Le Nom dans le bronze/07

La bibliothèque libre.
Éditions du Devoir (p. 85-89).


La maison est étroite et haute : le sous-sol, le rez-de-chaussée et trois étages dont le dernier mansardé. Les escaliers montent les uns au-dessus des autres, un nombre infini d’escaliers, parce qu’il fallait autrefois ménager l’espace, pour que toute la ville fût enclose dans les remparts. La maison est en effet serrée entre ses voisines et bloquée par les façades également hautes et grises de l’autre côté de la rue ; en arrière, le mur du jardin des Ursulines et la masse du Monastère limitent son horizon.

Cette vieille demeure de pierre, unie et humble, cache avec modestie un luxe sobre. Les pièces sont spacieuses et chacune s’orne d’une cheminée à manteau de marbre blanc. Sauf dans la bibliothèque, où la famille se tient le plus souvent, on a gardé chez les Dupré de beaux meubles anciens d’une richesse discrète.

Madame Dupré se plaint de sa vieille maison, mais sa vieille maison possède un charme inimitable, un cachet qui est le résultat de longues années de bon goût et de tendresse. Il a fallu bien aimer son foyer pour lui composer cette physionomie vivante et harmonieuse et y vivre longtemps, pour modeler ainsi son expression.

La vie des Dupré s’est greffée à ces murs et en a fait la maison, dans son sens le plus parfait, l’abri solide, durable, des traditions et de la continuité. Le parfum du passé donne au présent une valeur particulière, la vieille demeure superpose son caractère à celui de ses habitants, rehausse leur distinction, leur confère une espèce de titre de noblesse, parce qu’elle les encadre avec une dignité rare.

Mais Madame Dupré, d’esprit positif, pratique, avec un peu d’ingratitude, mais non sans raison, a cessé d’aimer ce foyer. En vieillissant, chaque escalier remonté lui cause un peu plus de fatigue. Elle ne peut s’empêcher de dire que son plus cher désir est d’aller finir ses jours ailleurs, dans une habitation plus petite et plus neuve, plus confortable, où il y aurait plus de lumière, où l’entourage s’égaierait d’un peu de verdure. La sévérité des vieux murs l’oppresse.

Ces plaintes revenant souvent sur ses lèvres, Marguerite les entendit le lendemain de son arrivée. Tout de même, la maison a été modernisée, autant qu’elle peut l’être sans perdre son caractère. Des parquets cirés ont remplacé partout les anciens planchers raboteux et craquants. Depuis longtemps aussi, le calorifère a rendu inutiles les belles cheminées de marbre, mais elles évoquent, si nombreuses, le temps où elles étaient là par nécessité. L’imagination de Marguerite lui représente tout de suite ses aïeules, se chauffant, rêveuses ou préoccupées, devant l’âtre où dansent les flammes. Elle parcourt les cinq étages à la suite de Louise qui lui raconte ses souvenirs d’enfance ; les rampes d’escalier, les longs corridors, tout les fait surgir.

Pour Marguerite, Québec se révèle, monde nouveau et romanesque. On conserve dans la capitale des usages, des conventions qui sont abandonnés ailleurs. On observe scrupuleusement l’étiquette, le décorum a une importance majeure. C’est une ville d’aristocrates, de gens polis, qui se plient à un cérémonial ancien, le maintiennent dans le présent avec son charme, sa galanterie, sa distinction.

Nulle part ailleurs les visites n’ont mieux gardé leur préciosité et tous leurs rites. L’esprit social est très développé et chacun tient à bien marquer le rang qu’il occupe. On s’y connaît en généalogies, en relations. Il est toujours préférable pour un arrivant, quels que soient son mérite personnel et son intelligence, de pouvoir rattacher son nom à celui d’une famille connue. Autrement, on l’admettra avec une certaine méfiance, on l’appréciera à la longue s’il le mérite, mais on le regardera toujours d’un peu haut, à cause de l’obscurité de son origine. Les gens les meilleurs et les mieux intentionnés évaluent ainsi, malgré eux, leurs connaissances nouvelles. Ils ne peuvent pas se figurer qu’on puisse être distingué si l’on n’est point issu d’un certain cercle.

Marguerite Couillard, pendant les repas, à la tournure de la conversation, découvre ce snobisme inconscient et constate en même temps avec satisfaction que son nom possède le relief nécessaire. Toutefois, elle songe, amusée, que son arrière-grand-père n’était qu’un simple cultivateur et son grand-père, un pauvre médecin de campagne. Puisqu’il n’en faut pas plus, elle veut bien prendre sa place dans cette lignée honorable. En voyant aller et venir autour de la table les deux bonnes aux coiffes blanches, elle ne se sent plus aussi simple, se demande si elle n’est pas devenue un personnage de cinéma, si elle ne se trouve pas en plein roman.