Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Folle de peur

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C. Darveau (IIp. 145-152).

XIV.

FOLLE DE PEUR.


Les cinq bandits, ballottés par la tempête, accrochés comme des sangsues aux flancs de leur chaloupe renversée, tremblent en levant vers le ciel des regards suppliants. Ils ne blasphèment plus, les lâches, mais demandent leur salut à ce Dieu de miséricorde qu’ils n’ont cessé d’outrager. Ils promettent de renoncer à leur vie criminelle. Le vent et les courants les portent rapidement sur l’ilet. Quand ils ne sont plus qu’à une courte distance des bords, ils cessent d’invoquer la Providence, et poussent d’énormes jurons, s’écriant qu’ils sont sauvés. Ils remettent la chaloupe sur sa quille et cherchent un refuge sous le feuillage épais en attendant la nuit. La tempête passe, les vagues s’apaisent, et les ombres paraissent monter du pied des caps et des collines, paraissent sortir de toutes les baisseurs, de tous les ravins et de tous les enfoncements, pour s’étendre, comme un immense pavillon noir, au-dessus de la mer et des campagnes. Alors, oubliant leurs promesses et leurs résolutions déterminées par la peur de la mort, les brigands se rembarquent, prennent les rames et se dirigent, au hasard, vers la maison à pignons rouges. Le hasard, qui est mystère pour nous, mais qui est le secret de Dieu, pousse, comme une brise favorable, l’embarcation vis-à-vis la maison de Lepage, sur une grève rocheuse. Les bandits descendent à terre et l’un d’eux, marchant dans l’eau, repousse la chaloupe aussi loin que possible, la mouillant au large, afin qu’elle n’échoue pas et soit prête à cingler vers Québec, avec la jeune victime que l’on va enlever à ses gardiens. La chaloupe se rend au bout de sa chaîne et revient comme un cheval que les rênes tendues font reculer. Les cinq hommes suivent un sentier qui aboutit à la maison. Leur plan est bien mûri. Charlot doit entrer seul et demander l’hospitalité. Quand tout le monde sera plongé dans le premier sommeil, car le premier est toujours le plus profond, il ouvrira la porte aux autres ; une fois entré, l’on ne doit sortir qu’avec l’enfant. Tant mieux si personne ne s’éveille ! tant mieux pour les gens de la maison. Si quelqu’un tente de résister ou de donner l’alarme, tant pis pour celui-là ! Des mesures sont prises pour que l’expédition n’échoue point.

Charlot était donc entré chez Lepage et, comme on vient de le voir, avait reçu la plus franche hospitalité. Il étudia la maison, compta les appartements, remarqua bien la chambre de M. et de Madame Lepage, mais observa mieux celle de Geneviève et de Marie-Louise. Cependant la présence du muet lui causait une vive inquiétude. Il savait bien que, prisonnier dans sa chambre, il ne pouvait sortir ; mais il pouvait empêcher les gens de dormir, et rendre l’enlèvement difficile, sinon impossible. Il eut envie d’aller chercher un de ses complices. Aidé de Lepage et de ce complice, il pourrait enchaîner le robuste garçon et le rendre inoffensif, du moins pour le reste de la nuit. Alors tout le monde reposerait tranquillement. Mais pendant qu’il méditait ce projet et en étudiait les conséquences, le bruit cessa presque tout à fait au grenier : l’on n’entendit plus que les pas un peu embarrassés du malheureux qui rôdait dans sa chambre étroite, comme un lion dans sa cage de fer, cherchant une issue par où s’échapper, puis l’on n’entendit plus rien.

Un silence de mort enveloppe l’heureuse maison. C’est le présage de la tempête. Tour à tour chacun cède aux charmes du sommeil, les regards s’éteignent, et, pendant que les corps reposent sur les couches de paille fraîche et de plume, les esprits s’envolent et continuent à penser et à souffrir, à jouir et à aimer.

Deux heures sonnent à la grande horloge adossée au mur, dans le coin de la pièce principale, et le timbre clair semble jeter deux cris de douleur. Charlot se lève. Marchant sur le bout des pieds, il s’introduit dans la chambre de ses hôtes et s’assure qu’ils dorment bien. Alors il s’avance vers la porte d’entrée, lève le loquet de bois qui pèse sur la clenche et, sans produire le moindre son, il réussit à ouvrir. Ses compagnons entrent. Ils marchent tous cinq, en silence, et leurs pieds maudits glissent sans bruit sur le plancher, comme les pieds des spectres. Charlot en conduit deux à la chambre de M. Lepage : ce sont le chef et Robert. Il montre au maître d’école et au Charlatan la chambre de Geneviève ; et lui, il reste prêt à se porter du côté où l’on requerra ses services. Le Chef et Robert, debout près du lit où dorment M. et Madame Lepage, une main sur les pistolets passés dans leurs ceintures, écoutent le souffle régulier des honnêtes gens que les remords ne troublent point.

Racette s’avance le premier dans l’appartement de Geneviève : le Charlatan le suit. Il tremble, et sa main inhabile et mal assurée fait sonner légèrement la clenche de la porte. Geneviève s’éveille. Elle écoute, ne sachant si elle a rêvé ou si elle a réellement entendu quelque chose. Elle a peur, car elle pense au muet enfermé dans le grenier. Pourtant la présence de l’autre étranger la rassure un peu. Elle ouvre les yeux tout grands dans l’obscurité, mais ne voit rien. Racette, surpris d’avoir fait sonner la clenche d’acier, n’a pas ouvert de suite. Il attend. Geneviève croit qu’elle a rêvé, mais ses yeux ouverts regardent toujours vers la porte. Tout à coup il lui semble qu’une lueur vague, indécise, presque nulle, se dessine à quelques pas. Elle sent une sueur froide aux pieds et aux mains. La lueur paraît s’élargir lentement. Geneviève regarde avec plus de fixité, mais elle ne bouge pas. Une fenêtre se trouvait vis-à-vis la porte. Quand celle-ci fut assez ouverte, Geneviève put voir, comme une plaque d’argent sur un cercueil d’ébène, le châssis blafard dans le mur noir.

— Mon Dieu ! pense-t-elle, la porte s’ouvre ! je ne rêve point !…

Au même instant les charnières rendent un sifflement plaintif, et une ombre apparaît dans la pâle clarté de la fenêtre. Geneviève veut crier : le son expire dans son gosier serré par l’effroi, ses yeux fixes regardent toujours avec horreur le fantôme qui s’avance silencieux. Elle veut faire semblant de dormir, mais ses yeux ne peuvent se fermer : ils regardent toujours l’apparition lugubre. Elle n’ose respirer, et une masse lourde oppresse sa poitrine. Elle donnerait beaucoup pour que l’enfant couchée près d’elle s’éveillât et se mit à parler,… et elle, paralysée par la peur, elle ne peut remuer un doigt, ni dire un mot.

— Si Lepage se levait ! pense-t-elle.

Elle invoque Dieu. Et toujours le fantôme approche. Dans son effroi, elle n’en voit pas deux. Soudain, elle sent une main glisser sur elle, comme une vipère qui rampe sur les herbes tremblantes. Elle frémit. La main curieuse monte jusqu’à sa gorge. La malheureuse fille est glacée comme un cadavre. Elle s’efforce encore de crier et ne pousse qu’un râle amer. Elle s’imagine qu’elle en est empêchée par des doigts crochus qui la tenaillent et veulent l’étrangler. Un visage noir et brûlant se penche sur elle ; des baisers de feu tombent comme des gouttes de plomb fondu sur ses joues humides. Elle veut mordre le misérable ; elle ne mord qu’un linge épais qui lui serre la bouche. Elle veut déchirer de ses ongles le monstre qui la tient, mais ses mains ne sont plus libres. Elle essaie de se jeter en bas de son lit, et ses pieds, saisis par deux bras vigoureux, sont liés étroitement. Alors il se passe quelque chose d’indicible dans l’esprit épouvanté de la pauvre Geneviève. Elle se tord sur sa couche dans le plus affreux désespoir. Une douleur insupportable la saisit tout à coup à la tête, comme si elle était frappée par un marteau de fonte, et elle s’évanouit. L’enfant s’éveille, mais, saisie immédiatement par le charlatan sans pitié, elle est bâillonnée avant de pouvoir jeter un cri, et emportée hors de la maison.

Quelques instants après tous les brigands arrivaient sur le rivage.