Le Neveu de Rameau (édition Assézat)/Notice

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Le Neveu de Rameau (édition Assézat)
Le Neveu de Rameau, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierV (p. 360-386).

NOTICE PRÉLIMINAIRE


Le Neveu de Rameau est, parmi les chefs-d’œuvre de Diderot, celui qui est le plus universellement accepté comme tel. Et, cependant, de combien s’en est-il peu fallu que nous ne le connaissions jamais ! Naigeon le possédait pourtant. En parlant de la collection des manuscrits de Diderot que, disait-il, il avait mis trente ans à former, il marquait, comme étant les plus importants et les plus anciens d’entre eux, ceux « de la Religieuse, et d’une excellente satire, sous le nom du Neveu de Rameau, aussi originale que celui dont elle porte le nom. » Pourquoi ne le publia-t-il pas ? Il s’était laissé devancer pour la Religieuse et pour Jacques le Fataliste ; il lui restait cette primeur et il l’a conservée pour lui seul. C’est une maladresse sans excuse. Mais disons cependant, à sa décharge, que le succès de son édition de 1798 ne répondit pas tout à fait à ce qu’il en attendait. « Rien ne fait mieux sentir, dit-il à ce propos, les pertes irréparables que les sciences ont faites depuis vingt ans ; rien ne laisse plus apercevoir le vide immense que la mort de Montesquieu, de Voltaire, de Dumarsais, d’Helvétius, de Diderot, de D’Alembert, de Buffon, de Turgot, de Malesherbes, de Condorcet, etc., etc. a laissé dans la république des lettres. » Le découragement qui perce dans ces lignes est sans doute la véritable cause de la réserve avec laquelle il a publié les œuvres inédites qu’il avait entre les mains. Il n’a donné que peu de choses inconnues et non les plus sérieuses. Il avait sans doute en vue un supplément qu’il aurait accompagné de ses mémoires sur Diderot, terminés dès ce moment, mais qui ne parurent pas non plus de son vivant. Après sa mort (1810) et celle de son frère, Naigeon le jeune[1] (1816), Mme  de Villeneuve, leur sœur, écrivit à Mme  de Vandeul la lettre suivante :


Novembre 1816.
Madame,

La mort de mon second frère, arrivée il y a environ six mois, a mis en ma possession des ouvrages manuscrits qui vous intéressent d’une manière particulière, puisque tous sont relatifs à votre illustre père ; plusieurs sont écrits de sa main, entre autres le Plan d’une Université dressé pour l’impératrice de Russie ; la Suite d’un Dialogue, etc. D’autres sont des copies d’ouvrages de sa composition, imprimés ou inédits, tels que la Religieuse, la Promenade du Sceptique et les Remarques sur l’Homme d’Helvétius, etc. Un autre, enfin, est une copie des Mémoires pour servir à la Vie de M. Diderot, composés par mon frère l’académicien.

Des personnes qui connaissent ma position m’ont assurée que je placerais ces manuscrits avec avantage chez des libraires étrangers ; mais sachant tout le respect que vous portez à la mémoire d’un père qui vous chérissait, j’ai cru que vous saisiriez une occasion de posséder des ouvrages dont l’impression pourrait troubler votre tranquillité. C’est à vous, madame, à déterminer ce qui mérite encore de voir le jour parmi les manuscrits de M. Diderot ; c’est à vous aussi qu’il appartient d’apprécier les détails qui peuvent être publiés sur ses opinions et sur ses relations. Pour moi, je serais désolée que la liaison intime de mon frère avec M. Diderot donnât lieu à la publication d’un ouvrage qui n’aurait pas votre approbation.

J’aurai l’honneur de vous donner plus de détails sur tous ces objets, si vous voulez bien m’indiquer le jour où je pourrais me rendre chez vous, accompagnée de M. Barbier, administrateur des Bibliothèques particulières du Roi, que mon frère l’académicien avait admis dans sa familiarité, et qui est un sincère admirateur de M. Diderot.

Cette lettre, dont la minute écrite par A.-A. Barbier nous a été communiquée par M. Louis Barbier, n’eut pas le résultat que Mme  de Villeneuve en attendait, Mme  de Vandeul ayant elle-même une collection des œuvres publiées ou inédites de son père. Ces papiers restèrent donc à Mme  de Villeneuve jusqu’à la vente de sa bibliothèque, qui eut lieu en 1819. Ce fut à cette vente que les Mémoires de Naigeon furent acquis par M. Brière ; mais on remarquera que parmi les manuscrits offerts par Mme  de Villeneuve, il n’est pas fait mention du Neveu de Rameau, ce qui peut faire supposer qu’après 1795 Naigeon s’en était défait. De plus, ses Mémoires étant restés manuscrits, le public ne pouvait se douter, à cette époque, de l’existence du précieux ouvrage qui s’y trouvait mentionné. C’est en Allemagne que nous devons nous transporter pour en entendre parler de nouveau, et c’est Gœthe qui va nous en parler[2]. « À la fin de 1804, dit-il, Schiller m’apprit qu’il avait entre les mains un manuscrit encore inédit et resté inconnu d’un dialogue de Diderot, intitulé : le Neveu de Rameau. Il me dit que M. Goeschen avait l’intention de le faire imprimer, mais que, d’abord, afin d’exciter plus vivement la curiosité publique, il se proposait d’en publier une traduction en allemand. On me confia ce travail, et comme depuis longtemps j’avais un grand respect pour l’auteur, je m’en chargeai volontiers après avoir parcouru l’original.

« On reconnaîtra, je l’espère, que je l’exécutai avec toute mon âme ; cependant, il ne réussit pas auprès du public allemand. Les appréhensions d’une guerre imminente répandaient partout l’anxiété, et bientôt il devint impossible, par suite de l’invasion des Français, de s’occuper de la publication de l’original. La haine excitée contre les envahisseurs et contre leur langue, jointe à la longue durée de cette triste époque, empêcha M. Goeschen de réaliser son projet. Schiller nous quitta[3], et je ne pus apprendre d’où était venu le manuscrit que je lui avais rendu.

« Mais lorsqu’en 1818 on pensa à comprendre dans la Collection des prosateurs français[4] les Œuvres complètes de Diderot, on fit paraître un prospectus qui mentionnait ce mystérieux manuscrit, et l’on donna d’après ma traduction une analyse assez fidèle de cet ouvrage singulier, dont on remit en français quelques passages. On ne voulut pas, à la vérité, voir dans ce dialogue un chef-d’œuvre, mais on le trouva digne de la plume originale de Diderot, ce qui était pourtant déclarer que c’en était un.

« On s’occupa encore quelquefois de cette affaire, mais sans grand résultat. Enfin, en 1821, parut à Paris : le Neveu de Rameau, dialogue, ouvrage posthume et inédit par Diderot ; il produisit, comme cela devait être, une grande sensation, et les faits qui s’y rapportent méritent l’attention de la postérité. Voici comment les choses se passèrent :

« Les recherches publiquement réitérées pour arriver à la découverte de l’original donnèrent à deux jeunes gens la pensée de faire une traduction rétrospective. Le vicomte de Saur, maître des requêtes au Conseil du Roi (c’est le titre qu’il prend dans un envoi qu’il m’a fait), entreprit cette traduction avec son ami M. de Saint-Geniès ; ce travail réussit si bien, qu’ils osèrent se risquer à le donner pour l’original. Personne ne découvrit, sur l’heure, les fautes, les corrections et aussi les interpolations provenant du fait des traducteurs. Bref, on crut, pendant un temps, posséder l’original. Cette erreur dura jusqu’au moment où le véritable texte original fut mis en lumière par l’éditeur des Œuvres complètes de Diderot, qui l’avait reçu de la famille de celui-ci.

« Cette découverte inespérée donna lieu à une sérieuse controverse. Les jeunes et spirituels traducteurs de ma traduction, ne voulant pas se laisser imputer un délit littéraire[5], n’hésitèrent pas à dire hautement que le véritable original était apocryphe. Dans ces circonstances, l’éditeur, M. Brière, s’adressa à moi par une lettre en date du 27 juillet 1823, dont voici la teneur :


Pardonnez-moi, monsieur, si je viens vous dérober quelques-uns de ces instants précieux que, pour les plaisirs de notre âge et des siècles futurs, vous avez consacrés au culte des Muses ; mais c’est au nom des mânes de Diderot que je vous invoque, et le rang distingué que cet illustre écrivain me paraît tenir dans votre estime m’est un gage assuré que je ne me serai point en vain adressé à vous. Je me sens encore soutenu dans ma témérité à solliciter une réponse de vous par ce profond caractère de vérité et de droiture que je trouve empreint dans tous vos écrits.

Il s’agit, monsieur, de prononcer dans un procès purement littéraire ; votre sentence sera sans appel, et votre réponse me donnera une victoire éclatante sur un imposteur qui n’a pas craint de me présenter au public français comme un fourbe capable d’en imposer au point de donner comme un original une traduction d’un ouvrage de Diderot. Voici le fait :

Éditeur des Œuvres complètes de Diderot, j’ai rempli le vœu formé par vous-même en comprenant dans mon édition le Neveu de Rameau. Cet ouvrage n’est pas encore publié. La traduction allemande que vous avez donnée de cet ouvrage remarquable est si fidèle, me disait encore, il y a quelques jours, le fils de M. Pfeffel, de Colmar, qu’il serait très-facile de reproduire textuellement Diderot. Cependant, pour rendre aux lettres françaises l’ouvrage de Diderot, je n’ai point fait usage de votre traduction ; j’ai imprimé mon édition sur une copie faite en 1760, sous les yeux de l’auteur. Cette copie m’a été donnée par Mme  la marquise de Vandeul, fille unique de Diderot, demeurant aujourd’hui à Paris, rue Neuve-du-Luxembourg, no 18.

D’un autre côté, un M. de Saur a retraduit, en 1821, votre traduction ; il l’a défigurée en beaucoup d’endroits, s’est permis beaucoup d’amplifications, et n’en a pas moins présenté son livre comme un ouvrage posthume et inédit de Diderot. Aujourd’hui qu’il se voit forcé d’avouer qu’il n’est que traducteur, il me dénonce comme un fourbe semblable à lui, et prêche dans tous nos journaux que mon édition prétendue originale n’est, comme la sienne, qu’une traduction de votre traduction.

« Prouvez le contraire, me dit-il, en me présentant l’autographe de Diderot, et je me rétracte à l’instant. » Le méchant sait bien que cet autographe, envoyé au prince de Saxe-Gotha ou au prince Henri de Prusse, a été détruit, et comme je n’ai à lui opposer que la copie faite par un secrétaire de Diderot, il persiste à taxer d’imposture la famille de Diderot et moi-même. C’est à vous seul qu’il est réservé, monsieur, c’est à vous seul qu’il est possible de faire voir quels sont les trompeurs, de M. de Saur ou de l’estimable marquise de Vandeul, avec laquelle je m’honore de faire cause commune dans cette affaire. La France attend votre arrêt.

J’ai l’honneur de vous envoyer, monsieur, un exemplaire de mon édition du Neveu de Rameau. Vous reconnaîtrez, je n’en doute pas, le même texte qui a servi à votre élégante traduction. Après avoir reconnu la vérité de mes assertions, serez-vous assez bon pour me donner, par la réponse dont j’ose me flatter d’être honoré, le moyen de confondre mes accusateurs et ceux de la famille de Diderot lui-même ? Je me vois, à mon début dans le monde, compromis dans ce que j’ai de plus cher auprès de mes concitoyens, dans mon honneur même, puisque ces messieurs n’ont pas craint de me présenter comme capable d’abuser de la confiance publique.

Je vous envoie aussi, monsieur, un journal dans lequel vous verrez que ces messieurs traitent Diderot avec aussi peu de pudeur que de bonne foi.

Vous recevrez enfin un exemplaire de la traduction de MM. de Saur et de Saint-Geniès, dans lequel j’ai souligné ou indique une faible partie des contre-sens qu’ils ont faits et des additions qu’ils se sont permises. Les numéros inscrits à la marge indiquent les pages correspondantes de mon édition.

Si vous daignez m’honorer d’une réponse, je ne doute pas de voir contester par mes détracteurs l’authenticité de votre signature, mais l’Europe savante la connaît, et l’Institut de France est là pour me venger.

C’est beaucoup vous demander, monsieur, que de solliciter de vous de pareils soins ; mais je suis sûr que quand il dépend de vous d’assurer le triomphe de la vérité et de confondre l’imposture, vous oubliez promptement toutes les peines que vous avez pu prendre.

Je suis, monsieur, avec les sentiments du plus profond respect et de la plus haute considération,

De Votre Excellence,
Le très-humble et très-obéissant serviteur,
Brière,
Libraire-éditeur des Œuvres de Diderot,
rue Saint-André-des-Arts, no 68.
Paris, le 27 juillet 1823.


« Dans cette lettre, M. Brière se plaint des imperfections de la traduction rétrospective, dont il m’envoie un exemplaire avec des notes marginales, en l’accompagnant du véritable original désormais imprimé, mettant ainsi sous mes yeux un exemple vraiment remarquable de la légèreté avec laquelle les Français traitent les choses. Mais ce qui montre d’abord l’importance de la plainte de M. Brière, c’est qu’on déclare à présent, parce que le public a été trompé par une traduction, que le véritable original est une œuvre de charlatan. Personne ne pense aux preuves intimes, on en exige d’extérieures ; on veut que le manuscrit autographe soit montré ; une dame respectable et l’éditeur sont traités de fourbes. M. Brière s’adresse donc à moi, comme au seul homme qui, sur ce point, puisse faire justice ; car, pour ce qui concerne le manuscrit autographe, il est encore incertain s’il fut envoyé au duc de Gotha ou au prince Henri de Prusse.

« À cet égard, je crois pouvoir dire qu’il est impossible que le manuscrit soit venu à Gotha, n’en ayant jamais entendu parler dans les relations particulièrement littéraires et intimes que j’avais alors dans cette ville. Si je puis hasarder une conjecture, c’est que l’autographe fut envoyé à Pétersbourg, à S. M. l’impératrice Catherine : la copie d’après laquelle je fis ma traduction me parut en provenir ; cette filiation a pour moi la plus grande vraisemblance.

« À l’éditeur animé réellement des meilleures intentions, je fis la réponse suivante :

Très-honoré monsieur,

Vous m’avez fait un très-grand plaisir par votre important et agréable envoi ; car, quoique j’aie traduit avec charme, et même avec passion, il y a bien des années, l’admirable dialogue de Diderot, je ne pus y consacrer alors que très-peu de temps, et depuis je n’ai jamais pu comparer de nouveau ma traduction avec l’original.

Vous venez de me fournir l’occasion de le faire, et je n’hésite pas le moins du monde à exprimer ma conviction que le Neveu de Rameau publié par vous est le véritable texte original. J’en ai pensé ainsi à la première lecture, et ma certitude est devenue complète depuis que, comparant phrase par phrase, et après un si long intervalle, l’ouvrage français avec ma traduction, j’ai trouvé plusieurs passages qui me fourniront les moyens de rendre mon travail bien meilleur si je puis un jour le remanier.

Cette explication me paraît suffisante pour votre but. Je vous aiderai de tout mon pouvoir à l’atteindre, car la découverte et la publication de l’original de Diderot me rendent à moi-même un service important.

Si ma signature, mise au bas de cette lettre, était jamais révoquée en doute, comme vous paraissez le craindre, je pourrais aisément, par un témoignage juridique, faire cesser toute incertitude.

Avec le désir de voir bientôt terminer votre édition des Œuvres complètes de Diderot et de recevoir de vous la nouvelle de l’arrivée de cette lettre, j’ai l’honneur d’être

Votre très-dévoué,
J.-W. Gœthe.
Weimar, le 25 octobre 1823.

« Par ce qui précède, on peut reconnaître le grand et irréparable dommage que peut causer le lancement dans le public d’œuvres en tout ou en partie controuvées. Le jugement de la foule, qui a toujours besoin d’être dirigé par des influences élevées et honnêtes, s’égare. Il se fie à une certaine apparence d’originalité, et ne sait plus reconnaître le médiocre de l’excellent, ce qui est faible et ce qui est fort, ce qui est absurde et ce qui est profond.

« Celui qui aime la littérature française, celui qui se rend bien compte de l’influence réciproque des littératures les unes sur les autres peut, comme nous, apprécier à sa juste valeur la chance qui a permis qu’un tel ouvrage déjà connu, mais qui doit l’être par tous, ait été enfin retrouvé. »


Nous avons laissé parler Goethe sans l’interrompre ; revenons maintenant à Paris, et suivons les démêlés des traducteurs pris en flagrant délit de piraterie littéraire avec l’éditeur du texte original.

Disons d’abord que, lors de leur publication, quelques honnêtes gens l’avaient prise pour bon argent, et qu’en 1823 même on n’était pas encore tout à fait détrompé. À cette date, et pour essayer de parer le coup auquel ils s’attendaient, MM. de Saur et de Saint-Geniès se mirent à faire une nouvelle traduction, à leur façon accoutumée, « très-libre et très-paraphrastique, » comme dit Goethe, des notes dont celui-ci avait enrichi son travail. Ils les publièrent sous ce titre : Des hommes célèbres de la France au XVIIIe siècle et de la littérature et des arts à la même époque[6], par M. Goethe ; traduit de l’allemand par MM. de de Saur et de Saint-Geniès, et suivi de notes des traducteurs destinées à développer et à compléter, sur plusieurs points, les idées de l’auteur. Paris, chez Ant.-Aug. Renouard, 1823. C’est dans cet ouvrage que se trouve l’extrait du Tableau de Paris de Mercier, relatif au personnage qui avait servi de modèle à Diderot. Mais il s’y trouve encore ceci :

« Un hasard heureux nous a mis à portée de remplir le vœu que forme ici {{M.|Goethe[7]. Nous avons publié à Paris, en 1821, chez Delaunay, l’ouvrage de Diderot jusqu’alors inédit, intitulé : le Neveu de Rameau. Tous les lecteurs ont reconnu dans ce tableau original le faire du grand peintre auquel nous en sommes redevables. On sera peut-être bien aise de voir ici l’analyse que lui ont consacrée les littérateurs les plus distingués de l’époque actuelle, ceux qui, par leur sagacité, leur esprit et leurs connaissances en littérature, étaient les plus capables d’apprécier cet écrit. »

Et ces analyses sont celles des gens trompés, celle du Miroir du 5 février 1822, par exemple :

Le Neveu de Rameau, dialogue, etc.

L’ouvrage dont on vient de lire le titre est-il réellement de Diderot ? Telle est la question que chacun s’est faite au moment où il a paru, et qui sera résolue affirmativement par tous ceux qui en étudieront attentivement le style et l’esprit. Diderot est peut-être, de tous les écrivains penseurs du XVIIIe siècle, celui dont il serait le plus difficile à un imitateur, même habile, de contrefaire le génie, ou si l’on veut, le talent. Original parfois jusqu’au sublime, souvent jusqu’à la bizarrerie, indépendant de toute espèce de préjugé, il a, plus que tout autre, une physionomie qui lui est propre, soit qu’on le considère comme philosophe, soit qu’on l’envisage seulement comme écrivain.

Le Neveu de Rameau réunit dans le style et dans l’ensemble des idées morales qui ont présidé à la composition de cet ouvrage, tous les défauts et toutes les qualités qu’on remarque dans les autres écrits de Diderot ; il offre surtout des traits qui rappellent la philosophie tout à la fois cynique et sensée dont Jacques le Fataliste est empreint.

L’écrit posthume de Diderot est désordonné dans la forme, et parfaitement moral quant au fond. Le but de l’autour paraît avoir été de faire ressortir toutes les difformités du vice civilisé, dans un dialogue dont plusieurs questions musicales et littéraires sont en apparence le texte et la base. Le prétendu neveu de Rameau, et Diderot lui-même qui se fait son interlocuteur, embrassent d’un coup d’œil hardiment philosophique toutes les circonstances de l’état social dans lequel l’un et l’autre ont vécu : c’est un résumé vif et piquant des diverses idées philosophiques que Diderot a déposées dans tous ses ouvrages. Celui-ci le fait connaître plus que tout autre ; cet avantage, il le doit peut-être à l’intention où était l’auteur, en le composant, de ne le faire paraître qu’après sa mort. Nulle concession dans la forme ou dans lu pensée n’en altère l’originalité ; c’est Diderot vis-à-vis de lui-même, c’est Diderot tout entier.

Une analyse, de quelque manière qu’on la fît, ne donnerait pas une idée suffisante de cet ouvrage ; elle serait même presque impossible ; c’est une sorte de conversation libre et spirituelle, qui n’offre ni liaison, ni proportion, ni plan ; toutes les pensées partent d’une source commune pour tendre à un seul but ; mais l’enchaînement ou n’existe pas, ou n’est pas sensible. L’interlocuteur que le philosophe s’est donné, sous le nom de neveu de Rameau, est une espèce de raisonneur bouffon, un être besoigneux et dégradé, qui met à nu tout l’avilissement de son âme avec une candeur à la fois hideuse et comique. Voltaire avait peint le pauvre diable de la littérature : Diderot met en scène celui de la société. On voit combien d’aperçus originaux, d’idées neuves et de pensées profondes un pareil sujet devait fournir à un écrivain comme Diderot. Aussi cet ouvrage est-il un des plus singuliers qu’on puisse lire : presque à chaque ligne des traits inattendus, exprimés avec cette négligence énergique qui caractérise le style de l’auteur, vous arrêtent et vous saisissent. C’est un livre qui fait rire et penser.


Sur ces entrefaites, parut le volume de M. Brière. Aussitôt le Courrier des Spectacles du 13 juin 1823 et le Sphinx du 26 du même mois publièrent la lettre suivante, signée des deux associés :


Monsieur le rédacteur,

La dernière livraison des Œuvres de Diderot, que vient de faire paraître M. Brière, contient le dialogue intitulé : le Neveu de Rameau. Comme l’ouvrage de M. Brière ressemble, quant au fond, mais non quant à la forme, à celui que nous avons fait imprimer sous le même titre, voici, à cet égard, quelques explications que nous devons au public :

Le manuscrit original de cet ouvrage de Diderot n’existe plus. L’auteur l’avait envoyé en Allemagne, où il a été livré aux flammes, il y a quelques années[8], par les mains cruelles d’une soi-disant chrétienne charitable (du nombre de celles qui ne manquent pas plus en France qu’ailleurs), dont le zèle est toujours prêt à rallumer le feu des bûchers, non parce qu’il y a des coupables, mais parce qu’il lui faut des victimes. Avant de périr dans cet auto-da-fé, ce manuscrit avait été communiqué à M. Goethe, qui en donna une traduction allemande d’après laquelle nous avons retraduit cet ouvrage en français en 1821.

Par là, nous avons restitué à notre littérature, autant qu’il nous a été possible, cette production ingénieuse. Si nous ne sommes pas entrés d’abord dans ces détails, c’était pour ne point humilier notre gloire nationale, en rappelant le souvenir de ces temps de malheur et de honte pour les lettres, où nos plus grands écrivains ont été forcés de faire imprimer leurs ouvrages hors de France, et de s’expatrier dans ce qu’ils avaient de plus cher, dans les fruits de leur génie.

Telle a été, durant toute leur vie, la destinée de Voltaire et de Diderot, en butte à la surveillance ombrageuse des inquisiteurs littéraires. C’est ainsi que quelques-unes des productions les plus remarquables de ce dernier (la Religieuse, Jacques le Fataliste) ont été connues en Allemagne avant d’être imprimées dans la patrie de leur auteur, où elles n’ont paru que longtemps après sa mort ; c’est ainsi que le Neveu de Rameau, sans nous, serait peut-être encore ignoré en France, et du public, et de M. Brière lui-même.

M. Brière, sans apporter la moindre preuve de l’authenticité de celui qu’il publie, dit vaguement qu’il le tient d’une main sûre[9]. Il aurait pu prétendre à faire plus d’illusions, s’il l’avait reçu d’une main habile et exercée.

Quant à nous, nous avouons que nous avons traduit, sur l’allemand de Goethe, le Neveu de Rameau publié par nous, à Paris, chez Delaunay. Nous avouons, de plus, que les 32 pages d’introduction que M. Brière a placées à la tête de son dernier volume nous appartiennent, et sont extraites de l’ouvrage de Goethe, sur les Hommes célèbres de la France[10], que nous avons traduit, et auquel M. Brière a jugé à propos de les emprunter.

Nous avouons, de plus, qu’il nous est impossible de reconnaître le talent de Diderot dans l’écrit que M. Brière lui attribue. Il est trop dépourvu de correction et d’élégance, et défiguré par des fautes de style trop choquantes. Ce ne peut être qu’une nouvelle traduction de l’allemand. L’éditeur n’en fait pas l’aveu ; mais la traduction en convient pour lui. Le livre nie ce que dit le libraire. On doit plus de respect aux hommes illustres[11]. Imputer un mauvais ouvrage à un bon écrivain, ce n’est pas lui rendre hommage, c’est porter contre lui une accusation ; mais son talent, connu de tous les lecteurs, suffit pour l’en absoudre.

Veuillez, messieurs, avoir la bonté d’insérer cette lettre dans un de vos prochains numéros.

Nous avons l’honneur, etc.

Le Vicomte de Saur
Maître des requêtes.
Le Comte de Saint-Geniès.


Le Courrier des Spectacles du 29 juin 1823 contenait la réponse de M. Brière :


Monsieur le rédacteur,

Le peu de place que vous voulez bien accorder dans votre journal à mes réclamations contre les insinuations de MM. de Saur et de Saint-Geniès, me fait mettre de côté tous les raisonnements, et je vais me borner aux faits seuls.

1o Mon prospectus des Œuvres de Diderot, publié en octobre 1821, annonçait que je possédais en manuscrit le roman dialogué intitulé : le Neveu de Rameau. Je n’ai donc point eu, comme veulent bien le dire MM. de Saur et de Saint-Geniès, besoin de leur livre, publié en novembre, pour savoir que cet ouvrage existait en allemand ;

2o M. de Saur, ayant connu mon prospectus, vint me prier de remettre à la fin de mon édition la publication de l’original que je possédais, « pour ne pas tuer, me dit-il alors, la traduction. » Il sentait bien que la comparaison avec l’original serait plus que dangereuse pour lui. Il voulut charger M. Belin de l’impression ; M. Belin refusa ;

3o Cependant, M. de Saur imprima et publia sa traduction ; il la soumit au public, non comme une version faite sur l’allemand de Goethe, mais comme un ouvrage posthume et inédit de Diderot. Aujourd’hui que je publie une version bien différente de celle de M. de Saur et que je suis obligé de faire connaître l’imposture du traducteur, c’est lui qui vient m’accuser ! Qu’il réponde donc à la déclaration suivante : Il existe entre les mains de Mme de Vandeul, fille unique de Diderot, demeurant à Paris, rue Neuve-du-Luxembourg, no 18, un in-4o  manuscrit intitulé : le Neveu de Rameau, et c’est sur ce manuscrit que j’ai fait mon édition ;

4o Pour faire connaître la confiance que peuvent inspirer MM. de Saur et de Saint-Geniès, je dirai qu’il y a trois semaines environ, je leur confiai des feuilles de mon édition du Neveu de Rameau, que M. de Saur me les demanda, « dans l’intention, me dit-il, de s’amuser à faire des rapprochements et des comparaisons » avec sa traduction ; et c’est abusant de ce dépôt qu’ils écrivent aujourd’hui que le dialogue qu’ils attaquent fait partie de la dernière livraison des Œuvres de Diderot. Cette livraison n’est cependant point publiée et ne le sera point avant trois semaines ;

5o Je ne répondrai point aux injures que MM. de Saur et de Saint-Geniès, juges et parties dans leur cause, adressent à Diderot ; c’est au jugement du public que j’en appelle ; je le renvoie à mon Avertissement et lui laisse à prononcer entre un traducteur allemand et Diderot, auquel cet Allemand reproche de ne pas savoir écrire en français ; mais je ne puis résister à l’envie de lui citer un petit passage que Grimm semble avoir écrit pour lui :

« Les petits écrivains devraient se contenter de la liberté qu’on leur laisse de barbouiller du papier, et apprendre, une fois pour toutes, que les ouvrages des hommes de génie sont trop respectables pour qu’il soit permis à d’indignes mains d’y toucher. » Les écrits de Diderot seraient alors l’arche sainte pour MM. de Saur et de Saint-Geniès.

Agréez, etc.

Brière.


M. de Saur crut, après cette réponse, pouvoir continuer encore la lutte. Il répondit, dans le Corsaire du 3 août 1823 :


Monsieur le rédacteur,

Un écrit assez singulier de Diderot (le Neveu de Rameau) a éprouvé une destinée non moins singulière. Confié par l’auteur à des amis, puis livré aux flammes par des mains ennemies, traduit par Goethe à Leipsick, tandis qu’il était ignoré à Paris, il n’a commencé à y être connu que lorsque nous l’avons traduit en français sur l’allemand de Gœthe, en 1821. Habent sua fata libelli. Toutes les vicissitudes de la destinée des livres n’étaient pas encore épuisées pour celui-ci.

M. Brière, libraire, prétend avoir recouvré ce trésor. En l’examinant, nous avons reconnu que ce n’était que de la fausse monnaie ; et si malheureusement Diderot eût été l’auteur du fatras qu’on lui attribue, c’eût été le cas de s’écrier :

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

Nous n’avons vu, dans ce prétendu original, qu’une traduction faite sur l’allemand de Goethe, par un écrivain qui ne connaît pas les premières règles de notre langue, et défigurée d’un bout à l’autre par les fautes de style les plus choquantes.

Aurait-il échappé à Diderot des phrases semblables à celles que nous allons transcrire, et qu’on ne peut lire sans être blessé de leur incorrection ?

« Je voulais vous faire une question, mais j’ai craint qu’elle ne soit indiscrète. »

« Je crois bien qu’ils le pensent, mais je ne crois pas qu’ils osassent l’avouer. »

« Les gens de génie sont détestables. » On dit des gens d’esprit et des hommes de génie. Diderot, qui était l’un et l’autre, le savait bien.

« Il commençait à entrer en passion. »

« J’aimerais autant musiquer les Pensées de Pascal ou les Maximes de La Rochefoucauld. »

Il est à croire que Diderot n’eût pas employé cette mauvaise expression pour dire : « J’aimerais autant mettre en musique les Pensées, etc. »

« Le moyen de penser fortement en fréquentant avec des gens qui… »

« Rien ne dissemble plus de lui que lui-même, etc. »

C’est en ouvrant le livre au hasard que nous y trouvons ces locutions vicieuses ; mais chaque page en offre de pareilles, et nous en pourrions citer des milliers. Assurément, il n’est aucun lecteur instruit qui veuille être dupe et qui s’avisât d’attribuer un ouvrage si mal écrit à un auteur tel que Diderot. Ce style dissemble trop du sien. Pour se laisser tromper, il faudrait avoir fréquenté avec des gens de génie tels que M. Brière.

Que prouve la copie, de main inconnue, qu’il dit exister chez Mme de Vaudreuil (sic), fille unique de Diderot ? Un ami ne peut-il pas lui avoir fait hommage de la version, soi-disant française, d’un ouvrage de son père, qui n’existe plus que dans la traduction allemande ? Cette supposition est plus admissible que celle de la métamorphose de Diderot en écrivain plat et barbare.

Si (comme nous nous plaisons à le croire) M. Brière est lui-même dans l’erreur, et croit de bonne foi avoir publié un manuscrit de Diderot, qu’il consulte des littérateurs plus en état que lui d’en juger ; ils le convaincront que ce prétendu original n’est qu’une mauvaise traduction ; qu’il en convienne alors ; il doit cet aveu au public. Il doit, de plus, des excuses au grand écrivain dont il a compromis la gloire, en attachant son nom à une production indigne de lui. À cet égard, il est impossible de faire illusion au public ; il faudrait, pour y réussir, prendre avec un nom célèbre le talent qui l’a consacré.

Nous avons l’honneur d’être, etc.

Le Vicomte de Saur,
Maître des requêtes.


Cette amusante série de bévues et de quiproquos d’un homme qui croit à sa traduction eut le don d’exaspérer l’adversaire et de le pousser à la démarche décisive dont nous avons déjà dit le résultat. En attendant la réponse de Goethe, il écrivit cependant cette dernière lettre, qui parut dans le Corsaire du 10 août :


Monsieur le rédacteur,

Vous avez inséré, dans votre journal du 3 de ce mois, une lettre dans laquelle M. Saur (sic) et le complaisant M. de Saint-Geniès ont attaqué, pour la seconde fois, l’ouvrage posthume de Diderot intitulé : Neveu de Rameau.

J’ai répondu par des faits irrécusables à la première inconséquence de M. Saur ; j’ai prouvé que l’authenticité du manuscrit de Diderot ne saurait être contestée que par des gens de mauvaise foi, puisqu’une note autographe du 2 (?) janvier 1760 constate cette authenticité. Peu satisfait de cette déclaration, M. Saur, qui a le malheur d’ignorer le prix d’une réputation sans tache, poursuit le cours de ses perfides insinuations et ose se retrancher dans l’absurde proposition qu’un ami de la fille de Diderot peut lui avoir fait hommage d’une version soi-disant française d’un ouvrage de son père ; mais que peut un raisonnement aussi faible, aussi dépourvu de bon sens, contre la note écrite de la main de Diderot, contre l’assertion positive de l’estimable marquise de Vandeul, quand elle affirme que le Neveu de Rameau imprimé par moi est textuellement l’ouvrage de son père ; que ce manuscrit faisait partie de l’immense héritage littéraire que lui a laissé ce grand homme ?

MM.  Saur et Saint-Geniès citent des passages de mon édition (qui leur serait inconnue sans la confiance que j’ai eue en eux et dont ils ont abusé, puisque le livre n’est point encore publié) : mais, pour leur malheur, ils citent à faux ; ils indiquent comme des fautes de véritables beautés et des locutions particulières à Diderot, locutions qui se retrouvent dans tous ses autres ouvrages.

Si je faisais aussi des citations, pour indiquer toutes les fautes du traducteur de l’ouvrage de Diderot dont je vais publier l’original sous huit jours, il me faudrait citer le volume entier. Que M. Saur m’explique, par exemple, ce que c’est que cette Théologie de Roch dont il a parlé à la page 78 de son livre, et qui remplace si sottement la Théologie en quenouille, comédie du P. Bougeant, qui a fourni à Palissot l’idée de sa comédie des Philosophes ?

Malgré ses attaques imprudentes, M. Saur ne saurait m’atteindre sur le terrain ferme où je suis placé ; le procès malheureux dans lequel M. de Marchangy l’a caractérisé d’un seul trait, le 7 août 1816 (voyez le Moniteur du 9), a émoussé d’avance tous les traits de la calomnie qu’il pourra lancer désormais.

J’aurai quelque jour un mot à ajouter pour prouver la fausseté de la dénonciation de M. Saur ; mais ce mot sera pour lui un coup de foudre.

Brière,
Éditeur des Œuvres de Diderot.


Le coup de foudre ne se fît pas attendre, et le 29 octobre 1823 la Pandore, le 3 novembre le Corsaire, le 8 novembre la Bibliographie de la France, inséraient la lettre de Gœthe que nous avons publiée plus haut ; après quoi M. le maître des requêtes put continuer son petit commerce de traductions, mais sans grand succès.

Depuis ce temps, le texte de l’édition Brière a servi aux diverses réimpressions qui ont été faites du Neveu de Rameau. Nous dirons tout à l’heure pourquoi nous ne l’avons pas suivi.

En attendant, retournons encore auprès de Goethe et de Schiller ; c’est une assez bonne compagnie pour que nous écoutions ce qu’ils se disent à propos du sujet qui nous occupe.

C’est en décembre 1804 que Schiller communique à Goethe le manuscrit de Diderot ; le 21 décembre, Goethe lui répond[12] :


Je viens vous demander de vos nouvelles ; je viens aussi vous dire quelques mots de nos affaires littéraires, afin que vous sachiez où nous en sommes. J’espère livrer la première moitié de ma traduction vers le milieu de janvier, et l’autre moitié à la fin du mois ; pour les notes qu’il faudra y joindre, ce sera plus long. On entre d’abord dans l’eau, croyant qu’on pourra la traverser à gué, mais bientôt on sent qu’on enfonce, et l’on est forcé de se mettre à la nage. La bombe de ce singulier dialogue éclate juste au beau milieu de la littérature française, et il faut se recueillir sérieusement pour indiquer la place où frappent les coups.

… Les observations critiques sur ce dialogue commencent à devenir plus difficiles que je ne me l’étais imaginé d’abord. On y parle de la pièce les Philosophes comme d’une production toute récente, et c’est le 20 mai 1760 qu’elle a été représentée pour la première fois à Paris. Alors le vieux Rameau vivait encore. Il faudrait donc placer la composition de ce dialogue avant 1764, date de la mort du vieux Rameau. Mais il y est aussi question des Trois Siècles de la littérature française[13], ouvrage qui n’a paru qu’en 1772. De tout ceci, on est autorisé à conclure que le dialogue a été revu et corrigé bien longtemps après sa première composition, et en pareil cas, les anachronismes sont presque inévitables. Avant de rien affirmer sur une matière si embrouillée, il faut y regarder à deux fois. Je ne puis donc calculer au juste à quelle époque j’aurai fini ce commentaire.

Goethe.
GOETHE À SCHILLER.
Weimar, janvier 1805.

… Je vous envoie avec plaisir la Vie de Marmontel, cela vous intéressera pendant quelques jours. Vous y rencontrerez une ou deux fois le financier Bouret, qui est devenu intéressant pour nous par le Neveu de Rameau.

Goethe.
SCHILLER À GOETHE.
Weimar, le 22 février 1805.

… Je serais bien curieux de savoir si votre manuscrit du Neveu de Rameau est sous presse. Depuis quinze jours, je ne sais plus rien de ce qui se passe dans le monde.

Schiller.
GOETHE À SCHILLER.
Weimar, le 26 février 1805.

… Pour terminer mes notes sur le Neveu de Rameau, je me suis égaré de nouveau dans la littérature française…

Goethe.
GOETHE À SCHILLER.
Weimar, le 28 février 1805.

J’ai appris avec beaucoup de plaisir que vous êtes satisfait de mes comptes rendus[14] ; en pareille matière, on ne sait jamais si on ne fait pas trop, et ne pas faire assez, c’est ne rien faire. Je m’en tiendrai au même genre dans mes notes sur le Neveu de Rameau, que je dicte en ce moment ; cela me sera d’autant plus facile que le texte est de nature à supporter des remarques épicées. Par la même occasion, je pourrai dire beaucoup de choses sur la littérature française, que jusqu’ici nous avons traitée avec trop de roideur, soit que nous l’ayons envisagée comme notre modèle ou comme notre adversaire.

Goethe.
GOETHE À SCHILLER.
Weimar, le 20 avril 1805.

Les notes sur le Neveu de Rameau m’ont poussé dans le domaine de la musique ; comme ce domaine ne m’est pas trop familier, je me bornerai à y tracer quelques lignes principales, puis j’en sortirai le plus tôt possible.

Goethe.


GOETHE À SCHILLER.
Weimar, le 20 avril 1805.

Voici le reste des notes sur le Neveu de Rameau. Ayez la bonté de les lire et de les envoyer ensuite à l’éditeur, à Leipsick. Si toutes les œuvres de l’homme n’étaient pas, en définitive, des œuvres improvisées, je ne serais pas sans inquiétude au sujet de ces annotations rédigées si vite. Ma plus grande consolation est que je puis dire : Sine me ibis, liber ! car je n’aimerais pas à me trouver de ma personne dans tous les lieux où parviendra ce livre.

Goethe.
GOETHE À SCHILLER.

Ayez l’obligeance de supprimer l’article Le Mierre, dans les notes que je vous ai envoyées. Je viens de m’apercevoir que j’ai fait une confusion de personnes.

Goethe.
SCHILLER À GOETHE.
Weimar, le 24 avril 1805.

Vos notes se lisent avec beaucoup de plaisir, même indépendamment du texte, sur lequel elles jettent une vive lumière. Vos observations générales sur le goût français, sur les acteurs, sur le public, et accessoirement sur notre Allemagne, sont aussi heureuses, aussi excellentes que vos articles de détail sur la musique et les musiciens, sur Palissot et autres, sont instructifs et bien appropriés à l’ouvrage commenté. La lettre de Voltaire à Palissot et le passage de J.-J. Rousseau sur Rameau font également très-bonne figure.

J’ai trouvé peu de remarques à faire, et encore ne se rapportent-elles qu’à l’expression ; j’excepte un seul petit passage, à l’article Goût, qui n’est pas parfaitement clair pour moi. En un mot, ces notes sont si bien finies que je vous demande si je ne dois pas les mettre à la poste dès demain.

J’ai trouvé quinze articles du plus haut intérêt ; la moitié eût suffi pour justifier les notes ; je pense qu’elles formeront au moins trois feuilles d’impression ; cela s’appelle doter richement une traduction.

Schiller.


Le lendemain, Schiller, qui devait mourir quinze jours après, écrivait à Kœrner :

SCHILLER À KŒRNER.


… Goethe a été très-souffrant d’une maladie des reins accompagnée de convulsions violentes… Il n’est pas cependant resté inactif cet hiver ; outre plusieurs articles très-spirituels dans la Gazette d’Iéna, il a traduit un manuscrit de Diderot, qu’un heureux hasard nous a mis dans les mains, et l’a accompagné d’annotations. Il sera publié chez Gœschen, sous ce titre : le Neveu de Rameau, je te l’enverrai dès qu’il aura paru. C’est une conversation imaginaire entre le neveu du musicien Rameau et Diderot. Ce neveu est l’idéal du vagabond parasite, mais c’est un héros parmi les gens de cette espèce, et en même temps qu’il se peint lui-même, il fait la satire de la société et du monde où il vit. Diderot a profité de l’occasion pour percer de part en part les ennemis des encyclopédistes, particulièrement Palissot, et pour venger tous les bons écrivains de son temps des attaques que leur lançait la canaille des critiques de carrefour. En outre, il y manifeste les sentiments les plus intimes sur la grande lutte des musiciens qui divisait la société de son temps, et il écrit là-dessus des choses excellentes…

Schiller.


Ce jugement doit être, pensons-nous, complété par celui de Gœthe. Le voici tel qu’il le formula dans ses notes ; nous donnons la version de M. Delerot, qui a fait suivre son excellente traduction des Conversations de Gœthe, recueillies par Eckermann (Charpentier, 1863), des divers fragments que le grand écrivain a écrits sur la littérature française.

LE NEVEU DE RAMEAU.

« Ce livre remarquable doit être considéré comme un des chefs-d’œuvre de Diderot. Ses contemporains, ses amis même lui reprochaient de savoir écrire de belles pages, sans savoir écrire un beau livre. Les phrases de ce genre se répètent, s’enracinent, et c’est ainsi que, sans plus d’examen, se trouve affaiblie la gloire d’un homme éminent. Ceux qui jugeaient ainsi n’avaient certes pas lu Jacques le Fataliste, et le Neveu de Rameau donne un nouvel exemple de l’art avec lequel Diderot savait réunir en un tout harmonieux les détails les plus hétérogènes pris dans la réalité. Quel que fût du reste le jugement que l’on portât de l’écrivain, amis et ennemis convenaient que personne ne le surpassait dans la conversation pour la vivacité, l’énergie, l’esprit, la variété et la grâce ; or le Neveu de Rameau est une conversation ; aussi l’auteur, en choisissant la forme dans laquelle il était maître, a produit un chef-d’œuvre que l’on admire davantage à mesure qu’on le connaît mieux.

« L’ouvrage est écrit dans plusieurs buts. L’auteur a d’abord réuni toutes les forces de son esprit pour peindre, dans toute leur infamie, les parasites et les flatteurs, sans épargner ceux qui les patronnent. Il a, par la même occasion, tracé le portrait de ses ennemis littéraires, qu’il dépeint également comme un peuple d’hypocrites flagorneurs ; et en même temps il a exposé sa manière de penser sur la musique française. Ce dernier sujet peut paraître très-étranger aux deux premiers, cependant c’est là ce qui retient le lecteur et donne de la dignité au livre ; en effet, le neveu de Rameau est un être doué de tous les mauvais penchants, capable de toutes les mauvaises actions, et le seul sentiment que nous puissions éprouver pour lui, c’est du mépris, de la haine même ; mais nous nous sentons un peu adoucis en apercevant en cet homme un musicien qui ne manque pas de talent, et dont l’imagination fantastique bâtit des plans intéressants.

« Au point de vue de la composition poétique, c’est aussi un grand avantage d’avoir ainsi représenté toute la race des parasites ; car ce personnage n’est plus seulement un pur symbole, il devient un individu, une certaine personne ; c’est un Rameau, c’est le neveu du grand Rameau qui vit et agit sous nos yeux.

« Tout homme intelligent, en lisant et en relisant ce livre, apercevra l’habileté extrême avec laquelle s’entremêlent les fils disposés par l’auteur au début de son œuvre ; il admirera la variété des entretiens, et l’art avec lequel cette peinture si générale, l’opposition d’un coquin et d’un honnête homme, est tout entière tracée, à l’aide de traits empruntés à la vie parisienne. L’œuvre est aussi remarquable par le détail que par la conception première. C’est même avec un dessein marqué que l’auteur se permet ces hardiesses impudiques que nous ne répéterons pas après lui. Puisse le possesseur de l’original français le publier bientôt, pour que nous admirions sous sa vraie forme cette œuvre classique d’un homme remarquable aujourd’hui disparu du milieu de nous[15].

« Il n’est pas inutile de préciser ici l’époque à laquelle a paru ce livre. On y parle de la comédie de Palissot, les Philosophes, comme d’une œuvre toute récente. Cette comédie fut jouée, à Paris, le 2 mai 1760.

« L’effet que cette satire publique, personnelle, produisit, dans cette ville si animée, sur les amis et les ennemis des philosophes, fut considérable. Nous avons vu aussi, en Allemagne, de pareilles attaques contre des écrivains, lancées soit dans des brochures, soit sur le théâtre. Mais sans céder à une irritation momentanée, nous n’avons qu’à attendre tranquillement quelque temps, et tout reprend bientôt sa marche accoutumée, comme si rien ne s’était passé. En Allemagne, il n’y a que la médiocrité et le faux talent qui puissent craindre la satire personnelle. Tout ce qui a une vraie valeur conserve l’estime de la nation en dépit de toutes les attaques, et après un peu de poussière soulevée un instant et bientôt retombée, on retrouve de nouveau l’homme de mérite continuant à marcher, du même pas, sur le même chemin. Nous n’avons donc à nous occuper que d’une seule chose : augmenter notre mérite par des travaux sérieux et honnêtes, et, tôt ou tard, notre valeur sera reconnue par la nation ; nous pouvons attendre cet instant en toute sécurité, car, par suite du morcellement de notre pays, chacun vit et travaille dans sa ville, dans son entourage, dans sa maison, dans sa chambre, sans s’occuper du bruit et des orages du dehors. En France, il en était autrement. Le Français est une créature sociable ; c’est dans la société qu’il vit, qu’il agit ; c’est devant la société qu’il s’élève et qu’il tombe. Comment une réunion remarquable d’écrivains français, vivant à Paris, pouvait-elle tolérer que plusieurs d’entre eux, que tous même, en masse, fussent insultés publiquement dans la ville même où ils vivaient, où ils cherchaient à répandre leur influence ? Comment pouvaient-ils se laisser tourner en ridicule, exposer au dédain, au mépris ? On devait s’attendre à une violente réponse.

« Pris dans son ensemble, le public n’est capable de juger aucun talent, quel qu’il soit, car les principes sur lesquels la critique doit s’appuyer ne sont pas innés en nous, ce n’est pas non plus le hasard qui peut nous les faire connaître ; pour s’en servir, il faut les avoir conquis par l’étude et par la pratique. — Au contraire, pour juger la moralité d’un acte, nous avons en nous un juge excellent : la conscience, et chacun aime à faire prononcer à ce juge des arrêts, non sur soi-même, mais sur les autres. Voilà pourquoi les littérateurs qui veulent nuire à leurs adversaires auprès du public accusent leur moralité, leur imputent certaines intentions, et montrent les conséquences probables de leurs actes. Ce n’est plus le poëme, l’œuvre de l’homme de talent que l’on examine ; on laisse de côté ce point de vue, le seul juste ; cet homme qui, pour le bien du monde et des hommes, a reçu des facultés éminentes, est amené devant le tribunal de la moralité, devant lequel auraient seuls le droit de le faire comparaître sa femme et ses enfants, ceux qui vivent avec lui, et tout au plus peut-être ses concitoyens et ses supérieurs. Comme homme moral, personne n’appartient au monde. Ces belles et universelles vertus que la morale recommande, personne ne peut les exiger de nous, que nous-mêmes ; nos imperfections, nous en rendons compte à Dieu et à notre cœur ; ce qu’il y a de bon et de pur en nous, nous le montrons par des actes convaincants à ceux qui nous entourent immédiatement. En revanche, par nos talents, par notre esprit, par les facultés que la nature nous a données pour agir au dehors avec puissance, nous appartenons au monde. Tout ce qu’il y a de plus remarquable en nous cherche à exercer une action sans limites ; que le monde le reconnaisse avec gratitude, et, content de son empire, ne cherche pas à étendre ses droits là où ils ne peuvent atteindre.

« Cependant il est certain que personne, et avec raison, ne peut se défendre de désirer l’union des qualités de l’âme et du cœur avec les qualités de l’esprit et du corps, et ce vœu universel, quoique rarement satisfait, démontre avec force cette incessante aspiration vers la perfection, entière et sans partage, aspiration innée dans l’homme et qui est son plus bel héritage.

« Quoi qu’il en soit sur ce point, nous voyons, en revenant à nos combattants parisiens, que si Palissot n’a pas manqué d’attaquer la moralité de ses adversaires, Diderot, de son côté, a mis en œuvre toutes les armes que le génie et la haine, l’art et le fiel peuvent fournir pour montrer son ennemi comme le plus méprisable des mortels. La vivacité de sa réplique ferait supposer que le dialogue a été écrit dans la chaleur de la première colère, peu de temps après l’apparition de la comédie des Philosophes ; on y parle d’ailleurs du vieux Rameau, comme d’un homme encore vivant, et il est mort en 1764 ; on parle aussi du Faux généreux, pièce de Bret jouée sans succès en 1758. De nombreux écrits satiriques, du même genre, parurent alors ; par exemple, la Vision de Charles Palissot, par l’abbé Morellet. Tous n’ont pas été imprimés, et le remarquable ouvrage de Diderot lui-même est resté longtemps inconnu.

« Je suis bien éloigné de croire que Palissot était un coquin tel qu’il nous est dépeint dans le dialogue. Il a survécu à la Révolution, et s’est toujours montré honnête homme ; il vit peut-être encore[16], et dans ses écrits, qui montrent un esprit bien fait et formé par une longue expérience, il se moque lui-même de cette horrible caricature que son adversaire a cherché à tracer d’après lui.

« Palissot était une de ces natures moyennes qui aspirent au grand sans pouvoir y atteindre, et qui fuient la vulgarité sans pouvoir lui échapper. Si l’on veut être juste, il faut lui reconnaître de l’esprit ; son intelligence ne manque pas de clarté, de vivacité ; il avait un certain talent ; ce sont justement ces hommes qui ont le plus de prétentions. Ils n’ont, pour juger tout, qu’une mesure petite, mesquine, et ils n’ont pas le sens de l’extraordinaire ; ils ne sont justes que pour tout ce qui est commun, et ne savent pas reconnaître le mérite supérieur, surtout quand il débute et ne vient que d’apparaître. C’est ainsi que Palissot se méprit sur J.-J. Rousseau. Il est utile de raconter ce trait. Le roi Stanislas élevait, à Nancy, une statue au roi Louis XV. Le jour de l’inauguration, le 6 novembre 1755, on voulait donner une pièce de circonstance. Palissot, dont le talent inspirait de la confiance dans sa ville natale, fut chargé de l’écrire. Un vrai poëte n’eût pas manqué de tracer quelque noble et digne tableau, mais cet homme d’esprit se débarrassa bien vite de son sujet dans quelques scènes allégoriques qui servirent de prologue à une pièce à tiroirs, le Cercle, et là il put verser à son aise toutes les idées qui plaisaient à sa petitesse littéraire. Dans cette pièce, on voit des poëtes ridicules, des protecteurs et des protectrices à prétentions, des femmes savantes, et tous ces caractères que l’on rencontre en foule dès que l’on s’occupe dans le monde de sciences et d’arts. Ce qu’il peut y avoir en eux de ridicule est exagéré jusqu’à l’absurde, car c’est toujours un avantage qu’une personne au-dessus de la foule par la beauté, par la richesse, ou par la noblesse, s’intéresse à ce qui le mérite, quand même elle ne saurait pas s’y intéresser d’une façon très-intelligente. D’ailleurs, la littérature et tout ce qui s’y rattache n’offre, en général, rien qui convienne au théâtre. Ce sont des questions si délicates et si graves, qu’elles ne doivent pas être portées devant cette foule qui écoute la bouche béante et les yeux grands ouverts. Que l’on ne cite pas Molière, comme Palissot et d’autres après lui l’ont fait. Il n’y a pas de règle pour le génie ; comme le somnambule, il court sans danger sur la cime aiguë des toits, d’où l’homme médiocre tombera lourdement, s’il veut y marcher même bien éveillé. — Non content d’avoir raillé ses confrères devant la cour et la ville, Palissot fit même paraître sur la scène une caricature de Rousseau, qui venait de débuter par un paradoxe, mais avec assez d’éclat. Celles des idées de cet esprit extraordinaire que l’homme du monde pouvait trouver bizarres étaient présentées, non pas avec esprit et enjouement, mais avec lourdeur et méchanceté ; la fête de deux rois fut rabaissée à une pasquinade. Cette inconvenante témérité exerça son influence sur la vie entière de son auteur. Déjà s’était formée cette société d’hommes de génie et de talent que l’on appelait les Philosophes ou les Encyclopédistes ; D’Alembert en était un membre considérable. Il sentit quelles suites pouvait avoir une pareille scène, dans un pareil jour, dans une pareille occasion. Il s’éleva avec force contre ce Palissot ; on ne pouvait alors rien contre lui, mais il fut considéré comme un ennemi déclaré, et on sut plus tard se venger[17]. Palissot, de son côté, ne resta pas oisif. Les Encyclopédistes avaient des ennemis nombreux, et quand on pense à ce qu’étaient et à ce que voulaient faire ces hommes extraordinaires, on ne s’étonne pas de leur voir des adversaires. Palissot s’unit à eux et écrivit sa comédie les Philosophes.

« Un écrivain continue presque toujours comme il s’est annoncé, et, chez les hommes médiocres, le premier ouvrage contient souvent tous les autres. Car l’homme, dont la nature forme une espèce de cercle, décrit aussi dans son œuvre comme une ligne circulaire. Les Philosophes n’étaient qu’une amplification de la pièce de Nancy. Palissot allait plus loin, mais il ne voyait pas plus loin. Son esprit étroit n’aperçut pas l’idée générale sur laquelle reposait le système qu’il attaquait. Son œuvre eut un moment de succès auprès d’un public ignorant et passionné.

« En généralisant cette question, nous reconnaîtrons que toujours, lorsque les sciences et les arts veulent se mêler aux affaires du monde, ils n’y apparaissent que pour y être vus sous une couleur fausse ; en effet, c’est sur la masse, et non sur les hommes supérieurs seulement, qu’ils cherchent à agir, et c’est par elle qu’ils sont jugés. La protection que leur accordent des esprits médiocres et prétentieux leur fait plus de mal que de bien. Le sens commun a peur que les hautes idées, venant en contact avec la grossièreté du monde réel, ne reçoivent des applications fausses. D’ailleurs, tous les hommes qui vivent à l’écart pour une seule idée, s’ils paraissent devant la foule, semblent étrangers et facilement ridicules. Ils ne cachent guère l’importance qu’ils donnent à l’objet auquel ils consacrent leur existence, et celui qui ne sait pas apprécier leurs efforts ou qui n’a aucune indulgence pour le mérite peut-être trop pénétré de lui-même, les trouvera orgueilleux, fantasques et vains. Ce sont là des résultats qui se produisent naturellement ; il aurait été louable, en présence de ces maux inévitables, de ne pas perdre de vue le but principal que l’on cherchait, et de ne pas compromettre les grands avantages que le monde pouvait espérer. Palissot, au contraire, rendit la situation plus fâcheuse ; il écrivit une satire, et chercha à perdre dans l’opinion certaines personnes, en traçant d’elles des caricatures toujours faciles à faire. Quelle est donc cette satire ?

« Sa pièce est divisée en trois actes. Son arrangement, assez habile, témoigne d’un talent exercé, mais l’invention est maigre. On reconnaît les formules ordinaires de la comédie française. Rien n’est nouveau, sinon cette hardiesse de mettre en scène des personnes clairement désignées. Un brave bourgeois, avant de mourir, a promis sa fille à un jeune soldat ; sa veuve s’est engouée de la philosophie, et elle ne veut donner sa fille qu’à un membre de cette corporation. Tous les philosophes qui paraissent sont d’abominables gens, cependant ils ont des caractères si vaguement dessinés qu’on pourrait les prendre pour des coquins de n’importe quelle classe. Aucun d’eux n’est habitué de la maison, aucun n’a avec cette veuve de relations d’affection ; aucun n’a d’illusion sur elle ; nul sentiment ne vit dans leurs cœurs ; c’étaient là des idées trop fines pour l’auteur qui, cependant, avait sous les yeux des modèles de ce genre dans « les bureaux d’esprit. » Ce qu’il voulait simplement, c’était rendre haïssables les philosophes ; il les montre donc méprisant et maudissant leur protectrice ; ces messieurs ne viennent dans cette maison que pour aider Valère à obtenir la main de la jeune fille. Ils affirment que, dès qu’ils auront réussi dans leur entreprise, ils n’en franchiront plus le seuil. Et c’est sous de pareils traits que nous devons reconnaître un D’Alembert et un Helvétius ! Je laisse deviner avec quelle habileté le principe d’égoïsme de ce dernier est mis à profit ; on montre qu’il conduit tout droit à introduire la main dans la poche d’autrui. Enfin, apparaît un domestique, un paillasse, marchant à quatre pattes, tenant une tête de salade ; il est destiné à rendre ridicule l’état de nature vanté par Rousseau. Une lettre découverte révèle à la maîtresse de la maison la manière dont la jugent les Philosophes, et ils sont mis honteusement à la porte. La conduite de la pièce ne la rendait pas indigne de Paris ; la versification n’en est pas mauvaise, çà et là se trouve un trait heureux ; mais partout se montre, comme dans les œuvres de tous ceux qui s’attaquent aux esprits supérieurs, une vulgarité qui rend l’œuvre insupportable et méprisable. »


Nous ne croyons pas qu’on nous sache mauvais gré d’avoir donné ce long morceau dans lequel se trouvent tant d’idées justes, et où règne ce sentiment de calme optimisme qui caractérise Goethe. Il nous épargnera bien des redites, et nous pouvons revenir à notre historique du livre analysé si largement.

À partir de 1823, le Neveu de Rameau appartenait donc définitivement à la littérature française. Nous n’avons pas à entrer dans les aventures qu’il eut encore à courir. Des questions de propriété furent portées devant les tribunaux. M. Firmin Didot, M. Bry durent reconnaître les droits de M. Brière. Ce ne fut qu’en 1863 qu’un nouveau procès intenté par M. Brière à M. A. Poulet-Malassis fut gagné par celui-ci et que le Neveu de Rameau tomba dans le domaine public.

Nous ne parlerons pas des éditions de M. Bry et de M. Genin, qui ont copié M. Brière. La première tentative pour modifier quelque peu son texte fut faite par M. Ch. Asselineau, dans cette édition même qui provoqua le dernier procès. M. Asselineau s’était dit, avec raison, qu’il pouvait être fort utile de comparer à nouveau l’original et la traduction de Gœthe, afin de se bien rendre compte des différences qui pouvaient avoir existé entre les deux manuscrits consultés. Cette comparaison, faite un peu légèrement, n’avait fourni au nouvel éditeur que très-peu de modifications : une ou deux corrections heureuses, une autre de tout point malencontreuse et un passage qui, se trouvant seulement dans l’allemand, fut traduit par M. Asselineau et placé par lui en appendice à la reproduction du texte de M. Brière. Nous avions déjà constaté l’insuffisance de ces retouches, et nous avions l’intention de rétablir les additions de Gœthe et ses assez nombreuses variantes, lorsque des circonstances particulièrement heureuses mirent entre nos mains une copie sans date, mais évidemment de la fin du siècle dernier, du Neveu de Rameau.

Nous recommençâmes dès lors notre travail de comparaison des trois textes, celui de Gœthe, celui de Brière, le nôtre, et, ce travail fait, nous résolûmes de donner la préférence à ce dernier.

Voici comment nous justifions cette préférence. Notre copie ne porte pas ce titre vague : Dialogue, que portent les deux autres, mais bien celui de Satire, que lui donne Naigeon. Elle ne diffère du texte de Brière que dans les points assez nombreux où celui-ci laissait à désirer sous le rapport de la correction ou de la clarté. Elle contient tous les noms propres supprimés dans l’édition Brière, et ils y sont analogues à ceux qui se trouvent dans la traduction de Gœthe. Les passages de cette traduction qui manquent dans Brière s’y rencontrent à leur place. Enfin, la seule anecdote que Gœthe a cru devoir supprimer, en en donnant la raison, est où elle doit être, et telle que l’abstention de Gœthe le faisait pressentir.

Nous ne voulons pas affirmer que c’est sur une copie identique à la nôtre que Gœthe a fait sa traduction ; il y a une ou deux légères différences, mais ces différences sont telles qu’elles peuvent passer pour une défaillance du traducteur plutôt que pour une modification du texte.

Ajoutons, pour bien déterminer le caractère de cette nouvelle version qu’elle ne s’éloigne de l’ancienne que parce qu’elle est plus personnelle, plus exacte, plus correcte. Les critiques qui voudront se livrer à une confrontation minutieuse reconnaîtront, nous n’en doutons pas, la vérité de nos assertions. Nous pensons même que, si le manuscrit qui a servi à M. Brière avait été conservé, nous y retrouverions la trace des suppressions et des changements apportés par la main de la fille du philosophe à une œuvre de son père qu’elle trouvait en certains points un peu trop hardie.

Nous arrêterions ici cette notice déjà démesurée s’il ne nous fallait pas la terminer en donnant ce qui a été recueilli jusqu’à ce jour de renseignements sur le personnage, considéré d’abord comme imaginaire, qui est le héros du livre. Ces renseignements consistent d’abord en deux notes, l’une de Mercier, l’autre de Cazotte.

NOTE DE MERCIER.

« J’ai connu, dans ma jeunesse, le musicien Rameau ; c’était un grand homme sec et maigre, qui n’avait point de ventre, et qui, comme il était courbé, se promenait au Palais-Royal toujours les mains derrière le dos, pour faire son aplomb. Il avait un long nez, un menton aigu, des flûtes au lieu de jambes, la voix rauque. Il paraissait être de difficile humeur. À l’exemple des poëtes, il déraisonnait sur son art.

« On disait alors que toute l’harmonie musicale était dans sa tête. J’allais à l’Opéra, et les opéras de Rameau (excepté quelques symphonies) m’ennuyaient étrangement. Comme tout le monde disait que c’était là le nec plus ultra de la musique, je croyais être mort à cet art, et je m’en affligeais intérieurement, lorsque Gluck, Piccini, Sacchini, sont venus interroger au fond de mon âme mes facultés engourdies ou non remuées. Je ne comprenais rien à la grande renommée de Rameau ; il m’a paru depuis que je n’avais pas si grand tort.

« J’avais connu son neveu, moitié abbé, moitié laïque, qui vivait dans les cafés, et qui réduisait à la mastication tous les prodiges de la valeur, toutes les opérations du génie, tous les dévouements de l’héroïsme, enfin tout ce que l’on faisait de grand dans le monde. Selon lui, tout cela n’avait d’autre but ni d’autre résultat que de placer quelque chose sous la dent.

« Il prêchait cette doctrine avec un geste expressif et un mouvement de mâchoire très-pittoresque ; et quand on parlait d’un beau poëme, d’une grande action, d’un édit : « Tout cela, disait-il, depuis le maréchal de France jusqu’au savetier, et depuis Voltaire jusqu’à Chabane ou Chabanon, se fait indubitablement pour avoir de quoi mettre dans la bouche, et accomplir les lois de la mastication. »

« Un jour, dans la conversation, il me dit : « Mon oncle musicien est un grand homme ; mais mon père, soldat, puis violon, puis marchand, était un plus grand homme encore ; vous allez en juger : c’était lui qui savait mettre sous sa dent ! Je vivais dans la maison paternelle avec beaucoup d’insouciance, car j’ai toujours été fort peu curieux de sentineller l’avenir. J’avais vingt-deux ans révolus, lorsque mon père entra dans ma chambre et me dit : « Combien de temps veux-tu vivre encore ainsi, lâche et fainéant ? Il y a deux années que j’attends de tes œuvres : sais-tu qu’à l’âge de vingt ans j’étais pendu, et que j’avais un état ? » « Comme j’étais fort jovial, je répondis à mon père : « C’est un état que d’être pendu ! Mais comment fûtes-vous pendu, et encore mon père ?

« — Écoute, me dit-il, j’étais soldat et maraudeur, le grand-prévôt me saisit, et me fit attacher à un arbre. Une petite pluie empêcha la corde de glisser comme il faut, ou plutôt comme il ne fallait pas. Le bourreau m’avait laissé ma chemise, parce qu’elle était trouée : des houssards passèrent, ne me prirent pas encore ma chemise, parce qu’elle ne valait rien, mais d’un coup de sabre ils coupèrent ma corde, et je tombai sur la terre : elle était humide ; la fraîcheur remit mes esprits. Je courus en chemise vers le bourg voisin ; j’entrai dans une taverne ; je dis à la femme : « Ne vous effrayez pas de me voir en chemise ; j’ai mon bagage derrière moi. Vous saurez… Je ne vous demande qu’une plume, de l’encre, quatre feuilles de papier, un pain d’un sou et une chopine de vin. » Ma chemise trouée disposa sans doute la femme de la taverne à la commisération. J’écrivis sur les quatre feuilles de papier : Aujourd’hui, grand spectacle donné par le fameux Italien ; les premières places à six sous, et les secondes à trois. Tout le monde entrera, en payant. Je me retranchai derrière une tapisserie, j’empruntai un violon, je coupai ma chemise en morceaux, j’en fis cinq marionnettes que j’avais barbouillées avec de l’encre et un peu de mon sang ; et me voilà tour à tour à faire parler mes marionnettes, à chanter et à jouer du violon, derrière ma tapisserie.

« J’avais préludé en donnant à mon violon un son extraordinaire. Le spectateur accourut, la salle fut pleine ; l’odeur de la cuisine, qui n’était pas éloignée, me donna de nouvelles forces ; la faim, qui jadis inspira Horace, sut inspirer ton père. Pendant une semaine entière je donnai deux représentations par jour, et sur l’affiche point de relâche. Je sortis de la taverne avec une casaque, trois chemises, des souliers et des bas, et assez d’argent pour gagner la frontière. Un petit enrouement, occasionné par la pendaison, avait disparu totalement ; de sorte que l’étranger admira ma voix sonore. Tu vois que j’étais illustre à vingt ans, et que j’avais un état. Tu en as vingt-deux, tu as une chemise neuve sur le corps, voilà douze francs ; sors de chez moi. »

« Ainsi me congédia mon père. Vous avouerez qu’il y avait plus loin de sortir de là que de faire Dardanus, ou Castor et Pollux. Depuis ce temps-là, je vois tous les hommes coupant leur chemise selon leur génie, et jouant des marionnettes en public ; le tout pour remplir leur bouche. La mastication, selon moi, est le vrai résultat des choses les plus rares de ce monde. »

« Ce neveu de Rameau, le jour de ses noces, avait loué toutes les vielleuses de Paris, à un écu par tête, et il s’avança ainsi au milieu d’elles, tenant son épouse sous le bras : « Vous êtes la vertu, disait-il ; mais j’ai voulu qu’elle fût relevée encore par les ombres qui vous environnent. »

(Tableau de Paris.)
NOTE DE CAZOTTE[18].

La Nouvelle Raméide (est) une plaisanterie faite par moi à l’homme le plus plaisant par nature que j’aie connu. Il s’appelait Rameau et était neveu du célèbre musicien ; il avait été mon camarade au collège et avait pris pour moi une amitié qui ne s’est jamais démentie, ni de sa part, ni de la mienne. Ce personnage, l’homme le plus extraordinaire que j’aie connu, était né avec un talent naturel de plus d’un genre, que le défaut d’assiette de son esprit ne lui permit jamais de cultiver. Je ne puis comparer son genre de plaisanterie qu’à celui que déploie le docteur Sterne dans son Voyage sentimental. Les saillies de Rameau étaient des saillies d’instinct, d’un genre si piquant, qu’il est nécessaire de les peindre pour pouvoir essayer de les rendre. Ce n’étaient point des bons mots, c’étaient des traits qui semblaient partir de la plus profonde connaissance du cœur humain. Sa physionomie, qui était vraiment burlesque, ajoutait un piquant extraordinaire à ses saillies, d’autant moins attendues de sa part, que d’habitude il ne faisait que déraisonner. Ce personnage, qui fut musicien autant et peut-être plus que son oncle, ne put jamais pénétrer dans les profondeurs de l’art. Mais il était né plein de chant et avait l’étrange faculté d’en trouver impromptu de l’agréable et de l’expressif sur quelques paroles qu’on voulût lui donner. Mais il eût fallu qu’un véritable artiste eût arrangé et corrigé ses phrases et composé ses partitions. Il était de figure aussi horriblement que plaisamment laid ; très-souvent ennuyeux, parce que son génie l’inspirait rarement ; mais, quand sa verve le servait, il faisait rire aux larmes. Il vécut pauvre, ne pouvant suivre aucune profession ; sa pauvreté lui faisait honneur dans mon esprit. Il n’était pas né absolument sans fortune, mais il eût fallu dépouiller son père du bien de sa mère, et il se refusa à l’idée de réduire à la misère l’auteur de ses jours, qui s’était remarié et avait des enfants. Il a donné en plusieurs autres occasions des preuves de la bonté de son cœur. Cet homme singulier vécut passionné pour la gloire, qu’il ne pouvait acquérir dans aucun genre. Un jour il imagina de se faire poëte, pour essayer d’une nouvelle façon de faire parler de lui. Il composa un poëme sur lui-même, qu’il intitula : la Raméide, et qu’il distribua dans tous les cafés ; mais personne ne l’alla chercher chez l’imprimeur. Je lui fis l’espièglerie de composer une Seconde Raméide… Le libraire la vendit à son profit, et Rameau ne trouva pas mauvais que j’eusse plaisanté de lui, parce qu’il se trouva assez bien peint. Il est mort aimé de quelques-uns de ceux qui l’ont connu, dans une maison religieuse, où sa famille l’avait placé, après quatre ans d’une retraite qu’il avait prise en gré et ayant gagné les cœurs de ceux qui d’abord avaient été ses geôliers. Je fais ici avec plaisir sa petite oraison funèbre, parce que je tiens encore à l’idée qu’il m’a laissée de lui… »

(Préface de la Nouvelle Raméide.)


M. Jal, toujours disposé à ramasser ce qui peut montrer Diderot sous un jour défavorable, a fait des recherches au sujet de Jean-François Rameau et il conclut de ces recherches que le pauvre musicien a été calomnié par le philosophe. Établissant son opinion sur les actes civils qu’il a rassemblés et sur l’examen de la Raméide, il voit dans Rameau un très-honnête homme qui aimait bien sa femme et n’eût jamais pu avoir la pensée que Diderot lui prête : « Elle aurait eu tôt ou tard le fermier général. Je ne l’avais prise que pour cela. » — « Est-il possible que Rameau ait dit, ait pensé de semblables choses ? » s’écrie le biographe indigné. Nous n’avons pas à nous prononcer sur cette question sentimentale. Il résulte de l’autobiographie de Rameau, dans ce poëme introuvable la Raméide[19], comparée aux assertions de Mercier et de Cazotte, inconnues de M. Jal, que l’homme était bien ce qu’il fallait à Diderot pour le type qu’il avait en vue. Il l’a grossi, il l’a grandi ; il l’a accentué ; là est sa part d’artiste. Et avouez que sans cette peinture éclatante, la postérité, représentée par M. Jal, se serait fort peu inquiétée de retrouver les traces de ce musicien qui finit dans une maison religieuse et dont toute l’originalité consistait dans les contrastes de sa nature mal équilibrée, contrastes qui avaient frappé Diderot et qui l’ont amené à écrire ce dialogue, « œuvre philosophique, brutale, vraie, malséante, spirituelle, fausse, déclamatoire, raisonnable, amusante, folle, etc., etc., » comme dit toujours M. Jal, et qui l’a cependant « amusé, » il l’avoue, « tout en le contrariant fort. »

Nous admettrions volontiers, comme ce biographe, que Diderot et sa fille ont gardé ce dialogue en portefeuille, pour éviter le scandale qui pouvait résulter des personnalités qu’il contient, si nous n’avions déjà eu plusieurs fois l’occasion de faire remarquer combien, depuis les persécutions dont il avait été l’objet, Diderot répugnait à toute idée de publicité.

Donnons cependant, d’après cette source, les principales dates de la vie de Jean-François Rameau.

Son père Claude Rameau était organiste (et non apothicaire) à Dijon, sa mère s’appelait Marguerite Rondelet. Il naquit le 30 janvier 1716 et fut baptisé le lendemain. Il se maria en 1757, le 3 février, à Saint-Séverin. Il demeurait alors rue d’Enfer depuis plusieurs années. Sa femme s’appelait Ursule-Nicole Félix-Fruchet et demeurait, de fait, aussi rue d’Enfer, depuis six mois. C’était la fille d’un tailleur. Elle mourut fort jeune, vers 1760 ou 1761, ainsi que l’enfant qu’elle avait eu de Rameau. C’est en 1766, alors que Rameau professait la musique dans quelques bonnes maisons, qu’il composa la Raméide, qui se termine par cette note : « Il fallait que les circonstances me fussent contraires, que notre adversaire nous ait dit de jeter notre musique au feu, qu’elle n’était pas musique, pour avoir essayé de faire mon histoire que j’appelle la Raméide, dans le temps de ma vie le plus rempli de trouble, dénué de tout secours littéraire, pays où je vas et où je dois paraître bien étranger, mais même pour l’avoir confié au public. — Du dimanche des Rameaux, 1766. » Cazotte nous a appris quelle fut la fin de ce malheureux. Elle ne contredit en rien l’idée qu’on pouvait s’en faire, d’après le décousu d’une telle vie.

Rameau dit quelque, part dans son poëme :


Et je suis sûr encor que, dans bien plus d’un lieu,
Je fais aussi parler de Rameau le neveu.


Ces vers ne semblent-ils pas indiquer que Diderot ne lui avait pas laissé ignorer l’usage qu’il entendait faire de ses confidences ? Nous aimons mieux croire cela que de penser avec M. Jal que le Neveu de Rameau est une réponse à la Raméide. Tout, d’ailleurs, démontre qu’il la précéda et qu’il fut écrit à la suite d’un entretien réel, comme celui que Diderot eut quelques années plus tard avec la maréchale de Broglie[20].

M. de Saur a fait précéder sa traduction d’un portrait de pure fantaisie où Rameau, un violon sous le bras et brandissant un archet, ressemble à Cartouche, le sabre à la main, conduisant sa troupe au pillage.

M. Meissonier a intitulé un de ses tableaux le Neveu de Rameau. En voici la description faite par un maître en ce genre, Théophile Gautier.


Vous connaissez ce grand diable de neveu de Rameau, avec qui Diderot a ce dialogue d’un paradoxe si neuf, d’une verve si étincelante, d’un esprit si large et si franc ; le voilà dans un de ces bouges où il se réfugiait lorsque ses amphitryons ordinaires étaient de mauvaise humeur. L’endroit n’est pas splendide ; des images d’Épinal, tatouées de rouge, de jaune et de bleu, placardent la muraille ; sur une vieille table mousse une mesure de bière. Le neveu de Rameau, le lampion sur l’œil, une main rageusement enfoncée dans son gousset vide, la chemise fripée, croisant ses jambes, aspire la fumée de sa longue pipe de terre blanche, mais non avec cette placidité béate des fumeurs ordinaires ; sa figure chagrine et crispée a des préoccupations qui résistent aux consolations somnolentes du tabac. Il pense qu’il possède, par un accident malheureux et fait exprès pour lui, le merle blanc du siècle, une femme d’une vertu intraitable qui ne veut rien faire pour l’avancement de son mari. Le gaillard, que n’effrayent pas les couleurs voyantes, porte un habit rouge et des bas rouges, et cela va bien à son insolence de hâbleur, d’énergumène et de virtuose. Cette figure, haute de quelques pouces, est peinte avec une science, une force et un style bien rares dans les tableaux de genre même les plus estimés.

Th. Gautier, Exposition de tableaux modernes au boulevard des Italiens (1860). — Monit. univ., 20 février 1860.


Ce tableau a figuré à l’Exposition universelle de 1867 comme appartenant à M. Henri Didier et a été vendu l’année suivante avec la galerie de cet amateur, après son décès.


Deux vaudevillistes, MM.  Michel Carré et Raymond Deslandes, ont fait entrer le neveu de Rameau dans une pièce intitulée : Une Journée de Diderot, jouée au Gymnase, en juin 1868. Le thème est l’histoire du testament de l’Entretien d’un père avec ses enfants. C’est Rameau qui devient l’héritier d’un traitant dont il était le bouffon, au détriment d’une malheureuse veuve et de sa fille auxquelles Diderot s’intéresse. Diderot, tenté de détruire ce testament qu’il a trouvé par hasard, en est détourné par son ami Rousseau, le Rousseau de la tradition, l’homme de la nature et de la vérité.

M. Jules Janin enfin a essayé de continuer l’œuvre de Diderot dans un livre intitulé : la Fin d’un monde et du Neveu de Rameau. En terminant son avant-propos, l’auteur dit que le lecteur trouvera dans « sa déclamation, selon l’expression de Salluste l’historien, suffisamment de babil et peu de bon sens, loquentiæ satis, sapientiæ parum. « Nous dirons, nous, qu’il y a beaucoup d’esprit, beaucoup de verve, une connaissance extraordinaire de toutes les choses, de tous les mots et de tous les noms propres du XVIIIe siècle, avec nombre d’anachronismes, des idées qui n’étaient pas celles de Diderot et une conclusion qui, certes, lui eût été formellement antipathique.

Il peut être bon de remarquer en terminant que le Pauvre Diable de Voltaire et le Neveu de Rameau sont de la même époque.

Les Allemands n’ont pas oublié le jugement de Goethe sur ce livre, et la meilleure preuve, c’est qu’il en a paru une nouvelle traduction en 1864, à Berlin.


En reportant la date de la rédaction primitive de cette satire à 1762, nous nous sommes appuyé sur plusieurs petits faits tels que ceux de la mort de la femme de Rameau, de l’âge de la fille de Diderot, etc., consignés évidemment dans le premier jet. Quant à celle de la révision, elle est certainement postérieure à 1773, et la mention du fils Fréron nous ferait croire qu’elle a eu lieu au moment même (1779) où les injures les plus violentes étaient adressées au philosophe, dans l’année littéraire, à propos de son Essai sur Sénèque. À ce moment Fréron père était mort, Fréron fils, né en 1765, n’était pas encore en état d’écrire, mais il avait le privilège du journal et il était en quelque sorte responsable de ce qui s’y écrivait.



  1. Naigeon le jeune, né à Paris le 14 octobre 1737, se tua d’un coup de pistolet dans la nuit du 12 mai 1816, à l’âge de soixante-dix-neuf ans et quatre mois. Il avait été, pendant quarante-deux ans, dans l’administration des vivres-pain de l’armée, savoir, depuis le 1er mai 1761 jusqu’en octobre 1803. Il en avait exercé tous les emplois, auxquels on parvient graduellement avec de la conduite, du zèle, de la probité, de l’intelligence, jusqu’à celui d’administrateur général ; mais il a exercé aux armées celui qui le représente, c’est-à-dire celui d’agent en chef. (Note de A.-A. Barbier, communiquée par M. Louis Barbier.)
  2. Goethe’s sämmtliche Werke (Paris, Vve Baudry, 1840), t. V, p. 135-138.
  3. Schiller mourut au mois de mai 1805. Sa dernière lettre à Goethe est du 24 avril de cette année, et elle est consacrée à l’examen des notes de Goethe sur le Neveu de Rameau.
  4. Éditée par Belin.
  5. Ils étaient pourtant coutumiers du fait. Ils ont agi de même pour leur tragédie traduite de Varnhagen von Ense (Adolphe de Habsbourg), pour une pièce de Huber (le Sacrifice interrompu), dont ils ont pris, sans le dire, la traduction faite en 1802 par M. Doppel ; pour un roman de Klinger (Aventures de Faust, et sa descente aux enfers). V. la France littéraire, article De Saur.
  6. M. Brière a eu le tort de prendre ce titre au sérieux et de croire que le livre était une traduction fidèle de l’écrit de Goethe ; c’est ce qui l’excuse d’avoir demandé à M. Renouard l’autorisation de publier en tête du Neveu de Rameau le prétendu chapitre de Goethe à ce sujet, chapitre dans lequel M. de Saur a pris bien plus de libertés encore que dans sa traduction du dialogue.
  7. Goethe}} souhaitait qu’il se trouvât une seconde copie du Neveu de Rameau, afin qu’il pût paraître en français.
  8. Nous ne savons sur quelles autorités s’appuyait M. de Saur pour avancer aussi positivement ce fait.
  9. Mme de Vandeul avait d’abord insisté pour ne pas être nommée.
  10. V. ci-dessus, p. 367, note 1.
  11. M. de Saur était sans doute de l’école de Naigeon, qui pensait que corriger ces hommes illustres était la plus grande preuve de respect qu’il fût possible de leur donner.
  12. Nous empruntons ces lettres à la Correspondance entre Goethe et Schiller, traduction de Mme la baronne de Carlowitz, revisée, annotée et commentée par M. Saint-René Taillandier. Paris, Charpentier, 1863.
  13. Par l’abbé Sabatier de Castres.
  14. Pour la Gazette d’Iéna.
  15. Il ne faut pas croire que Goethe a eu pour Diderot une admiration sans réserve. Dans ses Annales, il dit, à propos du Neveu de Rameau : « J’avais toujours été vivement épris, non pas des opinions et de la manière de penser de Diderot, mais de sa manière d’écrire ; je ne croyais guère avoir vu une œuvre plus audacieuse et plus contenue, plus pleine d’esprit et d’impudence, plus immoralement morale que le Neveu de Rameau ; je me décidai donc très-volontiers à le traduire… » etc. (Note de M. Delerot.)
  16. Palissot n’est mort qu’en 1814, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
  17. La correspondance à ce sujet, entre D’Alembert et le comte de Tressan, a été recueillie dans les Œuvres posthumes de D’Alembert. Rousseau intercéda pour que Palissot ne fût pas chassé de l’Académie de Nancy, comme le voulait le roi Stanislas.
  18. Cazotte, compatriote de Rameau, avait été son condisciple au collège des Jésuites de Dijon. Il est encore question de Rameau dans la notice biographique placée en tête des œuvres de Cazotte (Paris, 1817, 4 volumes in-8o), à propos du pari soutenu par l’auteur du Diable amoureux, qui s’était engagé à composer en un jour un opéra-comique sur le premier mot qui lui serait donné. Le mot donné était Sabots, et Cazotte gagna son pari. On raconte qu’il y fut aidé par un musicien qui improvisa la musique à mesure qu’il improvisait les paroles : ce musicien était Jean-François Rameau.
  19. Il y a, à la réserve de la Bibliothèque nationale, un exemplaire portant ce titre : La Raméide, prix 3, 6, 12, 24, 48, 96, à Pétersbourg, aux Rameaux couronnés, 1766, (28 pages in-8o sans nom d’imprimeur). Quérard cite un autre titre : la Raméide, poëme en cinq chants ; Amsterdam et Paris, Humblot, 1766, in-8.
  20. Voyez t. II, p. 503.