Le Nid de cigognes/XII

La bibliothèque libre.
◄  XI
XIII  ►

XII.


Le chambellan portait à peu près le même costume que la veille ; ses traits exprimaient un vif mécontentement, et cette mauvaise humeur parut augmenter encore quand, en entrant dans la chambre, il eut jeté autour de lui un regard rapide. Néanmoins il salua poliment le baron Henri et Wilhelmine.

— Chevalier Ritter, dit le major d’un ton grave en saluant à son tour le nouveau venu d’un simple signe de tête, je suis prêt à tenir mes engagemens ; je vais vous mettre moi-même en possession du château et des terres de Steinberg. Un homme de loi régularisera tout cela… plus tard. En attendant, si vous voulez examiner en détail ce qui vous appartient désormais…

— C’est une liberté que j’ai déjà prise, mon cher major, dit le chambellan d’un ton maussade, et franchement vous me voyez surpris, très surpris de ce que je vois. Je me représentais la baronnie de Steinberg bien différente de ce qu’elle est. On parlait de terres, de château… Les terres sont un peu d’humus transporté à bras dans le creux d’un rocher, et sur lequel on a planté deux ou trois ceps de vigne ; le château est un donjon croulant qui menace d’écraser ses habitans !

— Je ne vous ai pas trompé, Ritter, dit Henri d’un air sombre ; vous ne me citerez pas un mot de moi qui ait tendu à exagérer la valeur de mon pauvre domaine ; non, je ne vous ai pas trompé, même quand je vous priais à mains jointes de jouer cette dernière partie où j’espérais prendre ma revanche et où j’ai été ruiné.

À ce souvenir le baron se remit à se promener rapidement dans la chambre.

— Je ne vous adresse pas de reproches, major, dit le chambellan avec empressement, néanmoins vous comprenez que ces mots de terres, de château, m’avaient ébloui. L’imagination court la campagne, la tête se monte, et, quand la réalité arrive, on est cruellement désappointé. Hier soir, au crépuscule, le Steinberg offrait encore un aspect assez imposant ; mais ce matin, au soleil, les choses ont changé de face… La pensée que mademoiselle de Steinberg occupait encore la tour avec ses gens une m’avait fait espérer que cette tour était au moins plus habitable.

Wilhelmine quitta le coin obscur où elle s’était retirée à l’arrivée de Ritter.

— Vous ne songiez pas, monsieur, dit-elle avec mélancolie, que mademoiselle de Steinberg devait trouver, dans les souvenirs dont ce lieu est rempli pour elle, des compensations à quelques privations de bien-être… Au prix même des plus grandes privations encore, j’eusse été heureuse de passer ma vie dans cette pauvre masure que vous dédaignez.

En ce moment elle se trouvait en face de la fenêtre, et de chevalier Ritter pouvait la contempler à loisir ; il fut ébloui de sa beauté. La taille mignonne de la jeune fille, l’ovale gracieux de son visage, les tresses flottantes et dorées de sa longue chevelure, se dessinaient vivement dans un rayon de soleil : on eût dit d’une Vierge du Corrége dans son auréole. Le chambellan s’inclina profondément devant elle.

— Mademoiselle, dit-il de ce ton mignard en usage au dernier siècle parmi les faiseurs de madrigaux, vous devez embellir tous les lieux que vous habitez… mais vous allez quitter le Steinberg, et il aura perdu son seul charme à mes yeux.

Wilhelmine se détourna sans répondre.

Le baron reprit d’un ton résolu.

— Allons, Ritter, finissons… Ma force, et mon courage s’épuisent à ces pénibles détails. Je vous laisse maître de tout ce qui reste de l’héritage de mes pères, et vous pourrez rendre témoignage que, si je suis joueur déraisonnable, je suis au moins beau joueur. Mais c’est assez ; Wilhelmine, la barque nous attend ; partons, partons, ma sœur.

Wilhelmine sanglotait ; le baron s’avança pour prendre son chapeau et son épée. Ritter, qui était devenu pensif depuis un moment, le retint par le bras.

— Major de Steinberg, dit-il avec l’apparence de la cordialité, votre situation et celle de cette charmante fille me touchent vivement. Je vois combien, elle et vous, tenez à ce coin de terre et à cette masure qu’on appelle la baronnie de Steinberg. Moi, de mon côté, je l’avoue, je n’aurais pas en la cédant un sacrifice bien pénible à faire. Écoutez, vous avez évalué l’ensemble du Steinberg à trente mille florins, c’est d’après cette base que j’ai dû déposer mes enjeux. Donnez-moi des sûretés pour la somme de vingt mille florins, et vous rentrerez dans l’intégrité de vos droits sur le Steinberg.

Le baron parut vivement ému de cette proposition.

— Je resterais propriétaire de ma vieille tour heréditaire s’écria-t-il avec exaltation ; je n’en serais pas réduit à m’enfuir, comme un mendiant, avec ma jeune sœur ! je pourrais… Mais non, continua-t-il aussitôt avec tristesse, si minime que soit cette somme, chevalier, il ne me serait pas possible de réunir vingt mille florins… ma fâcheuse réputation de joueur ne me permettrait pas de m’adresser aux juifs ; je n’oserais puiser dans la bourse de quelques amis aussi pauvres que moi… Merci de votre bonne volonté, monsieur le chambellan, mais je n’en profiterai pas. Que le destin s’accomplisse !

Il y eut un nouveau silence ; Wilhelmine continuait à sangloter, tandis que le baron faisait lentement ses préparatifs de départ. Le chevalier Ritter, debout au milieu de la chambre, les examinait tour à tour d’un air d’embarras et d’hésitation. Enfin, se décidant tout à coup, il entraîna Henri dans l’embrasure de la fenêtre. Monsieur le baron, dit-il à voix basse, il y aurait peut-être un autre moyen de tout concilier… et vous resteriez maître et seigneur de Steinberg.

— Expliquez-vous.

— Vous me trouverez peut-être bien hardi et bien prompt dans mes déterminations, reprit le chambellan d’un ton cauteleux ; mais les circonstances n’admettent pas de retard ; mon désir de vous être agréable excusera une précipitation peut-être inconvenante… — Henri fit un signe d’impatience et de colère. — C’est que ma résolution a été si subite… Enfin, je n’abuserai pas de votre patience… Regardez-moi, baron ; je suis jeune encore, ma personne n’a rien de repoussant. De plus, je suis riche, et la faveur de Son Altesse le prince de Hohenzollern, mon maître, me promet un brillant avenir. Je suis chargé en ce moment d’une mission toute confidentielle par mon auguste souverain. Grâce à une rencontre que j’ai faite ici la nuit dernière, cette mission doit certainement réussir ; ma récompense sera belle ; je serai certainement nommé député à la diète, peut-être… Dans tous les cas, ma femme, si je me mariais, aurait un rang fort honorable à la résidence d’Hohenzollern, et une jeune fille de condition n’aurait pas à rougir de m’avoir accordé sa main.

Il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles ; le major était pensif, ce qui parut de bon augure au chambellan.

— Je connais trop votre délicatesse et votre fierté, reprit-il avec un sourire mielleux, pour oser vous proposer quelque chose qui aurait l’air d’une restitution ; mais des arrangemens sont faciles entre frères. — Le major se taisait toujours ; Ritter, encouragé par ce silence, s’exprima plus clairement : — Votre sœur est charmante, — et je suis assuré qu’elle aurait le plus grand succès à la résidence d’Hohenzollern, où l’on manque un peu de jeunes et jolies femmes… Elle m’a séduit au premier coup d’œil, comme dans les romans et les madrigaux… Si donc elle n’avait pas conçu d’injustes préventions contre moi…

Henri de Steinberg lui serra le bras avec force.

— Je vous entends dit-il brusquement ; eh bien ! pour quoi pas ?… Vous êtes noble, sans doute ?

— Personne ne m’a jamais contesté ce titre.

— Il suffit, chevalier Ritter ; j’accepte.

— Quoi ! sans consulter celle…

— Elle est habituée à m’obéir ; au reste, je ne vous ferai pas languir longtemps.

Il appella Wilhelmine d’une voix brève.