Le Mythe de la femme et du serpent/Préface

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PRÉFACE


« Je ne doute pas que plusieurs ne trouvent cet ouvrage frivole : non dubito fore plerosque, qui hoc genus scripturæ leve… » Peut-être que ces paroles de l’honnête et élégant Cornélius Nepos paraîtront à quelques-uns en situation ici. Des recherches sur un sujet comme celui de cet écrit sont en effet de nature à ne convenir qu’aux hommes dont la pensée ne s’arrête pas à de petites et mesquines considérations de convenance. Et l’on sait si le nombre en est grand, même dans les compagnies et sociétés spécialement vouées aux études historiques et philologiques.

Mais peu m’importe. D’ailleurs, n’ai-je pas parmi mes prédécesseurs dans ce genre de recherches des hommes comme Beger, Meiners et O. Jahn ? Je ne dois donc pas craindre de publier un travail qui vise à pénétrer un problème de la nature humaine, fût-ce même aux dépens d’un sentiment intime que je suis le premier, on peut m’en croire, à respecter profondément. Mais la science ne connaît ni le pur ni l’impur ; elle est toute observation, méditation et étude, et ne voit que son objet. Elle est aussi la méthode ; mais la méthode, c’est-à-dire la voie correcte pour arriver à un résultat positif et certain, est multiple, suivant la nature du sujet à étudier. Or, la nature humaine est bien compliquée ; elle est plus compliquée que quoi que ce soit dans ce cosmos où rien n’est simple ; elle a des coins et des recoins qu’aucun procédé historique, philologique ou linguistique ne suffit à explorer et à expliquer ; il y faut une forte dose de physiologie et de psychologie, un esprit nourri de deux disciplines dont l’étroite connexion est fondée sur l’état le plus intime de notre organisme. Particulièrement les phénomènes psychiques dont nous traitons dans ces pages exigent que nous cherchions leur première manifestation dans l’irritabilité physiologique autant pour le moins que dans un mouvement animique ; mais il y a là une corrélation si intime, que l’analyse ne parvient pas à déterminer nettement lequel des deux phénomènes est la cause de l’autre et lequel en est l’effet. Dès lors, autant vaut dire qu’il y a, pour le cas dont il s’agit comme pour beaucoup d’autres, réciprocité simultanée de cause et d’effet. Et ainsi, nous aboutissons à conclure que l’âme et le corps reviennent, en fin de compte, à un principe primigène identique.

Que les esprits timorés ne crient pas au matérialisme. La philosophie de grande critique ne connaît ni matérialisme ni spiritualisme ; elle est positive et idéaliste, mais son positivisme est scientifique, et son idéalisme est rationnel, même dans ses abstractions les plus transcendantes.

Cependant notre travail n’a pas pour but l’obtention d’un résultat abstrait. La scène où la légende place les conditions de ce qu’on a appelé la chute (et le mot que Platon a inventé est acceptable même en science), cette scène, puisqu’elle est censée se passer dans un milieu terrestre nettement déterminé, nous impose un problème historique, préhistorique si l’on veut, et nous en avons trouvé la solution dans le fait de l’idolâtrie. Jusqu’ici on n’avait pas dit le fin mot de l’idolâtrie ; on en avait indiqué le motif dans des causes extérieures à l’homme, dans des causes pour ainsi dire accidentelles. J’espère que mon étude montrera que l’idolâtrie est en son origine un acte de détermination psychique et, à vrai dire, volontaire de l’homme. L’homme, arrivé à un certain moment de son évolution, a voulu être démiurge ; il a voulu être semblable à la fonction souveraine de la nature ; il a voulu créer et, par suite, s’adorer lui-même ou s’adorer dans son œuvre. C’est, du reste, ce qu’il veut encore et toujours, quels que soient les déguisements sous lesquels la réflexion et les convenances le poussent à cacher cette infirmité héréditaire. Le caractère profondément anthropomorphique de toutes les religions le démontre sans réplique. Toujours et partout l’homme adore un dieu fait à son image et à sa ressemblance. La morale seule est divine, mais personne ne la suit.

Pourquoi ? Dirons-nous avec l’Écriture que c’est parce que tout homme est menteur : πᾶς ἄνθρωπος ψεύστης[1] ? Nous n’y contredisons pas ; bien au contraire : pourvu toutefois qu’il soit entendu que notre état de menteur est en principe inconscient et involontaire. Il est inconscient, parce que la nature dont nous relevons et dont nous sommes l’ouvrage est inconsciente ; il est involontaire, parce que la morale est une conception idéale et que l’idéal est absolument inaccessible à l’homme. Rien d’ailleurs ne peut transmuter la nature : non mutat genus. Les théologiens et les moralistes qui emboîtent le pas marqué par les ingénieuses imaginations des « doctes » sont, il est vrai, d’un autre avis. Ils affirment carrément que la faute de l’état imparfait de l’homme est à l’homme, que la tradition de la chute le démontre. L’homme était libre ; il a abusé de sa liberté, et ce faisant, il a faussé à jamais une nature qui, à l’origine, était parfaite.

Ce raisonnement n’a qu’un défaut : il pèche par sa base. L’homme était libre ! Mais c’est ce qu’avant tout il fallait démontrer. Si on ne l’a pas fait, c’est que probablement cela est impossible. Nous venons de le dire, l’homme procède de la nature et ne procède que d’elle. Rien, en effet, n’existe en dehors de la nature ; jamais on n’a vu une créature surnaturelle. Or, « la nature obéit forcément, semblable au battement mécanique de l’horloge, à la loi de la pesanteur », sa propre loi. Donc, toutes ses créatures, les génies les plus transcendants comme les plus pauvres esprits, y obéissent aussi ; et de la sorte, ce qu’on appelle la chute est tout simplement un de ces phénomènes auxquels la loi universelle et fondamentale de la pesanteur donne lieu à tous les moments de l’existence du cosmos.

Maintenant aussi on s’explique comment il se fait que le mythe de la chute est, sous une forme ou sous une autre, si universellement répandu. Un lucide et vigoureux esprit critique, K. Müllenhoff, a dit et prouvé par de remarquables exemples que des mythes analogues peuvent naître partout où les conditions de la nature ambiante se combinent d’une manière analogue avec la vie et les habitudes propres aux divers peuples, et qu’ainsi les mythes qui se ressemblent ne prouvent pas toujours qu’ils proviennent d’une source unique qui, dans l’espèce, serait l’apologue de la chute tel que le donne la Bible. Notre mythe montre d’ailleurs une telle variété de forme et de détails, que cela seul suffit déjà pour nous autoriser à repousser l’argument de l’emprunt en faveur de la source où a puisé la Genèse mosaïque.

Néanmoins, un fait général domine tous les mythes de cette famille, et ce fait auquel, astreint à l’interprétation directe, nous avons à peine touché dans notre livre, c’est l’apparition qui s’y dégage d’une force nouvelle de l’humanité. Cette force est celle qui achève de constituer l’homme, car c’est la conscience consciente, la connaissance réfléchie. L’homme l’avait de tout temps possédée en principe, il en avait naturellement la capacité, mais il fallait une occasion (zu-fall) pour qu’elle se produisît. Le mythe nous la montre qui jaillit de l’attraction mutuelle et réciproque de la nature intérieure et de la nature extérieure, puis du contrat étroit qui s’ensuit. Dans ce rapprochement intime, dans cette chute l’un vers l’autre de deux corps destinés à se compléter pour former l’homme définitif, le Prométhée enchaîné, s’il ne se délivre pas de ses attaches cosmiques, ce qui d’ailleurs est impossible, discerne du moins la nature comme sa cause et sa fin, et éclaire ainsi sa propre situation avec le flambeau de la lumière intellectuelle. Dès ce moment, il devient capable aussi d’aspirations morales, parce que, bien que la nature ne soit pas en elle-même un être moral, elle tient cependant de quelque manière, par là même qu’elle existe, à l’Être pur et simple, la morale en soi, l’absolu. Quelle est cette manière ? Nous répondrons à cette question, qui nous mènerait trop loin ici, dans un ouvrage que nous publierons sous le titre de Philosophie de la critique. Disons seulement que nos explications ne toucheront pas à ce qui est ineffable. Accessible à l’intellect, l’être en soi demeure caché à la compréhension. On ne saurait donc pas même lui attribuer un nom. « Je ne sais pas son nom, disait déjà Lao-tseu ; personne ne peut le nommer ; il ne peut être nommé. Le nom qui peut être nommé n’est pas le nom éternel. Il n’a pas de nom[2] ». En effet, un nom est une définition, et on ne définit pas l’inconnu et l’inconnaissable. Pour définir Dieu, il faudrait l’être soi-même ; l’amour, quelque puissant qu’il soit, n’y suffit pas. Une légende frisonne raconte que le dieu Ekke promit un jour la liberté à son amante si elle pouvait lui dire son vrai nom divin[3]. Jamais elle n’y parvint. Mais Goethe avait raison : « Qui ose le nommer ? et qui ose dire : Je crois en lui ? Qui peut sentir et se permettre de dire : Je ne crois pas en lui » ?

  1. Psalm. cxv, 11 ; Epist. ad Romanos, III, 4.
  2. Tao te king, XXV, 6, XLI, 14 ; XIV, 6, I, 1, XXXII, 1, tr. Julien.
  3. Hansen, Sagen und Erzählungen der Sylter Friesen, p. vii.