Le Nabab/III

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III
mémoires d’un garçon de bureau — simple coup d’œil jeté sur la caisse territoriale

… Je venais d’achever mon humble collation du matin, et de serrer selon mon habitude le restant de mes petites provisions dans le coffre-fort de la salle du conseil, un magnifique coffre-fort à secret, qui me sert de garde-manger depuis bientôt quatre ans que je suis à la Territoriale ; soudain, le gouverneur entre dans les bureaux, tout rouge, les yeux allumés comme au sortir d’une bombance, respire bruyamment, et me dit en termes grossiers, avec son accent d’Italie :

« Mais ça empeste ici, Moussiou Passajon. »

Ça n’empestait pas, si vous voulez. Seulement, le dirai-je ? J’avais fait revenir quelques oignons, pour mettre autour d’un morceau de jarret de veau, que m’avait descendu mademoiselle Séraphine, la cuisinière du second, dont j’écris la dépense tous les soirs. J’ai voulu expliquer la chose au gouverneur ; mais il s’est mis furieux, disant par sa raison qu’il n’y avait point de bon sens d’empoisonner des bureaux de cette manière, et que ce n’était pas la peine d’avoir un local de douze mille francs de loyer, avec huit fenêtres de façade en plein boulevard Malesherbes, pour y faire roussir des oignons. Je ne sais pas tout ce qu’il ne m’a pas dit, dans son effervescence. Moi, naturellement, je me suis vexé de m’entendre parler sur ce ton insolent. C’est bien le moins qu’on soit poli avec les gens qu’on ne paie pas, que diantre ! Alors, je lui ai répondu que c’était bien fâcheux, en effet ; mais que si la Caisse territoriale me réglait ce qu’elle me doit, à savoir quatre ans d’appointements arriérés, plus sept mille francs d’avances personnelles par moi faites au gouverneur pour frais de voitures, journaux, cigares et grogs américains, les jours de conseil, — je m’en irais manger honnêtement à la gargote prochaine et je ne serais pas réduit à faire cuire dans la salle de nos séances un malheureux fricot dû à la commisération publique des cuisinières. Attrape…

En parlant ainsi, j’avais cédé à un mouvement d’indignation bien excusable aux yeux de toute personne quelconque connaissant ma situation ici. Encore n’avais-je rien dit de malséant, et m’étais-je tenu dans les bornes d’un langage conforme à mon âge et à mon éducation. (Je dois avoir consigné quelque part dans ces mémoires que, sur mes soixante-cinq ans révolus, j’en avais passé plus de trente comme appariteur à la faculté des lettres de Dijon. De là mon goût pour les rapports, les mémoires, et ces notions de style académique dont on trouvera la trace en maint endroit de cette élucubration.) Je m’étais donc exprimé vis-à-vis du gouverneur avec la plus grande réserve, sans employer aucune de ces injures dont tout chacun ici l’abreuve à la journée, depuis nos deux censeurs, M. de Monpavon, qui toutes les fois qu’il vient l’appelle en riant « Fleur-de-Mazas », et M. de Bois-landry, du cercle des Trompettes, grossier comme un palefrenier, qui lui dit toujours pour adieu : « À ton bois de lit, punaise ! » jusqu’à notre caissier, que j’ai entendu lui répéter cent fois en tapant sur son grand livre : « Qu’il a là de quoi le faire fiche aux galères quand il voudra. » Eh bien ! c’est égal, ma simple observation a produit sur lui un effet extraordinaire. Le tour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a proféré ces paroles en tremblant de colère, une de ces mauvaises colères de son pays : « Passajon, vous êtes un goujat… Un mot de plus et je vous chasse. » J’en suis resté cloué de stupeur. Me chasser, moi ! et mes quatre ans d’arriéré, et mes sept mille francs d’avances… Comme s’il lisait couramment mon idée, le gouverneur m’a répondu que tous les comptes allaient être réglés, y compris le mien. « Du reste, a-t-il ajouté, faites venir ces messieurs dans mon cabinet. J’ai une grande nouvelle à leur apprendre. » Là-dessus, il est entré chez lui, en claquant les portes.

Ce diable d’homme. On a beau le connaître à fond, savoir comme il est menteur, comédien, il s’arrange toujours pour vous retourner avec ses histoires… Mon compte, à moi !… à moi !… J’en étais si ému que mes jambes se dérobaient pendant que j’allais prévenir le personnel.

Réglementairement, nous sommes douze employés à la Caisse territoriale, y compris le gouverneur, et le beau Moëssard, directeur de la Vérité financière ; mais il y en a plus de la moitié qui manque. D’abord, depuis que la Vérité ne paraît plus — voilà deux ans de ça — M. Moëssard n’a pas remis une fois les pieds chez nous. Il paraît qu’il est dans les honneurs, dans les richesses, qu’il a pour bonne amie une reine, une vraie reine, qui lui donne autant d’argent qu’il veut… Oh ! ce Paris, quelle Babylone… Les autres viennent de temps en temps s’informer s’il n’y a pas par hasard du nouveau à la Caisse, et, comme il n’y en a jamais, on reste des semaines sans les voir. Quatre ou cinq fidèles, tous des pauvres vieux comme moi, s’entêtent à paraître régulièrement tous les matins à la même heure, par habitude, par désœuvrement, embarras de savoir que devenir ; seulement chacun s’occupe de choses tout à fait étrangères au bureau. Il faut vivre, écoutez donc ! Et puis on ne peut pas passer sa journée à se traîner de fauteuil en fauteuil, de fenêtre en fenêtre, pour regarder dehors (huit fenêtres de façade sur le boulevard). Alors on tâche de travailler comme on peut. Moi, n’est-ce pas, je tiens les écritures de mademoiselle Séraphine et d’une autre cuisinière de la maison. Puis j’écris mes mémoires, ce qui me prend encore pas mal de temps. Notre garçon de recette — en voilà un qui n’a pas grande besogne chez nous, — fait du filet pour une maison d’ustensiles de pêche. De nos deux expéditionnaires, l’un, qui a une belle main, copie des pièces pour une agence dramatique ; l’autre invente des petits jouets d’un sou que les camelots vendent au coin des rues au moment du jour de l’an, et trouve moyen avec cela de s’empêcher de mourir de faim tout le reste de l’année. Il n’y a que notre caissier qui ne travaille pas pour le dehors. Il se croirait perdu d’honneur. C’est un homme très fier, qui ne se plaint jamais, et dont la seule crainte est d’avoir l’air de manquer de linge. Fermé à clé dans son bureau, il s’occupe du matin au soir à fabriquer des devants de chemise, des cols et des manchettes en papier. Il est arrivé à y être d’une très grande adresse, et son linge toujours éblouissant fait illusion, sinon qu’au moindre mouvement, quand il marche, quand il s’assied ça craque sur lui comme s’il avait une boîte en carton dans l’estomac. Malheureusement tout ce papier ne le nourrit pas ; et il est maigre, il vous a une mine, on se demande de quoi il peut vivre. Entre nous, je le soupçonne de faire quelquefois une visite à mon garde-manger. Cela lui est facile ; car, en qualité de caissier, il a le « mot » qui ouvre le coffre à secret, et je crois que quand j’ai le dos tourné, il fourrage un peu dans mes nourritures.

Voilà certainement un intérieur de maison de banque bien extraordinaire, bien incroyable. C’est pourtant la vérité pure que je raconte, et Paris est plein d’institutions financières du genre de la nôtre. Ah ! si jamais je publie mes mémoires… Mais reprenons le fil interrompu de mon récit.

En nous voyant tous réunis dans son cabinet, le directeur nous a dit avec solennité :

« Messieurs et chers camarades, le temps des épreuves est fini… La Caisse territoriale inaugure une nouvelle phase. » Sur ce, il s’est mis à nous parler d’une superbe combinazione, — c’est son mot favori, et il le dit d’une façon si insinuante — une combinazione dans laquelle entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. La Caisse territoriale allait donc pouvoir s’acquitter envers les serviteurs fidèles, reconnaître les dévouements, se défaire des inutilités. Ceci pour moi, j’imagine. Et enfin : « Préparez vos notes… Tous les comptes seront soldés, dès demain. » Par malheur, il nous a si souvent bercés de paroles mensongères, que l’effet de son discours a été perdu. Autrefois, ces belles promesses prenaient toujours. À l’annonce d’une nouvelle combinazione, on sautait, on pleurait de joie dans les bureaux, on embrassait comme des naufragés apercevant une voile.

Chacun préparait sa note pour le lendemain, comme il nous l’avait dit. Mais le lendemain, pas de gouverneur. Le surlendemain, encore personne. Il était allé faire un petit voyage.

Enfin, quand on se trouvait tous là, exaspérés, tirant la langue, enragés de cette eau qu’il vous avait fait venir à la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choir dans un fauteuil, la tête dans ses mains, et, avant qu’on eût pu lui parler : « Tuez-moi, disait-il, tuez-moi. Je suis un misérable imposteur… La combinazione a manqué… Elle a manqué, péchéro ! la combinazione. » Et il criait, sanglotait, se jetait à genoux, s’arrachait les cheveux par poignées, se roulait sur le tapis ; il nous appelait tous par nos petits noms, nous suppliait de prendre ses jours, parlait de sa femme et de ses enfants dont il avait consommé la ruine. Et personne de nous n’avait la force de réclamer devant un désespoir pareil. Que dis-je ? On finissait par s’attendrir avec lui. Non, depuis qu’il y a des théâtres, jamais il ne s’est vu un comédien de cette force. Seulement aujourd’hui c’est fini, la confiance est perdue. Quand il a été parti, tout le monde a levé les épaules. Je dois avouer pourtant qu’un moment j’avais été ébranlé. Cet aplomb de me donner mon compte, puis le nom du Nabab, cet homme si riche…

« Vous croyez ça, vous ? m’a dit le caissier… Vous serez donc toujours naïf, mon pauvre Passajon… Soyez tranquille, allez ! Il en sera du Nabab, comme de la reine à Moëssard. »

Et il est retourné fabriquer ses devants de chemise.

Ce qu’il disait là se rapportait au temps où Moëssard faisait la cour à sa reine et où il avait promis au gouverneur, qu’en cas de réussite, il engagerait Sa Majesté à mettre des fonds dans notre entreprise. Au bureau nous étions tous informés de cette nouvelle affaire, et très intéressés, vous pensez bien, à ce qu’elle réussît vite, puisqu’il y avait notre argent au bout. Pendant deux mois, cette histoire nous tint tous en haleine. On s’inquiétait, on épiait la figure de Moëssard, on trouvait que la dame y mettait bien des façons, et notre vieux caissier, avec son air fier et sérieux, quand on l’interrogeait là-dessus, répondait gravement, derrière son grillages « Rien de nouveau », ou bien : « L’affaire est en bonne voie. » Alors, tout le monde était content, l’on se disait des uns aux autres : « Ça marche… ça marche… » comme s’il s’agissait d’une entreprise ordinaire… Non, vrai, il n’y a qu’un Paris, où l’on puisse voir des choses semblables… Positivement, la tête vous en tourne quelque fois… En définitive, Moëssard, un beau matin, cessa de venir au bureau. Il avait réussi, paraît-il ; mais la Caisse territoriale ne lui avait pas semblé un placement assez avantageux pour l’argent de sa bonne amie. Est-ce honnête, voyons ?

D’ailleurs, le sentiment de l’honnêteté se perd si aisément que c’est à ne pas le croire. Quand je pense que moi, Passajon, avec mes cheveux blancs, mon air vénérable, mon passé si pur, — trente ans de services académiques, — je me suis habitué à vivre comme un poisson dans l’eau, au milieu de ces infamies, de ces tripotages ! C’est à se demander ce que je fais ici, pourquoi j’y reste, comment j’y suis venu.

Comment j’y suis venu ? Oh ! mon Dieu, bien simplement. Il y a quatre ans ma femme étant morte, mes enfants mariés, je venais de prendre ma retraite de garçon de salle à la faculté, lorsqu’une annonce de journal me tomba incidemment sous les yeux : « On demande un garçon de bureau d’un certain âge à la Caisse territoriale, 56, boulevard Malesherbes. Bonnes références. » Faisons-en l’aveu tout d’abord. La Babylone moderne m’avait toujours tenté. Puis, je me sentais encore vert, je voyais devant moi dix bonnes années pendant lesquelles je pourrais gagner un peu d’argent, beaucoup peut-être, en plaçant mes économies dans la maison de banque où j’entrerais. J’écrivis donc en envoyant ma photographie, celle de chez Crespon, de la place du Marché, où je suis représenté le menton bien rasé, l’œil vif sous mes gros sourcils blancs, avec ma chaîne d’acier au cou, mon ruban d’officier d’académie, « l’air d’un père conscrit sur sa chaise curule ! » comme disait notre doyen, M. Chalmette. (Il prétendait encore que je ressemblais beaucoup à feu Louis XVIII ; moins fort cependant.)

Je fournis aussi les meilleures références, les apostilles les plus flatteuses de ces messieurs de la Faculté. Courrier par courrier, le gouverneur me répondit que ma figure lui convenait, — je crois bien, parbleu ! c’est une amorce pour l’actionnaire, qu’une antichambre gardée par un visage imposant comme le mien, — et que je pouvais arriver quand je voudrais. J’aurais dû, me direz-vous, prendre mes renseignements, moi aussi. Eh ! sans doute. Mais j’en avais tant à fournir sur moi-même, que la pensée ne me vint pas de leur en demander sur eux. Comment se méfier, d’ailleurs, en voyant cette installation admirable, ces hauts plafonds, ces coffres-forts, grands comme des armoires, et ces glaces, où l’on se voit de la tête aux genoux. Puis ces prospectus ronflants, ces millions que j’entendais passer dans l’air, ces entreprises colossales à bénéfices fabuleux. Je fus ébloui, fasciné… Il faut dire aussi, qu’à l’époque, la maison avait une autre mine qu’aujourd’hui. Certainement, les affaires allaient déjà mal, — elles sont toujours allées mal, nos affaires, — le journal ne paraissait plus que d’une façon irrégulière. Mais une petite combinazione du gouverneur lui permettait de sauver les apparences.

Il avait eu l’idée, figurez-vous, d’ouvrir une souscription patriotique pour élever une statue au général Paolo, Paoli, enfin, à un grand homme de son pays. Les Corses ne sont pas riches, mais ils sont vaniteux comme des dindons. Aussi l’argent affluait à la Territoriale. Malheureusement, cela ne dura pas. Au bout de deux mois, la statue était dévorée avant d’être construite et la série des protêts, des assignations recommençait. Aujourd’hui, je m’y suis habitué. Mais, en arrivant de ma province, les affiches par autorité de justice, les Auvergnats devant la porte me causaient une impression fâcheuse. Dans la maison, on n’y faisait plus attention. On savait qu’au dernier moment il arriverait toujours un Monpavon, un Bois-Landry, pour apaiser les huissiers ; car, tous ces messieurs, engagés très avant dans l’affaire, sont intéressés à éviter la faillite. C’est bien ce qui le sauve, notre malin gouverneur. Les autres courent après leur argent — on sait ce que cela veut dire au jeu — et ils ne seraient pas flattés que toutes les actions qu’ils ont dans les mains ne fussent plus bonnes qu’à vendre au poids du papier.

Du petit au grand, nous en sommes tous là dans la maison. Depuis le propriétaire, à qui l’on doit deux ans de loyer, et qui de peur de tout perdre, nous garde pour rien, jusqu’à nous autres, pauvres employés, jusqu’à moi, qui en suis pour mes sept mille francs d’économies, et mes quatre ans d’arriéré, nous courons après notre argent. C’est pour cela que je m’entête à rester ici.

Sans doute, j’aurais pu, malgré mon grand âge, grâce à ma bonne tournure, à mon éducation, au soin que j’ai toujours pris de mes hardes, me présenter dans une autre administration. Il y a une personne fort honorable que je connais, M. Joyeuse, un teneur de livres de chez Hemerlingue et fils, les grands banquiers de la rue Saint-Honoré, qui, à chaque fois qu’il me rencontre, ne manque jamais de me dire :

« Passajon, mon ami, ne reste pas dans cette caverne de brigands. Tu as tort de t’obstiner, tu n’en tireras jamais un sou. Viens donc chez Hemerlingue. Je me charge de t’y trouver un petit coin. Tu gagneras moins ; mais tu toucheras beaucoup plus. »

Je sens bien qu’il a raison, ce brave homme. Mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas me décider à m’en aller. Elle n’est pourtant pas gaie, la vie que je mène ici dans ces grandes salles froides, où il ne vient jamais personne, où chacun se rencogne sans parler… Que voulez-vous ? On se connaît trop, on s’est tout dit… Encore jusqu’à l’année dernière, nous avions des réunions du conseil de surveillance, des assemblées d’actionnaires, séances orageuses et bruyantes, vraies batailles de sauvages, dont les cris s’entendaient jusqu’à la Madeleine. Il venait aussi, plusieurs fois la semaine, des souscripteurs indignés de n’avoir plus jamais de nouvelles de leur argent. C’est là que notre gouverneur était beau. J’ai vu des gens, monsieur, entrer dans son cabinet, furieux comme des loups altérés de carnage, et en sortir, au bout d’un quart d’heure, plus doux que des moutons, satisfaits, rassurés, et la poche soulagée de quelques billets de banque. Car, c’était cela la malice : extirper de l’argent à des malheureux qui venaient en réclamer. Aujourd’hui les actionnaires de la Caisse territoriale ne bougent plus. Je crois qu’ils sont tous morts, ou qu’ils se sont résignés. Le conseil ne se réunit jamais. Nous n’avons de séances que sur le papier ; c’est moi qui suis chargé de faire un soi-disant compte rendu, — toujours le même, — que je recopie tous les trois mois. Nous ne verrions jamais âme qui vive, si de loin en loin, il ne tombait du fond de la Corse quelque souscripteur à la statue de Paoli, curieux de savoir si le monument avance, ou encore un bon lecteur de la Vérité financière disparue depuis plus de deux ans, qui vient renouveler son abonnement d’un air timide, et demande, si c’est possible un peu plus de régularité dans les envois. Il y a des confiances que rien n’ébranle. Alors, quand un de ces innocents tombe au milieu de notre bande affamée, c’est quelque chose de terrible. On l’entoure, on l’enlace, on tâche de l’intercaler sur une de nos listes, et, en cas de résistance, s’il ne veut souscrire ni au monument de Paoli, ni aux chemins de fer Corses, ces messieurs lui font ce qu’ils appellent, — ma plume rougit de l’écrire, — ce qu’ils appellent, dis-je, « le coup du camionneur ».

Voici ce que c’est : nous avons toujours au bureau un paquet préparé d’avance, une caisse bien ficelée qui arrive censément du chemin de fer, pendant que le visiteur est là. « C’est vingt francs de port », dit celui d’entre nous qui apporte l’objet. (Vingt francs, quelquefois trente, selon la tête du patient.) Aussitôt chacun de se fouiller : « Vingt francs de port ! mais je ne les ai pas. — Ni moi non plus. » Malheur ! On court à la caisse. Fermée. On cherche le caissier. Sorti. Et la grosse voix du camionneur qui s’impatiente dans l’antichambre : « Allons, allons, dépêchons-nous. » (C’est moi généralement qui imite le camionneur, à cause de mon organe.) Que faire cependant ? Retourner le colis, c’est le gouverneur qui ne sera pas content. « Messieurs, je vous en prie, voulez-vous me permettre, hasarde alors l’innocente victime en ouvrant son porte-monnaie. — Ah Monsieur, par exemple… » Il donne ses vingt francs, on l’accompagne jusqu’à la porte, et dès qu’il a les talons tournés, on partage entre tous le fruit du crime, en riant comme des bandits.

Fi ! monsieur Passajon… À votre âge, un métier pareil… Eh ! mon Dieu, je le sais bien. Je sais que je me ferais plus d’honneur en sortant de ce mauvais lieu. Mais, quoi ! il faudrait donc que je renonçasse à tout ce que j’ai ici. Non, ce n’est pas possible. Il est urgent que je reste, au contraire, que je surveille, que je sois toujours là pour profiter au moins d’une aubaine, s’il en arrive une… Oh ! par exemple, j’en jure sur mon ruban sur mes trente ans de services académiques, si jamais une affaire comme celle du Nabab me permet de rentrer dans mes débours, je n’attendrai pas seulement une minute, je m’en irai vite soigner ma jolie petite vigne là-bas, vers Monbars, à tout jamais guéri de mes idées de spéculation. Mais hélas ! c’est là un espoir bien chimérique. Usés, brûlés, connus comme nous le sommes sur la place de Paris, avec nos actions qui ne sont plus cotées à la Bourse, nos obligations qui tournent à la paperasse, tant de mensonges, tant de dettes, et le trou qui se creuse de plus en plus… (Nous devons à l’heure qu’il est trois millions cinq cent mille francs. Et ce n’est pas encore ces trois millions-là qui nous gênent. Au contraire, c’est ce qui nous soutient ; mais nous avons chez le concierge une petite note de cent vingt-cinq francs pour timbres poste, mois du gaz et autres. Ça c’est le terrible.) Et l’on voudrait nous faire croire qu’un homme, un grand financier comme ce Nabab, fût-il arrivé du Congo, descendu de la lune le jour même, serait assez fou pour mettre son argent dans une baraque pareille… Allons donc !… Est-ce que c’est possible ?… À d’autres, mon cher gouverneur.