Le Notaire Jofriau/07

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Éditions Albert Lévesque (p. 117-130).


CHAPITRE III.




LA découverte des fragments de mots, si difficilement déchiffrés sur le cuir du carnet, avait chassé toute velléité de sommeil chez Michel et sa femme. Ils passèrent la nuit à s’entretenir des conséquences possibles de cet incident. Quand l’aube parut, les époux la saluèrent avec allégresse, comme si elle avait été celle de leur paix recouvrée.

Le notaire organisa prestement son départ et ce fut avec des mots d’espoir et de confiance qu’il dit adieu à sa femme et caressa ses enfants. En ce premier siècle de la colonie, l’intendant possédait une juridiction exclusive sur la police dont il était officiellement chargé ; il la réglementait à la ville et dans les campagnes. En entrant à Montréal, Michel, comme au lendemain du crime, se dirigea vers le palais de l’Intendance, lequel s’élevait alors à l’endroit devenu la place Jacques Cartier. Il remit alors au représentant de Monsieur Hocquart les restes de ce qui avait été un portefeuille et lui fit remarquer les lettres presque totalement effacées que sa femme et lui avaient cru discerner. Le haut-fonctionnaire, particulièrement sympathique au jeune tabellion, depuis les épreuves de ce dernier, prit le chiffon de cuir et, très intéressé, l’étudia de près. Un éclair illumina sa pensée, car au moyen de quelques autres lettres qu’il parvint à déchiffrer, il devina une sentence à lui bien connue.

— Attendez ! s’exclama-t-il, je crois que nous tenons quelque chose, cette fois.

— Vite ! Parlez, qu’avez-vous trouvé ? dit Jofriau, haletant.

Le magistrat ne répondit pas, tout occupé à reconstituer avec sa plume des mots sur la paroi de cuir. Enfin, il tendit l’objet en disant :

— Lisez !

— « Pro pelle cutem », prononça lentement Michel d’une voix que l’anxiété assourdissait.

— « Peau pour peau », traduisit l’autre. C’est la devise de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Seuls, ses membres possèdent un carnet comme celui-ci pour y tenir leurs pièces d’identification. L’état en lequel se trouve cette loque m’a empêché d’en reconnaître la provenance. Sans aucun doute, le voleur est un membre, ou il a eu des relations étroites avec la Compagnie. Vous n’avez qu’un parti à prendre : montrez ceci aux Directeurs de la Compagnie qui, sûrement, vous renseigneront. Et, serrant cordialement la main de Michel, il ajouta :

— Je vous conseille de vous pourvoir, auprès du Gouverneur Général, d’une lettre signée de sa main. Car suivant les Statuts de la Compagnie, il est expressément défendu de laisser pénétrer aucun visiteur étranger dans ses établissements sans une permission spéciale de ce dernier. Je vais vous donner moi-même une lettre pour monsieur de Beauharnois, le mettant au courant des faits.

— Merci, dit Michel, ému, en lui rendant son étreinte. Mon âme est soulagée d’un grand poids. Je me mets en route sans tarder et avec plus de confiance dans le succès.

Rentré à l’hôtel, il écrivit joyeusement à sa femme :

— « Espoir et courage, ma bien-aimée. Tu as été de nous deux la plus intelligente, en t’obstinant, malgré moi, à conserver ce portefeuille. Monsieur Le Comte y a reconnu la devise de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Je crois possible de faire identifier le carnet auprès des officiers. Je pars pour les Trois-Rivières et m’en irai plus loin, si c’est nécessaire. Pour ton amour et celui des enfants je réussirai à prouver mon innocence.

Toujours à toi,
MICHEL.

Avant de quitter Montréal, Michel alla communiquer à sa marraine ce qui venait de remonter son courage et lui faire part du sage conseil de Monsieur Le Comte ; Madame d’Youville se réjouit avec lui et bénit le ciel :

— Je suis si heureuse, mon cher filleul ! Où irez-vous d’abord ?

— Tout droit aux Trois-Rivières où, à cause de l’importance que doit avoir le premier établissement de la Compagnie de la Baie d’Hudson en Nouvelle-France, j’espère trouver des officiers supérieurs.

— C’est juste, répondit la noble femme. Puis, toujours prudente et avisée, elle ajouta : Vous rencontrerez certainement de grandes difficultés. Je crois que ces messieurs vont de poste en poste, selon les nécessités de leur trafic. Vous serez peut-être obligé de prolonger votre voyage pour les atteindre.

— C’est bien ce que je prévois un peu ; mais au premier endroit, l’on me renseignera sur leurs activités et je connaîtrai leur destination. Oh ! ma marraine, je ne me fais pas d’illusions sur ce qui m’attend. Mais qu’importe ? si le succès couronne mes efforts. J’ai le pressentiment que la délivrance de cet affreux cauchemar est au bout de la route sur laquelle je m’engage.

— Vous avez raison d’avoir confiance, mon cher enfant, et je vous loue de votre énergie. De mon côté, je supplierai le Père Éternel de vous venir en aide. J’écrirai à Marie-Josephte pour la réconforter, durant votre absence.

— Merci, ma bonne marraine, votre secours lui sera très précieux et la soutiendra. Adieu.

La confection des routes entreprises en 1732 sous la direction du grand voyer, monsieur Lanouiller de Boisclerc, était terminée dès 1737 dit le Père Lejeune. Le chemin du roi, entre Montréal et Québec était « roulant » et l’on pouvait atteindre la cité de Champlain en quatre jours.

Au contraire de Prickett, qui, dans la même direction, avait fait la route à pied à travers les forêts, Michel partit avec des courriers solidement montés et bien équipés. Aux Trois-Rivières, il alla chercher des renseignements précis. On lui apprit que le Conseil Supérieur de la Baie d’Hudson était parti vers Tadoussac et, de là, se rendrait probablement au fort Charles, sur la rivière Rupert. Ce premier échec, auquel il s’attendait du reste, n’était pas pour rebuter le notaire Jofriau. Il continuerait sa route vers Québec. Trop pressé d’atteindre son but au plus tôt, il n’alla pas visiter madame Martainville, se proposant de la voir au retour. Les chemins, en ce milieu d’octobre, étaient encore commodes et « carrossables », les pluies de l’automne ne les ayant pas détrempés. Michel atteignit donc Québec sans grandes mésaventures. Muni des lettres de créance données par monsieur Le Comte, il se présenta chez monsieur de Beauharnois. Celui-ci, très bienveillant, lui accorda sans hésitation le laisser-passer indispensable pour pénétrer auprès des autorités de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

— Mais, mon ami, lui dit-il, il ne vous sera pas possible de partir pour Tadoussac avant décembre au moins. Aucun navire n’appareille pour ce port et vous devrez attendre la neige pour vous y rendre en raquettes.

Devant l’air déçu de Michel, il se hâta d’ajouter :

— Informez-vous donc. Des trappeurs qui doivent aller vers le nord attendent aussi l’hiver et la neige ; vous pourriez peut-être vous joindre à eux, car il serait dangereux de vous aventurer seul et sans guide.

Jofriau comprit toute la sagesse de cet avis et décida de s’y conformer. Après avoir chaleureusement remercié le Gouverneur Général, il chercha immédiatement à s’aboucher avec le chef de l’une des expéditions projetées ; les arrangements ne furent pas longs à conclure avec le trappeur. Michel se mit à sa solde, heureux de gagner ainsi les frais de son entreprise et de laisser ses économies à sa femme et ses enfants. Les semaines d’attente parurent longues à Michel, mais n’altérèrent en rien sa détermination. Sa pensée, franchissant l’espace, enveloppait constamment le foyer de Varennes et les lettres qu’il adressait à sa femme venaient ranimer le courage et calmer les inquiétudes de la pauvre Marie-Josephte. Ces missives faisaient revivre madame Jofriau qui trouvait moins douloureuse cette nouvelle absence à travers laquelle souriait l’espoir.

Elle interrogeait le ciel et les vents dans sa hâte de voir tomber la neige qui permettrait à son mari de poursuivre son voyage.

Au matin de la sainte Catherine, elle fut tentée d’imiter ses enfants et de saluer la première « bordée » par de frénétiques battements de mains. Deux semaines plus tard, une lettre de Michel, l’avertit qu’il se remettait en route dans quelques jours. Puis ce fut le silence. De longtemps, elle ne reçut rien du cher voyageur.

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous tous et protégez mon époux afin qu’il résiste aux misères du voyage.

Et se dérobant autant qu’elle le pouvait à tous les regards, elle cachait, avec la pudeur des âmes élevées, les larmes que l’angoisse et l’inquiétude lui faisaient verser. Quand la température le permettait, elle allait s’agenouiller avec ses enfants dans la fruste et primitive chapelle dédiée à sainte Anne. La légende assure que la dévotion des colons à la Mère de la Vierge date de l’établissement à Varennes des soldats du régiment de Carignan. Un breton qui en faisait partie, effrayé des périls de la longue traversée, avait apporté avec lui un petit tableau de la glorieuse protectrice des marins si ardemment priée à Auray. Rendu au Canada, l’enfant d’Armor continuait à vénérer la chère sainte, et sa foi en elle se communiqua à la population qui éleva la chapelle où Josette allait supplier Dieu en faveur de son mari.

Michel avait laissé Québec presque joyeusement avec ses compagnons. Le voyage jusqu’à Tadoussac, bien que long et pénible, s’effectua relativement bien. La petite expédition faisait halte en divers endroits pour y chasser les animaux à fourrure en même temps que le gibier dont elle se nourrissait. Après un mois de marche, elle entrait à Tadoussac.

— Enfin, se dit Michel, je touche au terme ! Dans quelques heures je saurai !

Hélas ! une nouvelle déception l’attendait qui faillit le terrasser. Le poste de Tadoussac n’abritait à ce moment que des employés subalternes chargés de traiter avec les sauvages. Les Directeurs, en effet, y étaient passés mais s’étaient remis en route après quelques jours pour le fort Charles. Jofriau, à demi-prévenu de cette possibilité, avait néanmoins espéré atteindre ces messieurs avant qu’ils eussent quitté le poste. Atterré, il se répétait :

— Au fort Charles ! sur la rivière Rupert ! encore cette longue distance à parcourir dans les plaines de la Baie James ! Mon Dieu ! ces vastes espaces de neige ne seront-ils pas le linceul qui ensevelira ma vie et mes espérances ? Pourquoi ai-je quitté ma femme et mes enfants ? N’ai-je pas été trop téméraire ?

Pour un peu, il se serait laissé vaincre par le mauvais sort. Rêveur et sombre, il errait dans le poste, hésitant sur le meilleur parti à prendre et questionnant les hommes qui l’entouraient. L’un d’eux lui répondit :

— Il y a loin d’ici au fort Charles mais on y parvient tout de même. Du Saguenay à la Baie James, les explorateurs ont jalonné la route de nombreux points de repaire. Il me faut moi-même faire ce voyage avec quelques compagnons et je ne crains pas de l’entreprendre. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ? Deux guides indiens, habitués à ces contrées, nous dirigeront et nous serons quatre blancs bien armés et résolus.

Michel restait pensif et angoissé.

— Si je mourais, mon but ne serait pas plus atteint ; mon innocence ne serait pas reconnue et je laisserais dans la honte et la pauvreté ma Josette et ses orphelins.

Son interlocuteur se faisait plus pressant :

— Venez donc ! nous nous protégerions mutuellement et vous me rendriez vraiment un grand service. Dites-moi que je puis compter sur vous.

Ces sollicitations vainquirent la résistance de Michel :

— Oui, dit-il, j’irai ! Et à la grâce de Dieu !

L’autre lui serrant énergiquement les mains :

— Merci. Nous partirons bientôt.

— À la bonne heure, je suis prêt, répondit Michel.

Dès le point du jour ils se mirent en route. Guidés par les sauvages ils abandonnèrent les berges du Saguenay et s’orientèrent vers le nord. Michel eut l’impression de quitter le monde vivant quand il s’engagea dans ce pays désert, enveloppé de silence, où rien n’avait l’air d’exister. Ils avancèrent ainsi pendant plusieurs jours. La neige se mit à tomber en flocons denses et continus, ce qui rendit la dernière étape excessivement pénible. Deux des voyageurs, dont le chef de l’expédition qui avait entraîné Michel, furent les victimes du froid et de la maladie. Avant d’expirer, l’employé confia au notaire l’important rapport qu’il avait été chargé de remettre au gouverneur de la Compagnie.

Tristes, las, épuisés, craignant de mourir à leur tour, les survivants allaient à travers le désert immaculé. Mais leur indomptable énergie les fit triompher de l’hiver et de la fatigue. Ils atteignirent enfin le fort Charles.

Le premier soin de Jofriau fut de remettre, pour l’identification du groupe, le document qui lui avait été confié. Il dit au gouverneur les péripéties de la terrible randonnée et les tristes événements dont elle avait été marquée. Puis, ayant rempli son mandat envers ses hôtes, il en vint à ses affaires personnelles. Après avoir décliné son nom et le but de son voyage, il présenta l’autorisation que lui avait donnée le Gouverneur Général. Ces formalités remplies, il raconta le vol dont il avait été la victime et ses recherches demeurées vaines jusqu’alors. Enfin, il montra le portefeuille. La stupéfaction fut profonde chez ses auditeurs qui eurent vite reconnu l’objet comme ayant appartenu à un de leurs membres. Jofriau poursuivant son récit, parla du marchand de fourrures ambulant, d’évidente nationalité anglaise, et qu’il soupçonna d’être son voleur. Les messieurs du Conseil Supérieur dressèrent l’oreille et le gouverneur, interrompant Michel, demanda vivement :

— Quel âge avait à peu près votre homme ?

— Trente ans environ.

— Et vous dites que le vol a été commis en janvier de l’année dernière ?

— Précisément, dans la nuit du 26 janvier.

— Oh ! alors, je ne crois pas me tromper en affirmant que je connais votre voleur. Car, vous ne doutez pas, je suppose, que ce marchand et votre visiteur nocturne soient un même personnage. Écoutez : Il nous répugne d’accuser un des nôtres, mais nous devons à la justice de vous faire part d’une coïncidence qui nous frappe. Il y a un peu plus d’un an, un officier a forfait à tous ses serments en subornant et enivrant des indiens dont il avait acheté des fourrures au détriment de notre Compagnie. Arnold Prickett, c’est le nom de ce sociétaire déloyal que nous vous aiderons volontiers à retracer, a déserté pour vendre à son profit les peaux qu’il s’était appropriées.

Michel sentit son cœur se gonfler. L’horizon allait-il enfin s’éclairer ? N’était-il pas un fol et vain leurre cet espoir nouveau qui lui souriait ? Mais non ! Une voix secrète lui promettait d’atteindre le but vers lequel tendaient les prières de sa tendre Josette et de ses mignons. Il se ressaisit en voyant fixés sur lui les regards sympathiques de son entourage.

— Il me semble que ce nom de Prickett ne m’est pas inconnu. Où donc l’ai-je entendu ? murmura-t-il tout bas.

Mais négligeant ce détail qui lui parut de peu d’importance, il ne s’en préoccupa plus et demanda :

— Avez-vous quelque moyen de retrouver le criminel ? L’avez-vous déjà poursuivi ?

— Oui, dans les premiers temps, mais il nous a échappé. D’ailleurs, le fait d’être rayé sans merci des cadres de la Société est une déchéance, pour un homme de sa caste, égale à la plus sévère punition imposée par la loi.

— Et vous ne l’avez jamais retracé ?

— Non, mais si je me souviens bien, il me semble que Prickett avait des relations ou des amis aux Trois-Rivières. J’ai vu des lettres qu’il adressait à une dame résidant à cet endroit. Peut-être y sera-t-il passé et en saurions-nous quelque chose.

— Trois-Rivières ! murmura Michel de nouveau pensif. Arnold Prickett. Ah !… c’est le nom du jeune anglais qui fit la traversée avec Suzanne !

— Qui est Suzanne ?

— Ma cousine, madame de Martainville.

— C’est cela, précisément. C’est à cette dame qu’il écrivait.

Le gouverneur reprit :

— Nous retournons incessamment à Québec. Vous vous joindrez à nous et nous aviserons rendus là-bas. Ici, il n’y a rien à faire.

Le voyage de retour du fort Charles à la ville de Champlain, se fit dans des conditions avantageuses : l’hiver étant fini, il put s’accomplir par eau. Les canots filaient rapides et légers sur les rivières. Et les nombreux portages étaient si bien organisés qu’ils s’accomplissaient sans de trop grandes fatigues ; mais ils prolongèrent le trajet de plusieurs semaines.