Le Mysticisme à l’école

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LE MYSTICISME À L’ÉCOLE




Lettre de M. Alexandre Dumas au directeur du Gaulois :


Cher monsieur,

Vous me demandez mon opinion sur les aspirations qui paraissent se produire parmi les jeunes gens des Écoles et sur les polémiques qui ont précédé et suivi les incidents de la Sorbonne. Je voudrais bien ne plus donner mon opinion sur quoi que ce soit, ayant bientôt reconnu que cela ne sert de rien. Les gens qui étaient de notre avis avant continuent à en être pendant quelque temps encore ; ceux qui étaient d’un avis contraire s’y obstinent de plus en plus. Mieux vaudrait ne jamais discuter. Les opinions sont comme les clous, a dit un moraliste de mes amis, plus on tape dessus plus on les enfonce.

Ce n’est pas que je n’aie mon opinion sur ce qu’on appelle les grandes questions de ce monde et sur les diverses formes dont l’esprit de l’homme revêt momentanément les choses dont elles traitent ; cette opinion est même si correcte, si absolue, que je préfère la réserver pour ma direction personnelle, n’ayant l’ambition ni de rien créer ni de rien détruire. C’est à ces grosses questions politiques, sociales, philosophiques, religieuses, qu’il me faudrait remonter, et cela nous mènerait trop loin, si je vous suivais dans l’étude que vous projetez des petits phénomènes extérieurs qu’elles viennent de susciter et qu’elles suscitent, à chaque génération nouvelle. Chaque génération nouvelle arrive, en effet, avec des idées et des passions, vieilles comme la vie, qu’elle croit que personne n’a eues avant elle, parce qu’elle se trouve, pour la première fois, sous leur influence, et elle est convaincue qu’elle va changer la face de tout.

Ce grand problème des causes et des fins que l’humanité essaie de résoudre depuis des milliers d’années et qu’elle mettra des milliers de siècles peut-être à résoudre, si elle le résout jamais, ce que je crois devoir être, des enfants de vingt ans déclarent qu’ils en ont la solution irréfutable dans leurs cervelles toutes neuves. Et, comme premier argument, à la première discussion, les voilà qui tapent sur ceux qui ne sont pas de leur avis. Doit-on en conclure qu’il y a là un signe du retour de toute une société vers l’idéal religieux, provisoirement obscurci et délaissé ? Ou n’est-ce, chez tous ces jeunes apôtres, qu’une question purement physiologique, question de chaleur de sang et de vigueur de muscles, chaleur et vigueur qui jetaient la jeunesse d’il y a vingt ans dans le mouvement contraire ? Je penche pour cette dernière supposition.

Bien fou qui verrait dans les manifestations d’un âge exubérant la preuve d’une évolution définitive ou même durable. Il n’y a là qu’un accès de fièvre de croissance. De quelque nature que soient les idées pour lesquelles les jeunes gens se donnent des coups de poing, on peut parier qu’ils les combattront un jour s’ils les retrouvent dans leurs enfants. L’âge et l’expérience seront venus.

Nombre de ces combattants et de ces adversaires de l’heure présente se rencontreront, tôt ou tard, dans les chemins de traverse de la vie, quelque peu fatigués, quelque peu déçus par la lutte avec les réalités, et ils regagneront ensemble la grande route, la main dans la main, en reconnaissant mélancoliquement que, malgré leurs convictions d’autrefois, la terre est toujours ronde, qu’elle tourne toujours dans le même sens et que les mêmes horizons recommencent toujours sous un ciel toujours infini et fermé. Après avoir bien disputé, après s’être bien battus, ceux-ci au nom de la foi, ceux-là au nom de la science, tant pour prouver qu’il y a un Dieu que pour prouver qu’il n’y en a pas, deux propositions au sujet desquelles on pourra se battre éternellement si l’on ne compte désarmer que quand on en aura fait la preuve, ils constateront finalement qu’ils n’en savent pas plus là-dessus les uns que les autres, mais que ce dont ils sont sûrs, c’est qu’en définitive l’homme a autant besoin d’espérer, si ce n’est plus, que de savoir, qu’il souffre abominablement de l’incertitude où il est sur les choses qui l’intéressent le plus, qu’il est perpétuellement en quête d’un état meilleur que son état présent, et qu’il faut le laisser chercher, en toute liberté, surtout dans le domaine philosophique, ce moyen d’être plus heureux.

Il a sous les yeux le spectacle d’un univers qui était avant lui, qui demeurera après lui, qu’il sent, qu’il sait être éternel et à l’éternité duquel il voudrait être mêlé. Du moment où il a été appelé à la vie, il demande sa part de cette vie éternelle qui l’entoure, l’exalte, le raille et le détruit. Puisqu’il a commencé, il ne veut pas finir. Il appelle à grands cris, il implore à voix basse la certitude qui se dérobe toujours, heureusement, car elle serait l’immobilité et la mort, le moteur le plus puissant de l’énergie humaine étant l’inconnu. Comme il ne peut se fixer dans la certitude, il va et vient dans l’idéal vague, et quelques écarts qu’il fasse dans le scepticisme et la négation, par orgueil, par curiosité, par colère, par mode, il retourne toujours à l’espérance dont il ne peut décidément pas se passer. Querelles d’amoureux.

Il y a donc quelquefois obscuration, il n’y a jamais oblitération complète de l’idéal humain. Il passe dessus des buées philosophiques comme des nuées sur la lune, mais l’astre blanc poursuit toujours sa route où il reparaît, tout à coup, intact et lumineux. Cet irrésistible besoin d’idéal, chez l’homme, explique qu’il se soit jeté avec confiance, avec ravissement, sans contrôle rationnel dans les différentes formules religieuses qui, tout en lui promettant l’infini, le lui présentaient, conforme à sa nature, en même temps qu’elles l’enfermaient dans des limites toujours nécessaires, même à l’idéal.

Mais voilà que, depuis des siècles déjà, à chaque nouvelle étape, des hommes nouveaux sortent de l’ombre, de plus en plus nombreux, depuis cent ans surtout, qui, au nom de la raison, de la science, de l’observation, contestent les vérités, les déclarent relatives, et veulent détruire les formules qui les contiennent.

Qui a raison dans ce débat ? Tout le monde tant qu’on cherche, personne dès qu’on menace. Entre la vérité qui est le but et le libre examen qui est de droit, la force n’a rien à faire, malgré des exemples fameux. Elle recule ce but, voilà tout. Elle n’est pas seulement inique, elle est inutile, le pire défaut en matière de civilisation. Jamais un coup de poing, si bien appliqué qu’il soit, ne prouvera l’existence ou la non existence de Dieu.

Pour conclure, ou plutôt pour finir, la Puissance, quelle qu’elle soit, qui a créé le monde, lequel ne me paraît définitivement pas s’être créé lui-même, s’étant, jusqu’à nouvel ordre, réservé à elle seule, tout en nous prenant pour instruments, le privilège de savoir pourquoi elle nous a faits et où elle nous mène ; cette Puissance, malgré toutes les intentions qu’on lui a prêtées et toutes les sommations qu’on lui a faites, paraissant de plus en plus résolue à garder son secret, je crois, si je puis dire ici tout ce que je pense, que l’Humanité commence à renoncer à pénétrer ce mystère éternel. Elle est allée aux religions, qui ne lui ont rien prouvé, puisqu’elles étaient diverses ; elle est allée aux philosophies, qui ne lui en ont pas démontré davantage, puisqu’elles étaient contradictoires ; elle va essayer, maintenant, de se tirer d’affaire toute seule, avec son simple instinct et son simple bon sens, et, puisqu’elle est sur la terre sans savoir pourquoi ni comment, elle va tâcher d’être aussi heureuse que possible, par les seuls moyens que la terre lui fournit.

Dernièrement Zola, dans un remarquable discours aux étudiants, leur a conseillé, comme remède et même comme panacée à toutes les difficultés de la vie, le travail. Labor improbus omnia vincit. Le remède est connu ; il n’en reste pas moins bon, mais il n’est pas, il n’a jamais été, il ne sera jamais suffisant. Qu’il travaille de ses membres ou de son intelligence, l’homme ne saurait avoir pour unique souci de gagner son pain, de faire sa fortune, de devenir célèbre. Ceux qui se réduisent à ces seuls desseins sentent, alors même qu’ils les ont réalisés, qu’il leur manque encore quelque chose : c’est que, quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise et quoi qu’on lui dise, l’homme n’a pas seulement un corps à nourrir, une intelligence à cultiver et à développer, il a, décidément, une âme à satisfaire. Cette âme, elle aussi, est en travail incessant, en évolution continue vers la lumière et la vérité. Tant qu’elle n’aura pas reçu toute la lumière et conquis toute la vérité, elle tourmentera l’homme.

Eh bien ! elle ne l’a jamais autant harcelé, elle ne lui a jamais autant imposé son empire qu’aujourd’hui. Elle est pour ainsi dire répandue dans la masse de l’air que tout le monde respire. Les quelques âmes individuelles qui avaient eu isolément la volonté de la régénération sociale, se sont peu à peu cherchées, appelées, rapprochées, réunies, comprises, et elles ont formé un groupe, un centre d’attraction, vers lequel volent maintenant les autres âmes, des quatre points du globe, comme font les alouettes vers le miroir ; elles ont, de la sorte, constitué, pour ainsi dire, une âme collective, afin que les hommes réalisent désormais, en commun, consciemment et irrésistiblement, l’union prochaine et le progrès régulier des nations récemment encore hostiles les unes aux autres. Cette âme nouvelle, je la retrouve et la reconnais dans les faits qui semblent le plus propres à la nier.

Ces armements de tous les peuples, ces menaces que leurs représentants s’adressent, ces reprises de persécutions de races, ces inimitiés entre compatriotes et jusqu’à ces gamineries de la Sorbonne, sont des exemples de mauvais aspect mais non de mauvais augure. Ce sont les dernières convulsions de ce qui va disparaître. Le corps social procède comme le corps humain. La maladie n’y est que l’effort violent de l’organisme pour se débarrasser d’un élément morbide et nuisible.

Ceux qui ont profité et qui comptaient profiter longtemps encore, toujours, des errements du passé, s’unissent donc pour qu’il n’y soit rien modifié. De là ces armements, ces menaces, ces persécutions ; mais si vous regardez attentivement, vous verrez que tout cela est purement extérieur. C’est colossal et vide. L’âme n’y est plus ; elle a passé autre part ; ces millions d’hommes armés, qui font l’exercice tous les jours en vue d’une guerre d’extermination générale, ne haïssent pas ceux qu’ils doivent combattre, et aucun de leurs chefs n’ose déclarer cette guerre. Quant aux revendications, même comminatoires, qui partent de ceux qui souffrent en bas, une grande et sincère pitié, qui les reconnaît enfin légitimes, commence à répondre d’en haut.

L’entente est inévitable, dans un temps donné, plus proche qu’on ne le suppose. Je ne sais pas si c’est parce que je vais bientôt quitter la terre, et si les lueurs d’au-dessous de l’horizon qui m’éclairent déjà me troublent la vue, mais je crois que notre monde va entrer dans la réalisation des paroles : « Aimez-vous les uns les autres », sans se préoccuper, d’ailleurs, si c’est un homme ou un Dieu qui les a dites.

Le mouvement spiritualiste qu’on signale de toutes parts, et que tant d’ambitieux ou de naïfs croient pouvoir diriger, va être absolument humanitaire. Les hommes, qui ne font rien avec modération, vont être pris de la folie, de la fureur de s’aimer. Ça n’ira pas tout seul tout de suite, évidemment ; il y aura quelques malentendus, sanglants peut-être, tant nous avons été dressés et habitués à nous haïr, quelquefois par ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de nous apprendre à nous aimer ; mais, comme il est évident que cette grande loi de fraternité doit s’accomplir un jour, je suis convaincu que les temps commencent où nous allons irrésistiblement vouloir que cela soit.


A. Dumas.


1er  juin 1893.