Le Nègre du « Narcisse »/I

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LE NÈGRE DU « NARCISSE »
Le Correspondant, 25 aout 1909.




I

M. Baker, second du navire le Narcisse, franchit d’un pas le seuil de sa cabine éclairée et se trouva dans l’ombre du gaillard d’avant. Au-dessus de sa tête, sur le fronteau de dunette, l’homme de quart piqua deux coups. Il était neuf heures. M. Baker, parlant d’en bas, demanda :

— Tout le monde à bord, Knowles ?

L’homme descendit l’échelle à pas boitillants, puis dit d’un ton méditatif :

— Il me semble, sir. Tous les anciens sont là et il y a pas mal de nouveaux rendus aussi. Ils doivent y être tous.

— Dis au maître d’envoyer tout le monde derrière, continua M. Baker, et fais-moi porter une bonne lampe ici. Je vais faire l’appel de nos bonshommes.

Il faisait sombre sur l’arrière ; mais à mi-pont, par les portes ouvertes du gaillard d’avant, deux raies de vive lumière barraient la ténèbre de la nuit calme qui enveloppait le navire. Des voix montaient, tandis qu’à bâbord et à tribord, dans le rectangle lumineux des portes, des silhouettes mouvantes apparaissaient un moment, très noires, comme découpées à l’emporte-pièce dans de la tôle. Le navire était prêt à prendre la mer. Le charpentier avait enfoncé le dernier coin, qui condamnait le grand panneau et, jetant sa masse, s’était essuyé le front avec grande délibération, sur le coup de cinq heures. On avait balayé les ponts, huilé le guindeau avant de lever l’ancre ; la forte aussière de remorque gisait le long du pont, sur le côté, en longs doubles, un bout remonté et pendant par-dessus le bossoir tendu du remorqueur, qui arriverait, battant l’eau, crachant à grand bruit, chaud et fumant dans la limpide et fraîche paix de la première aube. Le capitaine était à terre, afin d’y compléter le rôle ; et, le travail de la journée fini, les officiers du bord se tenaient à l’écart, heureux de souffler un moment. Peu après la tombée de la nuit, les quelques permissionnaires et les nouveaux embarqués commen- cèrent d’arriver dans des bateaux venus de terre, dont les rameurs, Asiatiques vêtus de blanc, réclamaient à cris irrités leur salaire avant d’accoster l’échelle du passavant. Le fébrile et criard babil d’Orient luttait avec les mâles accents de matelots gris rabattant les revendications cyniques et les déshonnêtes espoirs en un langage sonore et profane. Le calme resplendissant et constellé de la nuit orientale fut lacéré en impurs lambeaux par des hurlements de rage et des clameurs de lamentation élevés au sujet de sommes variant de cinq annas à une demi-roupie ; et personne à bord de nul vaisseau, dans le port de Bombay, ne put ignorer que son nouvel équipage avait rallié le Narcisse.

Peu à peu, l’affolante rumeur s’apaisa. Les bateaux n’arrivèrent plus, s’entr’éclaboussant, en grappe de trois ou quatre à la fois, mais accostaient un par un, dans un murmure étouffé de remontrances auquel coupait court un : « Pas un pice de plus ! Va-t-en au diable ! » des lèvres de quelque arrivant gravissant d’un pas lourd l’échelle de coupée, ombre bossue, un long sac perché sur l’épaule. À l’intérieur du gaillard d’avant, les nouveaux venus, mal assurés sur leurs jambes parmi les caisses cordées et les ballots de literie, liaient connaissance avec leurs anciens, qui s’étageaient, assis sur les deux rangs de couchettes, examinant leurs futurs camarades d’un œil critique, mais amical. Les deux lampes du gaillard d’avant, mèches hautes, jetaient un intense éclat ; des feutres durs terriens s’équilibraient en arrière sur des crânes ou roulaient sur le pont entre les câbles-chaînes ; des cols blancs défaits allongeaient leurs pointes empesées de part et d’autre de visages cramoisis ; des bras musculeux gesticulaient hors des manches de chemise ; par-dessus le grondement continu des voix sonnaient des éclats de rire et de rauques appels : « Tiens, fiston, prends ce cadre !… Essaye un peu, voir !… Ton dernier embarquement ?… Je connais… Il y a trois ans, dans Puget-Sound… Cette couchette-là fait eau, je te dis !… Allons, quand vous voudrez me laisser charger ce coffre !… Y en a-t-il un de vous, terriens, qui ait apporté une bouteille ?… Aboule un peu de tabac… Je l’ai connu, son capitaine s’est bu à mort… Un chic type !… Il s’appliquait ça là-dedans, pas vrai ?… Non !… Votre bouche, hein, les gars !… Puisque je te le dis que t’as embarqué sur un sacré rafiot ousque ils en tirent pour leur argent de la sueur du matelot !… »

Un petit homme nommé Craik et surnommé Belfast diffamait le bateau avec véhémence, brodant à plaisir, histoire de donner aux nouveaux matière à réfléchir. Archie, assis de biais sur son coffre, les genoux rangés, poussait avec régularité son aiguille à travers la pièce blanche d’un pantalon bleu. Des hommes en vestons noirs et cols droits se mêlaient à d’autres pieds nus, bras nus, chemises de couleur bâillant sur leurs poitrines velues, pressés l’un contre l’autre au milieu du gaillard. Tous parlaient à la fois avec un juron tous les deux mots. Un Finlandais en chemise jaune à raies roses regardait en l’air, l’œil rêveur sous une broussaille de cheveux pendants. Deux jeunes géants à visage lisse de bébés — deux Scandinaves — s’entr’aidaient à déplier leur literie, muets et souriant avec placidité à la tempête d’imprécations vides de sens et de colère. Le père Singleton, doyen des gabiers brevetés du bord, se tenait à l’écart sur le pont, juste sous les lampes, nu jusqu’à la ceinture, tatoué comme un chef cannibale sur toute la surface de sa puissante poitrine et de ses énormes biceps. Entre les vignettes rouges et bleues, sa peau blanche luisait comme du satin ; son dos nu contre le pied de beaupré, il tenait à bout de bras un livre devant son large visage tanné de soleil. Avec ses lunettes, la blancheur de sa barbe vénérable, il semblait un docte patriarche de sauvages, l’incarnation d’une sagesse barbare demeurée sereine parmi le tourbillon d’un monde blasphémateur. Sa lecture l’absorbait profondément et comme il tournait les pages, une expression de grave surprise passait sur ses traits rudes. Il lisait Pelham. La popularité de Bulwer Lytton dans les gaillards d’avant des navires qui sillonnent les mers du sud constitue un phénomène bizarre et merveilleux. Quelles idées sa phrase polie et si curieusement dénuée de sincérité peut-elle bien éveiller dans les esprits simples des grands enfants qui peuplent ces obscurs et vagabonds réduits de la terre ? Quel sens leurs âmes neuves et inexpérimentées peuvent-elles trouver à l’élégant verbiage de ses chapitres ? Quel intérêt ? Quel oubli ? Quel apaisement ? Mystère ! Est-ce la fascination de l’incompréhensible ? Est-ce le charme de l’impossible ? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie puisent-ils en ces récits l’énigmatique révélation émue d’un monde resplendissant, un monde d’au delà la frontière d’infamie et d’ordure, la lisière de laideur et de faim, de misère et de débauche qui enclôt de toutes parts jusqu’à son premier flot l’incorruptible océan, et qui est tout ce qu’ils savent de la vie, tout ce qu’ils voient du continent inabordé, ces captifs éternels de la mer ? Mystère encore.

Singleton, routier des escales du sud dès ses douze ans, qui durant ses dernières quarante-cinq années n’avait pas vécu (nous fîmes le compte sur ses papiers) plus de quarante mois à terre — le vieux Singleton qui se vantait, avec la modeste assurance de longues années bien remplies, qu’ordinairement, du jour où il débarquait d’un navire jusqu’au jour où il embarquait sur un autre, il était rarement en état de distinguer du jour la nuit, le vieux Singleton siégeait imperturbable dans le tumulte des voix et des cris, épelant Pelham laborieusement et perdu dans une application assez profonde pour ressembler à une hypnose. Chaque fois qu’il feuilletait le volume de ses énormes mains noircies, les muscles des solides bras blancs roulaient un peu sous la peau lisse. Cachées par la moustache blanche, ses lèvres, tachées du jus de tabac qui dégoulinait sur sa longue barbe, remuaient sans faire de bruit. Les yeux un peu larmoyants fixaient la page à travers la luisance des verres sertis de noir. Vis-à-vis, à niveau de son visage, le chat du bord se tenait sur le tambour du cabestan en une pose de chimère accroupie, clignant de ses yeux verts en contemplant son vieil ami. Il semblait méditer de sauter sur les genoux de l’ancien, par-dessus le dos courbé du matelot de pont assis aux pieds de Singleton. Le jeune Charley était maigre de corps et long de col. La saillie de ses vertèbres faisait comme une chaîne de monticules sous sa vieille chemise. Sa figure d’enfant des rues — figure précoce, sagace et ironique où descendaient deux sillons profonds de part et d’autre d’une bouche mince et large — touchait presque ses genoux osseux. Il apprenait à faire un nœud plat avec un bout de vieux filin. Des gouttes de sueur perlaient à son front bombé ; il reniflait fortement par intervalles avec un regard du coin de son œil mobile vers le vieux matelot indifférent au mousse embarrassé qui marmonnait sur sa tâche.

Le bruit s’accrut. Le petit Belfast, dans la chaleur lourde du gaillard, semblait bouillir de furie facétieuse. Ses yeux dansaient ; dans le rouge de son visage, comique comme un masque, la bouche béait noire, et grimaçait étrangement. En face de lui un homme, à demi vêtu, se tenait les côtes et la tête renversée, riait, les cils humides. D’autres ouvraient des yeux stupéfaits. Assis pliés en deux sur les couchettes supérieures, des fumeurs tenaient leurs pipes courtes, balançant leurs pieds, nus et bruns, au-dessus des têtes de ceux qui, en bas, vautrés sur les coffres, écoutaient avec des sourires de naïveté ou de mépris. Par-dessus les bords blancs des couchettes s’allongeaient des têtes aux yeux clignotants ; mais la ligne des corps se perdait dans l’obscurité de ces cavités pareilles aux niches étroites qu’on eut ménagées aux cercueils dans un ossuaire illuminé et blanchi à la chaux. Les voix bourdonnèrent plus haut. Archie, les lèvres serrées, se tasse, semble se retirer dans un plus étroit espace et continue de coudre, industrieux et muet. Belfast braillait comme un derviche en extase :

— … Alors, que je lui dis comme ça, les gars ; sauf respect, que je dis à ce second officier de ce vapeur, sauf respect. Le ministre devait être saoul le jour qu’il vous a fichu votre brevet !

— Qu’est-ce que tu dis, sacré… qu’il dit en me fonçant dessus comme un taureau fou… ; et moi qui lève mon pot à goudron et qui le lui chavire tout sur sa sacrée belle physionomie et son bel habit… Prends ça, que je dis. Je sais naviguer, pas moins, espèce de propre à rien, de lèche-pied, de nez partout, de sale épontille à passerelle ! C’est à moi que t’as affaire ! que je gueule… Il vous aurait fallu le voir sauter, les gars. Noyé, aveugle de goudron qu’il était ! Alors…

— Ne le croyez pas ! Il n’a jamais jeté de goudron. J’y étais, cria quelqu’un.

Les deux Norvégiens, côte à côte sur le même coffre, pareils et placides, ressemblaient à des perruches inséparables sur le même bâton, et ouvraient innocemment leurs yeux arrondis ; mais le Finlandais, dans l’explosion des cris et le roulement des rires, restait sans bouger, inerte et morne, comme un sourd aux reins flasques. Près de lui, Archie souriait à son aiguille. Un nouveau venu, large d’épaules, avec des yeux lents, s’adressa délibérément à Belfast, pendant une accalmie :

— Je me demande comment il en reste des officiers ici avec un gaillard comme toi à bord ! J’en conclus qu’ils ne sont plus si mauvais à présent si c’est toi qui les a dressés, fiston !

— Pas mauvais ! Pas mauvais ! hurle Belfast. Si on ne se sentait pas les coudes… Pas mauvais. Ils ne sont jamais mauvais quand on ne les laisse pas faire, Dieu damne leurs cœurs noirs…

Il écumait, faisant le moulinet avec ses bras, puis soudain sourit et tirant de sa poche une carotte de tabac noir, il en détacha une chique d’un coup de dent avec une affectation de férocité drôle. Un autre nouveau, des yeux fuyants, dans une figure jaune en lame de couteau, qui écoutait depuis un instant, la bouche ouverte, dans l’ombre du maître-caisson, observa d’une voix rêche :

— Ça ne fait rien, on rentre. Bons ou mauvais, je marche, et sur la tête, tant que je suis sûr que c’est le retour. Quant à mes droits, je les ferai respecter. Ils verront.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Seuls, le mousse et le chat ne firent pas attention. Il se tenait les poing sur les hanches, sorte de nabot à cils blancs. Il semblait avoir connu toutes les déchéances et toutes les furies. Il avait l’air d’avoir été giflé, roulé à coups de botte dans la fange, il semblait avoir essuyé des coups de griffe, des crachats, avoir été lapidé d’innommable ordure… et il souriait avec une mine de sécurité aux visages environnants. Le poids d’un melon bosselé rabattait ses oreilles. Les basques en loques de sa jaquette noire pendaient comme des franges sur ses mollets. Il défit les deux seuls boutons qui restaient et tout le monde vit qu’il ne portait pas de chemise dessous. Malechance caractéristique, ces lambeaux, auxquels nul n’eût songé à attribuer un propriétaire, prenaient sur lui la physionomie de hardes volées. Le cou long et maigre, les paupières rougies, du poil clairsemé aux joues, les épaules pointues et tombantes comme les ailes cassées d’un oiseau, son flanc gauche crépi de vase disait une nuit récente dans l’humidité d’un fossé. Après avoir sauvé sa fainéante carcasse de destruction violente en désertant d’un vaisseau américain à bord duquel, en un moment d’imprévoyance, il avait osé s’engager, ç’avait été une quinzaine à terre à battre le quartier indigène, à crever de faim, à coucher sur des tas d’immondices, à errer au soleil. Ce visiteur imprévu sortait des cauchemars. Il restait là, répugnant, à sourire dans le silence soudain tombé. Le gaillard d’avant tout blanc et frais lavé lui offrait un refuge ; sa paresse pourrait s’y vautrer et s’y nourrir, en maudissant le pain de sa bouche ; ce champ s’ouvrait à ses talents pour esquiver les tâches, pour tricher. Il trouverait là, sans faute, quelqu’un à duper et quelqu’un à brimer, et on le paierait pour tout cela.

Tous le connaissaient bien. C’était l’homme qui ne saurait pas gouverner, pas faire une épissure, qui bouderait à la besogne par les nuits noires ; qui, dans le gréement, se cramponnerait, frénétique, des deux bras et des deux jambes en jurant contre le vent, le grésil, l’ombre ; l’homme qui blasphème la mer tandis que les autres peinent. Le dernier dehors, le premier rentré à l’appel de : Tout le monde sur le pont. L’homme incapable de faire les trois quarts des choses et qui ne veut pas s’acquitter d’autres. Le chéri des philanthropes et des marins d’eau douce, ses pareils. Le sympathique et méritoire individu qui connaît tous ses droits, mais rien de l’endurance, du courage, de la confiance inexprimée ni du pacte de tacite bonne foi qui lie les membres d’un équipage. Le rejeton frondeur de la basse licence faubourienne, plein de dédain et de haine pour l’austère servitude de la mer.

Quelqu’un lui cria :

— Comment t’appelles-tu ?

— Donkin, répondit-il, effronté mais jovial.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda une autre voix.

— Ben, le matelot, comme toi, mon vieux.

Le ton visait à la cordialité, mais n’arrivait qu’à l’impudence.

— Du diable si on ne dirait pas plutôt un chauffeur dans la débine, ou dix fois pis ! commenta l’autre à mi-voix et d’un ton convaincu :

Charley leva la tête et d’un insolent galoubet déclara avec emphase :

— C’est un homme et c’est un marin.

Puis, s’essuyant le nez d’un revers de main, il se courba de nouveau industrieusement sur son bout de filin. Quelques-uns rirent. D’autres dévisagèrent l’intrus, ne sachant qu’en penser. Le loqueteux s’indigna :

— En voilà une manière de recevoir un copain dans un gaillard d’avant, jappa-t-il. Êtes-vous des hommes, ou un tas de cannibales sans cœur ?

— Ne vas pas ôter ta chemise pour un mot en l’air, camarade. Ça ne vaut pas une chiquenaude, héla Belfast en se dressant d’un bond devant lui, furieux, menaçant et amical tout ensemble.

— Est-il aveugle, cet autre, demanda l’indomptable fantoche, en regardant de droite et de gauche, d’un air de surprise feinte. Il ne voit donc pas que j’en ai plus de chemise ?

Il étendit les deux bras en croix et secoua les haillons qui recouvraient ses os d’un geste dramatique.

— Et pourquoi ? continua-t-il très haut. Les salauds de Yankees ont voulu me mettre les tripes au vent parce que je défendais nos droits comme un brave. Je suis Anglais, nom de D… Ils me sont tombés dessus et j’ai fichu Je camp. Vlà la raison. Vous n’avez jamais vu un homme dans la purée ? Hein ? Qu’est-ce que c’est qu’un sacré bateau comme ça ? Je suis fauché. J’ai rien. Pas de sac, pas de lit, pas de couverture, pas de chemise, pas une sacrée nippe autre que ce que je porte. Mais au moins j’ai pas cané devant ces salauds de Yankees. Y a personne ici qui aurait un grimpant pour un poteau à la manque ?

Il savait par quels moyens séduire l’instinct naïf de cette foule. Tout d’un coup, ils lui donnèrent leur compassion blagueuse, méprisante ou bourrue. Elle prit d’abord la forme d’une couverture jetée à sa tête, comme il se tenait là. La peau blanche de ses membres attestait son humanité fraternelle à travers la crasseuse fantaisie de ses loques. Puis une paire de vieux souliers vint rouler à ses pieds boueux. Un vieux pantalon roulé, lourd de taches de goudron, le frappa à l’épaule. Le souffle de leur bienveillance soulevait un flot de pitié sentimentale dans leurs cœurs indécis. Leur propre spontanéité à soulager la misère d’un des leurs les emplissait d’attendrissement. Des voix crièrent : « On t’équipera, vieux ! » Des murmures se croisèrent : « Jamais vu ça… Pauvre bougre… J’ai un vieux tricot ça peut-il te servir ?… Prends-le, mon matelot. »

Ces rumeurs amicales emplissaient le gaillard. L’objet de ces largesses, ramant de son pied nu, les rassemble en tas, tandis que son regard circulaire en mendiait davantage. Sans émotion, Archie ajouta consciencieusement au tas une vieille casquette à visière arrachée.

Le vieux Singleton, perdu dans les régions sereines de la fiction, continuait de lire et ne daignait rien voir. Charley, sans pitié à cause de la sagesse du jeune âge, pipa :

— Si tu veux des boutons dorés pour tes uniformes neufs, j’en ai deux.

L’infect tributaire de la charité universelle brandit son poing vers le mousse :

— Toi, j’aurai l’œil à ce que tu tiennes ce plancher propre, eh ! fayot ! dit-il hargneusement. As pas peur. Je t’apprendrai à être poli pour un gabier breveté, spèce d’ânon bâté.

Ses yeux brillaient méchamment, mais ayant vu Singleton fermer son livre, ses prunelles, pareilles à des grains luisants, se mirent à errer d’une couchette à l’autre.

— Prends celle-là, près de la porte, elle n’est pas mauvaise, suggéra Belfast.

L’interpellé rassembla les dons amoncelés à ses pieds, les pressa en ballot contre sa poitrine puis, après un coup d’œil à la dérobée vers le Finnois debout à côté de lui, le regard perdu dans le vague, comme s’il y suivait une de ces visions maléfiques qui hantent les hommes de sa race :

— Ôte-toi de là, tu me gênes, l’Alboche, dit la victime des brutalités yankees.

Le Finnois ne bougea pas, il n’avait pas entendu.

— Démarre, nom de D… brailla l’autre, en le bousculant du coude. Démarre, spèce d’idiot, de sourd-muet, gaga. Oust !

L’homme chancela, se remit et contempla le parleur sans ouvrir la bouche.

— Ces sacrés étrangers, ça demande à être mâté, opina l’aimable Donkin, pour l’instruction du gaillard d’avant. Si on ne les met à leur place, ils nous mangeront dans la main.

Il jeta le total de ses possessions terrestres dans l’alcôve vide, mesura d’un second coup d’œil aigu les risques de l’aventure, puis bondit vers le Finnois, qui restait immobile, pensif et morne.

— Je t’apprendrai à boucher la route, gueula-t-il. Je te vas pocher les yeux, sacrée tête carrée.

Les hommes, pour la plupart, occupaient maintenant les couchettes et le couple avait à lui seul le gaillard pour champ-clos. Donkin l’indigent dans ce nouveau personnage, la péripétie éveilla l’intérêt. Il dansait, dépenaillé, devant le Finnois ahuri, esquissant des attaques du poing dans la direction du lourd visage que nulle émotion n’altérait. Deux ou trois spectateurs encouragèrent le jeu d’un : « Vas-y, Whitechapel ! » en s’installant voluptueusement dans leurs lits pour suivre la lutte. D’autres crièrent : « Ta bouche !… Ferme ça !… » Le vacarme recommençait. Soudain, une succession de coups frappés au-dessus de leurs têtes avec un anspect résonna comme une petite canonnade dans tout le gaillard. Puis la voix du maître d’équipage s’éleva derrière la porte, une note de commandement dans son accent traînard :

— As-tu entendu ? vous autres en bas. Tout le monde derrière ! Tout le monde derrière pour faire l’appel !

Il y eut un moment de silence étonné. Puis le plancher du gaillard d’avant disparut sous des hommes sautés de leurs couchettes avec un flop ! de pieds nus. On repêcha des bonnets dans des plis de couvertures défaites. Quelques-uns, en bâillant, boutonnaient des vestes. Des pipes à moitié fumées se vidaient heurtées contre le boisage, avant de disparaître poussées sous des oreillers. Des voix grognèrent : « Qu’est-ce qu’il y a ? On peut pas dormir ?… » Donkin hargna : « Si c’est comme ça que ça se passe sur ce bateau-ci, faudra voir à y voir !… Laissez-moi faire… ça ne traînera pas… »

Personne ne faisait attention à lui. Ils sortaient par paquets de deux et trois pressés dans la porte, à la mode des matelots au commerce qui ne savent pas prendre une porte franchement, comme de simples terriens. L’apôtre des réformes suivit. Singleton, enfilant son paletot, passa le dernier, massif et paternel, portant haut sa tête de sage battu des orages sur un corps de vieil athlète.

Charley seul resta dans la blancheur crue de la pièce vide, assis entre les deux rangs des mailles de fer dont la suite se perdait dans l’ombre étroite de l’avant. Il tirait violemment sur les torons du filin, en un effort suprême pour finir son nœud commencé. Tout à coup, il se leva d’un élan, jeta le câble au nez du chat et fila derrière le matou noir qui franchissait à petits sauts les stoppeurs de chaîne, la queue toute droite, en l’air, comme une hampe.

Les marins passèrent de la lumière brutale et de la chaude buée qui noyait le gaillard d’avant à la sérénité d’une nuit pure. Son souffle apaisant les enveloppa, tiède haleine qui s’écoulait sous les étoiles innombrablement suspendues plus haut que la pomme des mâts comme un nuage fin de lumineuse poussière. Dans la direction de la ville, la noirceur de l’eau se rayait de traînées de feu doucement ondulantes au gré des rides de la surface, semblables à des filaments qui flotteraient enracinés au rivage. Des rangs d’autres lumières s’enfonçaient dans les lointains, comme en parade, dans l’intervalle d’édifices vertigineux, mais de l’autre côté du golfe, de sombres collines arquaient haut leurs vertèbres noires où, çà et là, la filée d’une étoile paraissait une étincelle tombant du firmament. Au loin, vers Bycullah, les lampes électriques aux portes des docks balançaient au sommet de supports grêles leur éclat aveuglant et frigide, comme des spectres captifs de lunes malfaisantes. Épars sur tout le jais luisant de la rade, les vaisseaux à l’ancre flottaient parfaitement immobiles sous la faible lueur de leurs feux, masses opaques surgies comme d’étranges et monumentales structures abandonnées par les hommes à un repos éternel.

Devant la chambre du capitaine, M. Baker faisait l’appel. À mesure que les hommes, à pas butants et incertains, arrivaient à hauteur du grand mât, ils percevaient sur l’arrière son visage large et rond, et, contre son épaule, la tête ensommeillée, aux paupières lourdes, du mousse qui tenait, au bout de son bras levé, le globe lumineux d’un falot. Le bruit mou des pieds nus sur les planches n’avait pas cessé que le second commençait l’appel des noms. Il articulait distinctement, d’un ton sérieux, comme il seyait à ce rôle qui sommait des hommes vers l’inquiète solitude, la lutte obscure et sans gloire, ou vers l’endurance plus pénible encore des petites privations et des fastidieux devoirs. À chaque nom prononcé, un homme répondait : « Oui, lieutenant ! » ou « Présent ! », et se détachant du groupe indistinct des têtes qui trouaient l’ombre des parois de tribord, s’avançait pieds nus dans le cercle de clarté, puis en deux pas muets rentrait dans les ténèbres où le gaillard d’arrière disparaissait à bâbord. Ils répondaient sur des tons différents : marmonnements pâteux, voix franches qui sonnaient clair ; et certains, comme si tout cela eût fait injure à leur dignité, prenaient une intonation blessée : car la discipline, à bord des navires de commerce, n’est guère cérémonieuse, ni très fort le sens de la hiérarchie, là où tous se sentent égaux devant l’immensité indifférente de la mer et l’exigence sans trêve de ses labeurs.

M. Baker lisait posément : « Hanssen, Campbell, Smith, Wamibo. Eh bien ! Wamibo, pourquoi ne répondez-vous pas ? Il faut toujours l’appeler deux fois, m

Le Finnois poussa enfin un grognement inarticulé et, se portant en avant, traversa la zone de lumière, étrange, maigre et long, avec son visage de dormeur éveillé. Le second continua plus vite : Craik, Singleton, Donkin… « Bon Dieu ! » laissa-t-il échapper devant l’invraisemblable et calamiteuse apparition que lui révélait la lumière. Cela s’arrêta, découvrit les gencives pâles et les longues dents d’une mâchoire supérieure en un sourire malveillant : « Y a-t-il quelque chose qui ne va pas, monsieur le lieutenant ? » entendit-on. Une pointe d’insolence relevait la simplicité voulue du ton. Des deux côtés du pont coururent des rires étouffés. « Suffit. Rentrez dans le rang », grogna M. Baker en attachant sur le nouvel auxiliaire le regard clair de ses yeux bleus. Et Donkin s’éclipsait soudain, rentrait parmi la troupe noire des hommes rassemblés pour y recevoir des claques amicales dans le dos et s’entendre décerner des flatteries à voix basse. Autour de lui on se murmurait : « Il n’a pas peur… Il leur en fera voir, je ne vous dis que ça… Ça valait Guignol… As-tu vu le lieutenant s’il était épaté ?… Ben ! Dieu me damne si jamais… »

Le dernier homme avait répondu, et il y eut un moment de silence où le second scrutait sa liste : « Seize, dix-sept, marmottait-il. Il me manque un homme, maître, dit-il tout haut. »

Le grand gars d’Ouest qui se tenait à son coude, bruni et barbu comme un Espagnol, dit d’une voix de basse profonde : « Il ne reste personne à l’avant, lieutenant. J’ai regardé partout. Il n’est pas à bord, mais possible qu’il s’amène avant le jour. — Ça se peut ou ça ne se peut pas, commenta le second, pas moyen de lire ce dernier nom. Il y a une tache… Ça fera le compte, vous autres. En bas. »

Le groupe indistinct, jusque-là immobile, s’ébranla, se délit, se dirigea vers l’avant.

— Wait ! cria une voix pleine et retentissante.

Tous s’arrêtèrent. M. Baker, qui s’était détourné pour cacher un bâillement, fit demi-tour, la bouche ouverte. Puis, furieux, il éclata :

— Qu’est-ce que c’est ? Qui a dit Wait[1] ? Quel…

Mais il aperçut une haute silhouette debout sur la lisse. Elle en descendit et se fraya une route à travers l’équipage. Des pas lourds marchèrent vers le fanal du gaillard d’arrière. De nouveau, la voix sonore répéta avec insistance : Wait ! La lampe éclaira l’individu. Il était de haute taille. La tête se perdait dans l’ombre que jetaient les embarcations de sauvetage, perchées sur leurs rouleaux au-dessus du pont. Les blancheurs de ses dents et de ses yeux luisaient distinctement, mais la figure était indiscernable. Les mains, grandes, paraissaient gantées.

M. Baker s’avança intrépidement.

— Qui êtes-vous ? Comment osez-vous ? commença-t-il.

Le mousse, stupéfait comme les autres, éleva le fanal jusqu’à la figure de l’homme. Elle était noire. Une rumeur étonnée, où sonnait comme l’écho affaibli de ces mois étouffés : « Un nègre », courut le long du pont et se perdit dans la nuit du large. Le nègre ne parut pas entendre. Il se balançait sur place d’une oscillation régulière. Après un moment, il dit avec calme :

— Je m’appelle Wait, James Wait.

— Oh ! dit M. Baker.

Puis, après quelques secondes d’un silence où couvait l’orage, il éclata :

— Ah ! vous vous appelez Wait. Et puis après ? Qu’est-ce qu’il vous faut ? Qu’est-ce qui vous prend d’arriver en gueulant comme ça ?

Le nègre était calme, froid, dominateur, superbe. Les hommes rapprochés se tenaient derrière lui en masse compacte. Il dépassait le plus grand d’une demi-tête. Il dit :

— Je suis du navire.

Il prononçait clairement, avec une précision douce. Les accents profonds et réverbérés de sa voix emplissaient le pont sans effort. Il était naturellement dédaigneux, condescendant, sans pose, en homme qui, du haut de ses six pieds trois pouces, avait mesuré l’immensité de l’humaine folie et pris le parti de lui être indulgent. Il continua :

— Le capitaine m’a embarqué ce matin. Je n’ai pas pu venir à bord plus tôt. J’ai vu tout le monde derrière comme je montais l’échelle et j’ai compris tout de suite qu’on faisait l’appel. J’ai dit mon nom, naturellement. Je pensais que vous l’aviez sur la liste et que vous comprendriez. Vous vous êtes mépris.

Il s’arrêta court. La démence de ces hommes qui l’entouraient était confondue. Il avait raison, comme toujours, et comme toujours, restait prêt à pardonner l’offense. L’expression de son mépris avait cessé et, soufflant, il demeurait immobile parmi tous ces hommes blancs. Il levait haut la tête dans la lueur du fanal, une tête vigoureusement modelée en méplats d’ombre et lumineux reliefs, une tête puissante et difforme au visage camard et tourmenté, pathétique et brutal : le masque tragique, mystérieux et répulsif de l’âme nègre.

M. Baker recouvra son sang-froid, interrogea le papier de tout près :

— Ah ! oui. Parfaitement. C’est bon, Wait. Portez votre sac sur l’avant.

Soudain, les yeux du noir roulèrent excessivement, chavirèrent, devinrent tout blancs. Il porta la main à son flanc et toussa deux fois, d’une toux métallique, creuse et formidablement sonore. Cela résonna comme deux explosions dans une crypte, le dôme du ciel en retentit et les ferrures des parois du navire parurent vibrer à l’unisson, puis il se mit en marche vers l’avant avec les autres. Les officiers, attardés près de la porte du carré, purent l’entendre dire :

— N’y a pas quelqu’un pour me donner un coup de main ? J’ai un coffre et un sac.

Ces mots d’intonation égale et sonore portèrent sur toute l’étendue du navire. Le ton de la question bannissait toute velléité de refus. Le traînement de pas pressés et courts d’hommes soulevant un fardeau s’éloigna vers l’avant, mais la haute taille du nègre demeura près du grand panneau entouré d’auditeurs plus petits. On l’entendit de nouveau demander :

— Votre cuisinier est-il un gentleman de couleur ?

Puis un « Ah ! H’m ! » déçu et désapprobateur accueillant l’information que le cuisinier ne se trouvait être qu’un vulgaire blanc. Pourtant, comme ils descendaient tous ensemble vers le gaillard d’avant, il daigna passer la tête par la porte de la cuisine et claironner un magnifique : « Bonsoir, docteur ! » qui fit vibrer les casseroles. Dans la demi-obscurité, le cuisinier somnolait sur le coffre à charbon. Il sauta en l’air comme cinglé par un fouet et bondit sur le pont sans y voir autre chose que des dos qui s’en allaient, secoués par des rires. Plus tard, lorsqu’on le mettait sur le chapitre de ce voyage, il avait coutume de dire : « Le pauvre diable m’avait fait peur. J’ai cru voir Satan en personne. » Voilà sept ans que le cuisinier naviguait sur le même bord avec le même capitaine. C’était un homme à tournure d’esprit sérieuse, pourvu d’une femme et de trois enfants. Il jouissait de leur société un mois sur douze en moyenne. En ces occasions, il menait sa famille à l’église deux fois chaque dimanche. À la mer, il s’endormait tous les soirs, sa lampe brûlant claire, sa pipe aux dents et sa Bible ouverte à la main. Il fallait qu’on allât, pendant la nuit, éteindre la lumière et lui retirer le livre des mains et la pipe de la bouche.

— Car, se plaignait Belfast agacé, un soir, bête de vieux coq, tu avaleras ta bouffarde et nous n’aurons plus de cuisinier.

— Ah ! fils, je suis prêt à répondre à mon Créateur comme je voudrais que vous le soyez tous, répondait l’autre avec une mansuétude sereine à la fois imbécile et touchante.

Belfast à la porte de la cuisine gigotait d’énervement :

— Saint idiot, va. J’ai pas envie que tu meures, hurlait-il en levant un visage furieux, des lèvres tordues, des yeux tendres. Y a pas de presse. Sacré vieil hérétique à tête de bois, le diable t’aura assez tôt. Mais pense à nous…, à nous…, à nous !

Et il s’en allait piaffant, en lançant un jet de salive, dégoûté, crispé ; tandis que l’autre franchissait le seuil une poêle à la main, noir, fumant, placide, pour suivre d’un sourire supérieur, plein de pieuse fatuité, le dos de son « drôle de petit corps » tout frémissant de colère. C’étaient de grands amis.

M. Baker, nonchalamment appuyé sur le panneau d’arrière, reniflait l’humidité de la nuit en compagnie du lieutenant.

— De beaux grands gars, ces nègres des Antilles, il y en a… Aouh ! N’est-ce pas ? Un beau grand gars celui-là, monsieur Creighton. On le sentirait au bout d’une amarre. Hein ? Aouh ! Je le prendrai dans ma bordée. Probable.

Le second lieutenant, jeune homme blond, d’allure distinguée, pourvu d’un visage énergique et d’un physique superbe, observa tranquillement que c’est bien à quoi il s’attendait. Son ton laissait percer une pointe d’amertume que M. Baker, brave homme, prit à cœur de raisonner,

— Voyons, voyons, jeune homme, dit-il, comme en grognant à chaque mot. Voyons, il ne faut pas être trop gourmand. Vous avez eu ce grand Finnois dans votre bordée tout l’autre voyage. Il faut être juste. Je vous laisse ces deux jeunes Scandinaves et moi… Aouh !… je prends le nègre et aussi… Aouh !… ce marchand de mouron crâneur à redingue noire. Faudra qu’il… Aouh !… marche droit ou mon… Aouh !… nom n’est pas Baker. Aouh ! aouh ! aouh !

Il grogna trois fois de suite, férocement. C’était un tic à lui cette habitude de grogner entre ses mots et à la fin des phrases. Un beau grognement appuyé, décisif, qui allait bien avec l’accent de menace dont il articulait les syllabes, avec son torse lourd au cou de bœuf, sa dégaine saccadée et roulante ; avec sa large face couturée, ses yeux droit posés et sa bouche sardonique. Mais dès longtemps ce tic avait perdu son effet sur l’équipage.

On aimait le second ; Belfast, qu’il affectionnait et qui le savait, l’imitait derrière son dos et s’en cachait à peine. Charley, mais plus prudemment, parodiait sa démarche. Certaines de ses phrases avaient pris rang de dictons établis et quotidiens sur le gaillard d’avant. Comble de popularité ! De plus tous s’accordaient à convenir qu’à l’occasion le second pouvait « river son clou à un type », en vrai style de mer de Far-West.

À présent il donnait ses derniers ordres :

— Aouh !… Toi, Knowles !… Tout le monde sur le pont à quatre heures. Je veux… Aouh !… virer à pic avant l’arrivée du remorqueur. Ouvrez l’œil pour le capitaine. Je me couche tout habillé… Aouh !… Appelez-moi quand vous verrez le bateau. Aouh ! Aouh !… La patron aura pour sûr quelque chose à dire quand il viendra à bord, observa-t-il à Creighton. Allons, bonsoir… Aouh ! La journée sera longue demain… Aouh !… Mieux vaut se coucher tôt. Aouh ! aouh !

Une bande de lumière raya d’un éclair la noirceur du pont, refermée, une porte claqua et M. Baker disparut dans sa cabine bien rangée. Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y voyait la perspective d’un chemin creux paysan, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille en robe claire souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.

À l’autre bout du navire, le gaillard d’avant où ne brûlait plus qu’une lampe s’endormait dans un vide terne traversé de souffles sonores, de soupirs brusques vite étouffés.

La double rangée de couchettes bâillaient, toutes noires, comme des tombes habitées par des morts inquiets. Çà et là un rideau demi tiré de cretonne aux fleurs criardes marquait la place d’un sybarite. Une jambe pendait d’un lit, très blanche et inanimée. Un bras tendait au plafond une paume noire où se recourbaient à demi de gros doigts. Deux légers ronflements dialoguant en contre-temps baroque. Singleton, le torse encore nu — le vieillard souffrait fort d’éruptions de chaleur — se tenait le dos au frais dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine historiée. Sa tête touchait les poutres du pont supérieur. Le nègre à demi dévêtu était occupé à défaire l’amarrage de son coffre et à étendre sa literie sur une couchette haute. En chaussettes, il promenait sans bruit sa haute taille, une paire de bretelles lui battant aux talons. Parmi les ombres des épontilles et du beaupré, Donkin mâchait un quignon de biscuit dur, assis à même le pont, les orteils en l’air, les yeux mobiles ; il tenait le biscuit à pleine poignée devant sa bouche et y mordait à mâchoires rageuses. Des miettes tombaient entre ses jambes écartées. Puis il se leva.

— Où est l’eau ? demanda-t-il d’une voix contenue.

Singleton, sans parler, fit un geste de sa forte main où charbonnait une pipe courte. Donkin se pencha sur la baille, but au gobelet d’étain, éclaboussant d’eau les planches, se retourna et aperçut le nègre qui le regardait par-dessus l’épaule, calme, de très haut. L’autre se rapprocha de côté.

— En v’là un sacré souper, siffla-t-il avec amertume. Mon chien n’en voudrait pas. C’est assez bon pour nous. Du propre un gaillard d’avant pareil pour un grand navire… Pas un fichu morceau de bidoche dans les gamelots. J’ai visité tous les caissons.

Le nègre le dévisagea de l’œil d’un homme auquel on adresse la parole à l’improviste en un idiome étranger. Donkin changea de ton.

— Passe-moi une carotte de tabac, camarade, fit-il confidentiellement. Il y a un mois que je n’ai fumé ni chiqué. Ça me fait besoin à en devenir fou. Un bon mouvement, vieux !

— Vous êtes familier, dit le nègre. Je n’aime pas ça.

Donkin tressauta et se laissa tomber assis, de surprise, sur un coffre voisin.

— Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, continua James Wait, en retenant son baryton bien timbré. Le voilà votre tabac.

Puis, après une pause, il demanda :

— Quel bord ?

Golden State, bafouilla Donkin en mordant à même au tabac.

Le nègre siffla doucement.

— Déserté ? dit-il courtement.

Donkin fit signe que oui, la joue bombant.

— Oui, en route, mâchonna-t-il. Ils avaient tué à coups de botte un gars de Dago ce passage-ci, mon tour aurait suivi. Je me suis tiré ici.

— T’as laissé ton gréement à la traîne ?

— Gréement et sous, répondit Donkin en élevant la voix. J’ai rien. Pas d’habits, pas de matelas. Ya un petit bancal d’irlandais là-bas qui m’a passé ma couverture. Paraît qu’il faudra faire mon lit dans le petit foc ce soir.

Il sortit traînant derrière lui la couverture par un coin. Singleton, sans un regard, s’écarta légèrement pour le laisser passer. Le nègre serra ses hardes de terrien et en tenue propre de travail s’assit sur son coffre, un bras allongé par-dessus ses genoux. Après avoir dévisagé Singleton quelque temps, il demanda sans emphase :

— Quelle sorte de bateau ici. Pas mauvais ? Hein ?

Singleton ne bougea pas. Longtemps après il dit, le visage immobile.

— Quel bateau ? Les bateaux sont tous bons. Mais c’est les hommes !

Il continua de fumer en un profond silence. La sagesse d’un demi-siècle passé à écouter le tonnerre des vagues avait inconsciemment parlé par ses vieilles lèvres. Le chat ronronnait sur le cabestan. Alors James Wait eut une quinte de toux raclante et rugissante, qui le secoua, le ballotta comme un ouragan et le jeta haletant, les yeux hors de la tête de tout son long sur son coffre. Plusieurs hommes se réveillèrent. L’un d’une voix endormie cria de sa couchette : « Zut ! En v’là un potin ! » — « Je suis enrhumé », souffla Wait. — « Enrhumé que tu dis, grommela l’homme, je parierais pour plus que ça… » « Ça vous plaît à dire », répondit le nègre soudain dressé, sa hauteur et son dédain reparus. Il grimpa à son poste de couchage et recommença de tousser avec persistance, tandis qu’il allongeait le cou pour surveiller d’un œil sévère le gaillard d’avant. Nulle protestation ne s’éleva plus. Il retomba sur l’oreiller et on put entendre le sifflement rythmé de son haleine pareille à celle d’un homme oppressé dans son sommeil.

Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, dos aux ténèbres. Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il apparaissait plus grand, colossal, très vieux ; vieux comme le Temps, père des choses, lui-même, venu là dans ce lieu plus muet qu’un sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil consolateur. Ce n’était pourtant qu’un fils du Temps, relique solitaire d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait là, vigoureux encore, sans pensée comme toujours ; toujours prêt, entre son vaste passé vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de comprendre son silence avaient disparu, les hommes qui avaient su le secret d’exister par delà la vie et devant la face de l’éternité. Ils avaient été forts, de la force de ceux qui ne connaissent ni le doute, ni l’espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des personnes bien intentionnées avaient tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur pain, ne se mettant à la tâche que par crainte pour leurs peaux. En vérité c’avait été des familiers du labeur, de la privation, de la violence et de la débauche, mais qui ne connaissaient pas la crainte et n’entretenaient point de haine dans leurs cœurs. Durs à conduire mais faciles à entraîner ; muets toujours, mais assez mâles pour mépriser en leur âme les sensibleries bavardes qui déploraient la dureté de leur sort. Sort unique, et le leur ; la force de le subir leur paraissait privilège d’élus ! Leur génération aurait vécu sans s’être plainte ou ménagée, sans avoir connu la douceur des affections ni le refuge d’un foyer, et serait morte, libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. C’étaient les enfants toujours jeunes de la mer mystérieuse. Leurs successeurs ne sont que les enfants grandis d’une terre mécontente. Moins méchants, mais moins naïfs ; moins profanes de langue mais moins croyants peut-être de cœur s’ils avaient appris à parler, ils avaient appris de même à geindre. Mais les autres, les forts, les silencieux, modestes, courbés et solides, avaient ressemblé aux cariatides de pierre qui élèvent dans la nuit les salles resplendissantes d’un édifice glorieux. Ils sont loin à présent, et cela ne fait rien, il n’importe. La mer comme la terre sont infidèles à leurs fils. Une vérité, une foi, une génération d’hommes passe, on l’oublie, et cela ne fait rien ! Excepté peut-être au petit nombre de ceux qui crurent à cette vérité, confessèrent cette foi ou chérirent ces hommes.

Une brise se levait. Le navire, jusque-là dans le sens de la marée, oscilla sous une risée plus forte, et soudain le balant de la chaîne entre le guindeau et le manchon d’écubier tinta, glissa d’un pouce et se souleva doucement du pont, suggérant d’une manière saisissante l’idée d’une vie insoupçonnée cachée dans les molécules du fer. Dans l’écubier, les chaînons grinçants faisaient à travers le navire le gémissement sourd d’un homme soufflant sous son fardeau. La tension se prolongea jusqu’au guindeau, la chaîne se raidit comme une corde, vibra, et le manche du frein d’arrêt bougea en secousses brèves. Singleton s’avança.

Jusque-là, il était demeuré méditatif et sans pensée, plein de calme et vide d’espoir, face austère et unie, enfant de soixante ans, fils de la mer mystérieuse. Six mots auraient exprimé toutes ses pensées depuis le berceau, mais le mouvement de ces choses, qui formaient part aussi intime de son être que son cœur battant, fit passer un éclair d’alerte intelligence sur la sévérité de ses traits âgés. La flamme de la lampe bougeait et le vieillard, fronçant la broussaille de ses sourcils, se penchait sur le frein, vigilant et immobile dans la folle sarabande des dansantes ombres. Alors, le navire obéissant à l’appel de son ancre, courut dessus légèrement, la chaîne mollit. Soulagée, elle fléchit et après un balancement imperceptible tomba d’un choc sonore sur les planches de bois dur. Singleton saisit le bras haut du levier et, d’une violente jetée de corps en avant, obtint un demi-tour de plus du frein de serrage. Il se remit, respira à poumons larges et resta quelque temps à fixer d’un œil irrité le puissant et compact attirail vautré sur le pont à ses pieds, comme un monstre paisible, prodigieux et dompté.

— Sacrré…, tiens bon ! lui grogna-t-il en maître dans l’inculte broussaille de sa barbe blanche.



  1. En anglais : Attendez.


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