Le Néron de M. Boïto

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Le Néron de M. Boïto
Revue des Deux Mondes5e période, tome 4 (p. 219-228).
LE NÉRON DE M. BOÏTO[1]

Dans la riche galerie des écrivains et des artistes de l’Italie nouvelle, M. Arrigo Boïto occupe une place à part : sa biographie ne ressemble à aucune de celles des contemporains. Il est apparu, voilà près d’un quart de siècle, avec un Méphistophélès dont il avait écrit le livret et la partition : le livret est une œuvre de talent, et surtout de rare intelligence ; je crois que les connaisseurs apprécient la partition. L’ensemble fit son tour du monde avec succès. On crut à l’aurore d’un Wagner milanais, qui vaudrait les triomphes de Bayreuth à l’opéra un peu négligé des Italiens ; d’autant plus que le jeune maître annonçait un Néron, qui devait assurer sa gloire naissante. On l’attendit. Il ne vint pas. Que faisait donc M. Boïto ? Il n’écrivait plus que des livrets d’opéra, que d’autres mettaient en musique. Du rang d’un Wagner, auquel il pouvait prétendre, il retombait presque à celui d’un Métastase. Il s’effaçait modestement dans l’ombre de Verdi. Comment expliquer une telle renonciation ? L’auteur de Méphistophélès, méfiant de ses forces, abdiquait-il en faveur de celui du Trouvère, auquel il se contentait d’apporter une collaboration singulièrement précieuse, sinon très éclatante ? La part presque anonyme qui lui revenait dans des œuvres acclamées suffisait-elle à sa passion d’art, dégagée de toute égoïste ambition, sublimée en quelque sorte par le sacrifice qu’elle faisait ainsi d’elle-même ? Ou bien, tout en donnant à Verdi son Othello et son Falstaff, à Ponchielli sa Gioconda, mûrissait-il avec lenteur, sans en brusquer l’éclosion, une de ces œuvres suprêmes en lesquelles des artistes épris de perfection, patiens et difficiles, parviennent à condenser l’essence de leur génie. — fleurs merveilleuses où s’absorbe la vie entière de la plante créatrice ? Je ne sais ; mais quels que soient les motifs qui aient retardé si longtemps le Néron annoncé, ils ne peuvent tenir qu’aux qualités hautes et rares de l’esprit, du talent et du caractère de M. Arrigo Boïto ; et leur nature, en tout cas exceptionnelle, explique l’impatience avec laquelle ses compatriotes attendaient l’œuvre promise, comme aussi le grand accueil qu’ils viennent de lui faire. Encore ne l’avons-nous pas complète : on ne nous en livre — en un très beau volume qui fait honneur à la maison Trêves — que le texte, et l’auteur prend soin de nous en avertir, un texte « qui n’est pas en tout point conforme à celui destiné à la représentation scénique. » Néron sera une tragédie lyrique. Pour le moment, comme la partition manque encore, il n’est qu’une tragédie. Comme tel, cependant, il s’impose déjà : on affirme que les exemplaires s’enlèvent avec une rapidité probablement unique dans les annales de la librairie dramatico-musicale. La simple lecture suffit à convaincre qu’on se trouve devant une œuvre de conception très personnelle et d’exécution très savante — dont la perfection et surtout les « dessous » font un peu penser au travail formidable de la Tentation de saint Antoine. Mais il est bien certain qu’elle est calculée pour un spectacle fastueux, que la musique, les décors, la mise en scène en doivent compléter le sens, et que, noir sur blanc, elle ne peut produire tout son effet, comme une tragédie de Racine ou d’Alfieri. Aussi ne chercherons-nous qu’à en dégager le sens littéraire et, si l’on peut dire, la « nouveauté » poétique.


J’emploie exprès ce mot de « nouveauté », qui étonnera, puisqu’il s’agit de Néron, c’est-à-dire d’un personnage repris tant de fois, par tant d’historiens, d’archéologues, de romanciers, de dramaturges et de poètes. Mais, justement, le grand mérite de M. Boïto, c’est d’avoir trouvé, pour fil conducteur de sa pièce, un « motif » presque inédit, que l’histoire indique, que la littérature a plutôt dédaigné. Jusqu’à présent, en effet, le Néron qu’on nous a presque toujours montré, le Néron traditionnel et cliché, n’est guère qu’un esthète ravagé par la folie de l’art, poussé à la cruauté par une déviation monstrueuse (mais dont il existe des exemples) du sens du beau. Ainsi l’a compris Renan qui, lorsqu’il cherche le point central de cette nature en apparence si complexe, aboutit à cette définition sommaire : « Néron est avant tout une perversion littéraire[2]. » — Ainsi le comprit également un poète italien peu connu en dehors de son pays où il eut son heure de popularité, Pietro Cossa[3] : bien qu’il fût épris de la Rome antique et qu’il eût l’âme païenne, il n’a ajouté aucune retouche heureuse au portrait de Suétone, qu’il a plutôt affaibli. — Ainsi vient encore de le peindre M. Sienkiewicz, dans ce Quo vadis? que tout le monde a voulu lire. — M. Boito — comment le louer assez de cet acte d’indépendance ? — a dédaigné d’insister surtout, une fois de plus, sur le snob sanguinaire qui a séduit tant d’honnêtes poètes, sans doute parce qu’il les tirait de leurs bourgeoises habitudes, évoquait des mirages de sang devant leurs yeux paisibles et faisait étinceler, dans leurs âmes un peu ternes, la splendeur de l’horrible : car chacun se pervertit comme il peut. Il a, au contraire, cherché et dégagé dans le monstre un trait humain, qu’on trouvera d’ailleurs, à l’état d’indication assez précise, dans les chapitres 34 et 36 de la Vie de Suétone, et, plus faible, dans le IIe chapitre du quatorzième livre des Annales de Tacite. Suétone, en effet, raconte que Néron ne se délivra jamais des remords que lui laissa le meurtre de sa mère ; qu’il se plaignait d’être poursuivi par les Furies, et tâcha vainement de les apaiser ; que, vers la fin de sa vie, de sinistres apparitions le harcelaient souvent ; qu’il lui arriva de s’arrêter en déclamant, dans un morceau qui lui rappelait ses forfaits. Ce sont ces passages, qu’en les rapprochant de passages correspondans de Dion Cassius, Renan interprète en ces termes :


Ce qu’il y avait de plus horrible était de le voir, par manière de déclamation, jouer avec ses remords, en faire des matières de vers. De cet air mélodramatique qui n’appartenait qu’à lui, il se disait tourmenté par les Furies, citait des vers grecs sur les parricides[4]


Et plus loin :


Par momens, le souvenir de ses victimes lui revenait, mais n’aboutissait qu’à des figures de rhétorique, jamais à un acte moral de repentir[5].


À l’inverse de Renan, M. Boïto admet, je ne dirai pas la sincérité, mais au moins la réalité des remords de Néron, qui deviennent le thème principal de son œuvre. — Œuvre très difficile à raconter, en raison même du mélange que j’ai signalé des élémens de la tragédie à ceux de l’opéra ; et, aussi, parce que les personnages du drame, excepté le protagoniste, ont presque tous une valeur symbolique. Nous n’avons pas sous les yeux une action régulière, qui se développe selon les lois habituelles du drame historique, mais un tableau saisissant et coloré du monde néronien, tracé par un poète qui s’est une fois inspiré du second Faust, et qui en a conservé le goût des figures irréelles, dont le sens profond demeure enveloppé de mystères. Il a voulu, d’abord, représenter le paganisme à l’agonie, souillé de superstitions grossières empruntées aux cultes de l’Orient, et de basses ambitions, de honteuses tricheries. De là, l’intervention de Simon le Magicien, sur qui compte Néron pour apaiser les mânes d’Agrippine, dont il vient en cachette, au premier acte, ensevelir les cendres[6]. Ce sombre personnage ne songe qu’à conquérir la richesse et la puissance en s’emparant de l’esprit de César, dont ses ruses exploitent les terreurs. Mais il est mal secondé : ses prêtres sont des grotesques, qui s’enivrent avec le vin des sacrifices ; sa complice, — une sorcière, charmeuse de serpens, qui doit apparaître aux yeux de Néron, tantôt comme une Erinnye, tantôt comme la mystérieuse déesse Astérie, — s’est éprise de lui. Voici qu’il vient l’adorer, dans un temple truqué tout exprès pour la scène préparée. D’abord, c’est une prière, — la prière de l’âme éperdue, qu’affolent les Furies :


Je t’adore. Je baise
Ton autel, pâle déesse tremblante,
Protectrice des morts ! Un jour, en Tauride,
Tu as promis la paix à un matricide ;
J’implore la même grâce ; comme Oreste,
Je n’ai pas tué sans motif ma mère.
Délivre-moi de son spectre…


Mais, pendant même qu’il implore le pardon de son crime, l’idée d’un autre crime s’éveille en lui. La tragique déesse l’épouvante et l’attire, et la terreur est un singulier piment au désir. Peu à peu, sa prière change de ton, devient une invocation d’amour farouche :


Ah ! descends ! descends
Sur le rêveur des prodigieux hymens !
Comme tombe une étoile détachée du ciel,
Descends vers moi, Séléné, Hécate, Astérie,
Errant Eon lunaire ! Magique déesse
Aux mille noms, descends ! et chacun de ces noms
Sera un nom d’amour !…

Ne connaît-il pas déjà la saveur du sacrilège, — puisqu’il a violé la vestale Rubria au pied des autels ? Il en veut accomplir un plus prodigieux, il rêve de revenir à ce temps primitif où s’unissaient les hommes et les déesses. Les exploiteurs qui l’observent, s’inquiètent ; les prêtres cachés dans les ventres des idoles l’appellent ; ce cri menaçant, qui le terrorise : « Néron — Oreste, » vibre dans le sanctuaire. Éperdu, il recommence à implorer la déesse, et la mortelle s’incline vers lui. Le faux oracle lui crie de s’enfuir ; Astérie murmure des mots d’amour. Et quand ses lèvres rencontrent les lèvres du sacrilège, le mensonge s’écroule, la supercherie éclate :

— Malheur à toi, tu es femme !

Furieux, il lance une torche allumée dans la bouche de l’idole, qui hurle de douleur, appelle sa garde, veut qu’Astérie périsse dans la fosse aux vipères et que Simon vole, comme Icare, à travers les airs.

En opposition à Simon, à ses prêtres, à sa sorcière, Phanuel et Rubria représentent la pureté du christianisme croissant, imprégné des hautes leçons du Fils de l’Homme, prêt à réparer par ses martyres les avaries de la conscience dégénérée. De même qu’Astérie, la magicienne, s’est éprise du monstre courroucé, la vestale violentée s’est éprise en silence de celui qui l’a convertie : et leur idylle, tendre et pure comme un fragment de la Vita nuova, remplit un acte d’une suavité délicieuse. Nous sortons du temple de Simon, où tout est supercherie et mensonge : nous voici dans un jardin paisible, où la secte nouvelle, qui n’est point encore poursuivie, célèbre son culte grave et beau. La voix de Phanuel répète les bonnes paroles du Christ ; ses compagnons chantent de pieux cantiques dont la grâce fervente tantôt répète les très anciennes litanies, tantôt rappelle cette poésie irrésistiblement douce qui s’épanouit en Ombrie, sous les pas de saint François d’Assise et de ses premiers disciples, avec les petits chardons bleus du Soubase. Sans doute, le sentiment n’a pas la même vérité ; comme la plupart de ceux qui inspirent aujourd’hui les plus sincères de nos poètes, il recèle une part d’artifice, il n’est pas spontané, mais préparé, arrangé, mélangé d’élémens très complexes. Rubria, par exemple, chante un cantique délicieux, saisissante adaptation de la parabole des Vierges sages et des vierges folles : il ne sort pas, tout de même, de la source abondante et féconde d’où jaillit le Cantique des Créatures. Hélas ! les chrétiens évoqués dans ce beau décor ne peuvent être que des chrétiens d’opéra, — et nous le savions à l’avance. Du moins, l’illusion est aussi complète que possible, — et peut-on demander davantage aux poètes dont le bâton magique essaye de ressusciter les siècles éteints ? C’est là le danger de vouloir des reconstitutions historiques qui ne sont pas de l’histoire, quelque consciencieuses d’ailleurs et fouillées qu’elles puissent être. Nous savons qu’elles ne se rapprochent pas beaucoup plus de l’exacte vérité, que l’acteur grimé qui représente un héros ne se confond avec ce héros ; et chaque fois que nous pensons à cette inévitable condition de leur existence, notre illusion s’évanouit et notre impression s’atténue. L’art du poète, c’est de nous empêcher le plus possible d’y penser, c’est de nous entraîner et de nous ravir par ses fantasmagories jusqu’à nous faire oublier leur caractère d’apparences. Or, dans son troisième acte, M. Boïto me semble triompher de cette difficulté, par le seul charme de ses vers et par l’espèce de pénétration chrétienne dont il s’est comme imprégné l’âme. Guidés par Simon, — qui pressent la force du culte nouveau sans en pouvoir comprendre la pureté, — les premiers persécuteurs interrompent les beaux rites. Ils ne sont pas les plus nombreux ; mais leurs victimes ne se défendront pas ; et leur chef se laisse emmener, en leur prêchant l’amour, au milieu de leurs chants où vibrent les mots d’amour :

LE CHANT QUI S’ÉLOIGNE :

Heureux celui qui meurt Pour le Dieu véritable. Sauvé est celui qui croit, Amour ! Amour ! Amour !

RUBRIA.

J’entends encore… Ils chantent : « Amour !… Amour !… »

(Elle s’efforce de recueillir les derniers sons du chant.)

J’entends encore…

(Après un long silence d’angoisse.)

Je n’entends plus !…


Ces deux groupes de personnages enveloppent la figure de Néron, qui les domine et demeure, en tout cas, le centre auquel aboutissent les fils d’une action très complexe. Mais il est, si l’on peut dire, d’une autre qualité littéraire. Astérie, Phanuel, Simon, Rubria et les autres, dont les noms, quand ils appartiennent à l’histoire, jettent à peine un reflet furtif et incertain sur la trame obscure des événemens, ne sont ici que des symboles : ils sont à peu près à Néron ce qu’Hélène, Euphorion, Méphistophélès, sont à Faust, ou ce que Wotan est à Siegfried. Par beaucoup d’attaches, ils appartiennent encore à ce monde factice du grand Opéra, que Berlioz, Wagner, M. Boïto lui-même, se sont appliqués à détruire, mais qui conserve obstinément quelque prestige. Néron, au contraire, s’en détache avec le relief saisissant, avec la vérité supérieure d’un héros de tragédie. Il est saisi par ce regard qu’ont les poètes quand ils savent voir, fixé par ces traits décisifs que trouvent les artistes quand ils pénètrent dans la vérité. Je ne le rapprocherai pas du Néron de Britannicus, pris en un autre moment, au « premier de ses crimes » ; mais, pour le mieux comprendre, je viens de relire le Néron de Cossa, que j’ai déjà signalé, — et quelle différence !

Notez que Pietro Cossa ne fut point un poète indifférent. Loin de là. Mais, aux prises avec cette figure à la fois si étrange et si connue, que tant d’efforts maladroits ou vaniteux ont banalisée, il n’a pas su la renouveler. Dès qu’il sort des textes connus, ou même dès que ces textes ne suffisent pas à lui fournir les développemens essentiels, son Néron pâlit, s’affadit, n’est plus qu’un histrion sans talent, qu’un débauché sans envergure. Il passe, comme une ombre vaine, à travers des scènes désolément vides. Il recherche des émotions d’étudiant en goguette, quand il poursuit quelque noble dame dans les rues, ou de rapin de Murger, quand il fait poser dans son atelier une belle danseuse grecque. Et puis Acte, de temps en temps, lui prêche une bonne morale, qu’il n’a garde d’écouter. Le dernier acte n’est qu’un développement maladroit du récit, mille fois repris, de Suétone. Néron y tient des propos incohérens, de la plus médiocre rhétorique (comme le furent d’ailleurs, c’est certain, ceux qu’il a tenus dans la réalité). La seule idée personnelle qu’ait eue le poète, — et l’on va juger de ce qu’elle vaut ! — c’est d’avoir fait un amalgame inattendu de Néron et de Paetus, d’Acte et d’Arria. Néron est lâche : il n’a pas le courage de se frapper :


ACTE.
… Souris fièrement, comme font les héros
Du Destin, — et meurs !
NERON, la regardant.
Mourir ! Voici un conseil
Qui se donne facilement, mais l’exemple
Serait plus efficace… Et nul de vous,
O lâches, pour me donner un peu de cœur,
Ne sait frapper le sien ?
ACTE, court prendre un poignard et se frappe.
Regarde-moi, et apprends
Donc…
NERON.
Qu’as-tu fait ?
ACTE.
Reprends le poignard :
Je peux te dire par expérience, ô mon Néron,
Que cela ne fait pas mal…


M. Boïto n’a garde de reprendre de tels clichés, ni de mélanger ainsi des récits historiques dont les sources diffèrent tellement. L’histoire n’est pour lui qu’une force de suggestion. Nous avons vu que le thème qu’il lui a emprunté s’y trouve à peine indiqué. Toutes les fois qu’il y revient, il en tire des effets puissans et profonds, qui dessinent son héros avec une grande vigueur humaine.

Voici Néron dans l’Oppidum, pendant que la foule applaudit aux supplices. C’est le moment où Tigellin vient lui apprendre que Rome est en feu. Il ne répond qu’un mot : « Tais-toi ! » L’affreux spectacle se poursuit. Tigellin reprend son rapport : « — Rome est en danger. — Tais-toi ! » — Le peuple réclame la grande attraction, les Dircés, les vierges chrétiennes attachées nues aux cornes des taureaux. Et le César pense surtout à l’autre spectacle, plus effroyable encore, que lui prépare l’incendie. Le hasard lui donne ainsi plus qu’il n’eût jamais espéré. A peine les dernières victimes tombées, — Phanuel, Rubria, — nous le retrouvons devant ses courtisans ivres. Il ne déclame pas, comme le veut la tradition, des vers de circonstance sur la ruine d’Ilion : poursuivi par son tourment intérieur, par l’angoisse qu’il veut étourdir à tout prix et qu’il retrouve au fond des horreurs qu’il accumule, il joue l’Orestie. Il est Oreste, les Euménides l’entourent, il leur répond ; puis, tout à coup, oubliant le texte, il n’est plus que Néron, il joue au naturel l’atroce tragédie, il se défend contre la malédiction du chœur inexorable :


O mère atroce !
Euménide cruelle attachée à mon sceptre !…
… Elle voulait régner, cette impie…


Le cri du chœur : « Matricide ! » scande son plaidoyer désespéré, l’expression hachée de son désespoir. Le fantôme d’Agrippine se dresse devant lui. Il crie qu’il est innocent. Il appelle Herculée, qui fut son instrument, se jette sur lui, l’invective, le frappe, rappelle les détails du meurtre, pendant que les assistans l’applaudissent, lui jettent des fleurs qu’il repousse. C’est une scène admirable, dont l’effet ne peut manquer d’être très grand. Je regrette qu’elle se termine par une dernière apparition d’Astérie, qui vient mourir dans les bras de son monstrueux amant, entouré désormais des spectres de ses victimes, de terreurs et de malédictions.


Il est impossible de résumer, dans une brève analyse, une œuvre extrêmement mûrie et condensée, dont les moindres paroles ont un sens et qui de plus, comme nous l’avons dit, comporte, avec une partition encore inédite, une mise en scène à laquelle les descriptions du volume, quoique minutieuses et colorées, ne sauraient suppléer. Les anciens livrets d’opéras — pensez à ceux dont ont usé Bellini, Rossini, le Verdi des premières années — se composaient d’un certain nombre de situations plus ou moins extravagantes, empruntées parfois à des œuvres fameuses dont elles ne semblaient plus que la grotesque parodie ; les fils d’une action rudimentaire, le plus souvent à peine indiquée, les rattachaient tant bien que mal ; la facture des vers, affreusement négligés et bourrés de redites, rabaissaient encore cet ensemble. Wagner a changé tout cela. Mais — quelles que soient les grandes beautés qu’on admire en ses poèmes — je ne crois pas qu’aucun d’eux représente un effort littéraire aussi considérable que le Néron. M. Boïto s’est vraiment appliqué à renouveler le genre, et c’est sans doute parce qu’il entend établir que son poème existe en soi qu’il l’a publié séparé de sa partition, avant les pompes du spectacle somptueux dont il est la promesse. Dans les drames de Wagner, en effet, le texte est encore calculé pour la musique : de là, une syntaxe tourmentée, un vocabulaire désordonné, des inversions étranges, même en allemand, des ellipses obscures, des altérations, des exclamations et des onomatopées qui, à la simple lecture, étourdissent. M. Boïto, lui, se contente d’une langue très pure et très belle, qui ne diffère que par son cachet personnel de celle qu’écrivent les meilleurs poètes de son pays. D’autre part, s’il admet dans son œuvre certains élémens fantastiques, favorables à la mise en scène nécessaire à l’Opéra, il s’efforce de leur donner un sens, une raison d’être : Simon le Magicien, Astérie, Gobrias n’ont aucune ressemblance avec les génies, les sorcières et les gnomes dont l’intervention fait partir des fusées ou surgir un ballet. Ils sont irréels, c’est vrai ; ils ne sont pas insignifians. Ils représentent. Ils n’évoquent point la comparaison du Freischütz ou de Robert le Diable, mais celle du second Faust et du Magicien prodigieux. D’ailleurs, ils restent au second plan, dominés par la grande figure du protagoniste. Et celle-ci, de même qu’elle est conçue avec une indépendance très rare dans la « littérature néronienne, » est exécutée avec un relief réaliste qui suffit à justifier le titre de « tragédie » revendiqué par M. Boïto. Pendant des siècles, les historiens et les poètes n’observent qu’une face d’un personnage dont les traditions ont consacré certaines attitudes. Survient un nouveau venu, qui observe autrement, ou bien qu’éclaire une intuition soudaine : il retourne les statues, découvre un trait que les autres avaient négligé, et voici surgir une autre interprétation. Est-elle plus près de la vérité ? Non pas, peut-être, de la vérité historique, si difficile à saisir quand l’historien ne dispose que d’un nombre limité de documens ; mais elle est plus près de la vérité humaine ; qui est complexe à l’infini. Or, que peuvent chercher, sinon cela, les poètes et les artistes qui empruntent à l’histoire leurs sujets, leurs héros ? Ils ne nous disent jamais, ils ne doivent jamais nous dire : « Voici comment furent Alexandre, César ou Néron. » Ils nous disent : « Voici comment je conçois le sens poétique d’une de ces apparitions que l’humanité ne se lassera jamais de discuter, parce qu’elles ont incarné une large part du mystère de la vie. » Leur conception personnelle vaudra tout juste ce que valent leur talent ou leur caractère, leur imagination ou leur ingéniosité. Ainsi, derrière la figure de Néron, reprise avec une merveilleuse patience, dessinée avec un souci d’art admirable, restaurée avec des soins d’érudit, devinée avec des pénétrations de poète, ce sera la fine et fière et noble figure de M. Boïto, chercheur, artiste, penseur, qui nous séduira toujours.


EDOUARD ROD.

  1. Nerone, tragedia in V atti. Milan, Fratelli Treves, éd.
  2. L’Antéchrist, p. 314.
  3. Nerone, commedia in cinque atti in versi (Turin, Casanova). La première publication de cette pièce remonte, je crois, à 1871.
  4. L’Antéchrist, p. 127.
  5. . Ibid., p. 311.
  6. facto per magos sacro evocare manes et exorare tentavit. Suétone 34. — On sait que certaines traditions mêlent Simon le Magicien à l’histoire des persécutions de Néron. V. l’Antéchrist, p. 161.