Le Naturalisme au théâtre/6

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Charpentier (p. 73-80).

DES SUBVENTIONS


Lors de la discussion du budget, tout le monde a été frappé des sommes que l’État donne à la musique, sommes énormes relativement aux sommes modestes qu’il accorde à la littérature. Les subventions de la Comédie-Française et de l’Odéon, mises en regard des subventions des théâtres lyriques, sont absolument ridicules. Et ce n’était pas tout, on parlait alors de la création de nouvelles salles lyriques, la presse entière s’intéressait au sort des musiciens et de leurs œuvres, il y avait une véritable pression de l’opinion sur le gouvernement pour obtenir de lui de nouveaux sacrifices en faveur de la musique. De la littérature, pas un mot.

J’ai déjà dit que je voyais, dans cette apothéose de l’opéra chez nous, la haine des foules contre la pensée. C’est une fatigue que d’aller à la Comédie-Française, pour un homme qui a bien dîné ; il faut qu’il comprenne, grosse besogne. Au contraire, à l’Opéra, il n’a qu’à se laisser bercer, aucune instruction n’est nécessaire ; l’épicier du coin jouira autant que le mélomane le plus raffiné. Et il y a, en outre, la féerie dans l’opéra, les ballets avec le nu des danseuses, les décors avec l’éblouissement de l’éclairage. Tout cela s’adresse directement aux sens du spectateur et ne lui demande aucun effort d’intelligence. De là le temple superbe qu’on a bâti à la musique, lorsque presque en face, à l’autre bout d’une avenue, la littérature est en comparaison logée comme une petite bourgeoise froide, ennuyeuse, raisonneuse, et qui serait déplacée dans ce luxe d’entretenue. C’est le mot, on entretient la musique en France. Rien de moins viril pour la santé intellectuelle d’un peuple.

Devant cette disproportion des sommes consacrées à la littérature et à la musique, il s’est donc trouvé un grand nombre de personnes qui ont réclamé. Il semble juste que les subventions soient réparties plus équitablement. Si l’on aborde le côté pratique, les résultats obtenus, la surprise est aussi grande ; car on en arrive à établir que les centaines de mille francs jetées dans le tonneau sans fond des théâtres lyriques, se trouvent encore insuffisantes et n’ont guère amené que des faillites. L’Opéra lui-même, qui reste une entreprise particulière très prospère, n’a plus produit de grandes œuvres depuis longtemps et doit vivre sur son répertoire, avec une troupe que la critique compétente déclare de plus en plus médiocre. N’importe, on s’entête. Quand un théâtre lyrique croule, ce qui se présente à chaque saison, on s’ingénie aussitôt pour en ouvrir un autre. La presse entre en campagne, les ministres se font tendres. Il nous faut des orchestres et des danseuses, dussent-ils nous ruiner. Singulier art qu’on ne peut étayer qu’avec des millions, plaisir si cher qu’on ne parvient pas à le donner aux Parisiens, même en le payant avec l’argent de tous les Français !

Dès lors, le raisonnement est simple. Pourquoi s’entêter ? Pourquoi donner des primes aux faillites ? La musique tiendrait moins de place que cela ne serait pas un mal. Je ne puis, personnellement, passer devant l’Opéra sans éprouver une sourde colère. J’ai une si parfaite indifférence pour la littérature qu’on fait là dedans, que je trouve exaspérant d’avoir logé des roulades et des ronds de jambe dans ce palais d’or et de marbre qui écrase la ville.

Et je me joins donc très volontiers aux journalistes que cet état de choses a blessés. Qu’on partage les subventions entre la musique et la littérature ; qu’on augmente surtout la subvention de l’Odéon, pour lui permettre de risquer des tentatives avec les jeunes auteurs dramatiques ; qu’on essaye même de créer un théâtre de drames populaires, ouvert à tous les essais. Rien de mieux.

Voilà pour le principe. Maintenant, en pratique, je ne crois pas à la puissance de l’argent, lorsqu’il s’agit d’art. Voyez ce qui se passe pour la musique ; les subventions sont dévorées comme des feux de paille, et les directeurs se trouvent forcés de déposer leur bilan. Si les subventions étaient plus fortes, ils mangeraient davantage, voilà tout, pour faire prospérer un théâtre, il ne faut pas des millions, il faut de grandes œuvres ; des millions ne peuvent soutenir des œuvres médiocres, tandis que de grandes œuvres apportent précisément des millions avec elles. Je ne veux pas parler musique, je ne cherche pas à savoir si les théâtres lyriques ne traversent point en ce moment la même crise que les théâtres de drames. C’est la question littéraire que je désire traiter, et j’y arrive.

D’abord, j’enregistre un aveu. Voici trois ans que je ne cesse de répéter que le drame se meurt, que le drame est mort. Lorsque j’ai dit que les planches étaient vides, on m’a répondu que j’insultais nos gloires dramatiques ; à entendre la critique, jamais le théâtre n’aurait jeté un tel éclat en France. Et voilà brusquement que l’on confesse notre pauvreté et notre médiocrité. On me donne raison, après s’être fâché et m’avoir quelque peu injurié. On constate la crise actuelle, on se lamente sur le malheureux sort de la Porte-Saint-Martin, vouée aux ours et aux baleines ; de la Gaieté, agonisant avec la féerie ; du Châtelet et du Théâtre-Historique, vivant de reprises ; de l’Ambigu, où les directions se succèdent sous une pluie battante de protêts. Eh bien ! nous sommes donc enfin d’accord. Tout va de mal en pis, le drame est en train de disparaître, si on ne parvient pas à le ressusciter. Je n’ai jamais dit autre chose.

Seulement, je crois fort que nous différons absolument sur le remède possible. La queue romantique, inquiète et irritée de la disparition du drame selon la formule de 1830, s’est avisée de déclarer que, si le drame mourait, cela venait simplement de ce qu’on n’avait point assez d’argent pour le faire vivre. Mon Dieu ! c’était bien simple ; si l’on voulait une renaissance, il s’agissait simplement d’ouvrir un nouveau théâtre qui jouerait, aux frais de l’État, toutes les œuvres dramatiques de débutants, dans lesquelles on trouverait des promesses plus ou moins nettes de talent. En un mot, les œuvres existent ; ce qui manque, ce sont les théâtres.

Vraiment, de qui se moque-t-on ? Où sont-elles, les œuvres ? Je demande à les voir. C’est justement parce qu’il n’y a pas d’œuvres que les théâtres se ruinent. Je n’ai jamais cru aux chefs d’œuvre inconnus. Toutes sortes de légendes mauvaises circulent sur l’impossibilité où est un débutant d’arriver au public. Ce qu’il faut dire, c’est que toute bonne pièce a été jouée, c’est qu’on ne pourrait citer un drame ou une comédie de mérite qui n’ait eu son heure et son succès. Voilà la vérité, la vérité consolante, qui est bonne pour les forts, si elle gêne les incompris et les impuissants.

Certes, les directeurs se trompent souvent, et ils penchent naturellement davantage vers les succès d’argent que vers les spéculations littéraires pures. Mais quel est le directeur qui repousserait une bonne pièce, s’il la croyait bonne ? Il faudra toujours passer par un jugement, même dans un théâtre ouvert exprès pour les débutants ; et il y aura une coterie, et il y aura des sottises. Sottise pour sottise, celle de l’homme qui défend sa bourse est encore plus soucieuse de la réussite. Aujourd’hui, tous les directeurs en sont à chercher des pièces ; ils sentent leurs fournisseurs habituels vieillir, ils s’inquiètent, ils voudraient du nouveau. Questionnez-les, ils vous diront qu’ils feraient le voyage de toutes les mansardes de Paris, s’ils savaient qu’un garçon de talent se cachât quelque part. Ils ne trouvent rien, rien, rien, telle est la triste vérité.

Or, c’est l’instant que l’on choisit pour réclamer l’ouverture d’un nouveau théâtre. La Porte-Saint-Martin, l’Ambigu, le Théâtre-Historique ne trouvent plus de drames ; vite ouvrons une salle nouvelle, pour élargir la disette des bonnes pièces. Et qu’on ne vienne pas dire que, systématiquement, les directeurs repoussent les tentatives ; ils ont tout essayé, les drames à panaches, les drames historiques, les drames taillés sur le patron de 1830. S’ils ont abandonné la partie, c’est que le public s’est désintéressé de ces formules anciennes, c’est que les prétendus jeunes, les poètes figés qui leur apportent ces pastiches, n’ont absolument aucune originalité dans le ventre. On ne galvanise pas le passé. Au théâtre surtout, il n’est pas permis de retourner en arrière. C’est l’époque, c’est le milieu ambiant, c’est le courant des esprits qui font les pièces vivantes.

Et ce n’est pas tout. Il n’y a pas que les pièces qui manquent, les acteurs eux aussi font défaut. Je ne veux nommer aucun théâtre, mais presque toutes les troupes sont pitoyables, si l’on excepte quelques artistes de talent. Les traditions du drame romantique se perdent ; il faut attendre qu’une génération de comédiens apporte l’esprit nouveau. En attendant, si un grand théâtre s’ouvrait, il aurait toutes les peines du monde à réunir une troupe convenable.

Oui, le drame d’hier est mort ; oui, il n’y a plus de directeur pour le recevoir, plus d’artistes pour le jouer, plus de public pour l’entendre. Mais c’est une idée baroque que de vouloir le ressusciter à coups de billets de banque. L’État donnerait des millions qu’il ne mettrait pas debout ce cadavre. Il n’y a qu’une façon de rendre au drame tout son éclat : c’est de le renouveler. Le drame romantique est aussi mort que la tragédie. Attendez que l’évolution s’achève, qu’on trouve le théâtre de l’époque, celui qui sera fait avec notre sang et notre chair, à nous autres contemporains, et vous verrez les théâtres revivre. Il faut de la passion dans une littérature. Quand une formule tombe aux mains des imitateurs, elle disparaît vite. Nous avons besoin de créateurs originaux.

Ce sont là des idées bien simples, d’une vérité presque puérile tant elle est évidente, et je m’étonne que j’aie besoin de les répéter si souvent pour convaincre le monde. Il est certain que chaque période historique a sa littérature, son roman et son théâtre. Pourquoi veut-on alors que nous ayons la littérature de Louis-Philippe et de l’empire ? Depuis 1870, après une catastrophe épouvantable qui a retourné profondément la nation, nous vivons dans une époque nouvelle. Des hommes politiques nouveaux se sont produits, ont mis la main sur le pouvoir et ont aidé à l’évolution qui nous emporte vers la formule sociale de demain. Dès lors, il doit se produire en littérature une évolution semblable ; nous allons, nous aussi, à une formule qui triomphera demain ; des hommes nouveaux travaillent à son succès, fatalement, jouant le rôle qu’ils sont venus jouer. Tout cela est mathématique, tout cela est régi par des lois que nous ne connaissons pas encore bien, mais que nous commençons à entrevoir.

Il serait aussi ridicule de vouloir revenir au mouvement romantique que de songer à recommencer les journées de 1830. Aujourd’hui, la liberté est conquise, et nous tâchons d’asseoir le gouvernement et la littérature sur des données scientifiques. Je jette ici au courant de la plume de grosses idées, sur lesquelles j’aimerais à m’étendre un jour.

Donc, pour conclure, si je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on subventionne la littérature, si je trouve très bon qu’on entretienne un peu moins galamment l’Opéra pour donner davantage à l’Odéon, je suis absolument persuadé que l’argent ne fera pas naître un homme de génie et ne l’aidera même pas à se produire ; car le propre du génie est de s’affirmer au milieu des obstacles. Donnez de l’argent, il ira aux médiocres, aux farceurs de l’histoire et du patriotisme ; peut-être même cela causera-t-il plus de tort que de bien, mais il faut que tout le monde vive. Seulement, l’avenir se fera de lui-même, en dehors de vos patronages et de vos subventions, par l’évolution naturaliste du siècle, par cet esprit de logique et de science qui transforme en ce moment le corps social tout entier. Que les faibles meurent, les reins cassés ; c’est la loi. Quant aux forts, ils ne relèvent que d’eux-mêmes ; ils apportent un appui à l’État et ils n’attendent rien de lui.