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Le Mystère du B 14/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
F. Rouff, éditeur (p. 16-20).

vii

la tête coupée et le veston volé



Rosic et Lahuche déjeunèrent à l’Hôtel du Soleil d’Or, respectueusement servis par Noré, qui n’était pas encore revenu de son émotion de tout à l’heure.

Rosic avait téléphoné à ses hommes, à Lyon ; il leur avait donné le signalement de l’assassin qui devait être cueilli à sa descente du train ; il était donc tranquille, de ce côté.

Il avait fait part à Lahuche de sa conversation avec M. Coconaz, et Lahuche avait hoché la tête :

— Vous croyez toujours à la culpabilité de cet inconnu ?

— Plus que jamais !

— Pourtant…

— Ce ne peut être que lui !… Voyons, il a avoué lui-même être tombé du B-14. Dans ce train, il y a un cadavre ! N’est-ce pas là une corrélation éclatante ? Et le Poignard de cristal, hein ! que faites-vous du Poignard de Cristal ! Cet homme écrit un mot où il met : Rappelez-vous du Poignard de Cristal. On lui avance mille francs, dans des conditions particulières, et le Poignard de Cristal revient là. Enfin, près de l’assassiné on trouve l’instrument du crime et cet instrument, qu’est-ce ? Un poignard de cristal ! Cela crève les yeux !

— Oui… peut-être, fit Lahuche… Mais aussi, la tête… la tête qui manque !… Et les pas, à contre-voie… Et, autre chose à quoi, permettez-moi de vous le dire, vous ne faites pas attention !… Cet assassin qui n’a pas le sou !… Enfin, quand on assassine quelqu’un, c’est pour le voler !… Ce voyageur, qui est dans le B-14, doit avoir de l’argent. Comment se fait-il que son assassin n’en ait pas, alors qu’il est prouvé que le sac de voyage de la victime a été ouvert ?

M. Rosic feignit de découper avec acharnement une volaille que l’on venait de servir, afin de n’avoir pas à répondre tout de suite ; il était évident que les observations de Lahuche l’embarrassaient ; enfin, il prononça :

— Cher monsieur, je vous assure que j’ai l’expérience de ces choses !… Il y a dans cette affaire, comme dans toutes celles de ce genre, quelques obscurités… Ce serait trop beau si tout apparaissait clairement dès le premier abord… Les policiers seraient inutiles !… Pour ce qui est du sac, rien ne dit, s’il a été ouvert, que son contenu ait disparu… Nous le saurons bientôt… Je vais retourner à Valence, dès que j’aurai reçu la réponse de mes hommes !…

Ils déjeunèrent gaiement ; Rosic était un joyeux vivant, en dehors de sa profession, et Lahuche était le meilleur garçon de la terre et le plus gai conteur de galéjades qui se puisse trouver.

Enfin, vers deux heures et demie, comme ils vidaient un dernier petit verre de fine, on apporta à Rosic une dépêche jaune, une dépêche officielle.

Sûr de son triomphe, il la décacheta ; mais aussitôt, jetant sa serviette sur la table, avec un juron épouvantable :

— Il nous échappe !… Ce diable-là est descendu du train avant Lyon !… Où… où ?…

Puis, calmé, avec un sourire de victoire, quand même :

— Preuve, en tout cas, qu’il est coupable, car lorsque l’on prend un billet pour Lyon, on va à Lyon !… Mais il ne s’agit pas de perdre son temps !

Il paya l’addition, malgré les protestations de Lahuche, puis lui serrant la main :

— Charmé d’avoir fait votre connaissance ! Nous nous reverrons, car j’ai le pressentiment que cette affaire va nous mener loin… Donc, à bientôt !…

Et il sauta dans son auto, en criant au chauffeur :

— À Valence… et vite !…

Une heure après, il était dans le chef-lieu de la Drôme, et son auto s’arrêtait devant le Palais de Justice. En deux bonds, il était dans le cabinet de M. Chaulvet, le procureur.

— Eh bien !… avez-vous arrêté l’assassin ?

— Non !…

— Je m’en doutais, répliqua le procureur narquois.

— Mais je suis sur sa trace !… Il a pris le train à Viviers, par la rive droite, et est descendu à une station entre cette gare et Lyon !… Comme j’ai son signalement…

— Vraiment…

— Dame !…

M. Chaulvet souriait ; enfin :

— Mon pauvre Rosic, je crois bien que vous vous êtes embarqué sur une fausse route !… Nous sommes plus heureux que vous !… Vous n’avez pas arrêté l’assassin, mais nous avons trouvé la tête !…

— Dans le wagon ?…

— Non… dans l’Isère !…

— Dans l’Isère ?…

— Ou, pour mieux dire, sur le sable qui borde cette rivière, en-dessous du pont du chemin de fer qui la traverse !…

— Ah !… fit Rosic, cherchant à dissimuler sa déconvenue, car il était évident que la découverte de cette tête renversait toute sa combinaison.

M. Chaulvet continua :

— Ce matin, un pêcheur a découvert sur le sable, sous le pont du chemin de fer, un paquet, quelque chose d’assez volumineux, enveloppé dans une serviette éponge ; il y avait dedans une tête d’homme fraîchement coupée ; il a apporté cette étrange découverte et, d’après le médecin légiste qui a fait les constatations nécessaires, il se trouve que cette tête est bien celle du cadavre que nous avons vu dans le wagon B-14.

— Étrange !… murmura Rosic.

— Donc, M. Guillenot ne se trompait pas. donc, il avait vu la tête ; donc on l’avait enlevée en gare de Valence ; donc l’assassin était bien dans le train !…

— Pourtant… mon homme du Robinet…

— Que voulez-vous… c’était une fausse piste !

— Mais comment cette tête s’est-elle trouvée, à quelques heures à peine, dans le lit de l’Isère !…

— C’est ce que M. Guillenot a bien voulu nous expliquer… Il n’est pas bête, ce garçon-là et ferait un bon policier !…

Rosic esquissa une grimace ; il n’aimait pas que l’on se moquât de lui.

— Oui… Il s’est souvenu que, lorsque l’on a garé le wagon tragique sur la voie 12, à côté, sur la voie 10, il y avait le 234 garé déjà pour laisser passer le B-14. Comprenez-vous ? L’homme, l’assassin est dans le train, dans le wagon, caché quelque part. Guillenot voit le sang, donne l’alarme, on gare le wagon. Alors, notre assassin finit de détacher la tête, et, avec une promptitude remarquable, il saute dans le 234, qui est à côté !… Il n’a pas à mettre les pieds sur le ballast, car les marchepieds se touchent, pour ainsi dire, et cela explique qu’il n’y ait pas, sur le ballast, de traces de sang, alors qu’il y en avait sur le marchepied du wagon tragique. Là, dans le 234, il s’enferme dans les water-closets ; il arrache la serviette éponge, y roule la tête, et, ayant baissé la glace, au passage de l’Isère, il jette son paquet dans la rivière… Malheureusement ; elle tombe à côté, sur le sable, notre pêcheur la trouve et… voilà… Notez que : premièrement, le marchepied du wagon du 234, dans lequel notre homme est monté, est plein de sang, trace de chaussures la pointe vers l’entrée, et que dans les water de la voiture de première, on trouve des gouttes de sang et la serviette éponge est arrachée… La preuve est faite, il n’y a rien à dire !

M. Rosic était atterré…

Il songea un assez long temps, sous le regard goguenard de M. Chaulvet ; mais bientôt il releva la tête et dit :

— Pourtant, dans le B-14, il n’y avait que dix voyageurs. J’ai vu la feuille de bord du contrôleur ! À Lyon, quand nous avons visité le train, il en manquait deux : l’assassin et la victime !…

— Parfaitement ! La victime, nous l’avons ici… et l’assassin a pris le 234 !

— Et l’homme qui a sauté du B-14 au Robinet et que Frégière a recueilli chez lui… Cela fait onze, nous avons un voyageur de trop !

— Peu importe… j’ai ma victime et mon assassin, conclut M. Chaulvet et je n’en demande pas plus !

— Vous n’êtes pas difficile ! remarqua aigrement Rosic.

Puis :

— Qu’y avait-il donc dans le sac entr’ouvert trouvé dans le compartiment ?

— Rien… deux ou trois cents francs en or, et des instruments de toilette, marqués J.-W.

— Bon… Mais un Anglais qui revient des Indes n’a pas seulement deux ou trois cents francs en or…

— L’assassin a dû voler le reste…

— Avez-vous trouvé quelque chose dans le portefeuille du mort ?

— Le portefeuille ?

— Dame… il devait en avoir, dans la poche intérieure de son vêtement…

Mais il s’arrêta, tout joyeux, en voyant tout à coup M. Chaulvet rougir comme une jeune fille :

— Je parie que vous n’avez pas fouillé…

— Non, avoua piteusement M. Chaulvet… Mais ce qui est différé n’est pas perdu… et je vais tout de suite…

— Je vous accompagne à l’hôpital…

Ils sortirent ; l’hôpital, dans l’amphithéâtre duquel on avait transporté le cadavre n’était pas loin ; pour l’autopsie, on avait bien entendu, déshabillé la victime :

— Où avez-vous mis les vêtements ? demanda le procureur à un garçon d’amphithéâtre.

— Dans ce petit cabinet, là, à droite ! répondit cet homme.

Et, se dirigeant vers la porte du petit cabinet, il en revint portant sur son bras un paquet de linge et de vêtements, qu’il étala sur une table.

— Eh bien… et le veston ? fit Rosic.

— Le veston ?

— Oui, cet homme avait bien un veston ?

— Dame…

— Où est-il ?

Mais on eut beau chercher, le veston demeura introuvable ; comment avait-il disparu, qui l’avait volé ? ce fut une nouvelle énigme à ajouter à toutes les autres.

Le garçon d’amphithéâtre, cependant, jurait ses grands dieux qu’il avait enfermé un veston grisaille, de la nuance du gilet et du pantalon, dans le cabinet ; personne n’avait pu entrer, car il ne s’était pas absenté : il n’y comprenait rien.

— Voilà ce que c’est, fit alors Rosic, avec un coup d’œil moqueur à M. Chaulvet, de ne pas fouiller tout de suite les gens !

Il était heureux ; c’était sa revanche, et il dit :

— Qui avait intérêt à s’emparer de ce veston ?… L’assassin ?… Mais lequel ?… Le vôtre ou le mien ?… Car nous en avons deux. Monsieur le procureur !… Eh bien ! j’ai comme une idée que ce doit être le mien !… Patientez une petite demi-heure… et attendez-moi dans votre bureau !…

Et ce disant, il quitta l’hôpital ; cinq minutes après, il traversait le Rhône en auto et cinq minutes encore après il arrivait à la petite gare de Saint-Péray où, avisant le chef de gare :

— Pardon, monsieur, au train de montée de midi et quelque, n’avez-vous pas vu descendre un voyageur vêtu de vert, chaussé de jaune, et sans couvre-chef ?…

— Mais…, fit l’autre.

— Répondez… Je suis le chef de la brigade mobile de Lyon. Voici ma carte !…

— Je vous demande pardon, fit alors le chef de gare. En effet, au train de midi, j’ai bien vu descendre un homme répondant au signalement que vous donnez !… Il est même monté dans l’autobus qui assure la correspondance avec Valence et la rive gauche.

— Parbleu… j’en étais sûr !… fit Rosic, triomphant.

Et il revint trouver le procureur.

— Monsieur Chaulvet, mon assassin à moi, celui qui a sauté du train au Robinet, celui qui se fait remettre mille francs pour l’affaire du Poignard de Cristal, celui qui prend un billet pour Lyon et qui s’arrête en route, est le même qui vole les vestons des malheureux assassinés dans les trains de luxe !

— Quoi… Qui vous a dit…

— Mon flair… Mon assassin, à moi… est descendu à Péray à midi, au lieu de continuer sur Lyon et est venu à Valence chiper le veston du mort… J’en viens d’avoir la preuve. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, en route, il a lu dans un journal, à la dernière heure, que son crime venait d’être découvert. à Valence, et il s’y est arrêté, au lieu de continuer à rouler sur Lyon.

— Mais qui prouve que c’est lui qui a volé le veston ?

— Parce que, seul, il avait intérêt à s’emparer du portefeuille du mort.

— Vous tenez donc à ce que cet homme soit l’assassin ?

— Mais oui !

— Quand il est archiprouvé que le véritable a pris le 234, et qu’il a jeté la tête dans l’Isère ?

— Cela, fit Rosic, c’est le onzième voyageur… Assurément, c’est le point noir de l’affaire… Mais tout s’expliquera un jour ou l’autre… et alors, vous verrez que vous avez eu tort de me blaguer…

À ce moment, on gratta à la porte, et un garçon entra, disant :

— Le contrôleur des wagons-lits ?

— Faites entrer.

Puis à Rosic :

— Je lui ai télégraphié de venir directement à Valence, au lieu de s’arrêter à Lyon !… Pauvre garçon !… À peine arrivé à Paris, il lui a fallu sauter dans un autre train pour revenir… Il doit être claqué… Mais j’avais besoin de son témoignage.

Le contrôleur entra :

— Monsieur, lui dit le procureur, vous aviez sans doute remarqué les voyageurs du B-14 ?…

— Dame !…

— Et vous pourriez les reconnaître ?…

— Facilement !

— Parfait ! Voulez-vous me suivre !…

Et il l’entraîna vers l’hôpital ; puis, le conduisant à l’amphithéâtre et le plaçant devant le cadavre sans tête :

— Voilà bien, n’est-ce pas, un de vos voyageurs ?

Le contrôleur jeta un coup d’œil vers le cadavre, puis, le plus simplement du monde :

— Cet homme n’était pas dans le B-14.

— Quoi ! s’exclama M. Chaulvet effaré. Mais c’est celui que nous avons trouvé, roide mort, dans le wagon…

— Possible ! mais il n’était pas parmi les dix voyageurs qui ont pris le train à la gare d’Arenc… Cela, je puis le jurer !

— Parbleu !… ricana Rosic, la tête trouvée dans l’Isère n’est pas la bonne !

— Je vous demande pardon, fit le médecin légiste qui avait rejoint le groupe. À ce sujet, le doute n’est pas possible. D’ailleurs, voyez vous-même : cette petite tache de vin sur le cou, à l’endroit où il a été sectionné, et qui se relie d’une façon parfaite !…

— D’ailleurs, ajouta le contrôleur, les deux voyageurs disparus n’étaient pas aussi grands que cet homme… il s’en faut, à vue d’œil, au moins de cinq centimètres, et ils étaient plus gros…

Alors le procureur et Rosic se regardèrent stupéfaits.

— Quel est donc ce cadavre ? fit M. Chaulvet.

— Parbleu, c’est le onzième voyageur, conclut Rosic.

Mais cela n’éclaircissait pas l’énigme, qui demeurait entière et combien indéchiffrable.