Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Qu’il meure

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C. Darveau (IIp. 113-123).

XI

QU’IL MEURE.


Comme les oiseaux timides s’envolent de leur nid quand le bûcheron écarte subitement et fait vibrer les branches, ainsi les voleurs s’enfuirent de l’auberge de la vieille Labourique, quand le bruit et les clameurs de la foule annoncèrent la délivrance de leur victime. Ils savaient comme en toute chose la réaction est puissante. Ils s’imaginaient être connus ou soupçonnés du muet, et craignaient d’être arrêtés sur un signe de sa main. Les moindres détails des agissements de ce garçon revenaient à leur mémoire, et prenaient des proportions énormes, comme les joncs qui flottent dans le mirage des eaux. Ils prenaient sa réserve pour de l’hypocrisie, sa présence à l’auberge pour de l’espionnage. Ils n’étaient sortis que depuis quelques minutes, quand l’homme de la police secrète, guidé par le muet, entra dans le repaire de la rue Champlain. Racette les a réunis chez sa sœur, mademoiselle Paméla. On tient conseil. Le président est assis sur le coffre renfermant les costumes variés dont on a besoin dans les expéditions criminelles. Habits, manteaux, gilets, perruques, barbes et moustaches de toutes couleurs et de toutes formes ; lunettes pour tous les âges. La prudence sinon le goût a présidé au choix de ces articles. Il est décidé que l’on ne sortira pas sans déguisement aussi longtemps que le muet sera dans la ville, et que l’on ira rarement à l’Oiseau de proie. Vers le soir, la Louise vient rendre visite à Paméla. Elle est accompagnée d’une pleine bouteille de rhum dont elle fait cadeau — dans l’espoir d’un parfait paiement — aux anciens amis. On ne manque point de l’interroger.

— Vous avez eu bon nez, répond-elle, de déguerpir sans tambour ni trompette. Je ne veux pas faire passer Djos pour un espion, ni pour un traître, ni pour plus méchant qu’il n’est, mais il est venu à la maison cet après-midi en compagnie d’un homme de la police secrète.

Les voleurs jettent un cri de surprise, et pourtant ils s’attendent à quelque chose de la sorte, puisqu’ils se cachent. La Louise continue :

Il croit, ce beau limier, qu’on ne le connaît point ; mais il y a longtemps que l’on sait le vilain métier qu’il fait.

— Comment se nomme-t-il ? demanda le charlatan.

— Je ne sais pas son nom ; je le connais de vue seulement : c’est une petite moustache noire ; vous devez l’avoir rencontré souvent sur les quais.

— Un tout jeune homme ? dit Charlot.

— Tout jeune.

— Un chapeau brun, mou, renfoncé au milieu ? reprend le chef.

— C’est cela.

— Connu ! ce garçon-là !… je m’en doutais.

Puis il dit, s’adressant à ses complices :

— Nous sommes menacés. Le doute n’est plus permis. Le muet nous perdra si… nous ne le mettons pas dans l’impossibilité de nous nuire.

— Ah ! si l’on avait voulu suivre mes conseils ! dit Charlot, l’on ne serait pas réduit à se cacher et à trembler pour sa chère liberté… Je voulais tuer ce chien d’espion après le vol. Il nous avait vu : le motif était suffisant. Il ne fallait pas attendre qu’il nous dénonçât… On a mieux aimé lui faire faire une promenade sur l’eau. On a voulu lui donner une chance ; vous verrez s’il nous en donnera, lui.

— C’est moi, répond le charlatan qui me suis opposé au meurtre. Je le croyais inutile, d’abord parceque le muet ne pouvait pas nous voir commettre le vol, ensuite, parce qu’il ne peut rien dire, puisqu’il ne parle pas.

— Ce qui est fait est fait, ce qui est écrit est écrit, dit de nouveau le chef, laissons cela. Il s’agit de décider comment nous allons agir à l’égard de ce jeune homme qui amène la police dans notre retraite.

— Charité bien ordonnée commence par soi-même, observe Racette, qui n’a rien dit encore, et s’aperçoit que tout n’est pas rose dans la carrière de brigand.

Il a bien reçu une petite part de l’argent trouvé dans les vieux bas d’Asselin, mais il n’a pas songé aux obligations qu’il contractait en acceptant ce revenu mystérieux. Voler, ne lui répugne guère. Le voleur ne songe pas qu’il s’expose à devenir meurtrier. Mais il comprend tout à coup l’effrayante alternative où se trouve parfois le voleur : être pris et condamné, ou devenir assassin. Il ne peut pas reculer : ses complices le soupçonneraient de trahison à son tour, et un soir, dans les ténèbres, en quelque lieu désert, un coup de poignard ou une balle sauraient bien les venger.

Après la remarque évangélique du maître d’école, Robert dit que, pour lui, il est bien résolu de faire disparaître tous ceux qui se trouveront sur son chemin, mais qu’il faut de la prudence. Le charlatan est d’avis que tout retard serait fatal. Le chef reprend la parole :

— Déterminons d’abord, dit-il, ce que nous voulons faire : nous chercherons ensuite les moyens d’accomplir nos desseins. Devons-nous, sur un soupçon, bien raisonnable du reste, de dénonciation, condamner le muet à mort, ou devons-nous attendre des preuves de sa trahison ?

— Qu’il meure ! crie le charlatan.

— Attendons qu’il nous ait dénoncés ! dit Charlot, d’un ton ironique, il sera bien temps !

— Pas de grâce ! répond Robert.

Racette ne dit rien.

— Quelle est votre opinion, maître d’école ? demande le chef.

— Racette répète avec emphase : Charité bien ordonnée commence par soi-même !

Le chef, debout, prononce gravement : Monsieur Djos, surnommé le muet, vous êtes condamné à subir la peine capitale, c’est-à-dire à être pendu, assommé, poignardé, noyé, étouffé, fusillé, écartelé, etc., etc., par tous et chacun de nous, à savoir par moi le chef, le docteur, le canotier, le marchand de bois et le maître d’école, dès que se présentera une occasion favorable de vous rendre ce service, et jusqu’à ce que mort s’en suive… Et que le diable ait pitié de votre âme !…

Eusèbe Asselin descendit à Québec aussitôt qu’il apprit l’élargissement du muet. Son triomphe avait été court, et le désappointement promettait de durer. Il épancha toutes ses craintes dans le cœur de son beau-frère, le maître d’école. Le beau-frère ne voulut pas révéler les secrets de sa nouvelle profession, et le sort réservé au muet. Mais il invita le tuteur coupable à ne pas désespérer, lui faisant remarquer, avec raison, qu’un nouveau hasard pouvait encore d’un moment à l’autre, changer le cours des événements, relever ceux qui sont à terre et renverser ceux qui sont debout.

Racette avait d’abord pensé aussi lui que le muet pouvait être le voleur, et ce n’était que par mesure de prudence, — comme il appelait sa criminelle action — et pour rendre la justification de ce jeune homme impossible, qu’il lui avait glissé quelques piastres dans la ceinture de son pantalon. Quelques jours plus tard, quand on lui donna sa part d’une somme dont il ne connaissait ni le montant ni la provenance, il eut un soupçon de la vérité. Il comprit les trois jours d’absence du charlatan, de Robert et de Charlot ; mais il ne comprit point pourquoi on lui avait caché leur expédition.

— Ils sont toujours bien honnêtes ces compagnons, pensa-t-il, puisqu’ils ne m’ont pas oublié dans le partage.

Cependant l’amour de l’or lui fit mépriser la voix du sang ; et s’il plaignit son beau-frère, il ne se donna nul trouble pour lui retrouver son argent.

Asselin se souvint des paroles imprudentes qu’il avait dites, dans l’auberge de l’Oiseau de proie, un jour qu’il s’était grisé en compagnie du docteur au sirop de la vie éternelle, et de quelques autres individus dont il ne se rappelait pas les noms. Il parla de cette imprudence à Racette. Celui-ci répliqua que ces paroles avaient pu être recueillies par les oreilles indiscrètes des flâneurs, qui passent d’une auberge à l’autre, pour espionner les honnêtes gens et se faire payer un verre. Il promit de s’occuper de l’affaire et de retrouver tous ceux qui étaient à l’auberge en ce moment-là. Il était sincère. Mais le motif de son honnêteté n’était pas ce que croyait Asselin. Le maître d’école venait de vendre sa liberté, et sa vie peut-être, à la bande dont il faisait désormais partie. Un pareil sacrifice valait quelque chose ; et il songeait à le faire payer un peu sans plus de délai. Il se dit qu’il avait le droit de parler haut maintenant dans les assemblées, de défendre ses propres intérêts et de faire triompher ses idées s’il le pouvait. Il se sentit pris d’une grande ambition et se demanda pourquoi lui, un maître d’école, ne deviendrait pas le chef d’une troupe d’ignorants ! Il avait de riches dispositions à la scélératesse. Le premier pas seul coûte un peu dans le bien comme dans le mal, et l’énergie mène loin dans le bon comme dans le mauvais chemin. Racette affecte de savoir ce qu’il ne fait que soupçonner, et reproche rudement aux voleurs de ne pas respecter les parents de leurs associés. Ce coup de massue inattendue et soudain déconcerte tout le monde. On veut nier ; mais on le fait gauchement. Le maître d’école, voyant le succès de sa ruse, paie d’audace, et simule une grande colère :

— Non seulement vous dépouillez mes parents, reprend-il, mais vous manquez de franchise en niant votre faute. Ce n’est pas ainsi que vous vous attacherez des hommes de cœur et de dévouement ! Si nous avons des secrets les uns pour les autres, nous ne sommes plus de vrais amis, et si nous ne sommes pas de vrais amis, nous nous perdrons.

Le chef, pris au piège, lui réplique que lorsque le vol avait été commis, les voleurs ignoraient les liens de parenté qui l’unissent à Asselin, et que bien sûr il n’en aurait pas été de même, si ces liens eussent été connus. Racette s’apaise, mais il exige qu’une partie de l’argent trouvé dans les vieilles casquettes et les bas troués de M. Asselin soit rendue à son propriétaire. La proposition ne plaît qu’à demie. Cependant il faut s’exécuter.

— Asselin sera heureux de retrouver la moitié de ce qu’il a perdu. Quand on n’espère rien, peu de chose fait plaisir, dit le maître d’école. Il ne saura jamais d’où reviennent ses piastres, et en retour, moi, quelque jour, je vous conduirai à bon port.

Le maître d’école dit alors à ses complices qu’il a un service à leur demander. Il leur raconte ses amours avec Geneviève et l’infidélité de son amie. Il leur rappelle l’enfant qu’il a arrachée des mains du muet, un soir à l’Oiseau de proie, et leur apprend que cette petite fille qui l’a appelé son oncle, n’est pas sa nièce, mais la nièce d’Asselin et l’héritière de la moitié du plus beau bien de Lotbinière. Il leur dit qu’il veut revoir Geneviève et se venger d’elle, reprendre l’enfant, qui est fort jolie, et la confier à la Drolet pour la perdre à jamais. Il promet une jolie récompense à ses compagnons, si l’enfant disparaît.

— Maintenant, ajoute-t-il, voici ce que j’attends de vous, c’est que vous m’aidiez à accomplir mes desseins.

— La chose est facile, répond le chef.

— D’autant plus facile que la maison où sont cachées mes chères amies, se trouve à six lieues, dans un endroit isolé, sur le bord du fleuve.

— Où ?

— À Château-Richer, dans la maison même où nous avons arrêté le muet. Un hasard sans pareil, un coup de la Providence…

— Nous irons en chaloupe, cela n’éveillera point les soupçons.

— Nous ferons la pêche au large, en attendant la nuit.

— Quand voulez-vous faire cet exploit ?

— Demain, repart le maître d’école.

— Nous irons tous.