Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Père et fils, mari et femme

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C. Darveau (IIp. 233-245).

XXIII

PÈRE ET FILS, MARI ET FEMME


La lune faisait pleuvoir sur les bois et le ruisseau de magiques rayons. Tous les objets changeaient de forme à mesure que l’astre voyageur, en s’en allant, déplaçait les ombres ; et les cailloux, les rameaux, les troncs, les touffes de gazon paraissaient enluminés maintenant, qui tout à l’heure n’offraient que des contours vagues et noirs. Les deux bandits achevèrent leur œuvre infernale. Ils apportèrent des roches, des souches, des débris de toutes sortes, pour dissimuler la fosse. Et quand à leurs yeux pervers tout fut bien, ils reprirent le chemin de la maison. Lorsqu’ils entrèrent, trois heures du matin sonnaient à la grande horloge surmontée de trois pommes de bois dorées. Madame Asselin, prévenue, avait levé le loquet de dessus la clenche, afin qu’ils pussent entrer sans faire de bruit. Son mari n’était pas dans le complot, et la prudence voulait qu’on ne fit rien pour éveiller ses soupçons.

Le lendemain, dans la relevée, Saint Pierre, toujours mis en bourgeois, la tête couverte de sa perruque noire, et la bouche surmontée d’une longue moustache, sortit sous prétexte d’aller voir quelques fermes ou quelques emplacements dont on lui avait parlé. Il se dirigea vers l’église. C’était ce jour-là même, et vers le même moment, que l’ex-élève et la jeune Emmélie se promenaient en rêvant d’amour, dans les allées du petit jardin nouvellement acquis par la maîtresse de La Colombe victorieuse. C’était au moment où le cynique Picounoc venait de retrouver sa mère et sa sœur, en ravivant, dans leurs âmes pures, des souffrances insupportables. Le vieux fripon cheminait d’un pas rêveur. Il regardait, de côtés et d’autres, les champs jaunis qui se déroulaient bordés au loin par la forêt, comme par un ceinturon de deuil. Les chemins des charroyeurs et les routes publiques perçaient des trouées claires dans la bordure sombre. Saint Pierre s’arrêta pour causer avec les habitants qui le saluaient en ôtant leur chapeau. Les habitants étaient heureux de lui donner les renseignements qu’il sollicitait. Il arriva près d’une maison plus petite et plus coquette que ses voisines. La propreté reluisait aux alentours. Le jardin révélait des mains soigneuses. Le devant de la porte était balayé ; les vitres des fenêtres brillaient sous les petits rideaux blancs plissés par des galons. Dans un châssis s’étalaient des pipes de plâtre arrangées en étoiles, des chevaux en pâte sucrée, des pelotes de fil, des rangées d’épingles, des cartes garnies de boutons, et mille petits objets à bon marché. C’est peut-être la maison achetée dernièrement par la veuve, pensa le vieux brigand ; on m’a dit qu’elle faisait, cette veuve, un petit négoce, et que je verrais divers articles dans sa fenêtre. Je vais entrer lui demander si cette maison est à vendre. Il ne faut rien négliger. Un détail qui semble insignifiant peut sauver ou perdre un homme. Et tout en pensant ainsi il frappa à la porte.

L’arrivée de Saint Pierre mit fin à une situation amère et critique. Picounoc tendait la main à l’ex-élève, et celui-ci ne savait s’il devait cracher à la figure du misérable ou lui pardonner, à l’exemple de la mère infortunée. Il regardait Emmélie, qui pleurait le visage caché dans le sein de sa mère, et il semblait attendre son ordre. À l’arrivée de l’étranger la jeune fille sortit.

Le chef des voleurs salue. Mais il n’a pas fini son humble salutation qu’il recule de surprise. Il pâlit affreusement et reste silencieux, oubliant ce qu’il a songé à dire. La maîtresse de la maison lui présente une chaise, l’invitant à s’asseoir.

— Merci, dit-il d’une voix mal assurée, je voudrais acheter une pipe.

La femme tressaille au son de cette voix, et une rougeur subite couvre ses joues. Picounoc, curieux, s’approche de l’étranger. Des pipes sont étalées sur le comptoir. L’étranger en prend une au hasard, et la met dans la poche de sa veste.

— Voulez-vous du tabac ? demande Picounoc.

— Merci ! répond laconiquement le vieux bandit qui regagne la porte.

— Picounoc reprend : Venez-vous de loin ? Êtes-vous de la paroisse ?

— Non ! est la seule réponse qu’il reçoit.

La femme trouve singulière cette réserve de l’étranger. Saint Pierre sort ; Picounoc le suit. Quand ils sont tous deux dehors, ils se regardent.

— Venez-vous de l’Oiseau de proie ? demande Picounoc en riant.

— Que fais-tu ici, toi ? Es-tu venu renouveler tes exploits ? Je devine ton jeu, mon farceur !

Le regard de Picounoc s’assombrit, ses lèvres se serrent :

— Vieille canaille ! vous ne savez pas le mal que vous m’avez fait faire ?

— Il paraît que le ferme propos n’a pas duré, puisque tu reviens te jeter dans les bras de la blonde Emmélie, repart, d’un air goguenard, le brigand.

— La blonde Emmélie !… la blonde Emmélie ! vieux maudit, c’est ma sœur !… hurle Picounoc devenu furieux.

— Ta sœur ? c’est ta sœur ? balbutie le monstre ; tu plaisantes ! tu dis cela pour rire… tu te moques de moi !

— C’est ma sœur, vous dis-je, c’est ma sœur !… et la femme honnête que vous vouliez outrager… c’est ma mère !…

Et le garçon violent porte son poing fermé sous le nez du vieillard.

— Ta mère ?… ta sœur ? Est-ce que je le savais moi ?… Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Je ne le savais pas moi non plus !… ce n’est que l’autre jour, à Rimouski, que j’ai eu un soupçon de la vérité !… ce n’est qu’aujourd’hui, ce n’est que tout à l’heure, que j’ai pu m’en convaincre !…

Emmélie était revenue près de sa mère. Toutes deux regardaient par la fenêtre ce qui se passait à la porte. Elles entendaient quelques mots, et ce qu’elles entendaient leur faisait deviner ce qu’elles ne pouvaient entendre ; mais toutes deux pensaient : Ce n’est point lui, pourtant ! Le misérable ne ressemblait pas à cet homme et paraissait plus vieux !… L’ex-élève, par un sentiment de délicatesse, se tenait à l’écart.

— À Rimouski ? s’écrie Saint Pierre, mais qui es-tu donc, toi ?… je ne te connais point !… Il est vrai que je suis parti de Rimouski depuis bien des années.

— Qu’est-ce que cela vous fait, que je sois le fils de Pierre ou de Jacques ?

— Ton père est-il mort ?

— Le diable doit l’avoir emporté depuis longtemps, ou il n’a pas de cœur… C’est de sa faute si je suis devenu un misérable et si ma mère est aujourd’hui dans l’infortune… Il nous a abandonnés depuis longtemps !… Ce n’est pas étonnant, car il avait débauché ma mère, et tous deux s’étaient mariés devant un ministre protestant…

Le vieillard pâlit sous son masque. Il recule d’un pas et reste un moment silencieux. Puis se rapprochant :

— Que dis-tu, Picounoc, ton père est de Rimouski ?… Il s’est fait marier par un ministre protestant ?… aux États-Unis ?… c’est aux États-Unis ?…

— Oui.

— Et ta mère se nomme Félonise Morin ?

— Oui.

— Ah !… mais non, ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible !

— Avez-vous connu mon père ?

— Ton père !… ton père, c’est un maudit !

— Pas plus que vous, toujours !… Décampez !

Et Picounoc met la main sur la poignée de la porte pour ouvrir et entrer.

— Arrête ! crie le brigand.

Picounoc le regarde.

— Arrête ! arrête ! te dis-je.

— Allez-vous-en !

— Picounoc, je suis ton père !…

— Tu mens, vieux fripon !

— Picounoc, je suis ton père !

— Si tu es mon père, hurle le garçon que la fureur et l’effroi rendent fou, ôte donc cela pour que je te voie comme il faut !

Et d’un bond il s’élance sur l’insolent vieillard, et lui arrache moustache et perruque. Un cri part de l’intérieur de la maison. Les deux femmes viennent de reconnaître l’impur vaurien de la rue Champlain. Le vieillard, honteux et pâle de colère, ramasse et fait disparaître, au fond de la poche de son habit, cheveux faux et fausse barbe.

— Ça ne tenait pas beaucoup, dit-il rugissant, et un enfant pouvait faire ce que tu as fait, grand lâche ! Maintenant approche ! et j’en jure Dieu, je ne te laisserai pas un cheveu sur la tête !

Il est affreux à voir ce vieux brigand enragé. Il se développe comme le chat qui se fâche : ses muscles se gonflent sur le cou, sur les bras, sur les jambes, comme des éponges dans l’eau, et s’enlacent comme des couleuvres. Picounoc a peur et recule.

— Tu recules ! peureux !… tu te sauves !… grince le vieillard, mais tu ne m’échapperas pas !… Si tu te caches ici, je te retrouverai ailleurs !…

Picounoc ouvre la porte et se réfugie dans la maison… Quand le brigand le voit à l’abri de ses injures et de ses coups, il lui crie, l’écume à la bouche et le poing fermé : Lâche ! canaille, je te maudis !… j’ai le droit de te maudire puisque je suis ton père !…

Picounoc épouvanté s’arrête dans la porte entrouverte : Tu mens ! dit-il encore au vieillard.

Le brigand s’avance, monte sur le seuil, et mettant la tête dans la maison, dit lentement : Je suis Pierre-Énoch Saint Pierre, de Rimouski, le mari de Félonise Morin et le père de deux enfants jumeaux à qui j’ai transmis la malédiction paternelle !…

La foudre tombant avec fracas au milieu de la salle paisible eût causé moins de frayeur et d’étonnement que cette terrible révélation. Le brigand attend debout dans la porte le résultat de son audacieuse parole. Audacieuse en effet est cette parole, car le vieillard n’a qu’un soupçon de la vérité. Mais il est convaincu d’avoir deviné juste, quand il voit la femme s’affaisser, pâle et tremblante, en s’écriant : Mon Dieu ! Mon Dieu ! c’est mon mari !…

Emmélie, étourdie comme par une détonation formidable, est agenouillée près de sa mère et la regarde fixement, d’un air en peine, sans rien dire, sans rien faire. Picounoc aussi lui paraît frappé de vertige. Il se retire devant le vieillard comme pour se soustraire à son regard de flamme. Saint Pierre entre : — Je suis donc chez moi, dit-il d’un air impassible.

Il s’approche de sa femme et la relève : — Félonise ! Félonise ! dit-il, allons ! réveille-toi… Il ne faut pas m’en vouloir… Je vais rester avec toi… Je serai un brave mari… Il y a une fin à tout. Jeunesse se passe…

L’ex-élève apporte de l’eau froide et mouille le front et les joues de la femme évanouie. Elle ouvre les yeux :

— Tu ne me reconnais plus, reprend le brigand. Il y a vingt-six ans que tu ne m’as pas vu !… c’est-à-dire…

L’ex-élève qui s’indigne d’un pareil cynisme, repousse le vieillard : Laissez-la donc ! retirez-vous un peu, vous reviendrez une autre fois.

— Mêle-toi donc de tes affaires, toi, réplique le brigand. Je suis chez moi ; j’y reste.

— Vous n’êtes pas chez vous et vous ne resterez pas ici.

— Je te flanque à la porte.

— Je vous fais mettre en prison !

— Toi ?

— Oui !

— Toi ?

— Oui, moi ! moi ! entendez-vous ? Je connais votre histoire !…

Le brigand perd de sa témérité devant la fermeté du jeune homme. Il veut attirer Emmélie à lui. Elle se sauve en disant : — Vous avez fait trop de mal à ma mère !

Madame Saint Pierre sort de son évanouissement. Une amère angoisse est peinte dans son regard. Elle ne sait que dire, elle ne sait que faire. Quelle horrible position que la sienne ! Elle a aimé son mari ; elle a pleuré sur son infidélité ; mais un cœur naturellement bon et sensible est toujours enclin à la miséricorde. Elle n’a pas vu vieillir son époux à ses côtés, et son souvenir le lui montre toujours jeune et beau comme au temps jadis, alors qu’oubliant tout elle s’est donnée à lui. L’ex-élève, comprenant dans quelle situation la présence inutile de cet homme jette Emmélie et sa mère, prend une détermination ferme :

— Sortez ! dit-il au vieux chef des voleurs et ne reparaissez plus dans cette maison sans y être mandé, ou bien je vais, sans retard, vous dénoncer.

Le chef lance un regard brûlant au jeune homme. Il comprend qu’il ne peut ni affronter le danger, ni attendre les dénonciations. Il faut user de ruses, et se débarrasser de ses ennemis dangereux. Il dépose sur les lèvres de sa femme un baiser qui n’est nullement le chaste baiser de l’hymen ; il fait un geste de menace à l’ex-élève et s’éloigne.

À quelque distance de la maison, s’arrêtant dans une baisseur discrète, il rajusta sa moustache en brosse et sa chevelure noire.

Picounoc et l’ex-élève portèrent, sur un lit, madame Saint Pierre qui ne sortait de sa torpeur que pour s’évanouir de nouveau. Elle fut longtemps triste et malade.