enfant, je remplacerai auprès de vous le père que vous n’avez pas connu.

Mais au bout d’une semaine, il commença à bâiller… Au bout d’un mois, il fut malade, et six semaines ne s’étaient pas écoulées qu’il comprenait qu’après avoir passé dix ans de sa vie sur les hauts plateaux du Kachmir, la vie londonienne était sans charmes.

— Ma foi, dit-il un jour à Rosic, je vous passe mes pouvoirs. Soyez le père de notre Gladys… Je m’en vais…

Et « Cristal Dagger » retourna vers ses plateaux du Turkestan.

Mais avant de partir, il avait payé ses dettes.

Un jour, Frégière reçut une lettre chargée qui l’intrigua fort, à cause de ses nombreux timbres, de ses cachets impressionnants, et pour laquelle il dut donner à la poste, je ne sais combien de signatures.

Cette lettre ne contenait, cependant, qu’un chiffon de papier.

Mais ce chiffon de papier était un chèque de cent mille francs, accompagné de ces simples mots :

« Remerciements de Cristal Dagger ».

Et Fregière, pour avoir ramassé un homme dans un saule, a pu donner sa démission de garde-ligne, acheter une belle propriété sur les bords du Rhône, où il vit en rentier…

Et il répète, souvent, avec un gros rire :

— Pour un coup de poignard… voilà un fameux coup de poignard.


fin