Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/XVIII

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E. Dentu (p. 232-252).


XVIII

À SAINT-LAZARE.


Transférée à la prison de Saint-Lazare, sur l’ordre de M. de Fourmel, Mlle  Rumigny avait été placée dans le quartier des prévenues.

Le juge d’instruction, qui, malgré sa sévérité, était loin d’être un homme inhumain, avait recommandé, ainsi que nous l’avons dit, que la prisonnière fût entourée de tous les soins nécessaires. Il avait également ordonné de la tenir au secret le plus absolu.

Sauf le médecin de l’établissement et les sœurs, personne ne devait arriver jusqu’à elle.

Afin de suivre complètement ces instructions, le directeur de la maison d’arrêt avait fait installer sa nouvelle pensionnaire au troisième étage, dans une des cellules de la section des nourrices.

Cette cellule, où on renfermait d’ordinaire deux ou trois détenues, était suffisamment grande. Elle recevait air et jour par une large fenêtre grillée, qui donnait sur cette cour dans laquelle on voit encore, ombragé par quelques arbres maladifs, le lavoir, où selon la légende créée par Eugène Sue, Fleur-de-Marie lessivait son linge.

Le plancher de cette pièce était usé à force d’avoir été lavé. Tout son ameublement se composait d’un lit meilleur que celui de bien des pauvres gens, d’une table de bois, de deux chaises de paille et d’un poêle de faïence, dont le tuyau noir tranchait sur la blancheur glaciale des murs peints à la chaux.

C’était là, dans cette chambre sordide, qu’allait passer de longs et douloureux jours la jeune fille dont l’enfance avait été entourée de soins et de bien-être ; c’était là qu’allait souffrir, sans une main amie pour serrer la sienne, sans une voix affectueuse pour lui murmurer : Courage ! celle que l’amour avait perdue.

Heureusement encore que, peu d’instants après l’arrivée de Marguerite, le greffe de la prison avait reçu d’un anonyme, à l’adresse de Mlle  Rumigny, une somme de cent francs. On avait pu mettre la pauvre femme au régime de la pistole, c’est-à-dire lui donner du feu, du linge et des draps, ce que le directeur de Saint-Lazare, hâtons-nous de le dire, eût fait d’ailleurs gratuitement, cela est certain, par pitié et en dépit des règlements.

Car l’état de Marguerite était grave. À la suite des émotions violentes qu’elle avait éprouvées et de la terreur qu’elle avait eue au Dépôt, terreur dont la conséquence, la mort de son enfant, était terrible, la malheureuse mère avait été frappée d’un transport au cerveau.

Le docteur craignait une fièvre cérébrale que devaient rendre encore plus dangereuse les conditions physiologiques toutes particulières dans lesquelles se trouvait la jeune femme. Il ne répondait pas d’elle.

Pendant quinze jours, en effet, Mlle  Rumigny fut en danger. Malgré les soins intelligents et dévoués de la sœur qui la gardait, elle faillit mourir.

Le directeur de Saint-Lazare, que M. Adolphe Morin était venu voir, avait été touché de l’indulgence et de la bonté de ce parent.

— J’ignore, lui avait dit le neveu de M. Rumigny, si ma cousine est coupable ; ce qui arrive est pour nous tous un irréparable malheur ; mais ce que je ne veux pas oublier, c’est qu’elle est la fille d’un homme qui a été pour moi un second père. Ayez donc pour elle, je vous prie, autant d’égards que vous le permettent vos fonctions ; ne la laissez manquer de rien ; je me charge de tout. Qui sait ! la malheureuse n’a peut-être été qu’un instrument inconscient entre les mains du misérable qui l’a abandonnée.

Et l’excellent M. Morin, — c’est ainsi qu’on l’appelait à la direction et au greffe, — venait presque chaque jour prendre des nouvelles de la prisonnière.

Il avait fait, de plus, une chose qui était bien de nature à lui mériter la sympathie de tous et la reconnaissance de Marguerite ; il avait arraché son enfant à la fosse commune.

Grâce à lui, le petit corps reposait au cimetière Montmartre sous des touffes de roses.

Lorsqu’on lui parlait de cette bonne action, il répondait en rougissant :

— La pauvre mère pourra au moins aller prier sur la tombe de sa fille, lorsqu’elle sera mise en liberté. Personne ne désire plus vivement que moi la manifestation de son innocence et son retour à la santé.

L’un des vœux de cet ami si dévoué devait s’exaucer plus rapidement qu’on ne l’espérait. La jeunesse eut enfin raison de la maladie ; le médecin de Saint-Lazare affirma un matin que Mlle  Rumigny était sauvée.

Mais, si le corps recouvrait des forces, l’âme restait brisée.

Lorsque Marguerite put se rendre compte de ce qui s’était passé depuis cette sinistre soirée où elle avait voulu mourir, lorsqu’elle se souvint — son premier cri avait été : Ma fille ! — de cette nuit terrible où l’épouvante lui avait enlevé la raison, elle tomba dans un si profond désespoir que ceux qui la visitaient se demandaient si la mort n’eût pas été pour elle une délivrance.

La malheureuse restait immobile et muette des journées entières, insensible aux douces paroles de la sœur, sa gardienne, qui lui offrait tous les secours de la religion.

On ne la voyait tressaillir que lorsque les cris des enfants — nous avons dit que sa cellule était dans la section des nourrices — venaient jusqu’à elle. Alors elle pleurait !

Informé par le directeur de Saint-Lazare que la prévenue était en état de répondre à la justice, M. de Fourmel, par humanité, attendit encore quelque temps ; puis un jour, au lieu de la faire amener à son cabinet, il vint la trouver dans sa cellule.

Il était seul, ce qui n’était pas légal, car tout interrogatoire doit être fait en présence d’un greffier, afin que les moindres réponses du prisonnier soient consignées dans un procès-verbal.

En voulant que les choses se passent ainsi, le législateur, nous le pensons du moins, n’a pas eu pour seul but de mettre le prévenu dans l’impossibilité de nier le lendemain ce qu’il a dit la veille : il a été plus loin encore : il a voulu défendre le prévenu lui-même.

On conçoit, en effet, qu’entre les mains d’un magistrat habile qui l’interroge dans la solitude de sa cellule, le prisonnier s’abandonne aisément. Le ton avec lequel on lui parle peut lui faire oublier qu’il répond au représentant de la loi ; les promesses peuvent le séduire, le tour de la conversation l’entraîner à des explications que le juge est libre de prendre pour des aveux.

La loi, plus digne, ne veut ni de cette lutte ni de ces pièges. En Angleterre, on va plus loin encore : l’accusé ne doit pas même être interrogé.

En voyant entrer M. de Fourmel, Mlle  Rumigny ne le reconnut pas tout d’abord ; mais au son de sa voix elle se souvint, et son visage, déjà si pâle, devint livide.

— Mademoiselle, lui dit le juge d’instruction, il ne tient qu’à vous d’en terminer rapidement avec la détention sévère à laquelle j’ai dû vous soumettre, c’est de me dire la vérité tout entière.

— La vérité ! répondit tristement la jeune femme, à quel sujet ? Je ne sais rien.

— Vous ignoriez que votre père dût venir à Paris ?

— Il n’avait pas répondu à mes lettres, je n’espérais plus le voir.

— M. Rumigny savait où vous demeuriez ?

— Je le lui avais écrit.

— Vous lui aviez fait part de ce moyen qu’emploie M. Tissot pour rentrer à toute heure, sans avoir besoin de dire son nom aux concierges de votre maison ?

— Jamais, monsieur.

— Comment l’aurait-il connu ?

— Je n’en sais rien.

— C’est cependant vous qui avez indiqué à Balterini ce même moyen ?

— Oui, je l’avoue.

— Croyez-vous que ce soit Balterini qui ai fait connaître ce signal à M. Rumigny ?

— Robert ?

— Oui, Robert Balterini, puisque c’est lui qui a frappé votre père. Vous comprenez que M. Rumigny n’a pu s’introduire secrètement rue Marlot que grâce à cet homme ou grâce à vous. Aucun des locataires de la maison ne connaissait M. Rumigny et n’était intéressé à le faire disparaître.

Une pensée terrible traversa sans doute en ce moment l’esprit de Marguerite, car sa pâleur devint effrayante, et elle bégaya en sanglotant :

— Oh ! laissez-moi, monsieur, laissez-moi ; je ne vous répondrai plus !

M. de Fourmel, à qui cette émotion nouvelle de la prisonnière n’avait pas échappé, insista cependant.

— Vous savez tout au moins où est Balterini ?

— Non, monsieur, non, je ne sais rien, je ne dirai rien ! gémit la malheureuse.

— Vous comprenez, termina le juge d’instruction, dans quel sens je dois interpréter votre refus de répondre. Vous réfléchirez, je l’espère, aux conséquences fort graves que ce système peut avoir pour vous ; je reviendrai !

Mlle  Rumigny laissa partir le magistrat sans ajouter un seul mot, et lorsqu’elle se vit seule, elle se jeta à genoux en murmurant :

— Mon Dieu ! sauvez-le ! Que, seule, je sois punie !

Quelques jours plus tard, M. de Fourmel revint à Saint-Lazare, accompagné cette fois de son greffier ; mais il essaya vainement de faire parler Marguerite ; elle s’en tint aux réponses sommaires qu’elle lui avait faites précédemment.

On eût dit que la jeune femme s’était irrévocablement tracé une ligne de conduite, dont nulle insistance, nul piége, nul détour ne pouvaient la faire dévier.

Sans se lasser, le magistrat fit trois nouvelles tentatives à des intervalles irréguliers, mais sans plus de succès. Au bout d’un mois, il était aussi peu avancé que le premier jour.

— Mademoiselle, dit-il à Marguerite au moment de se séparer d’elle pour la dernière fois, il est de mon devoir de vous avertir que votre refus de répondre est, pour moi, un aveu tacite de votre complicité. Vous pouvez choisir un défenseur, car je vais demander votre envoi en cour d’assises comme complice de l’assassinat de votre père.

— Soit ! monsieur, répondit à demi-voix la prisonnière avec un accent de résignation impossible à rendre.

— Vous n’ignorez pas que le complice d’un crime encourt la même pénalité que l’auteur principal de ce crime. Songez qu’il s’agit, pour Balterini, d’un meurtre avec guet-apens, et, pour vous, d’un parricide.

— Je n’ai rien à vous dire, faites de moi ce que vous voudrez !

Convaincu qu’il n’obtiendrait rien de la prisonnière, M. de Fourmel se décida à se retirer. Cependant il ne sortit de Saint-Lazare qu’après avoir levé le secret sous le régime duquel était Mlle  Rumigny depuis son entrée dans la prison, secret dont le jeune juge d’instruction n’avait pas manqué de renouveler l’ordonnance chaque dix jours, ainsi que le veut l’article 613 du Code d’instruction criminelle, article trop peu respecté.

En rentrant au Palais, fort ennuyé de son échec, M. de Fourmel reçut la carte d’un homme dont il avait certes à peu près oublié le nom : William Dow.

Si mal disposé qu’il fût, il ordonna d’introduire l’Américain, auquel il ne manqua pas d’offrir un siége.

— Monsieur, dit l’étranger pour répondre au geste du juge d’instruction qui l’invitait à lui faire connaître le but de sa visite, vous n’ignorez pas, sans doute, que sans moi Mlle  Rumigny ne serait pas entre vos mains ?

— Je sais, en effet, monsieur, répondit M. de Fourmel, avec quel dévouement vous vous êtes jeté à l’eau pour la sauver. C’est là un acte de courage dont la justice doit vous être reconnaissante.

— Je vous remercie, mais si je me permets de vous rappeler ce fait, ce n’est pas pour en être loué ; à ma place, tout homme de cœur, et sachant nager, en eût fait autant, c’est pour m’excuser de m’intéresser à cette jeune femme.

Le magistrat s’inclina comme pour exprimer qu’il trouvait ce sentiment tout naturel.

William Dow poursuivit :

— Permettez-moi alors de vous parler sans détours.

— Faites, monsieur.

Mlle  Rumigny est à Saint-Lazare ; la croyez-vous donc complice de la mort violente de son père ? Pardonnez-moi cette indiscrétion.

— Je vais vous répondre avec une égale franchise. Oui, Mlle  Rumigny est complice de ce crime, dont Balterini est l’auteur principal. Les faits me sont mathématiquement démontrés, aussi bien par la correspondance que j’ai saisie que par le mutisme obstiné de cette jeune femme ; je devrais presque dire par ses aveux.

— Vous ne pourriez, en conséquence, retarder la marche de cette affaire ?

— En agissant ainsi, je manquerais à tous mes devoirs.

— Je le regrette vivement, car il me semble, monsieur, que si j’avais quelques semaines devant moi, il me serait possible de vous prouver l’innocence de Mlle  Rumigny.

— Je comprends parfaitement et j’apprécie le sentiment qui vous guide, mais ma conviction est tout autre. Nous autres magistrats, monsieur, nous ne sommes pas des rêveurs ; nous allons droit à notre but, sans nous préoccuper des conséquences de nos actes. Nous n’obéissons qu’à notre conscience.

Ces mots avaient été prononcés d’un ton qui coupait court à tout entretien.

William Dow le comprit.

Plein de confiance dans ses déductions, imbu de son impeccabilité, M. de Fourmel était redevenu, même avec celui qui lui avait été si utile, le magistrat sec et tranchant que nous connaissons.

— Monsieur, dit l’Américain en se levant, je n’insisterai pas davantage et j’arrive au second motif de cette visite. Mes affaires me rappelant en Amérique, j’ai voulu, par déférence, vous prévenir de mon départ. Il me sera peut-être impossible, malgré tout mon désir, d’être de retour pour l’époque des débats.

— Je vous remercie, monsieur, de cette démarche ; votre déposition écrite sera lue à l’audience.

L’étranger salua et prit congé de M. de Fourmel.

Quelques minutes après, il sonnait au second étage du n° 11 de la rue Bonaparte, chez Me Lachaud.

Le célèbre avocat était chez lui et libre, par hasard.

William Dow fut immédiatement introduit dans ce cabinet dont les échos pourraient redire tant de mystérieux et terribles secrets.

Il y resta longtemps et quand il en sortit sa physionomie, si calme d’ordinaire, exprimait la plus vive satisfaction.

Le lendemain matin, Mlle  Rumigny recevait la lettre suivante, lettre décachetée par le greffe, ainsi que l’ordonnent les règlements :


« Mademoiselle,

« Il y a deux mois, en vous quittant à la porte du Dépôt de la préfecture de police, je vous ai dit : Courage ; aujourd’hui, je viens vous répéter le même mot : Courage ! Si vous pensez devoir quelque reconnaissance à celui qui vous a sauvée, suivez mon conseil : priez Me Lachaud de se charger de votre défense. À votre premier appel, il se rendra près de vous.

« Bientôt vous me reverrez.

« William Dow. »

— Lui ! murmura la prisonnière, lui encore ! Lui dois-je de la reconnaissance ? La mort n’eût-elle pas été préférable à tout ce que je souffre ? Pourquoi me faire défendre ?

Cependant elle écrivit à l’illustre maître, et, comme le lui avait affirmé l’Américain, Me Lachaud accourut.

Marguerite ne l’avait jamais vu, mais lorsqu’il parut sur le seuil de sa cellule, il lui sembla qu’elle le connaissait depuis longtemps, car, s’élançant au devant de lui, elle s’écria, en joignant ses mains amaigries et avec un accent d’inexprimable gratitude :

— Oh ! merci, monsieur, merci d’être venu !

— C’était mon devoir, mademoiselle, répondit Me Lachaud avec bonté.

Il avait conduit doucement sa cliente jusqu’au siège qu’elle avait quitté pour venir au devant de lui, et s’était assis auprès d’elle.

Il n’est pas un de nos lecteurs qui ne connaisse le plus grand avocat criminel de notre époque ; nous pourrions donc nous dispenser d’en esquisser le portrait ; mais c’est une telle bonne fortune pour un écrivain d’avoir à parler du maître dont le nom a été attaché à presque toutes les grandes causes judiciaires depuis vingt-cinq ans, qu’on nous permettra de lui consacrer quelques lignes.

Nous ne savons pas, d’ailleurs, de physionomie plus intéressante.

Il faut avoir entendu Me Lachaud plusieurs fois pour comprendre les formes multiples de son talent oratoire. Nul défenseur ne sait mieux employer avec le jury la langue qui lui convient. Peu lui importe alors de bien dire, dans le sens académique du mot ; il veut convaincre, et il sait que ce n’est pas avec des fleurs de rhétorique et des périphrases redondantes qu’on obtient ce résultat, lorsqu’on parle à des hommes habitués, par leur genre de vie, à voir les choses simplement, telles qu’elles sont, et aussi à des auditeurs qui se révoltent instinctivement contre l’influence que peut avoir l’éloquence sur leurs esprits.

Avec Me Lachaud, pas d’analyses subtiles, pas de pièges, des faits, rien que des faits, des déductions mathématiques et des preuves palpables.

Et comme il sait émouvoir ensuite, quand, après s’être adressé à la raison, il s’adresse au cœur des jurés ! Quels accents irrésistibles ! Comme il sait abandonner celui de ses juges qu’il voit persuadé, pour lutter contre cet autre dont il devine l’indécision.

C’est tout particulièrement dans cette circonstance que ce regard étrange qu’il possède devient pour lui une arme puissante. Cet œil fixe, immobile, semble une épée toujours droit au corps de son adversaire, pendant que, de l’autre, il surveille et maintient ceux qu’il a déjà vaincus. On dirait un de ces vaillants duellistes du dernier siècle qui s’escrimaient à la fois de la dague et de l’épée.

Mais que Me Lachaud ait à défendre tout autre qu’un criminel ; qu’il plaide devant les tribunaux civils ou la police correctionnelle, comme il s’élève alors au niveau des grands orateurs, comme il donne une libre carrière à son esprit charmant, comme ses lèvres ont des sourires ironiques, comme sa voix si ferme devient flexible, railleuse et mordante !

Du reste, et pour terminer d’un seul mot, qui peint Me Lachaud mieux que nous ne pourrions le faire, c’est l’avocat de notre époque qui a gagné le plus grand nombre de procès.

Son inépuisable bienveillance ne lui permet pas cependant de toujours choisir ses causes.

Mais la défense de Mlle  Rumigny était sans doute une de celles qui plaisent à son cœur et à son esprit, car il s’entretint longtemps avec la jeune femme.

Lorsqu’il la quitta, Marguerite était plus calme. On pouvait déjà lire sur sa physionomie moins de résignation. On eût dit qu’elle ne désespérait plus.

Me Lachaud revint voir sa cliente deux ou trois fois par semaine, et ces visites duraient déjà depuis un grand mois, lorsqu’une après-midi, au moment où elle s’attendait à voir son défenseur, la porte de sa cellule s’ouvrit pour livrer passage à un personnage dont le visage lui était inconnu et que le directeur de Saint-Lazare accompagnait.

C’était l’huissier audiencier de la cour d’appel ; il venait signifier à la détenue son arrêt de renvoi devant la cour d’assises de la Seine.

Le rapport de M. de Fourmel avait suivi cette filière judiciaire qui prouve le soin scrupuleux qui préside en France aux affaires criminelles.

Après avoir été communiqué au procureur impérial et approuvé par lui, le rapport du juge d’instruction avait été remis au procureur général. Celui-ci avait désigné un de ses substituts pour l’examiner, et ce magistrat avait fait son réquisitoire. Puis ce réquisitoire était revenu entre les mains du procureur impérial, et de là, dans le cabinet de M. de Fourmel, qui avait alors rendu l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises des auteurs du crime de la rue Marlot.

Quelque soin qu’eût pris Me Lachaud pour armer Mlle  Rumigny contre les secousses qui lui étaient réservées, la malheureuse n’éprouva pas moins une émotion terrible à la lecture de cet acte dont il lui avait été laissé copie, et dans lequel elle était accusée de complicité dans l’assassinat de son père.

À ce document était jointe une longue liste de témoins. Elle la parcourut machinalement, et l’un des noms qui s’y trouvaient, celui d’Adolphe Morin, réveilla ses plus tristes souvenirs.

Puis, remarquant que William Dow n’y figurait pas, elle murmura en baissant la tête :

— S’il m’abandonne, pourquoi m’a-t-il sauvée ?

Quelques jours plus tard, le 5 juillet, le directeur de Saint-Lazare vint prévenir sa pensionnaire, à neuf heures du matin, qu’elle eût à se préparer pour être conduite à la Conciergerie, où le magistrat chargé de présider les assises devait l’interroger conformément à la loi.

Mlle  Rumigny s’habilla, et une heure plus tard elle montait, en compagnie d’une sœur et d’un gardien, dans une voiture fermée.

Le directeur de Saint-Lazare avait facilement obtenu que la prisonnière fût dispensée de faire, la route dans cet horrible véhicule qu’on a si pittoresquement surnommé panier à salade.

À la Conciergerie, on la fit immédiatement entrer dans le cabinet du directeur, où l’attendait M. de Belval, président des assises pendant la première quinzaine de juillet.

Ce magistrat était un des plus jeunes conseillers de la cour de Paris, où il jouissait à juste titre de la réputation d’un jurisconsulte émérite et d’un fort galant homme.

Son impartialité était proverbiale. Pour lui, l’accusé n’était coupable qu’après le verdict du jury. Il l’interrogeait toujours sans dureté et écoutait ses explications avec une patience extrême. C’était la personnification de la justice dans sa forme la plus complète.

M. de Belval reçut Mlle  Rumigny poliment et, l’ayant invitée à s’asseoir auprès de la table où lui-même avait pris place, il lui dit :

— Mademoiselle, la loi m’ordonne de vous interroger avant votre comparution devant le jury ; je vais donc vous adresser plusieurs questions, mais je désire d’abord savoir de vous si vous avez l’intention de me répondre, ou si vous devez persister dans le système que vous avez adopté durant le cours de l’instruction.

— Monsieur, répondit doucement l’accusée, je n’ai adopté aucun système ; je ne sais rien, je ne puis rien répondre. Je ne puis que protester de mon innocence !

Mlle  Rumigny, en effet, ne donna à M. de Belval que les courtes explications qu’elle avait fournies à M. de Fourmel. À l’égard de Balterini, elle refusa de nouveau de s’expliquer.

— Je n’ai pas à insister davantage, dit le président, lorsqu’il fut convaincu de l’inutilité de ses efforts ; je ne vous demande pas si vous avez un défenseur, je sais que vous avez choisi Me Lachaud. J’espère que d’ici à l’ouverture des débats votre avocat parviendra à vous faire comprendre combien votre silence est dangereux pour vous-même.

Et M. de Belval ordonna au directeur de remettre l’accusée aux mains du gardien qui l’avait amenée.

Cinq jours après, le 9 juillet, Mlle  Rumigny vit apparaître une seconde fois ce même huissier qui lui avait signifié son arrêt de renvoi.

Il venait lui signifier cette fois son acte d’accusation.

C’était le lendemain qu’elle devait comparaître en cour d’assises !