Le Nom dans le bronze/09

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Éditions du Devoir (p. 101-105).


En rentrant, Marguerite reçoit des mains de Louise une lettre de Steven Bayle. Elle fait instinctivement, pour la cacher, un mouvement qui l’éclaire elle-même.

Plus tard, elle veut y répondre et reste longtemps songeuse, énervée, jouant avec sa plume sans pouvoir écrire. Une honte la retient, un indéniable sentiment de culpabilité. Si Steven avait réclamé un oui ou un non définitif, le sort en eût été jeté, Marguerite aurait refusé d’être sa femme. Impulsive, sous le coup de ses soudaines émotions patriotiques, elle ne veut plus épouser un Anglais.

Elle entend les chiffres énoncés par Philippe et se rend compte qu’elle est une unité dans un tout, qu’elle a sa part de devoir, de responsabilité.

— De soixante-cinq mille que nous étions, nous sommes devenus quatre millions…

Il en est ainsi, d’abord, parce que très peu de Canadiennes ont épousé des Anglais, et ensuite, parce qu’elles n’ont pas craint les nombreuses familles.

Sa pensée dévie ; Jacqueline Lanoue a maintes fois déploré devant elle, le nombre sans cesse grandissant de ses frères et sœurs. Honteuse, elle se souvient de l’avoir approuvée. Jacqueline maugréait contre les sacrifices qu’une telle famille imposait, mais elle couvrait de baisers le visage rose de sa dernière petite sœur, et lui donnait des noms très doux. Et Marguerite réentend les rires qui résonnent, l’originalité et l’esprit qui pétillent à ce foyer rempli ; elle comprend la joie profonde des maisons pleines, et la richesse morale qui compense la pauvreté matérielle à subir parfois.

L’image d’un mariage avec Steven reprend sa pensée. Alors lui apparaît le fantôme d’une famille moitié anglaise, moitié française, moitié catholique, moitié protestante, tiraillée de divisions intestines. Elle frissonne d’angoisse. Le seul moyen d’établir l’unité comporterait l’abdication de sa personnalité française et catholique. Mais alors se lève le spectacle d’une famille exclusivement anglaise, exclusivement protestante. Au recul de toute son âme devant une pareille possibilité, elle découvre, éperdue, la puissance de l’instinct de race en elle, de cette réaction spontanée, de cette force implacable qui se dresse, imprévue.

Mais elle est jeune et elle aime Steven. Elle évoque son ami, ses yeux, ses manières, sa voix, son rire gai, quand il semble si heureux auprès d’elle. Et Marguerite sent monter la souffrance : son être est si nettement divisé.

Elle commence sa lettre par des phrases indifférentes ; malgré elle, elle la remplit bientôt d’enthousiastes descriptions de Québec. Par endroits, sa fierté naissante s’étale. Remuée par les choses qu’elle a vues, elle ne pense plus uniquement à son bonheur, à sa personne. Elle vibre d’une exaltation ardente. Certaines de ses phrases rappellent celles de Philippe, tant sa jeune conscience est influençable.

Le midi, un incident de nouveau trouble sa sérénité à peine reconquise. Philippe, se mettant à table, annonce :

— Toute une caravane d’Américains est arrivée au Château, ce matin, des millionnaires de la haute finance new-yorkaise, paraît-il…

— Y a-t-il des jeunes gens ? interroge Louise. Nous pourrions tendre nos filets.

Son père prend la mouche, sa voix vibre d’une indignation contenue :

— Ne me fais jamais le chagrin de vouloir épouser un étranger. Les risques de mésentente sont assez considérables dans les ménages ordinaires, sans y ajouter ceux d’une différence de race et de religion. Rien n’est plus affaiblissant pour notre peuple que ces mariages mixtes. Justement ce matin, je m’irritais de constater combien des nôtres, pendant la guerre, ont épousé des Anglaises d’outre-mer…

— Mais je plaisantais, papa…

— On ne plaisante pas avec ces choses.

Pour le vieil avocat, plaisanter à ce sujet, c’est une espèce de sacrilège, c’est plaisanter de choses religieuses.

Des opinions s’échangent ; des faits sont relatés. Louise s’en mêle. Marguerite s’abrite du sourire timide qu’elle sait parfois arborer comme un écran ; elle écoute et ne dit mot. Mais toutes ces paroles s’impriment en elle, la rendent malheureuse : c’est son cas que l’on discute sans le savoir. On lui montre sans ménagement les désaccords profonds qui pourront surgir entre Steven et elle. Elle veut se convaincre que tous les deux échapperont à la règle générale, qu’ils ne seront pas comme les autres : mais toujours subsiste l’âpre alternative : une lutte perpétuelle entre époux, ou l’abdication totale de ses droits.