Le Nid de cigognes/XXI

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XXI


La nuit était venue ; dans une chambre de la tour du Steinberg, Wilhelmine et Madeleine causaient tristement.

Cette chambre différait peu de celle où nous avons déjà introduit le lecteur ; seulement elle n’était pas voûtée. La partie la plus remarquable était une immense cheminée de pierre chargée de sculptures et d’armoiries ; une colossale plaque de fonte, curieusement travaillée, protégeait le foyer.

L’ameublement de cette pièce était plus comfortable que celui de la chambre voûtée ; de vieilles tapisseries de haute lice pendaient encore le long des murailles, les siéges étaient en velours d’Utrecht flétri ; le lit, frais et blanc, avait tout à fait les formes et les dimensions modernes. Un tableau de l’école d’Holbein, qui représentait un crucifiement, était posé en face du lit, étalant des figures dures et sèches sous une couche de poussière.

Une atmosphère humide et froide régnait dans cette chambre. La fenêtre en ogive, ouverte en ce moment ; permettait aux regards d’apercevoir le petit jardin, encombré de ruines, où se jouait un pâle rayon de lune.

Un morne silence régnait dans le château.

Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre près d’une modeste lampe, parlaient très bas ; une personné placée à quelques pas d’elles n’eût pu les entendre ; leurs voix ainsi étouffées éveillaient dans cette pièce vaste et obscure des échos sourds, faibles, semblables à des gémissemens. Souvent elles tressaillaient au craquement de la porte ; alors un bouffée de vent agitait les lambeaux de la tapisserie, faisait vaciller la flamme de la lampe, puis tout retombait dans un silence de mort. Les pauvres femmes restaient un moment tremblantes sans oser reprendre leur conversation.

Wilhelmine était assise ou plutôt à demi couchée dans une antique bergère du temps de Louis XV. Son costume trahissait la convalescente encore insouciante de sa mise ; la pâleur maladive de son visage, la maigreur diaphane de ses joues et de ses mains, attestaient ses souffrances récentes. Malgré la gêne et l’inquiétude qui semblaient peser sur elle, un léger sourire se jouait sur ses lèvres, son œil bleu s’animait faiblement pendant qu’elle écoutait la vieille Madeleine. Celle-ci au contraire osait à peine respirer ; le son même de sa voix paraissait la frapper d’épouvante ; elle s’interrompait fréquemment pour regarder autour d’elle.

— Ainsi done, tu l’as vu ce soir ? disait Wilhelmine avec chaleur ; tu as vu mon Frantz bien-aimé… Et, dis-moi, t’a-t-il paru entièrement rétabli de sa cruelle maladie ? Que faisait-il si près du château ? Il cherchait à me voir, n’est-ce pas ? Hélas ! il m’est défendu de monter sur la plate-forme de la tour… Mais tu lui as écrit, ma bonne Reutner, tu l’as rassuré sur les suites de ma blessure, il sait…

— Il sait quels dangers vous courez ici, murmura la gouvernante ; je l’ai conjuré de venir à votre secours. En lui donnant cet avis, j’ai transgressé les ordres de mon maître ; si monseigneur apprenait ma faute, je serais perdue !… mais je ne regrette pas cette désobéissance, la première… il s’agissait de vous sauver.

— Tu as eu tort de t’adresser à Frantz, Madeleine ; il va vouloir pénétrer ici, affronter la colère d’Henri… il est si ardent, si téméraire !

— Il est cause de tous nos maux ; n’est-ce pas à lui d’y porter remède ?

— Madeleine, tu t’exagéres, je t’assure, les dangers de ma position. Sauf cette reclusion rigoureuse, mon frère ne m’a fait subir aucun mauvais traitement… Tantôt il est sombre et taciturne : d’autres fois il parle seul et avec une vehemence qui tient de la frénésie ; mais jusqu’ici sa conduite ne prouve pas l’existence des projets sinistres que tu lui supposes. Mon frère est bon, Madeleine, et s’il était enfin délivré de cette fièvre qui lui donne le délire…

— S’il avait son bon sens, je ne le craindrais ni pour vyous ni pour moi, Wilhelmine, car il a toujours été un frère affectionné, un maître bienveillant… malheureusement il n’y a plus d’illusion possible ; ce n’est pas la fièvre seule qui trouble la raison de monseigneur…

-Tu crois donc… Mais que s’est-il passé aujourd’hui, ma bonne Reutner, pour t’avoir donné cette terrible conviction ? J’ai cru entendre sur la plate-forme de la tour coup de fusil, puis un moment après des cris déchirans.

La gouvernante hésitait à répondre.

— Je ne vous cacherai pas plus longtemps cette triste scène, reprit-elle enfin si bas qu’on pouvait à peine l’entendre. Monseigneur a donné aujourd’hui des preuves malheureusement irrécusables de sa dangereuse folie. Jusqu’ici il avait à peine remarqué que les cigognes, après tant d’années d’absence, étaient revenues nicher à leur ancienne place ; ce matin, pour la première fois, il a paru s’apercevoir de leur retour ; il est resté longtemps à les examiner. Enfin il m’a fait appeler ; il m’a demandé d’un air préoccupé, en me désignant la cigogne qui portait au cou une sorte de collier

« — N’est-ce pas là l’oiseau dont le baron Hermann pris soin ?

» — Oui, monseigneur, lui ai-je répondu, c’est le hinkende ; il était assez privé, du temps du baron Herman pour venir caresser les gens du château ; mais…

» — C’est bon, va-t’en ! »

» J’ai obéi. Cinq minutes après, comme je descendais l’escalier de la tour pour venir vous joindre, un coup de feu a été tiré… Monseigneur venait de tuer le hinkende, cet oiseau béni, ce favori de votre aïeul !… Je tremblais en songeant aux nouveaux malheurs que ce sacrilége allait attirer sur nous, quand Fritz passa près de moi ; monseigneur l’envoyait chercher l’oiseau blessé. Fritz revint bientôt sans rien rapporter : le hinkende avait disparu comme par miracle. Tout à coup des cris épouvantables retentirent sur la plate-forme ; je distinguai la voix de mon fils, je montai… Que Dieu vous protége ! Monseigneur, la bouche écumante, les yeux hors de la têté, avait saisi le pauvre Fritz par le bras, et le tenait suspendu en dehors du parapet, au-dessus de l’abîme… Une seconde plus tard et c’en était fait de mon fils ; il eût été brisé sur les rochers du Steinberg ! La bonne femme s’arrêta ; la voix lui manquait à ce souvenir.

— Et cependant, Madeleine, Fritz est maintenant sain et sauf ?

— Je ne sais pas ce que j’ai fait, ce que j’ai dit, mais monseigneur m’a regardée d’un air farouche, puis il a laissé Fritz. Ah ! Wilhelmine, si vous aviez vu votre frère en cet affreux moment, vous trembleriez !

— Je ne crains pas la mort pour moi, Madeleine, mais que deviendrait Frantz si je mourais ?… D’ailleurs, ni toi ni ton fils vous ne pouvez rester exposés plus longtemps à des dangers semblables à celui d’aujourd’hui… Eh bien ! conseille-moi, Madeleine ; que faut-il faire ?

— Hélas ! que sais-je ? Dieu seul peut nous secourir.

— Si nous fuyions du Steinberg… Je suis assez forte pour marcher maintenant ; si nous allons nous mettre sous la sauvegarde de la justice ?

— Oui, mais comment sortir d’ici ? Nuit et jour monseigneur garde les clefs de la grande porte.

— Ton fils ne pourrait-il nous aider ? Vous ne connaissez guère Fritz Reutner, dit la gouvernante d’un air d’orgueil ; il est mon élève ; s’agirait-il du sort de l’Allemagne, il ne désobéirait pas à monseigneur le baron de Steinberg ; il renierait Dieu plutôt que son maître légitime. Je l’ai habitué à la soumission dès sa plus tendre enfance. Aujourd’hui, en employant sa vigueur naturelle, il eût pu facilement se tirer des mains du major ; il a préféré s’exposer à une mort affreuse que de manquer au respect dû à son seigneur en se défendant contre lui… N’attendez aucun secours de Fritz, Wilhelmine ; moi-même j’échouerais à lui conseiller une action qu’il croirait contraire à son devoir.

— Eh bien ! donc, il faut implorer des secours du dehors, car véritablement nous ne sommes plus en sûreté ici… Et ce chirurgien qui a pansé ma blessure ?

Monseigneur l’a congédié brusquement depuis quelques jours, il ne doit plus revenir. Wilhelmine, une seule personne peut nous tirer de cette affreuse position, c’est monsieur Frantz… votre mari.

Oh ! non, non, pas lui… ! que Dieu me préserve de voir renouveler cet épouvantable conflit entre mon frère et Frantz ! Cette fois je n’y survivrais pas.

En cet endroit de la conversation, la porte de la chambre re tourna lentement sur ses gonds rouillés. Les deux femmes poussèrent un cri d’effroi et se levèrent. Dans l’obscurité de l’escalier, le major de Steinberg venait d’apparaître comme un spectre menaçant.

Sans s’apercevoir de la terreur qu’il inspirait, il entra d’un pas grave et mesuré. Le plus affreux désordre régnait encore dans sa personne et dans ses vêtemens. Son teint était livide ; ses yeux brillaient comme deux escarboucles. Il était armé d’une manière bizarre ; il avait son épée au côté ; des pistolets d’arçon étaient passés dans la ceinture de son pantalon ; il tenait à la main cette carabine dont il avait fait usage le jour même contre le hinkende.

Il s’avanca vers Wilhelmine tremblante ; posant à terre la crosse de son fusil, il l’embrassa et lui dit :

— Bonsoir, ma sœur.

La jeune femme tressaillit comme și un fer rouge eût touché son front.

— Bonsoir, Henri, murmura-t-elle avec effort ; mais pourquoi ces armes, mon frère ? qu’avez-vous à craindre ici ?

— Ah ! vous ne savez pas répliqua le baron en souriant et en baissant la voix d’un air confidentiel ; je vais avoir maille à partir avec un ennemi redoutable… mais je ne céderai pas ; non, sur mon âme, je ne céderai pas !

— Contre qui donc avez-vous à vous défendre ?

— Contre le diable, répliqua Steinberg.

— Le diable ? répéta la gouvernante. Et elle recula d’un pas, oubliant qu’elle avait été la première à reconnaître le dérangement d’esprit de son maître. Oui, le diable… le démon… le malin esprit, continua le baron avec impatience ; la guerre est déclarée entre nous, il verra ce qu’il en coûte de s’attaquer à un major du régiment de Bavière.

Wilhelmine fondit en larmes.

— Henri, dit-elle en lui prenant les mains, revenez à vous… j’aime mieux encore vous voir irrité contre moi que de vous entendre parler ainsi… Recouvrez votre raison, mon frère, vous n’avez d’autre ennemi que vous-même ; les démons qui vous poursuivent, ce sont vos mau… vaises pensées…

Le major retira sa main vivement.

— Pauvre folle, dit-il en colère, voudriez-vous en remontrer à votre frère aîné, à votre tuteur, au chef de la famille ? Je vous dis que la guerre est déclarée. Autrefois Satan n’osait se montrer à moi et prendre une forme visible ; ainsi, il m’a poussé à jouer le Steinberg contre Ritter, et il me l’a fait perdre ; ensuite il a tourné mon épée contre vous le jour… le jour où vous fûtes blessée… C’est lui encore qui me tente chaque nuit et me glisse à l’oreille de venir vous étrangler pendant votre sommeil… Il a renoncé enfin à toutes ses ruses, il s’est montré franchement à moi, aujourd’hui ; je l’ai vu, entendez-vous, je l’ai vu de mes yeux… il avait pris la forme d’une cigogne.

Les deux femmes se regardèrent en silence.

— Mon frère, dit tristement Wilhelmine, on m’a conté en effet que vous aviez tué une pauvre cigogne, dont on n’avait pu retrouver le corps ; mais…

— Oui, l’on n’a pu retrouver son corps. Je l’avais vue pourtant tomber sous mon coup de feu ; ses plumes avaient volé en l’air ; elle semblait blessée à mort… Qui, j’avais vu tout cela, et cependant l’oiseau est maintenant dans son nid, au haut de la tourelle, avec sa femelle et ses petits.

— Comment ! s’écria la gouvernante incapable de se contenir, le hinkende est maintenant dans son nid ?

Il dort, te dis-je ; et si j’avais eu des doutes sur son origine infernale, je n’en aurais plus maintenant. Voyez-vous, femmes, ce prétendu oiseau est un lutin… mon aïeul Hermann était parvenu à le soumettre, mais il se révolte aujourd’hui contre nous… Sans cela, comment expliquer ce retour après vingt cinq ans d’absence ? Et puis ce collier qu’il portait au cou a disparu aussi. Au moyen de ce talisman, j’aurais pu relever la fortune de ma maison, j’aurais appris où se trouve le trésor de mes ancêtres… Eh bien l’oiseau est revenu, mais il n’avait plus son collier… J’ai voulu, quand il a gagné le nid, faire de nouveau usage de mes armes contre lui, mais voyez jusqu’où va le pouvoir du malin ? Trois fois je l’ai mis en joue, trois fois mon fusil m’est tombé des mains… Cet oiseau infernal me regardait avec des yeux qui me glacaient le sang dans les veines.

Wilhelmine ne voyait dans les paroles de son frère qu’un affreux égarement ; mais la gouvernante, dont l’esprit était rempli de légendes merveilleuses, ajoutait foi entière au récit du major.

— Mon Dieu ! dit-elle avec tristesse, serait-il vrai ? L’influence bienfaisante des cigognes sur les Steinberg serait-elle devenue une influence ennemie ? Quels crimes a donc commis cette malheureuse race pour avoir ainsi démérité de ses anciennes protectrices ?

Wilhelmine regarda sa gouvernante avec étonnement ; elle ne comprenait pas que Madeleine, dont elle connaissait le sens juste d’ordinaire, put discuter sérieusement les visions de son frère. L’insensé, au contraire, saisit avidement la pensée de la vieille femme.

— Oui, tu as raison, bonne Madeleine, reprit-il ; mais je sais d’où vient ce changement, vois-tu ! Les membres vivans de la famille de Steinberg ont failli… Les esprits supérieurs, autrefois protecteurs de notre maison, se sont tournés contre nous… Il y a eu des fautes, des hontes qui n’ont pas été punies. Mais elles le seront, je le jure ! elles le serent avant peu.

Wilhelmine joignit les mains avec terreur.

— Grace ! mon frère, cria-t-elle d’une voix vibrante ; ne m’avez-vous donc pas pardonnée ? Le major resta impassible.

— C’est elle qui est cause de tout, continua-il comme s’il eût pensé tout haut ; à cause d’elle Dieu s’est retiré de nous… Madeleine Reutner, ajouta-t-il brusquement en se tournant vers la gouvernante, as-tu conté à cette enfant l’histoire de Bertha de Steinberg et du baron Carl de Sloffensels, surnommé le Bel Écuyer ?

— Monseigneur, c’est une histoire bien lugubre ; je n’aurais pas osé… je ne devais pas conter à Wilhelmine…

— Vieille radoteuse ! tu lui farcis la tête d’histoires de génies, de fées, de sorciers, et tu ne lui contes pas des événemens réels dont elle eût pu faire son profit ? Allons, dérouille ta langue folle, et dis à ma sœur l’histoire de Bertha et du Bel Écuyer… Asseyez-vous, Wilhelmine, je le veux.

Il força les deux femmes à reprendre leurs places ; lui-même, après avoir fait deux fois le tour de la chambre, s’assit près d’elles, son fusil posé en travers sur ses genoux, Comme la gouvernante gardait le silence, il lui dit d’une voix dure et saccadée :

— Parleras-tu ?