Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/VII

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VII

COMMENT WILLIAM DOW EMPLOYAIT À PARIS LE TEMPS QUE MAÎTRE PICOT PERDAIT À VERSAILLES.


Dans la certitude où il était de retrouver William Dow le soir à Versailles, à la gare d’arrivée, maître Picot avait cru pouvoir ne pas le surveiller pendant la journée.

Toutefois, comme ces avares qui aiment à jeter de temps en temps un coup d’œil sur leur trésor pour s’assurer qu’il est toujours bien à sa place, comme ces gourmets qui inspectent volontiers d’avance la table où ils ne tarderont pas à s’asseoir, comme l’amant dont le bonheur est proche et qui se plaît à prendre, du regard, possession de la femme aimée, de même l’agent voulut revoir celui qu’il considérait déjà comme sa proie. Dans ce but, vers sept heures, il s’en vint jeter un coup d’œil au rez-de-chaussée de Brébant.

Ainsi que la veille, l’Américain était là, savourant un excellent dîner et lisant les journaux.

— Parfait ! murmura Picot, c’est un homme exact, d’habitudes régulières ; ce soir il arrivera à Versailles par le train convenu.

Et l’espion s’en fut enchanté de s’être donné cette nouvelle assurance que son plan ne pouvait échouer.

Afin de ne pas se tromper de gare, il avait consulté un Indicateur. Or, aucune erreur n’était possible : le train qui arrive à Versailles à minuit dix minutes est celui qui part de la rue Saint-Lazare.

Si l’agent de la sûreté n’avait pas eu si grande confiance en lui-même et s’il avait attendu William Dow à sa sortie du restaurant, peut-être aurait-il changé d’idée, car, après avoir payé son addition, l’étranger disparut tout à coup, sans qu’on l’eût vu franchir la porte qui ouvre sur le boulevard.

Plus prévoyant que maître Picot et ne laissant rien au hasard, l’Américain avait traversé le restaurant, monté au premier étage et suivi le couloir sur lequel donnent les salons, couloir qui conduit aussi à l’escalier de l’hôtel Saint-Phar.

Une fois là, il n’avait plus eu qu’à descendre quelques marches pour gagner le boulevard par la grande porte de l’hôtel et à sauter dans une des nombreuses voitures de la station.

En admettant que l’agent fût à son poste d’observation ou qu’il se fût fait remplacer par un ami, William Dow était certain, grâce à ce détour, d’avoir échappé à toute surveillance.

Mais l’intelligent Picot ne se doutait de rien de semblable, et quelques heures plus tard, pendant qu’il se désespérait à Versailles de ne voir arriver ni l’un ni l’autre de ceux qu’il attendait, l’étranger qui, après avoir fait plusieurs courses, avait quitté sa voiture place du Châtelet, se dirigeait tranquillement à pied vers la Morgue, en suivant le quai Napoléon.

Une fois à l’extrémité du square qui s’étend derrière Notre-Dame, il s’arréta pour inspecter les environs, autant du moins que le lui permettait la nuit humide et sombre.

Le quartier était absolument désert.

De l’endroit où il se trouvait, William Dow découvrait le pont Louis-Philippe et celui de l’Archevêché, c’est-à-dire les deux seules voies qui conduisent là où il se rendait, puisque le quai qui sépare l’église du petit bras de la Seine était déjà, comme il l’est encore aujourd’hui, transformé en chantier et enlevé à la circulation.

Il fit sonner sa montre ; il était une heure.

Sûr de ne pas être observé, il suivit alors la grille du square, et traversant rapidement la chaussée, vint se blottir dans l’angle que forme la Morgue et la pointe de l’île, là où existe la grande porte de gauche du lugubre monument.

Il avait sous ses pieds le fleuve dont il entendait le remous, mais dont il distinguait à peine les flots boueux, tant les ténèbres étaient épaisses.

Les becs de gaz du pont de la Tournelle n’apparaissaient que comme des nébuleuses perdues dans le lointain. Le chevet de Notre-Dame, avec ses arcs-boutants et ses clochetons, semblait le squelette de quelque animal géant.

Il tombait une pluie fine et glaciale.

Pour rester là à pareille heure, calme, attentif au moindre bruit, il fallait que William Dow fût doué d’une incroyable volonté ou poussé par un intérêt bien puissant.

Après avoir jeté aux environs un dernier coup d’œil investigateur, il frappa à la porte de la Morgue avec la tête de sa canne.

Un petit guichet de quelques pouces carrés s’étant ouvert, il entendit qu’on lui demandait à voix basse :

— Est-ce vous ?

— C’est moi, répondit-il ; voici la somme promise.

Il tendait par le judas un rouleau de cinq cents francs.

Connaissant la méfiance des gens du peuple, il avait préféré payer son homme avec de l’or plutôt qu’avec un billet de banque.

Un instant de silence se fit.

Le gardien s’assurait, sans doute, de la valeur du rouleau.

— Entrez, dit-il bientôt en entr’ouvrant la porte.

William Dow disparut dans l’intérieur de la Morgue.

L’obscurité était si profonde qu’il dut marcher presque à tâtons pour ne pas se heurter aux objets divers : voitures, civières, bières, qui encombraient le passage à découvert où le précédait Gabriel, passage défendu contre tous regards, du côté du fleuve, par une haute palissade à jalousies serrées.

Ils arrivèrent enfin à une grande porte qu’ils franchirent et que le gardien ferma derrière lui.

William Dow pressentit qu’il se trouvait dans cette salle des départs et des arrivées où, la veille, il avait vu photographier la victime de la rue Marlot.

Il ne s’était pas trompé ; il la reconnut parfaitement lorsque Gabriel l’éclaira à l’aide d’un fanal qu’il était allé chercher derrière un cercueil.

Le gardien fit à l’étranger signe de le suivre.

Ils traversèrent alors le lavoir, la salle des couvre-corps et arrivèrent dans la salle d’autopsie.

— Verrez-vous assez clair comme cela ? demanda Gabriel en enlevant du fanal la chandelle qui y brûlait et en en dirigeant les rayons vers le cadavre étendu sur la table de zinc.

— Parfaitement, répondit William Dow en se penchant sur le corps mutilé.

Mais il se redressa presque aussitôt, et, après avoir tiré de sa poche plusieurs instruments de chirurgie, il jeta un coup d’œil autour de lui.

— Vous cherchez quelque chose ? lui dit l’employé.

— Oui ; voici ce qu’il me faut.

Le visiteur nocturne venait de détacher de la muraille, où il était suspendu à un clou, un grand tablier taché de sang. C’était celui même qui avait servi quelques heures auparavant au médecin-légiste.

Il le passa autour de son cou, le serra à sa taille et relevant ses manches, se rapprocha de la table d’autopsie.

Il examina d’abord la blessure de l’aine en se rendant compte avec son bistouri de la route qu’avait suivie l’arme homicide. Ce premier examen lui causa sans doute un certain étonnement, car il l’interrompit un instant pour réfléchir.

Puis il passa à l’estomac du mort qui était entr’ouvert, et il arriva à la blessure du cou, mais pour ne s’y arrêter qu’une seconde.

— Est-ce que ce corps sera remis sous les yeux du médecin ? demanda-t-il ensuite à Gabriel, qui suivait ses mouvements d’un œil hébété.

— Non, monsieur, je ne crois pas, répondit celui-ci ; le permis d’inhumer arrivera sans doute demain matin.

— Donnez-moi un maillet alors.

— Un maillet ! pourquoi faire ?

— Pour ouvrir la tête ; je veux examiner le cerveau, ce que le docteur a oublié de faire.

— Mais, Monsieur, si on s’en aperçoit ?

— Qui ça ? puisque c’est vous qui serez chargé demain matin de l’inhumation. D’ailleurs, soyez rassuré, il faudrait qu’on y regardât de fort près pour découvrir quelque chose.

Tout en disant ces mots, William Dow avait saisi le maillet que lui présentait le gardien, et il s’était armé d’une espèce de ciseau à froid qu’il avait tiré de sa poche.

En moins de cinq minutes, en praticien habile, il mit à nu le cerveau du vieillard, et prenant lui-même la chandelle des mains de Gabriel, il se pencha sur ce crâne béant dont il sonda soigneusement les moindres parties.

C’était vraiment un spectacle horrible que celui qu’offraient ces deux hommes, seuls dans ce lieu lugubre ; l’un, intelligent, distingué, interrogeant la mort pour lui arracher quelque mystérieux secret ; l’autre, commun, abruti, témoin muet de cette scène émouvante, qui ne lui causait d’autre crainte que celle d’être surpris.

Et cela, à la lumière d’une chandelle sordide dont les éclats vacillants se promenaient sur ce cadavre déchiqueté et esquissaient des ombres fantastiques sur les murs blanchis à la chaux de la salle d’autopsie.

On n’entendait d’autre bruit que celui des lourdes voitures qui roulaient sur les quais voisins, les grondements du fleuve dont les eaux, très-hautes cette nuit-là, se divisaient à la pointe de l’île, et çà et là, apportés par le vent d’est, les sifflets des locomotives du chemin de fer d’Orléans et les hurlements plaintifs de quelques chiens errants.

L’étranger termina enfin son opération, et si habilement que, comme il l’avait promis au gardien de la Morgue, on ne pouvait s’apercevoir au premier coup d’œil qu’on eût touché à la tête du mort.

La boîte osseuse du crâne avait repris sa place ; les cheveux recouvraient les endroits où la peau avait été soulevée.

Velpeau ou Nélaton n’auraient pas mieux fait.

Lorsque l’opérateur se redressa, sa physionomie si grave exprimait une satisfaction évidente.

— Est-ce que les vêtements de ce malheureux sont là ? demanda-t-il.

— Les voici, monsieur, répondit Gabriel, en désignant à son interlocuteur un paquet d’effets déposés sur la seconde table d’autopsie.

Parmi ces objets, il se trouvait un paletot de drap dont William Dow examina attentivement la manche droite, examen après lequel il murmura :

— C’est bien cela ; je ne m’étais pas trompé !

— Maintenant, dit-il, donnez-moi de l’eau.

Gabriel se hâta d’obéir.

L’Américain se lava soigneusement les mains se débarrassa du tablier de travail dont il avait couvert sa poitrine, remit tranquillement ses instruments de chirurgien dans leur boîte et cette boîte dans sa poche ; puis, en tendant à l’infidèle veilleur des morts, un second rouleau de cinq cents francs, il lui dit :

— Vous avez tenu votre promesse, je tiens la mienne ; lorsque vous m’aurez reconduit jusqu’à la porte, nous serons quittes. Cependant, s’il vous arrivait quelque désagrément à la suite de cette visite, comptez sur moi, j’en serai informé et ne vous oublierai pas. Soyez donc sans crainte.

Pendant qu’il parlait ainsi avec son calme habituel, William Dow remettait ses gants et s’enveloppait dans son pardessus.

Véritablement stupéfait de ce sang-froid, dont il n’avait certes jamais eu d’exemple malgré le milieu dans lequel il vivait, Gabriel ne trouvait pas un mot à répondre.

Il se contenta de s’incliner en passant devant l’étranger pour lui montrer le chemin.

Quelques secondes plus tard celui-ci se retrouvait hors de la Morgue.

Le temps était toujours sombre ; les environs étaient déserts.

Après avoir franchi la chaussée et repris le quai Napoléon, il hâta le pas pour gagner aussi rapidement que possible la station de voitures la plus voisine.

William Dow s’était conduit dans toute cette affaire en homme habile, car en se laissant filer la veille, il n’avait eu d’autre but que de lancer son surveillant sur une fausse piste, ce qui devait lui permettre d’agir le jour suivant en toute liberté.

Nous venons de voir qu’il avait complètement réussi.

Pendant ce temps-là, maître Picot cherchait en vain le sommeil sur le grabat de l’auberge où il s’était réfugié.

Commençant à craindre d’avoir été joué, le pauvre agent se demandait comment le recevrait M. Meslin lorsqu’il lui apprendrait sa station inutile à Versailles.