Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Les framboises

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XIII.

LES FRAMBOISES


Madame Eusèbe Asselin avait dit à son époux en se mettant au lit, le soir du seize août, qui était un jeudi : S’il fait beau demain, je vais aux framboises dans le bois du domaine.

— En voilà une idée ! avait répondu Eusèbe.

— C’est une bonne idée, tu verras ! J’emmène la petite Marie-Louise.

— Ah ! tu emmènes l’enfant ?

— La petite gueuse, si elle revient !…

— Bah ! tu n’es pas capable de l’écarter assez bien.

— Laisse-moi faire ! Ce fut en parlant ainsi que les époux cédèrent peu à peu au sommeil. Ils n’avaient pas prié avant de s’endormir. On ne prie pas quand on veut faire le mal ; et l’on fait le mal aisément quand on ne prie point.

Le lendemain le temps était beau. Les champs ruisselaient de soleil, l’ombré des noyers était d’une fraîcheur agréable. Asselin mit son javelier sur son épaule, et, vêtu de toile, il s’en alla couper son blé. En fauchant, il pensait à ce que sa femme lui avait confié la veille : Elle est hardie et fine, se disait-il, elle se tirera bien d’affaire. Si l’enfant ne revient plus, quel bon débarras ! Joseph n’est pas revenu. Il ne reviendra jamais, j’espère. Je suis le plus proche parent, l’héritier par conséquent… Je vendrai la terre, de crainte que les morts ne ressuscitent… Une fois l’argent dans ma poche…

Dans l’après midi, madame Eusèbe, accompagnée de l’orpheline, s’en alla cueillir des framboises. La femme portait un plat de fer blanc, l’enfant, un petit panier. Eusèbe qui les vit traverser les prairies et monter sur les clôtures de cèdre, se dit : Bon ! les voilà !… Que le diable emporte la petite fille !… Que je ne la revoie jamais !… ni elle ni son frère !

La femme et l’enfant arrivent au bois. La petite est déjà bien fatiguée, n’ayant rien mangé depuis la veille. C’était à dessein que sa tante l’avait condamnée au jeûne. Elles s’amusent quelque temps à cueillir de belles framboises qui sortent comme des rubis à travers les clos d’embarras. L’enfant mange avec avidité les baies succulentes qui pourprent ses lèvres et ses doigts ; la femme semble ne rien voir.

— Ici, tante ! s’écrie la petite, d’une voix fraîche et gaie, dès qu’elle aperçoit une talle rouge ; et, en s’écriant ainsi elle court vers le fruit délicieux : Dieu ! qu’il y en a ! Dieu ! qu’elles sont grosses ! ajoute-t-elle… On va en emporter pour Fifine, pour Doudoune, pour Bébé ! C’étaient les enfants de la Eusèbe.

Madame Asselin répond, s’avançant toujours dans le bois : Par ici ! Là-bas on en trouvera beaucoup plus et de bien plus belles.

L’enfant va de buissons en buissons comme les petits oiseaux que le bruit de ses pas effraie. Le bois devient plus épais et plus élevé ; les framboises sont plus rares. L’enfant risque un mot : Tante, il y en avait davantage dans l’abatis.

— Viens ! viens ! réplique la tante inhumaine !

L’enfant suit à regret. De temps en temps elle se détourne pour chercher encore, des yeux, ses talles rouges et fournies. La femme et l’enfant disparaissent dans les entrailles de la forêt.

Quand Madame Asselin revint au logis elle était seule, et il faisait nuit. Son mari l’attendait avec impatience.

— La petite ? dit-il.

— Bien égarée, répondit la femme en souriant.

— On fera croire que tu t’es perdue toi-même. Attendons à demain pour donner l’éveil. Je dirai que tu devais aller coucher au moulin à farine, chez ta nièce.

— Et que tu ne pouvais pas avoir d’inquiétude au sujet mon absence.

— C’est cela !

Le lendemain matin Eusèbe Asselin courut chez Pierre Blais, lui dire que l’orpheline et sa tante, s’étant égarées dans le bois, avaient passé la nuit dehors, et que l’enfant n’était pas revenue. Pierre Blais avertit garçon Pérusse, qui le dit à Nazaire Filteau. En un instant, tout le village fut sur pied, et une troupe d’hommes dévoués descendit vers le bois du domaine. Ce bois assez peu large s’étendait sur une longueur de plusieurs milles.

Pendant que les hommes battent la forêt, les femmes, à la maison d’Asselin, jasent ensemble. Madame Eusèbe essaie de pleurer : elle réussit mal. Mais les autres femmes, la Pérusse, la Filteau, la Blais, la Bélanger et les jeunes filles, ressentent une douleur réelle, ont de vraies larmes dans les yeux.

— Quand la mère Jean Lozet apprit cette triste nouvelle, elle dit en branlant la tête : Pauvre petite ! je m’y attendais… Ah ! que n’es-tu déjà avec ta sainte mère !

Et elle pleura beaucoup, car elle se souvint de son Léon qui lui avait été ravi alors qu’il n’avait encore que cinq ans, et qui ne lui fut rendu que vingt ans après.

— Les hommes se sont dispersés sous les bois, cherchant, chacun de son côté, la petite fille égarée. Ils ouvrent avec soin tous les taillis, soulèvent les amas de branches sèches et regardent derrière les souches.

Ils marchent quelques instants, puis, s’arrêtent, criant bien haut : Marie-Louise ! Marie-Louise ! D’autres voix répètent dans le lointain : Marie-Louise ! Marie-Louise ! Ce sont les échos de la forêt ou les autres chercheurs. La pluie tombée la veille ne s’est pas desséchée ; et rien n’est plus désagréable que de marcher sous les bois humides. Chaque branche, chaque feuille que vous dérangez, égraine sur votre tête les froides gouttelettes dont elle est chargée.

Ils cherchèrent tout le jour. L’obscurité devint profonde sous les rameaux des sapins et des érables.

Plusieurs des hommes revinrent, croyant qu’il serait aussi bon d’attendre le retour du soleil, ou pensant que l’enfant, sortie de la forêt par un autre côté, s’était réfugiée, pour la nuit, chez quelque brave habitant du village ou du bord de l’eau.

Pendant que la petite Marie-Louise, avide et contente, cueille de ses mains empressées une riche talle de framboises, sa tante cruelle s’éloigne, et se cache derrière le tronc d’un érable. Elle épie les mouvements de sa victime. Elle n’attend pas longtemps. L’enfant lève la tête, regarde autour d’elle avec inquiétude, comme une alouette qui a cru entendre les pas du chasseur. Elle monte sur une souche pour mieux voir, et, en montant elle renverse son panier demi-plein de rouges baies.

— Tante ! dit-elle, — et sa petite voix tremble, tante ! où es-tu ?… Tante !…

Sa voix devient de plus en plus tremblante et brisée. Elle porte la main à ses yeux, et le jus pourpré des fruits se mêle à ses larmes. Elle descend de la souche brûlée et se met à courir. Par bonheur elle se dirige vers la lisière du bois. Alors ! la femme maudite lui, crie : Par ici, petite ! par ici !…

L’enfant tressaille de joie et s’arrête.

— Par ici ! reprend la damnée.

L’enfant retourne sur ses pas et court en sens contraire, s’enfonçant de plus en plus sous les bois. La femme, voyant cela, quitte sa cachette, et marche toujours, appelant sa victime pour mieux la perdre. On entend sa voix de plus en plus lointaine qui crie : Par ici ! par ici ! Puis l’on n’entend plus rien.

L’enfant court longtemps, disant : Tante, attends-moi donc !… Elle est toute mouillée car il pleut… Ses pieds mal chaussés se déchirent sur les rameaux secs et noueux dont le sol est jonché… Sa poitrine est tout haletante. Elle recommence à pleurer. Elle veut revenir sur ses pas, et se perd davantage. La nuit descend sur les bois. Les rameaux prennent des formes effrayantes. Les bouleaux, dans leur écorce blanche, ressemblent à des fantômes qui traînent leurs linceuls ; la pluie fait crépiter les feuilles, et l’enfant croit que les oiseaux font claquer leur bec, et veulent la mordre. Elle s’accroche aux épines et déchire sa robe, dont les lambeaux restent là comme des flocons de laine arrachés aux agneaux. Elle se heurte aux arbres morts que le temps a renversés, et tombe sur la mousse spongieuse ou dans les flaques d’eau. Elle s’imagine que les ours, ou les loups s’élancent sur ses pas pour la dévorer. Ce sont les hurlements des bêtes féroces : qu’elle entend, dans les longs soupirs des ormes qui se bercent au vent. Elle comprend son nom, et pense que ce sont les sorcières qui l’appellent pour l’enchanter avec leur baguette. Elle se sauve toujours ! Ô la pauvre enfant, comme elle souffre ! Comme ses pieds mignons, comme ses mains délicates, comme ses joues pâles sont en sang !… Elle arrive sur le bord d’un petit, ruisseau, roule en bas de la berge, se déchire le front sur une pierre et ne bouge plus !