Le Nid de cigognes/VII

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VII


En effet, on pouvait reconnaître à la clarté de la lune, qui se levait en ce moment, l’uniforme bleu galonné d’argent, adopté alors par les troupes prussiennes. Wilhelmine était muette de terreur ; Frantz sentait la main de la jeune fille trembler dans la sienne.

— Rassurez-vous, ma charmante enfant, dit-il d’un ton affectueux ; eh bien ! si c’est le baron de Steinberg, je n’en suis pas fâché… j’aurai sur-le-champ une explication avec lui ; je lui dirai la vérité, et jé saurai enfin s’il prétend s’opposer…

— Non, non, ce n’est pas ainsi qu’il doit apprendre mes torts envers lui, interrompit la jeune fille avec angoisses ; laissez-moi le temps le prévenir, de le préparer à cette nouvelle… Qu’il ne vous voie pas en ce moment !… Oh ! de grâce, partez, partez !

— Il est trop tard, dit Frantz en prêtant l’oreille, je rencontrerais inévitablement le major sur mon chemin.

En effet, le cavalier avait pénétré dans la cour en ruines qui servait de jardin, et on l’entendit appeler d’une voix impatiente. Fritz Reutner accourut tout effaré ; le voyageur lui jeta la bride de son cheval et pénétra dans le château.

— Mon Dieu ! s’il montait ici ! murmura Wilhelmine.

— Après une longue traite à cheval, il ne lui prendra pas fantaisie sans doute de franchir deux cents marches… Allons plutôt au-devant de lui.

— Non, pas vous, Frantz, je vous supplie ; ne vous montrez pas en ce moment.

— Pourquoi donc attendre ? le major ne doit-il pas apprendre tôt ou tard… Mais dites-moi, Wilhelmine, vous ou Madeleine, soupçonnez-vous qui peut être ce compagnon de route dont il s’est séparé là-bas près du village ?

— Non ; le baron vient toujours seul ici… Il occupe la seule chambre qui, avec celle de Wilhelmine, soit habitable au château.

— Et il n’oserait, continua la jeune fille avec tristesse, exposer un de ses riches amis de Berlin à notre hospitalité misérable… Mais j’entends du bruit dans l’escalier… Frantz, cachez-vous !

— Peureuse enfant ! N’avez-vous pas reconnu le pas lourd de monsieur Fritz Reutner ?

Fritz parut sur la plate-forme de la tour. Le pauvre garçon était monté si vite, qu’il soufflait comme un bœuf et ne pouvait parler.

— Mon frère me demande, dit Wilhelmine en prévenant son idée ; je descends à l’instant.

— Que lui dirai-je ? murmura Madeleine avec égarement ; de quel front supporterai-je ses regards ? Mais il n’importe ! puisse sa colère tomber sur moi seule !… Allons, Fritz, allons rejoindre notre seigneur ; il ne doit pas s’apercevoir que ses domestiques sont moins nombreux qu’au temps de son père !

— Mais non ! mais non ! dit Fritz avec difficulté, en faisant signe aux deux femmes de rester ; monseigneur ne veut voir personne en ce moment.

— Que signifie ?…

Comment ! mon frère, après être resté près d’un an loin de moi…

— Monseigneur en arrivant ici est monté à la chambre voûtée qu’il occupe d’ordinaire ; je suis allé l’y rejoindre après avoir conduit son cheval dans l’étable. Quand je suis entré, monseigneur avait la tête dans ses mains ; il semblait bien triste ou bien en colère. Je lui ai demandé s’il voulait souper, il m’a répondu brusquement qu’il n’avait pas faim, et il m’a envoyé au diable. Je lui ai demandé alors s’il fallait vous prévenir de son arrivée ; il est resté un instant sans répondre, puis il m’a dit d’un ton bourru :

— « Ma sœur me verra toujours assez tôt ! Annonce-lui que je ne peux lui parler ce soir… Je suis fatigué, malade… Seulement, elle doit se préparer à quitter le château demain matin ; je l’emmène… et toi, va-t-en. » Il m’a poussé par les épaules, il a fermé la porte sur moi, et je suis venu vous avertir.

Ce récit extraordinaire frappa d’étonnement Wilhelmine et sa gouvernante ; ni l’une ni l’autre ne voulait d’abord y croire. Cette conduite si peu naturelle du baron de Steinberg, l’ordre de départ qu’il avait envoyé à sa sœur sans lui en expliquer les motifs, cette affectation à rester dans la solitude après une si longue absence, tout contribuait à jeter la jeune fille dans de mortelles angoisses.

— Mon Dieu ! disait-elle, saurait-il déjà la vérité ?

— Y pensez-vous, Wilhelmine ! reprit Frantz ; qui liu aurait révélé notre secret ? Je suis sûr de la discrétion de nos amis ; d’ailleurs le major arrive de Berlin, il ne peut avoir encore connaissance de ce qui s’est passé ici la nuit dernière… Non, non, il y a là-dessous un mystère qui menace notre bonheur ; on veut nous séparer, Wilhelmine, voilà tout ce que je comprends dans ces événemens… On n’y réussira pas.

— Oh ! non, non, jamais ! soupira Wilhelmine ; mon Frantz, nous ne nous quitterons plus ; je saurai bien résister, s’il le faut, aux volontés de mon frère… Mais retirez-vous, Frantz, il est temps ; Henri peut se raviser, et s’il vous voyait avec moi…

— Wilhelmine, oubliez-vous que vous devez partir demain ? Je ne partirai pas.

— Cependant… si on employait la force…

— Alors j’invoquerais votre appui… Mais, de grâce, ne prolongez pas mon anxiété…

— Soit donc, reprit le jeune homme tristement, je vous obéirai, ma chère Wilhelmine ; je retourne au village, où mes camarades Albert et Sigismond m’attendent… De là, nous surveillerons le château ; rien n’en sortira sans que nous soyons avertis. Demain matin, j’accourrai ici, je révélerai tout au major, et…

— Eh bien ! puisque les circonstances n’admettent pas de retard, j’y consens… Mais dans cette entrévue, Frantz, n’oubliez pas qu’il est mon frère… le vôtre !

— Je ne l’oublierai pas, Wilhelmine, je vous le promets, quoi qu’il doive m’en coûter.

— Cela ne me suffit pas, Frantz ; jurez-moi que vous ne répondrez à aucune provocation.

Wilhelmine !

— Jurez, Frantz, jurez…

— Recevez donc mon serment… Pour vous plaire, j’accepterais même la honte… Adieu.

Il déposa un baiser sur le front de sa jeune épouse, au grand étonnement de Fritz ; il salua Madeleine, se retourna encore une fois pour voir Wilhelmine, et se perdit dans l’obscurité de la tour.

En passant devant la porte de la chambre du baron, il ralentit le pas, de crainte d’être entendu ; quelques gémissemens faibles s’échappaient de cette chambre soigneusement fermée… Un instant après, Frantz était hors du château ; mais il ne s’en éloigna pas encore, et se mit à errer à l’entour avec cette sollicitude de l’avare qui craint de quitter le lieu où il a caché son trésor.