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Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le curé de Québec

La bibliothèque libre.
C. Darveau (Ip. 217-224).

XXV.

LE CURÉ DE QUÉBEC.


Geneviève ne dormit guère après le songe extraordinaire qui visita ses esprits. Sa conscience se réveilla comme un lac secoué par une commotion souterraine. Les remords déchirèrent son âme ; elle eut peur de mourir. Elle crut que ce rêve était un avertissement, et elle prit la résolution de ne pas le mépriser. Comment, en effet, expliquer ces songes mystérieux qui visitent parfois notre sommeil, soulèvent à nos yeux le voile de l’avenir, et nous font vivre d’une double vie en quelque sorte ; ou nous transportent en des lieux éloignés, pour nous montrer ce qui s’y passe, jetant comme un demi-jour sur des événements que rien ne pouvait faire prévoir, nous donnant comme une faculté d’être, à la fois, en plusieurs lieux ou dans plusieurs temps ?

Geneviève fait le signe de la croix et se recommande sincèrement à la sainte Vierge. Elle se trouve fortifiée.

Une idée vient à son esprit, une idée de salut, comme un phare qui luit tout à coup sur le rocher dangereux pour guider le navire qui vogue vers le naufrage. Elle se lève, revêt ses meilleurs habits et descend dans la salle où se trouvent réunies plusieurs femmes. On lui fait une réception fort amicale. Elle se montre aimable. Le maître d’école dormait encore.

Elle prétexte une raison pour sortir et se dirige vers l’église de la haute-ville. Elle entre résolument dans la sacristie, demande à parler au curé qui sort du confessionnal. Alors un trouble profond s’empare d’elle ; la honte et la confusion se peignent sur ses traits.

Pourtant quel homme fut jamais plus humble et plus compatissant que cet admirable curé ? Il avait la naïveté de l’enfance avec l’expérience des années, la candeur de l’innocence avec la connaissance de toutes les misères humaines. Son regard doux et ferme attirait tous les cœurs et faisait tomber toutes les préventions. Sa voix était onctueuse et la charité coulait de ses lèvres comme une huile sainte. Prompt à pardonner, lent à punir, il aimait les pécheurs, comme Jésus-Christ les aimait, en détestant le péché. Il était véritablement un père au milieu de ses enfants, véritablement un pasteur au milieu de son troupeau. Comme son divin maître, il eut donné son sang pour ses brebis. Il leur donna une longue vie de prière et d’amour, de travail et de bonnes œuvres. Dès ici-bas sa vertu fut récompensée, et il porta longtemps la mitre sacrée des princes de l’Église.

Faisant un effort suprême, Geneviève avoue ses relations criminelles avec le maître d’école ; la conversation qu’elle a surprise, le rêve qu’elle a fait et tout ce qu’elle sait de la petite Marie-Louise. Le curé, fort ému, lui dit qu’elle doit remercier Dieu de ce qu’il fait pour elle. L’enfant que des méchants s’efforcent de perdre sera sauvée, si elle le veut. Et en sauvant cette petite fille, elle se délivre elle même des chaînes honteuses qui la captivent : Fuyez cet homme qui vous tient sous un joug infâme, continue-t-il, il ne vous aime point. Après vous, une autre. Quand vous aurez perdu les charmes qui le retiennent, il vous rejettera comme on rejette un instrument brisé : il vous méprisera, car il aura connu votre faiblesse. Vous ne serez jamais heureuse dans le crime, parce que la vertu est le bien de Dieu. La vie passe vite et personne n’échappe à la mort. Quand vous mourrez vous serez dans le désespoir, parce qu’il ne sera plus temps de revenir à Dieu. La contrition n’est pas un simple acte de la volonté. On la demande à Dieu, on l’obtient par la prière et la méditation. Il faut que vous sauviez l’enfant ! il faut que vous vous sauviez vous-même !

— Je le veux, répond Geneviève.

— Je vous trouverai un refuge à toutes deux. Je connais une famille qui vous accueillera et où vous vivrez dans la paix et la vertu. Il n’y a point d’enfant dans cette famille. Il a plu à Dieu de refuser ce bonheur à ma sœur bien-aimée… Le Seigneur qui voit tout est infiniment sage dans ses œuvres. Sortez aujourd’hui même de la maison où vous êtes ; prenez la petite avec vous, allez à l’Hôtel-Dieu, je vous préviendrai. Je vais écrire à ma sœur ; j’aurai la réponse de suite, et vendredi soir, je l’espère, vous partirez. Vous commencerez une vie nouvelle, une vie de vertus et de félicité. La mère qui veille sur son enfant du haut du ciel, veillera aussi sur vous : elle vous l’a promis.

La Drolet venait d’arriver de la campagne.

Racette et Paméla l’attendaient chez elle. En femme coupable elle sourit au projet de ses amis. Elle calcula d’avance ce que la beauté de l’enfant pouvait lui rapporter : C’est un appât séduisant, disait-elle, et cela se vend à prix d’or. Ne me parlez pas de celles que les plaisirs ont couronnées de leurs épines. Amenez-moi cette petite et je la dresserai bien.

Le frère et la sœur sortirent enchantés. La femme publique avait libéralement payé sa jeune victime. En revenant, le maître d’école disait : C’est un bon coup ! Elle n’en sortira jamais. Elle ne songera guère à retrouver une famille qui rougirait d’elle, et des amis qui la repousseraient.

— Oui, répondait sa sœur, et les fillettes qui arrivent ici à douze ou treize ans n’en sortent point, si ce n’est pour aller au cimetière.

— Eusèbe va jubiler à cette nouvelle. Je l’attends vendredi.

— Tu lui as écrit ?

— Oui.

En parlant ainsi ils entrèrent.

— Habille-la, dit le maître d’école, et la conduisons avant que Geneviève ne rentre.

— C’est l’affaire d’une minute : elle n’a qu’une robe à revêtir.

— Farceur de muet qui voulait m’ôter cette enfant ! grommela le maître d’école… Il sera fin s’il la rattrappe !… Et lui, je le pincerai bien !… Il aura bien son tour !

Il fut interrompu dans son monologue par un cri de sa sœur !

— Qu’as-tu donc ? lui demande-t-il.

Paméla sort tout excitée de sa chambre.

— La petite est partie…

— Que dis-tu ? partie ? la petite est partie ?… ce n’est pas possible.

Et il entre dans la chambre, fouille partout : plus personne, plus rien !

— Comment cela peut-il se faire ! Adée !

Adée c’était la servante. Elle répond :

— Quoi ? monsieur ?

— Est-il venu quelqu’un ici ?

— Non, monsieur, c’est à dire oui.

— Non ! oui ! es-tu folle ? Parle ou ne parle pas ! Est-il venu quelqu’un ?

— Mademoiselle chose… que vous avez amenée hier soir.

— Geneviève ?

— Oui, monsieur, elle est entrée tout à l’heure.

— Et elle est partie avec l’enfant ?

— Je n’en sais rien.

— Comment ? tu n’en sais rien, reprend Racette qui ne peut revenir de sa surprise.

— J’étais dans la cour quand elle est sortie — si elle est sortie — je ne me défiais pas d’elle, moi.

Racette pense : Elles sont peut-être en haut : on se désole pour rien. Il appelle ; personne ne répond. Il monte, parcourt chaque appartement, visite la cave et le grenier : Parties ! exclame-t-il avec désespoir, elles sont parties !

Geneviève sortit de l’église forte et consolée. Elle retourna en tremblant dans cette maison de malédiction où elle avait passé la nuit. Le maître d’école et sa sœur étaient sortis. La servante dit : Ils sont allés chez la Drolet pour lui demander de prendre une jeune fille chez elle. Geneviève entra dans la chambre de mademoiselle Racette. Le lit était défait. L’enfant dormait encore, bien qu’il fut près de midi. Geneviève l’éveilla, la revêtit de sa robe, et l’emmena pieds nus et sans chapeau. La pauvre orpheline n’avait jamais eu de souliers, et son chapeau de paille était resté dans le bois. La servante alla dans la cour verser une cuvette d’eau. Geneviève et Marie-Louise sortirent. Geneviève tremblait. La petite lui demanda :

— Vas-tu me conduire chez mon oncle ?

Elle la conduisit à l’Hôtel-Dieu.