Le Nid de cigognes/IX

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IX


Il y eut un moment de silence ; peu à peu la gravité solennelle de Sigismond avait glacé la verve fanfaronne d’Albert ; mais celui-ci, quel que fût son désir de se tirer à son honneur de toutes les épreuves imposées par son ami, n’était pas homme à rester longtemps immobile et muet.

Huzzah pour la liberté ! cria-t-il tout à coup en frappant sur la table ; je crois que nous n’avons plus de bière… Hola meinher Zelter… demoiselle Augusta… un pot bien vite ! un pot grand comme le tonneau d’Heidelberg. Nous sommes menacés de périr de soif !

À cet appel bruyant, deux voix répondirent de côtés différens : l’une fraîche et argentine, l’autre grave et chevrotante. En même temps deux personnes entrèrent dans la salle : une grande jeune fille blonde et fraîche, aux cheveux nattes, au jupon rouge, assez court pour laisser voir des bas bleus à coins brodés ; et un vieillard, vêtu de brun, des lunettes de corne sur le nez.

— Vous êtes aussi bruyant que Tophet, dit celui-ci d’un nasillard ; j’étais absorbé dans une pieuse lecture quand vos cris m’ont tiré de mes méditations ; je croyais encore entendre ces Français, ces enfans de Bélial, qui autrefois envahissaient mon hôtellerie et me faisaient gagner leurs florins de perdition… Eh bien ! jeunes gens, que voulez-vous ?

— De la bière, meinher Zelter, pour boire à la confusion de ces Français et à la liberté de l’Allemagne.

— Un moment, dit le vieux luthérien en comptant les pots vides qui se trouvaient sur la table, vous avez déjà pris à l’excès de cette boisson, et il est écrit : « Tu ne souffriras pas que la créature abuse de mes dons. D’ailleurs, je n’ai pas encore vu la couleur de votre argent, et…

— Eh bien ! Frantz ne vous a-t-il pas dit qu’il répondait pour nous, maître Zelter ?

— Hem ! hem ! monsieur Frantz lui-même est en retard avec moi, et il est écrit : « Il faut rendre à César de qui appartient à Gésar. »

Cependant Albert affirma d’un ton piteux que son compagnon et lui étaient mourans de soif, et le vieux luthérien permit à sa nièce de leur servir encore une petite mesure de bière. Sur que cette prescription serait exécutée à la lettre, il alla retrouver sa Biblé dans la pièce voisine…

En effet, Augusta reparut bientôt avec un pot de dimension si modeste, que le contenu devait disparaître aisément dans un seul des vastes gobelets des étudians.

— Le vieux ladre ! dit Schwartz avec indignation, nous prend-il pour des philistins qui ne savent pas boire, et non pour des membres libres du hurschenleben ? Mais il faut en passer par où il veut… Eh bien, sapermente ! Augusta payera pour lui.

Et il voulut embrasser la nièce de l’hôte puritain.

— Laissez-moi, monsieur l’étudiant ! dit la jeune fille d’un ton niais, sans cependant parler assez haut pour troubler les dévotes lectures de maître Zelter.

La jungfrau se débattait faiblement ; Albert allait exécuter sa menace, quand des mains vigoureuses le saisirent par derrière et le rejetèrent au loin. C’était Sigismond, qui, voyant Albert étourdi de cette rude secousse, appliqua sur les joues vermeilles d’Augusta deux gros baisers, après quoi la jeune fille eut la liberté de s’enfuir à sa cuisine. Tout cela s’était fait si rapidement que Schwartz n’avait pas eu le temps de s’y opposer.

Ah cà mais ! camarade, dit-il furieux, tu agis avec une inconvenance…

Purus esto, sois pur ! dit Muller en mettant un doigt sur sa bouche.

Et il retourna à sa place. La colère d’Albert tomba aussitôt.

— C’est juste ! c’est juste ! grommela-t-il en se rasseyant à son tour, c’est encore une épreuve… Ah ! quand une fois je serai initié… Mais que fais-tu donc ? reprit-il en voyant Sigismond verser dans sa chope la petite mesure qu’Augusta venait d’apporter ; ne partageons-nous pas, en bons camarades ?

Sans s’émouvoir, Muller avala d’un trait la précieuse boisson, s’essuya la moustache du revers de sa manche, reprit sa pipe, et murmura entre deux bouffées :

Sobrius esto, sois sobre !

— Cette fois Albert ne put retenir un geste d’humeur. Sais-tu, dit-il, que ces épreuves continuelles seraient capables de faire perdre patience ?… Si jamais plus tard je suis chargé à mon tour de surveiller la conduite d’un frère servant, je promets bien…

— Il n’acheva pas ; un cheval venait de s’arrêter à la porte de l’auberge, un colloque assez animé s’était élevé entre un voyageur inconnu et maître Zelter.

— Passez votre chemin, disait la voix pasillarde de l’hôte, je ne peux vous loger, ni vous ni votre monture… J’ai ici des réprouvés d’étudians, et eux seuls suffiraient pour remplir une maison trois fois plus grande que la mienne… On ne s’entend déjà plus, on n’a pas un instant pour lire tranquillement ses psaumes… Si vous allez à Manheim, prenez la route à droite ; si vous allez à Philippsbourg…

— Je ne vais ni à Philippsbourg ni à Manheim, répondit-on d’une voix impérieuse ; je viens au Steinberg pour affaires, et comme il n’y a pas d’autre auberge dans ce village, je suis forcé de m’arrêter ici.

En même temps l’on descendit lourdement de cheval.

— Mais, monsieur le voyageur, encore une fois il n’y a pas de place dans mon auberge.

— On se gênera pour moi, je coucherai ici une nuit seulement… Demain matin j’irai au château rejoindre le major de Steinberg, qui n’a pu m’offrir de chambre à la tour… Allons, dépêche, vieux bonhomme ; tu regretterais fort de m’avoir arrêté un instant à la porte de ta baraque, si tu savais qui je suis !

Le nom du baron de Steinberg avait déjà de beaucoup diminué les obstacles que Zelter opposait à l’admission du voyageur. Un grain de curiosité autant qu’un vague sentiment d’inquiétude lui fit demander :

— Eh ! qui donc êtes-vous, monsieur ?

— Le nouveau maître du château et de la baronnie de Steinberg… et autre chose encore !

Le vieux luthérien fit un geste de surprise. Alors le voyageur lui jeta la bride de son cheval, et entra résolûment dans la salle où se trouvaient les deux étudians.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, au teint blême, aux gros yeux hébétés, au corps maigre et fluet. Il était vêtu de noir, à l’ancienne mode ; ses cheveux un peu rares étaient poudrés. Un ruban bariolé décorait sa boutonnière, ce qui, dans certaines parties de l’Allemagne, où les ordres d’honneur sont très nombreux et très répandus, n’est pas toujours un signe de grande distinction. Malgré la manière hautaine avec laquelle il avait traité le cabaretier, il adressa un profond salut et un sourire bienveillant aux jeunes gens en passant devant eux, et il alla s’asseoir modestement à l’extrémité de la salle.

Sigismond et Albert ne se sentirent pas d’abord une grande sympathie pour le nouveau venu. Ils touchèrent à peine leurs casquettes, et le regardèrent de ce regard, oblique que les soldats jettent à l’inoffensif bourgeois fourvoyé dans leur cabaret de prédilection. Sans s’inquiéter de cette contenance quasi hostile, le voyageur dit d’un ton obséquieux :

— Pauvre gite, messieurs….. misérable auberge… où l’on ne se serait pas attendu à rencontrer quelques membres de la jeunesse savante de nos écoles… Vous étudiez sans doute à l’université d’Heidelberg ?

Albert toisa fièrement cet audacieux qui se permettait de l’interroger ; il répondit par un hem ! assez impertinent, tandis que Sigismond poussait gravement sa fumée vers le plafond. Le voyageur eut l’air de prendre pour une réponse affirmative l’exclamation équivoque de Schwartz.

— Excellente université, messieurs ; excellens maîtres, excellens élèves ! continua-t-il. Vous devez être fiers, messieurs, d’appartenir à cette belle école, la lumière de l’Allemagne, le foyer de toutes les idées généreuses, le flambeau du vrai patriotisme !… Eh bien ! puisque vous habitez Heidelberg, je réclamerai de votre obligeance certains renseignemens que je suis chargé de recueillir ; c’est pour moi une bonne fortune de vous rencontrer ici

Ces flatteries à l’endroit de l’université avaient chatouillé agréablement l’amour-propre des deux étudians, chez qui l’esprit de corps était porté au plus haut degré mais les dernières paroles de l’étranger réveillèrent leur farouche indépendance.

— Nous ne savons rien ! dit brusquement Muller.

— Nous ne sommes pas des espions ! ajouta Schwartz de même.

L’inconnu ne semblait pas homme à se laisser décourager par le mauvais vouloir évident de ses auditeurs.

— Ah ! je comprends, dit-il en souriant, vous vous défiez de moi ?… C’est juste, et je ne vous en veux pas ; la prudence est d’autant plus louable chez les jeunes gens qu’elle est plus rare !… Vous ne pouvez en effet vous attendre à trouver un homme de qualité dans cet obscur village, dans cette ignoble taverne ! Je voyage incognito, à cheval et sans domestique. Et cependant, messieurs, malgré ce piètre équipage, je suis chevalier du saint-empire romain, et premier chambellan de Son Altesse Conradin VII, prince souverain d’Hohenzollern.

Cet étalage pompeux de titres produisit quelque effet sur les jeunes gens. Habitués dès l’enfance à un profond respect pour les moindres fonctionnaires, ils regardèrent monsieur le chambellan avec plus de curiosité, sans toutefois se hater de croire à ses assertions. Le chambellar semblait piqué au jeu.

— Vous ne pouvez comprendre, reprit-il, comment un homme de ma qualité se trouve ici. Je dois à ma dignité, à celle du noble prince que je représente, de vous donner quelques explications… J’ai été chargé par mon gracieux souverain d’une mission importante qui m’oblige à visiter toutes les universités de l’Allemagne. J’ai déjà vù Vienne, Halle, Iéna, Leipsick, et je me rendais à Heidelberg, lorsque hier j’ai fait rencontre à Manheim du major de Steinberg, une ancienne connaissance de Berlin. Il est inutile de vous dire comment je l’ai déterminé à me vendre sa baronnie… Toujours est-il qu’impatient de connaître ma nouvelle acquisition, j’ai laissé ma voiture et mes domestiques à Manheim, et suis venu à cheval avec le major de Steinberg pour prendre possession du château. En approchant d’ici, ce pauvre baron a eu comme des remords : il m’a supplié de lui accorder un répit jusqu’à demain ; il veut sans doute préparer sa jeune sœur à quitter l’habitation de ses ancêtres. J’étais trop délicat pour lui refuser cette satisfaction. D’ailleurs, il m’a fait entendre que le château devait être assez mal fourni de provisions, et je me suis décidé à chercher un gite dans ce taudis… Voilà comment il se fait, messieurs, que le chevalier Ritter, le chambellan, presque l’ambassadeur de Son Altesse le prince d’Hohenzollern, en est réduit à passer ici la nuit.

Les efforts du voyageur pour éblouir les deux étudians et pour les décider à se montrer plus communicatifs eurent cette fois une espèce de succès. Albert porta la main à sa casquette, prêt à l’ôter au moindre signe de Sigismond, et celui-ci avait retiré sa pipe de sa bouche. Le chevalier Ritter remarqua ces signes imperceptibles d’une réaction prochaine ; il voulut frapper un grand coup.

— Holà ! mattre hôtelier, dit-il à Zelter qui entrait en ce moment, en attendant le méchant souper que vous allez me préparer, servez-moi deux flacons de vin du Rhin. Ces braves jeunes gens, qui me paraissent si aimables et si polis, me permettront bien de faire connaissance avec eux en trinquant à la gloire de nos savantes universités.

Pour le coup la glace fut rompue ; les doux casquettes disparurent comme par enchantement ; les pipes furent reléguées toutes pleines encore à l’extrémité de la table, et quand l’hôtelier reparut portant deux bouteilles de forme allongée et trois verres à pied en verre jaunâtre de Bohême, la meilleure intelligence régnait déjà entre le voyageur et les étudians.

La conversation, animée par de fréquentes rasades, ne tarda pas à devenir tout à fait amicale. Le chambellan, avec ses manières flatteuses et insinuantes, paraissait un assez bon diable aux deux jeunes gens. Sigismond s’était enfin départi de sa défiance observatrice, et répondait convenablement aux politesses dont l’accablait le nouveau venu. Quant à Albert, déjà échauffé par les libations de la soirée, il parlait à tort et à travers du magnétisme animal, du vin du Rhin et de l’indépendance de l’Allemagne. À mesure que les jeunes gens devenaient plus expansifs, monsieur Ritter, au contraire, se montrait plus calme et plus circonspect. Sigismond s’en aperçut.

— Te tairaş-tu, méchant ivrogne ? dit-il à son compagnon avec colère ; tu empêches cet honorable monsieur de nous dire quelle affaire l’appelle à l’université d’Heidelberg… Il a des renseignemens à nous demander.

— Et il peut s’exprimer en toute liberté, répliqua Albert avec la feinte gravité d’un ivrogne, nous sommes des citoyens libres, et nous avons le droit de produire nos idées en nous conformant aux lois… Ce vin est excellent ! Parlez, monsieur, parlez ; il n’est pas un étudiant dans tout le burschenleben d’Heidelberg dont je ne puisse vous raconter l’histoire. Il y a d’abord Fritz Lieben, un poltron : il n’a eu que deux duels en un mois, et il a été blessé les deux fois ; il y a Guillaume Komer, qui tous les quinze jours fait danser la fille du professeur d’histoire naturelle Miron, au bal de l’Université. Il y a…

— Finiras-tu, stupide animal ! interrompit Sigismond impatienté.

— Stupide animal ! répéta Schwartz ; tu choisis toujours des injures qui ne sont pas prévues dans le Comment. Ne t’y fie pas, pourtant ; malgré tes épreuves et tes paroles magiques, je finirai…

Le regard de Muller devint si menaçant, que son turbulent camarade se tut et baissa les yeux. Le chambellan sourit avec indulgence.

— Je serais désolé, dit-il, d’être cause d’une querelle entre deux amis… Cependant, je profiterai de vos bonnes dispositions…

— À vos ordres, monsieur, dit Sigismond en s’inclinant.

— Nous vous écoutons de toutes nos oreilles, balbutia Albert.

Et il appuya sa tête contre la muraille : depuis qu’il ne pouvait plus crier, il se sentait une violente envie de dormir, et ses yeux se fermaient malgré lui.