Le Nid de cigognes/V

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V


Frantz était un des types les plus beaux et les plus complets de la jeunesse allemande. Mince et vigoureux à la fois, il avait une imagination pleine de fraîcheur et une volonté pleine d’énergie. Ses traits un peu pâles étaient doux et délicats, comme ceux d’une femme, mais ses grands yeux bleus brillaient d’une ardeur toute virile. Une légère moustache blonde ombrageait sa lèvre supérieure ; ses cheveux châtains flottaient en longues boucles sur ses épaules.

Son costume avait un peu de l’excentricité pittoresque à la mode parmi les étudians de l’université d’Heidelberg et en général de toutes les universités allemandes. Il portait une petite redingote de velours noir boutonnée sur la poitrine, et une toque élégante de même étoffe ; un ceinturon de cuir serrait sa taille fine et élancée. Dans ce modeste équipage, Frantz conservait un air de noblesse et de dignité qui l’eût fait distinguer de ses camarades fumeurs et buveurs de bière.

Les paroles de Wilhelmine n’avaient pu refouler entièrement les sentimens impétueux auxquels il avait obéi d’abord en revoyant mademoiselle de Steinberg. Cependant il s’éloigna un peu, et, attachant sur elle son regard limpide, il lui dit d’une voix pénétrante :

— Il est vrai, Wilhelmine… j’oublie tout ce qui n’est pas vous… Seule vous remplissez mon cœur et ma pensée ; le reste du monde n’existe pas pour moi.

La jeune fille sourit avec orgueil. Frantz se retournait enfin vers Madeleine pour lui adresser un salut bienveillant, lorsqu’une espèce de grondement sourd se fit entendre à l’autre extrémité de la plate-forme. Une grosse tête carrée et une face barbue s’élevèrent dans l’enfoncement de la logette de pierre qui couvrait l’escalier de la tour.

— Ah ! ah ! dit Frantz avec une gaieté, mêlée d’un peu de dédain, monsieur Fritz m’aurait-il poursuivi jusqu’ici ?… n vérité, ma bonne madame Reutner, votre fils est trop honnête garçon pour jouer le rôle d’un dogue hargneux toujours prêt à déchirer les visiteurs… Il ne voulait pas me laisser passer tout à l’heure, et j’ai été obligé de le pousser un peu rudement… j’avais, tant d’impatience de me trouver ici !

Et son regard s’attacha encore avec amour sur Wilhelmine.

— Terteifle ! grommela une voix rauque dans l’escalier.

Depuis l’arrivée de Frantz, les traits de la vieille Madeleine avaient repris leur expression de tristesse accoutumée.

— Un dogue ! répéta-t-elle ; oui, le dernier serviteur des Steinberg est comme un chien fidèle qui veille encore sur le seuil en ruines… Eh bien ! ce dogue, ce gardien vigilant, ne doit-il pas écarter du logis ceux qui peuvent y apporter le trouble et le chagrin ?

Frantz fit un geste d’étonnement.

— Est-ce de moi que vous parlez ainsi, Madeleine ? est-ce à moi que l’on devrait refuser l’entrée de ce château ? Je suis une humble servante… Ceux que la dame de Steinberg admet chez elle doivent être les bienvenus pour moi et pour mon fils.

— Et la dame de Steinberg, demanda Frantz avec un gracieux sourire adressé à Wilhelmine, est-elle en effet importunée de ma présence ? Dois-je m’abstenir de venir à la tour ?

— Vous, Frantz ! vous ? dit la jeune fille à voix basse, mais d’un ton d’exaltation. Ah ! puisse le sort ne nous séparer jamais d’un seul instant !

Madeleine les observait en silence.

— Retire-toi, Fritz, dit-elle enfin avec accablement ; ni toi ni moi ne pouvons empêcher ce que Dieu a permis… Redescens à ta loge, mon pauvre Fritz, il faut que le sort s’accomplisse !… Me serais-je trop hâtée de croire aux heureux présages ?

Un second terteifle fut la réponse. Au même instant la tête carrée et la figure barbue disparurent. Fritz, exercé par sa mère à l’obéissance passive, et d’ailleurs peu raisonneur par nature, n’en demanda pas davantage ; l’on entendit son pas lourd résonner et se perdre dans les profondeurs de la tour.

Le jeune étudiant et Wilhelmine ne songeaient plus ni à lui ni à sa mère. Leurs mains étaient entrelacées ; ils se regardaient avec ravissement.

— Frantz, Frantz, disait la jeune fille avec un accent de reproche, comment êtes-vous resté une journée entière sans venir ? J’attendais de vous plus d’impatience après…

— J’avais un devoir à remplir, ma Wilhelmine bien-aimée ; j’avais à mettre à l’abri toute atteinte l’homme généreux qui vient d’exaucer nos vœux… Maintenant il est en sûreté sur le territoire étranger… Notre bonheur ne coûtera rien à personne, et je ne vous quitterai plus.

— Frantz, et si l’on nous sépare ?

— Quelle puissance à présent, Wilhelmine, pourrait me séparer de toi ? dit l’étudiant avec énergie, en la pressant contre son cœur ; je défierais l’univers entier…

Madeleine se dressa comme un fantôme devant les deux jeunes gens ; ils s’éloignèrent brusquement l’un de l’autre. La douleur, la pitié, l’indignation, se mêlaient sur le visage vénérable de madame Reutner.

— Êtes-vous la fille des barons de Steinberg ? dit-elle à Wilhelmine avec véhémence ; est-ce la pure Wilhelmine que je vois écouter sans rougir les propos galans d’un jeune débauché des écoles ?… Par respect pour votre nom, mademoiselle, par pitié pour vous-même, ne me déchirez pas le cœur en me montrant où est tombée l’héritière d’une illustre maison !

Les jeunes gens restèrent un moment interdits par cette vive apostrophe.

— Eh bien ! vous le voyez, monsieur Frantz, dit Wilhelmine avec confusion ; vous n’avez pas tenu votre promesse, vous n’avez pas su vous taire.

— Il faut lui apprendre la vérité, reprit Frantz avec résolution ; j’aurais cru que vous ne pourriez la lui cacher si longtemps.

— Mon Dieu ! toute la journée j’ai voulu lui faire cet aveu ; je n’en ai pas eu le courage.

— De quoi s’agit-il donc ? demanda Madeleine tremblante.

L’étudiant prit une main de mademoiselle Steinberg, tandis que son autre bras entourait la taille souple de la jeune fille.

— Madeleine, dit-il avec noblesse, ne soyez ni surprise ni scandalisée de cette douce familiarité… Ces mains, j’ai le droit de les presser contre ma bouche ; cette âme, j’ai le droit de la réclamer comme mienne. Depuis quelques heures nous sommes mariés ; Wilhelmine est ma femme.

— Madame Reutner resta immobile et ne répondit pas ; seulement ses yeux exprimaient autant d’indignation que d’incrédulité. Vous n’ajoutez pas foi à mes paroles, reprit l’étudiant ; il vous semble, impossible que votre vigilance ait été mise en défaut à ce point… Mais votre sommeil était bien profond la nuit dernière, Madeleine, et Fritz, notre dogue de tout à l’heure, n’a pas su aboyer au moment où l’on dérobait le trésor confié à sa garde. Pendant que vous rêviez l’un et l’autre, vous aux lutins et aux farfadets du voisinage, Fritz à son pot de bière et à son bœuf fumé, votre charmante maîtresse s’échappait de la tour au milieu de la nuit. Je l’attendais dans une barque, au pied du Steinberg, avec deux amis, deux étudians comme moi, qui devaient me servir de témoins. Nous avons traversé le Rhin en silence, au milieu de l’obscurité… Vous étiez bien émue et bien tremblante, ma chère Wilhelmine !… Là-bas, de l’autre côté du fleuve, au village de Selzbach, un prêtre nous attendait dans sa modeste église. Dieu a reçu nos sermens ; nous ne craindrons pas de les avouer à la face des hommes.

Ce récit ne semblait admettre la possibilité d’aucun doute. Cependant la gouvernante se tourna vers Wilhelmine.

— Baronne de Steinberg, dit-elle, c’est vous… vous seule que je veux croire… cela est faux, n’est-ce pas ? vous n’avez pas eu la folle témérité…

— Tout cela est vrai, répliqua la jeune fille avec candeur.

— Mais ce mariage n’est valable ni devant Dieu ni devant les hommes ! s’écria Madeleine ; malheureuse enfant, vous avez dupe de quelque abominable fourberie ; on a voulu vous abuser par un mariage simulé !

— Ce mariage n’est pas simulé, dame Reutner ; il a été accompli suivant tous les rites du culte catholique, auquel Wilhelmine et moi nous nous glorifions d’appartenir. Le prêtre qui l’a béni, les témoins qui nous ont assisté dans cette cérémonie pourront, s’il est nécessaire, en attester la réalité.

Madeleine Reutner les regardait tour à tour d’un air égaré.

— Dites, jeune homme, reprit-elle avec une sombre énergié, n’avez-vous pas employé un charme magique pour troubler la raison de cette simple créature ? N’êtes-vous pas le génie du mal lui-même, acharné contre les derniers descendans d’une grande famille ? L’enfer s’est-il donc aussi ligué contre elle ?… Mariée !… mariée à un obscur étudiant, sans nom, sans naissance ; elle, le plus pur, le plus beau rejeton de la vieille souche ! Frantz sourit avec mélancolie.

— Malgré mon désir de flatter vos goûts, Madeleine, je ne puis me résigner à passer devant ma charmante amie pour un habitant de l’enfer ; je n’ai employé auprès de votre jeune maîtresse d’autre charme qu’un amour profond et dévoué… J’ai une famille aussi, mais elle me repousse, et je la désavoue… Cependant, bonne femme, ajouta-t-il avec un peu de hauteur, sachez-le bien, j’aurais peut-être le droit de porter un nom aussi illustre, aussi ancien que celui de Steinberg.

— Et ce nom, quel est-il ? demanda vivement Madeleine.

— Des raisons de la plus haute importance m’obligent à le taire.

— Mais vous, vous, mademoiselle, continua Reutner en s’adressant à la jeune fille, vous devez connaître ce nom ? il a été tracé près du vôtre dans cet acte de mariage ; vous devez savoir s’il est digne…

— Frantz a désiré me cacher son secret, je n’ai pas insisté pour l’apprendre. J’ai signé la première, et je n’ai fait aucune question : Frantz est loyal, et il m’aime de toute son âme ; Madeleine, qu’avais-je besoin de savoir autre chose ?

— L’étudiant pressa dans ses bras sa candide et tendre épouse pour la remercier de cette confiance absolue. Madeleine semblait réfléchir profondément ; l’assurance que Frantz était de sang, noble avait déjà beaucoup modifié les sentimens de cette femme singulière.

— Je ne comprends pas, dit-elle enfin, quel motif on peut avoir de cacher un nom honorable… mais il n’importe ce secret, vous le révèlerez sans doute à monseigneur, et si cette alliance n’est pas indigne de lui, il pardonnera peut-être…

— Malheureusement, Madeleine, je n’aurai pas la ressource d’employer ce moyen pour apaiser le baron de Steinberg. Ni lui ni personne n’apprendra de ma bouche le secret de mon nom ; c’est un vœu que j’accomplis, un serment que je tiens. Il devra se résigner à ne voir en moi que l’étudiant Frantz.

— Et s’il ne se résigne pas ? Le baron a du crédit, il est violent dans ses colères…

— Pour être l’époux de ma chère Wilhelmine, dit Frantz avec chaleur, je brave des colères plus terribles encore que celle du major de Steinberg. D’autres pourront venir me demander compte de mon bonheur : je les défie tous !

— Mais ignoriez-vous donc à quels dangers vous vous exposiez, malheureux et aveugles enfans, quand vous avez contracté ce funeste mariage ?

Nous les connaissions, ma bonne Madeleine, répliqua Wilhelmine avec un angélique sourire ; j’avais dit à Frantz combien j’avais à redouter le caractère hautain de mon frère, et il ne m’avait pas caché que lui-même pouvait être en butte aux poursuites d’une famille puissante dont il s’est séparé pour toujours ; ces craintes ne nous ont pas retenus. Nous n’avons pas voulu entendre la voix de la raison, nous n’avons écouté que notre amour. Plus notre projet était difficile à réaliser, plus nous avons été prompts à l’exécuter. Aucun pouvoir humain ne nous eût empêchés d’être l’un à l’autre. Voilà pourquoi, ma chère Madeleine, je ne me suis pas confiée à toi. Je redoutais ton austérité, ta fermeté, ton zèle ardent pour mon bonheur ; et maintenant encore, si j’ai fait une faute en me donnant à Frantz, je ne m’en repens pas ; je suis résignée à supporter toutes les conséquences de ma conduite ; dussé-je mourir, je mourrai sans me plaindre pour mon Frantz bien-aimé !

— Et moi, ma douce Wilhelmine, reprit le jeune homme avec passion, je te défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie ! Toi, c’est la famille, c’est la patrie, c’est l’univers !… Si nous devons succomber dans la lutte, nous succomberons ensornble, et nos âmes se retrouveront dans un monde meilleur.

Madeleine contemplait les deux jeunes gens avec une admiration involontaire. Wilhelmine avait passé son bras sous celui de son mari ; la tête penchée sur l’épaule de Frantz, elle écoutait avidement ses paroles.

L’étudiant, debout, dans une attitude fière, le visage rayonnant, une main levée vers la ciel en signe de défi, s’exprimait avec un chaleureux enthousiasme. Il dépassait Wilhelmine de toute la tête. La belle jeune fille semblait s’appuyer sur lui comme sur un protecteur ; leurs cheveux se confondaient au souffle affaibli du vent. L’obscurité, commençant à se répandre autour d’eux, ne laissait entrevoir que leurs, gracieuses silhouettes. On eût dit des apparitions célestes effleurant de leurs pieds légers le sommet de cette tour aérienne, prêtes à remonter vers les nuages dont elles étaient descendues.