Le Nid de cigognes/XIV

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XIV


Frantz ne s’émut pas plus qu’auparavant de cette démonstration menaçante.

— Laissez votre épée, monsieur le major, reprit-il avec un geste plein de noblesse ; avant d’en faire usage, je crois qu’un homme de cœur doit savoir écouter le langage de la raison et de la vérité… Je vous prie donc de m’accorder un moment d’attention.

— Moi ! que je parle froidement du déshonneur de ma famille s’écria le baron en fureur ; que je discute avec un inventurier inconnu !… Mais pourquoi non ? poursuivit-il avec effort ; je veux, je dois l’écouter… Je modérerai un instant mon indignation, un seul instant, et puis… Mais ceux-ci, continua-t-il en tournant vers Albert et Sigismond son œil farouche, que font-ils ici ? que veulent-ils ?

Les deux jeunes gens, révoltés de cette grossière apostrophe, allaient répondre sur le même ton ; Frantz leur imposa silence d’un geste suppliant.

— Monsieur le major, reprit-il, c’est à moi d’expliquer la présence de mes amis au Steinberg. L’un et l’autre m’ont assisté comme témoins dans la cérémonie du mariage qui a eu lieu l’avant-dernière nuit dans l’église catholique de Selzbach, à quelques milles d’ici ; ils ont signé l’acte légal… J’ai cru devoir les amener pour affirmer un fait qui peut vous paraître étrange.

Bien étrange, en effet ! répliqua le baron avec amertume ; mais ne saurais-je voir ce prétendu acte…

Je ne pourrais, monsieur, vous le montrer sans vous révéler en même temps un secret que je voudrais dérober au monde entier ; le prêtre qui l’a dressé s’est décidé déjà, sur mes instantes prières, à quitter le pays pour sa sûreté et pour mon repos… Je vous prie donc de vous contenter de mes assertions et de celles de mes amis.

Le major resta un moment sans répondre.

— Est-ce tout ? bégaya-t-il enfin ; est-ce tout ce que vous avez à me dire ?

— J’ai encore à vous dire, major, que ni cette pauvre Wilhelmine ni moi nous n’avons mérité votre mépris et votre haine ; nous aurions droit plutôt à votre indulgence, à votre pitié. Ni elle ni moi nous n’avons rien prémédité ; nous avons suivi seulement l’impulsion irrésistible de nos cœurs. En voyant Wilhelmine comme abandonnée dans la solitude, j’ai su à peine qu’elle avait un frère dont elle dépendait ; j’ai désiré devenir son protecteur, son appui… Maintenant, je vous demande humblement de vouloir, comme chef de famille, ratifier un engagement peut-être précipité ; permettez-moi de travailler de tout mon pouvoir au bonheur de cette chère enfant… Dans l’obscurité modeste où nous comptons vivre l’un et l’autre, nous saurons nous suffire avec les ressources dont je dispose ; il ne nous manque plus que votre pardon, votre bienveillance. Major de Steinberg, je m’humilie en votre présence, autant qu’un homme d’honneur peut s’humilier devant un autre qu’il a gravement offensé… Pardonnez à Wilhelmine, pardonnez-moi !

Ce mélange de dignité et de douceur eût produit un grand effet sur un homme d’un caractère moins bouillant et moins fier que le major de Steinberg ; mais pendant que Frantz parlait, il fronçait ses sourcils et mordait son épaisse moustache d’un air de sombre impatience.

— À merveille ! reprit-il avec la même ironie ; maintenant, je le suppose, il ne me reste plus qu’à livrer ma sœur, une fille de l’ancienne maison des Steinberg, à monsieur Frantz l’étudiant, pour qu’il la mène où il voudra, et à leur souhaiter toutes sortes de prospérités. N’est-ce pas ce que demande cette créature éhontée ?

N’insultez pas Wilhelmine ! s’écria Frantz avec véhémence ; major de Steinberg, je me suis mis à votre merci, j’ai consenti à m’abaisser devant vous, mais respectez cette angélique enfant ; je la défendrai, même contre son frère !

— Sans doute en vertu du droit que vous donne ce beau mariage, monsieur l’étudiant ?

— Je ne sais, monsieur le baron, si la valeur de ce mariage est contestable aux yeux des hommes, mais elle est réelle aux yeux de Dieu, aux yeux de Wilhelmine et aux miens, et cela nous suffit. Quant à vous…

— Je vous en conjure, Frantz, s’écria Wilhelmine ; pas de discussion avec mon frère ; vous ne feriez que l’aigrir ; son orgueil se révolterait, il ne nous pardonnerait plus, et j’ai tant besoin qu’il nous pardonne… Henri, continua-t-elle d’un ton suppliant, ne soyez pas impitoyable, de grâce ! réfléchissez au funeste abandon où vous m’aviez laissée ; si je suis coupable, n’avez-vous pas aussi une part dans ma faute ? J’étais sans conseil, sans appui ; la solitude, la tristesse, me rendaient la vie insupportable, vous sembliez m’avoir oubliée…

Le major se leva d’un bond.

L’entendez-vous ! s’écria-t-il en frappant du pied ; elle veut rejeter sur moi la honte de sa faute ! Par l’âme de mes ancêtres suis-je donc cause si elle est devenue la proie du premier étudiant vagabond qui est venu mendier à la porte du Steinberg ?

— Mendier ! s’écria Frantz ; monsieur le major, je m’explique votre juste colère, mais je ne saurais souffrir plus longtemps d’être traité avec une pareille indignité… Le sang qui coule dans mes veines est aussi chaud, aussi fier que le vôtre, et mon nom…

Il s’arrêta tout à coup.

— Eh bien ! s’écria le major, ce nom, allez-vous le faire connaître enfin ?

Frantz garda le silence.

— Pardieu mon cher baron, dit le chevalier Ritter en se levant, j’ai pitié de l’embarras où je vous vois… Quoique étranger à ce pays, je sais déjà le nom de ce jeune homme, et je regrette pour vous qu’il ne soit pas très brillant.

— Vous ne me connaissez pas, murmura Frantz avec quiétude.

— Allons donc ! votre ami qui est là derrière vous, reprit le chambellan en ricanant, ne vous a-t-il pas présenté à moi, hier au soir, avec vos noms et vos titres ?… Jeune homme, vous n’êtes pas le premier fils de bourgeois et d’artisan qui ail tenté de se faire passer pour noble !

— Ainsi donc, il est…

— Il s’appelle Frantz Stoppels… Il est, m’a-t-on dit, fils d’un tonnelier d’Heidelberg.

Les joues du major prirent une teinte livide à cette révélation. Wilhelmine elle-même trèssaillit ; mais Albert Schwartz s’écria étourdiment :

Par la liberté de l’Allemagne ! qui a dit que Frantz était le fils…

— Silence ! interrompit Sigismond.

— M’aurait-on trompé hier sur le rang de ce jeune homme ? demanda le chambellan d’un ton soupçonneux.

— Je ne vous ai pas trompé, répondit Sigismond avec fermeté, Frantz est bien ce que je vous ai annoncé, et je suis sûr continua-t-il en jetant un regard significatif sur l’époux de Wilhelmine, qu’il ne cherchera pas à cacher plus longtemps la vérité.

— En effet, dit Frantz d’une voix presque inintelligible, un sot amour-propre, la crainte d’être méprise de Wilhelmine…

Sa famille est bien connue à Heidelberg, reprit Sigis mond, et cette tête folle d’Albert, ajouta-t-il d’un ton sévere, devrait la connaître aussi… Mais il a oublié sans doute qu’il doit veiller toujours, car nul ne sait quand viendront le jour et heure. »

Ces paroles sacramentelles produisirent sur Schwartz leur effet ordinaire.

— Oui, oui, Sigismond a raison… J’oubliais, en effet… Comment donc ! le père de Frantz a construit, la saison dernière, un foudre sculpté pour le grand-duc, et… — Muller lui imposa silence par un geste impérieux, et Albert se retira dans un coin de la chambre en murmurant :

— C’est une épreuve… encore une épreuvé… Du diable si je sais quel intérêt la société redoutable des illuminés peut avoir à tout ceci !

Cependant Frantz observait avec une anxiété singulierd les mouvemens de Wilhelmine. La jeune fille, en apprenantnant la basso extraction de fiancé, avait montre une sorte de consternation. Peut-etre le préjugé aristocratique, si puissant dans la noblesse allemande, s’était-il éveillé un instant au fond de son cœur. Quoi qu’il en fût, ce sentiment passa rapide comme l’éclair. Après avoir payé ce tribut à la faiblesse humaine, l’héroique jeune fille leva sur Frantz ses yeux pleins de tendresse.

— Pourquoi m’avon caché cette obscure origine, Frantz ? dit-elle ; je suis aussi fière de votre amour que si vous étiez ne sur les marches d’un trône.

Le visage de Frantz resplendit d’une félicité suprême. Et maintenant seulement je suis sûr qu’elle me préfère à l’univers entier ! s’écria-t-il avec enthousiasme ; elle m’a sacrifié jusqu’à l’orgueil de sa race.

Wilhelmine allait répondre, quand le major, croisant ses bras sur sa poitrine, dit d’une voix, terible :

— Ah çà de par tous les démons de l’enfer, ne craignez-vous de lasser ma patience ? ai-je assez prêté l’oreille vos ridicules explications, à vos sottes doléances ? J’ai été calme, j’ai été clément, et maintenant que je vous ai entendus jusqu’au bout l’un et l’autre, je m’en vais vous juger.