Le Navire décuirassé

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LE NAVIRE DÉCUIRASSÉ

On le construit en Angleterre sur les plans du Chief Naval Architect de l’Amirauté, M. Nathaniel Barnaby. Il aura un nom français : le Téméraire.

Le jour où, à Shœburyness, le canon de 35 tonnes (Infant of Woolwich) a traversé une armure de 45 millimètres et l’épaisse charpente qu’elle recouvrait, on fut autorisé à penser qu’une voie nouvelle allait s’ouvrir pour l’art des constructions navales. Mais lorsque sir W. Armstrong et sir J. Whitworth se sont engagés devant le fameux « Comité des plans des navires de guerre » à fabriquer des canons capables de percer des plaques de 50 et même de 60 centimètres d’épaisseur, il a fallu prendre une résolution énergique, rompre avec un passé, pourtant si voisin de nous.

C’était hier. La Dévastation, la Lave et la Tonnante revenaient de Crimée après avoir réduit Kinburn. Pendant quatre heures les trois batteries flottantes avaient canonné la forteresse, et reçu chacune un grand nombre de projectiles. Mais c’était vainement que les longues pièces de 24 en fonte de fer de l’ennemi avaient criblé les trois navires. Une empreinte d’environ 3 centimètres là où avaient porté les projectiles, c’était tout ce qu’avaient obtenu les artilleurs russes sur la cuirasse de 110 millimètres de nos batteries.

Le Solférino (1863)

Plein d’enthousiasme en présence d’un résultat aussi brillant, le gouvernement français avait donné des ordres pour que les plans que lui avait soumis M. Dupuy de Lôme fussent réalisés. Une frégate cette fois, la Gloire, était mise en chantier (4 mars 1838), pendant que les ingénieurs du génie maritime préparaient les devis des navires qui allaient composer la flotte nouvelle.

Dans cette voie où nous allions entraîner bon gré malgré toutes les marines de guerre, les premiers, les Anglais nous suivaient, en attendant qu’ils nous dépassassent, et lançaient à leur tour le Warrior. Nous leur répondions par la Normandie, l’Invincible, la Couronne, le Magenta, le Solférino[1]… Mais ici, nous nous arrêtions. Les Anglais eux-mêmes, bien qu’emportés alors par une fièvre assurément imprévue au début, lorsque nous leur communiquions nos expériences de tir de Vincennes, sur des plaques, et qu’ils souriaient de ce que le plus irrespectueux d’entre eux considérait comme un « échantillon de l’étourderie française, » les Anglais, disons-nous, se recueillaient à leur tour, ou plutôt, comme nous, regardaient de l’autre côté de l’Atlantique. Les fédéraux et les confédérés en étaient alors aux mains, et cette marine cuirassée, qui n’était encore en Europe qu’une marine théorique, les Américains la faisaient entrer, eux, dans le domaine de la pratique, en la soumettant à l’épreuve suprême du combat. L’un des inventeurs de l’hélice, l’illustre John Ericsson, lançait son Monitor pour tenir tête au Merrimac, et, le 8 mars 1862, à Hampton-Roads, ces deux navires se canonnaient sans se faire plus de mal que l’artillerie russe n’en avait causé à nos batteries flottantes. Pour la première fois on voyait l’éperon entrer en scène, et s’imposer à son tour aux architectes navals.

Pendant que des deux côtés de l’Atlantique, ces architectes dotaient les diverses marines de bâtiments invulnérables, les artilleurs, vaincus, cherchaient leur revanche, travaillaient à augmenter la puissance de leur arme. Sans trop d’efforts ils y parvenaient.

Quand parut la Gloire, le canon Paixhans, dit à bombe, avait déjà rendu impuissante l’ancienne muraille de bois des navires ; la rayure en donnant à ce canon plus de portée, plus de justesse et de force de pénétration, acheva de la rendre illusoire. C’est pour lui résister que la Gloire s’était revêtue d’un blindage de 11 et 12 centimètres, protection suffisante contre le canon de 16 centimètres, qui se présentait en même temps qu’elle dans l’arène avec la rayure et le chargement par la culasse.

À ce point de départ, cuirasse de 11 centimètres et canon de 16 centimètres s’équilibraient assez bien. Mais nous venons de le dire, le canon rayé ne devait pas en rester là, car la rayure et le chargement par la culasse lui avaient ouvert une voie d’agrandissements continus qu’il allait parcourir rapidement. Bientôt, en effet, il atteignait 19 centimètres, puis 22, puis 21 et 27 centimètres. Aujourd’hui, enfin, après treize ans seulement, le voici arrivé à 32 centimètres, juste le double de ce qu’il était en 1859.

Pour lui tenir tête on augmenta d’abord l’épaisseur des cuirasses. On passa ainsi des épaisseurs de 12 centimètres à 15, 16, 18, 20 et 22 centimètres. Mais ici on dut s’arrêter ; car ce n’était pas uniquement le poids de la muraille qui se trouvait accru sur les navires, il leur avait fallu des machines plus robustes, par suite une provision de charbon plus considérable. Si d’un côté, en multipliant leur puissance, les canons avaient vu diminuer leur nombre, de l’autre leur masse, celle de leurs projectiles avait augmenté. Le canon de 27 centimètres, par exemple, pèse, avec son affût, plus de 31 000 kilogrammes, sa charge de poudre 30 kilogrammes, et son projectile 216 kilogrammes. Le dernier sur la liste, l’Infant of Woolwich, ne pèse pas moins de 35 525 kilogrammes.

Qu’on ajoute à ces charges 1 million 500 mille kilogrammes pour celle de la cuirasse, on obtient pour le navire qui les supporte un déplacement d’eau d’environ 8 millions de kilogrammes. C’est trop ; car alors les marins n’ont pas seulement un navire extraordinairement coûteux sous les pieds et d’une conduite difficile ; ils ont aussi une demeure dépourvue de sécurité, forte devant les hommes peut-être, mais très-faible devant ses vieux ennemis, l’Océan et ses tempêtes. Une répartition vicieuse des poids, une mer un peu houleuse, quelques mètres de toile de plus qu’il ne faut, en voilà assez pour mener au fond tout un équipage de braves gens, et 10 ou 12 millions de francs. La fin du Captain ne l’atteste que trop éloquemment[2].

Menacés par les effets également désastreux du canon, de l’éperon et du naufrage, les ingénieurs ont cherché divers moyens de satisfaire aux contraires nécessités de la navigation et du combat. Ainsi ils ont diminué l’épaisseur de la cuirasse sur certaines parties du navire pour la reporter sur d’autres, ou bien ils ont diminué le poids de l’armature de bois, du matelas disposé pour soutenir les plaques. Le capitaine Coles imaginait des tourelles tournantes, puissamment cuirassées et dans lesquelles il plaçait l’artillerie, ce qui lui permettait de ne laisser sortir de l’eau qu’une faible partie de ses navires, le pont supérieur, et de n’offrir ainsi à l’ennemi qu’une surface extrêmement réduite. D’autres constructeurs débarrassaient les bâtiments de leur mâture, etc., etc.

Pendant qu’ils cherchaient de la sorte à concilier la sécurité maritime du vaisseau avec celle qu’il doit offrir au point de vue militaire, l’éperon, puis les torpilles fixes, mobiles, automobiles, venaient à leur tour compliquer le problème. Pour résoudre cette nouvelle difficulté, l’intérieur du bâtiment était divisé en cloisons étanches, et recevait une double carène, ce qui ne le rendait pas plus navigable, et lui enlevait encore de son habitabilité.

En dépit d’une dépense de talent qui a porté si haut les noms des Dupuy de Lôme, des Reed, des Barnaby, des Coles, des Ericsson, et de tant d’autres ingénieurs, on voit qu’il est impossible d’affirmer qu’ils aient rendu à la mer des navires tels que l’Austerlitz de Sané, ou le Napoléon de Dupuy de Lôme. Le navire d’escadre, bien maniable, bon marcheur, capable de longues traversées, invulnérable et puissamment armé est encore à créer.

Afin d’obvier à ce vide profond, qui modifie si singulièrement la tactique navale, les amirautés, à leur tour, ont dû aviser au moyen de remplacer ce qu’on leur a enlevé, ce qu’il est si difficile de leur rendre. Elles ont spécialisé leurs navires, en les divisant en trois catégories, chacune avant un type et un emploi particuliers. Dans la première, figure ce qui tient lieu en ce moment de l’arme des Duquesne, des Tourville, des Ruyter, des Suffren et des Nelson, nous voulons dire le navire d’escadre.

La seconde comprend les navires de croisières, destinés à faire flotter au loin le pavillon national ; leur cuirasse est légère et leur rapidité, excessive ; ils ont une artillerie peu nombreuse, mais puissante.

Les garde-côtes, béliers ou monitors, comme on voudra les appeler, composent la troisième catégorie. Leur nom indique leur fonction. N’ayant pas à s’éloigner du rivage et, par conséquent, n’étant pas contraints de se charger du combustible et des provisions nécessaires aux longues traversées, on a pu donner à ces bâtiments, qui constituent un type entièrement nouveau dans les flottes, une épaisseur considérable de cuirasse et une puissante artillerie. Quelques-uns, la Dévastation anglaise et le Glatton, sont, à ces points de vue, formidables.

La Couronne (1863).

Quant au navire d’escadre, nous le répétons, quoiqu’il figure dans toutes les marines, il est encore l’idéal obstinément mais infructueusement poursuivi. Faut-il renoncer à l’atteindre ? Ce n’est pas l’avis d’un grand nombre d’ingénieurs, d’artilleurs et d’officiers de marine, et leur opinion, on l’a vu au début de cette esquisse, a exercé une influence assez considérable pour que l’Amirauté anglaise l’ait subie. Puisqu’il est impossible de rendre invulnérable le navire d’escadre sans lui enlever les qualités d’évolution, de sécurité et d’habitabilité, on le décuirassera. « La suppression de la cuirasse et de la part qu’elle prend dans le déplacement du navire, disait sir W. Armstrong aux membres du Committe for the designs of Ships of War, permettra d’accroître dans des proportions énormes la puissance offensive et la vitesse, au profit du nombre des navires, de manière que la perte d’un seul bâtiment ne sera plus comme aujourd’hui un malheur public. Nous aurons alors des vaisseaux comparativement petits, mais rapides et puissamment armés, et quoi qu’il arrive, de pareils navires ne seront jamais démodés. Il faudrait les construire en fer, mais les plaques composant le bordé auraient beaucoup plus d’épaisseur que les plaques employées dans les constructions ordinaires, afin qu’elles puissent résister aux atteintes de la mitraille ou aux projectiles en acier du canon Gatling. Leur artillerie comporterait une ou deux pièces capables de percer les cuirasses les plus épaisses ; le reste se composerait de pièces légères, mais de gros calibre, susceptibles de lancer de gros obus avec une vitesse moyenne. Ainsi construit et armé, un navire serait pour un cuirassé un antagoniste formidable, même dans un duel d’artillerie, tandis que comme bélier, ou s’il faisait usage de la torpille, sa vitesse supérieure et sa facilité de manœuvre et d’évolution lui donneraient un grand avantage sur son pesant adversaire.

« Mon opinion est que des navires en fer, rapides, divisés en nombreux compartiments, avec leurs chaudières et leur machine au-dessous de la flottaison, cuirassés seulement dans une très-petite partie de la coque, constituent la classe des navires de mer, et, qu’en présence des progrès de l’artillerie et des nouveaux moyens d’attaque, la prudente recommande hautement ces constructions… »

Le Comité des plans des navires de guerre a trouvé sir W. Armstrong trop radical ; mais comme la véritable souveraine de l’Angleterre, l’opinion publique, lui donnait raison, l’Amirauté, nous l’avons dit, s’est décidée à mettre en chantier un navire, le Téméraire, qui sera construit sur les indications de l’illustre artilleur. En conséquence, il se composera d’une citadelle très-fortement blindée, destinée à protéger les machines, les canons et l’équipage, réduit porté par un radeau non cuirassé, divisé en cellules ou contenant, quelque substance légère, telle que du liège, de manière à pouvoir être traversé impunément par les projectiles. On sait aujourd’hui que l’obus n’est dangereux que lorsque la résistance qu’il rencontre est considérable.

Devant cette détermination des chefs de la première marine du monde, toutes les puissances qui ont à cœur le maintien de leur influence navale continueront-elles à construire des navires de 9 à 10 000 tonneaux de déplacement, des navires de 98 mètres de longueur ? Continuera-t-on à consacrer à chacun de ces formidables et cependant si fragiles instruments de combat 10 à 12 millions, et à livrer à l’inconnu de la guerre sous-marine ces coûteux engins que la torpille pourra détruire d’un seul coup ? ou bien, désertant cette voie ruineuse, considérera-t-on comme plus sage et plus prudent de renoncer, dès à présent, à une protection inefficace et partant dangereuse ? Cette question, peu de temps avant la résolution de l’Amirauté anglaise, M. le vice-amiral Touchard la posait dans notre pays avec une grande netteté. « Le décuirassement, disait-il, apparaît aujourd’hui comme la conséquence inévitable de la puissance croissante du canon et de sa supériorité sur la cuirasse. Peut-être, avant que les navires en cours de construction soient achevés, cette conséquence va-t-elle s’imposer par l’initiative des autres puissances maritimes, ou d’une seule d’entre elles ? et dès lors n’y aura-t-il pas pour la France honneur et profit à fournir ici l’exemple d’une initiative hardie que la prudence et l’économie conseillent, comme elle a fourni un exemple, moins conforme à son génie et à ses traditions militaires : l’exemple du cuirassement ? »

Cette initiative, on vient de le voir, c’est l’Angleterre qui l’a eue, non pas que le principe du décuirassement manque d’adhérents parmi nos ingénieurs et nos officiers, mais les charges laissées par la guerre pèsent trop lourdement sur notre pays pour qu’il lui soit permis de rentrer aussitôt dans la voie des essais et des expériences. De même que les Anglais nous laissaient faire alors que nous construisions la Dévastation, la Lave et la Tonnante, de même nous resterons spectateurs de la tentative représentée par le Téméraire, attendant, pour nous décider, que l’épreuve soit achevé. Que nos ennemis ne prennent donc pas une réserve, très-difficilement contenue d’ailleurs, pour de l’épuisement ou de l’impuissance. Notre marine, comme notre pays lui-même, se recueille et retrempe son génie au sein des viriles études. Pour elle comme pour lui de belles pages leur restent à écrire ; de nouvelles destinées les attendent, plus grandes, — nous en sommes profondément convaincus, — que celles déjà remplies.

Léon Renard.


  1. L’auteur de cet article a donné des détails complets sur ces navires cuirassés, dans son excellent ouvrage intitulé les Merveilles de l’art naval, et publié en 1866 par la librairie Hachette et Cie. — Grâce à l’obligeance des éditeurs, nous empruntons à cette publication les deux gravures qui représentent le Solférino et la Couronne, pensant qu’il y a un intérêt réel à remettre sous les yeux du public les types de ces navires, au moment où l’Angleterre modifie de toutes pièces les bases de si importantes constructions navales. G. T.
  2. Le Captain était un navire, à deux tourelles de 4 272 tonneaux, cuirassé par des épaisseurs variant, sur la coque, de 17 à 20 centimètres et de 23 à 25 centimètres sur les tourelles, et armé de 6 canons dont 2 de 25 tonnes. Dans la nuit du 6 au 7 septembre 1870, à la hauteur du cap Finistère, par un gros temps à grains, grosse mer, le Captain a coulé « faisant son trou dans l’eau, » comme disent les marins. Commandé par le capitaine Bourgoyne, le Captain faisait partie d’une escadre d’évolutions aux ordres du vice-amiral A. Milne. « À une heure après minuit, lisons-nous dans le rapport de cet officier, le vent avait forcé, on serra les voiles carrées. À cette heure, le Captain se trouvait à l’arrière de mon navire (Lord Warden) ; le signal d’augmenter les distances fut fait et répondu ; il était environ une heure et demie, je le veillais constamment ; il avait ses huniers au bas ris ou serrés, les basses voiles serrées… son feu rouge se distinguait alors clairement. Quelques minutes après je cherchai de nouveau à le voir, il avait disparu… Au point du jour, dix navires seulement étaient en vue, le onzième, le Captain, n’était plus parmi eux… » Les cinq ou six cents hommes qui le montaient, à l’exception de dix-sept hommes seulement, perdirent la vie dans ce naufrage, où périt également le constructeur du malheureux vaisseau, le regrettable capitaine Coles.