Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Un serrement de mains… qui n’est pas doux

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C. Darveau (IIp. 294-311).

XXVIII

UN SERREMENT DE MAINS… QUI N’EST PAS DOUX.


Les habitants qui étaient venus fumer une pipe chez Asselin se retirèrent de bonne heure. Dans les champs on n’attend pas minuit pour se coucher, ni midi pour se lever. Le travail commande d’être matineux et la fatigue invite au repos. Asselin entra dans sa chambre. Sa femme dormait. Du moins il la crut endormie. Le visage caché dans le duvet de son oreiller, elle songeait. Elle avait raison de songer. Elle était assaillie de mille pensées diverses, de mille craintes amères. L’assassinat de l’orphelin qui, tout à l’heure, lui semblait chose facile et simple, n’avait pas réussi : plus que cela, les meurtriers expiraient, probablement victime de leur propre malice. Ce tour imprévu du Destin, qui n’est pas souvent aveugle, la jetait dans un abattement profond. Il lui semblait maintenant que les soupçons les plus odieux allaient planer sur sa tête, comme une volée d’oiseaux de mauvais augure. Elle devinait bien qu’ils étaient ensevelis sous les décombres, car son frère ne revenait point. Elle cherchait à s’étourdir par la pensée que, vivants encore, ils pouvaient être tirés des débris de la cave et sauvés. Les voisins s’étaient informés du maître d’école, qu’ils ne voyaient pas chez son beau-frère. Madame Eusèbe avait expliqué l’absence de son frère par un mensonge fort bien paré des couleurs de la vérité. Cependant ce mensonge causait maintenant son désespoir, non pas parce qu’il était une offense envers Dieu, mais parce qu’il menaçait de la compromettre. Elle s’accusait de manque de jugement, d’imprudence, de sottise et d’aveuglement. Il eut été si simple de répondre qu’elle ne savait pas ce qu’il était devenu. Elle n’était nullement tenue de le savoir. Au lieu de cela, la sotte avait dit qu’il était allé au Platon, marchander la terre de Thomas Hamel. Et maintenant si l’on trouvait le cadavre de Racette enterré sous les décombres de la cave avec celui de l’étranger, comment réussirait-elle à convaincre les gens qu’elle ne connaissait rien des projets infâmes des deux assassins ?

Asselin s’endormit. Rarement il s’éveillait avant l’aube. Son sommeil était profond comme la léthargie. Pour le chasser de ses paupières, il fallait un vacarme d’enfer. Madame Asselin se lève doucement, car on craint toujours d’être vu quand on fait une action qui doit être secrète. Elle revêt sa jupe et son mantelet, chausse ses bottines, met son chapeau de paille et, munie d’une pioche, elle s’éloigne de la maison. Vingt minutes après elle arrive au caveau, dans le haut du champ. Elle est tentée de s’en revenir, car elle a peur de voir se lever, dans les ombres de la nuit, les spectres des deux morts. Elle frémit, ses yeux grands ouverts croient voir toutes sortes de formes infernales danser sur la cave écroulée. Tout à coup une plainte longue et sourde sort des décombres. Elle s’approche et prête l’oreille avec attention. Une seconde plainte s’élève.

— Est-ce toi, José ? dit la femme épouvantée ; es-tu mort ?

Une voix souterraine murmure : Non… dépêche-toi…

Assurément il n’est pas mort, mais il ne vivrait pas longtemps dans son étroit tombeau. Couché le long des pièces qui formaient le côté de la cave, il eut échappé sain et sauf sans le morceau de bois qui lui écrasa le pied. Il est enfermé comme dans un étui, peut à peine faire un mouvement, et mourrait asphyxié sans le faible courant d’air que laisse passer une fente imperceptible. Il a, lui aussi, des terreurs indicibles et des emportements de damnés. Il invoque le ciel et l’enfer, prie et blasphème, sans pouvoir rompre l’enveloppe de plomb qui le ceinture. Parfois la douleur qu’il ressent au pied lui fait perdre connaissance, et un moment après une douleur plus aiguë le réveille encore. Il entend la voix qui vient du dehors et les coups de la pioche qui s’enfonce dans la terre et les pièces de bois pourri. Il ressent une joie immense. L’insensé ! il ne songe pas à la honte, au déshonneur, au châtiment qui suivront sa délivrance. L’horreur de la mort est tellement naturelle que, pour vivre un jour de plus, l’on échangerait la mort calme et sans douleur d’aujourd’hui contre le martyre de demain. Une lambourde fait baisser la masse de terre, et le maître d’école pousse un gémissement prolongé ! La terre pèse sur lui comme sur un tombeau. Il sent sa poitrine se briser contre le sol ; et il ne peut plus remuer. Sa main droite reste libre et s’agite comme un tronçon de serpent. Madame Eusèbe introduit le bras dans l’ouverture que l’instrument vient de pratiquer en dérangeant la pièce. Elle sent une main vigoureuse saisir la sienne, et frémit de terreur.

— José ! répète-t-elle, laisse-moi ! je vais te sauver.

La main qui la tient ne se desserre point ; c’est la poigne énergique du malheureux qui se noie.

— Laisse-moi donc ! dit-elle encore.

Et elle s’efforce de se débarrasser de l’étreinte horrible du mourant… Les doigts du meurtrier, fermés comme des mâchoires de tenailles, s’enfoncent de plus en plus dans la main potelée de la femme.

— Je ne pourrai pas enlever la terre qui te couvre… repart-elle… et tu seras trouvé demain matin par les hommes qui vont venir !… Laisse-moi ! Laisse-moi donc !… José !… je t’en prie !… pourquoi fais-tu cela ?… Je suis venue pour te sauver !… Je suis venue toute seule, en pleine nuit… Il fait noir ! Eusèbe dort… laisse-moi travailler avant le matin !…

La main crispée la serre toujours.

— Tu ne m’aimes donc point, mon frère ?… Ah ! comme tu as le cœur dur !… Moi je me sacrifie pour toi !… Laisse-moi donc aller, hein ? mon petit ! mon cher ?… Je suis ta sœur, tu sais ?… ta petite Caroline que tu aimais tant !… Desserre les doigts un peu, rien qu’un peu !… Pourquoi me fais-tu mal ?… Veux tu me faire mourir de peur ? Tu n’es pas méchant !… tu ne m’en veux point… Je te donnerai de l’argent… oui, tant que tu en voudras…

La main du moribond ne s’ouvre point, car il pense, dans son trouble inexprimable : Si la pioche donne encore un coup, je vais être tout à fait écrasé.

Il ne peut parler, et râle comme un asthmatique après une course. Madame Eusèbe fait de nouveaux efforts pour se soustraire à cette main formidable. Elle donne des secousses violentes, elle s’arc-boute sur les débris de la cave. Peine inutile, vaines tentatives ; elle est enchaînée là, comme une embarcation par une ancre. Elle s’irrite.

— Laisse-moi ou je dirai tout ! s’écrie-t-elle, je te trahirai !… je ferai connaître tes projets infâmes ! Entends-tu ? laisse-moi ! ou je te ferai monter sur l’échafaud !… Canaille ! canaille ! me laisseras-tu ?… Ah ! si j’avais su !… Pour l’amour de Dieu, José, laisse-moi donc aller !… Tiens ! je t’en conjure à deux genoux !… Pardonne-moi ce moment de colère… Vite ! laisse ! il va faire jour bientôt !…

La main implacable ne s’ouvre point.

— Il est mort ! pense-t-elle,… c’est la main d’un mort qui m’a saisie !…

Alors elle a une frayeur mortelle. Son esprit surrexcité lui fait souffrir mille tortures imaginaires. Elle éprouve une sensation de froid, et elle croit que c’est une couleuvre qui s’entortille autour de son bras : Sa langue fourchue va me piquer, pense-t-elle… elle me pique… ah !…

Un moment après elle se figure qu’une araignée écœurante et noire se promène sur sa main ; elle sent le chatouillement de ses pattes velues ; elle voit bien que le repoussant insecte traîne les lambeaux de sa toile brisée ; elle s’attend qu’il va la mordre, et cela lui cause des frissons d’horreur. Elle pense mourir là, fatalement attachée à son complice, sur les débris du caveau.

Personne ne saura jamais quelles angoisses elle endura pendant cette nuit de crimes et de châtiments. Quand l’aurore laissa tomber sur les prés jaunis son éclat serein, quand le soleil parut au-dessus des bois grisâtres, elle était encore enchaînée par la main impitoyable de son frère.

Asselin se réveilla vers l’heure accoutumée. La grande horloge tinta quatre coups, et le timbre clair résonna gaiement dans toute la demeure encore silencieuse. Il fut surpris de ne pas trouver sa femme à ses côtés. Il le fut bien plus encore de ne pas la trouver dans la maison. Il appela. Personne ne répondit. Elle n’était ni à la laiterie, ni au hangar, ni à l’étable…

— Voilà qui est singulier ! pensa-t-il, où peut elle être ? qu’est-ce que cela signifie ?…

Il réveilla Joseph le pèlerin.

— Sais-tu ce qu’est devenue ta tante ? c’est curieux ! je ne la vois point…

— Ma tante ? fit l’orphelin tout étonné. Et il se prit à réfléchir. Je ne le sais point continua-t-il après un moment. Elle est peut-être… Il n’acheva pas.

— Où ? demanda l’oncle en peine.

— Peut-être à la cave aux patates.

— À la cave aux patates, pourquoi ?… la nuit… tu rêves !…

Et il sortit fort embarrassé, et l’air bien inquiet. Le pèlerin se leva. Pendant la nuit il avait songé aux contradictions de son oncle et de sa tante, au sujet de la cave, et l’événement démontrait que sa tante n’avait pas dit la vérité. Dans quel but ? Il avait assez souffert autrefois de la mauvaise humeur de sa tante ; sa petite sœur avait révélé suffisamment, dans son innocente conversation, les intentions criminelles de cette femme à son égard, pour qu’il ne fût pas longtemps à le deviner. Il éprouva un douloureux serrement de cœur : Le maître d’école, pensa-t-il, serait-il donc pour quelque chose dans cette affaire ? Pourquoi est-il ici, avec nous, quand il devrait éviter nos regards et nos reproches ? Le danger n’est-il pas encore disparu ? Sommes-nous toujours entourés d’ennemis traîtres autant que lâches ?…

Il fit sa prière du matin et sortit.

Asselin revenait du voisinage. Personne n’avait eu connaissance de sa femme.

— Allons à la cave, dit le pèlerin.

— Allons-y.

Asselin marchait à regret. Il redoutait un malheur. Plusieurs des voisins se joignirent à eux, curieux de voir cette tombe du ruisseau que la folle avait signalée dans ses discours étranges.

Le soleil se levait. À quelque distance de la cave, les hommes virent une ombre s’agiter auprès des décombres.

— Il y a quelqu’un, dit l’un des voisins.

Eusèbe était muet : il tremblait d’une crainte vague. À mesure qu’ils approchaient la forme se dessinait mieux.

— C’est ma tante ! dit l’orphelin.

— C’est ta femme ! dirent les voisins à Asselin.

— Est-elle folle ? répondit celui-ci. Que peut-elle faire là ?…

Ils arrivèrent. La femme était affreuse à voir. La terreur était peinte sur ses traits. Elle était échevelée et regardait autour d’elle d’un œil hébété. Ils l’entendirent murmurer d’une voix sombre et enrouée : Laisse-moi !… voilà du monde !…

— Que fais-tu ici, Caroline ? lui demande son mari.

Elle ne répond point et le regarde vaguement.

— Viens-t’en, repart-il.

Il veut la tirer à lui ; mais il s’aperçoit que son bras est pris dans les décombres comme dans un piége. L’un des habitants ramassa la pioche que la femme avait laissée tomber près d’elle, et se mit en devoir d’enlever la terre.

Au premier coup, la femme poussa un cri. Les doigts impitoyables du mourant s’étaient enfoncés de nouveau dans ses chairs.

— Travaillez plus loin, de l’autre côté, dit-elle ; il me serre de plus en plus.

— Qui ? demande-t-on.

— Mon frère.

— Le maître d’école ? s’écrient les habitants stupéfaits.

La femme penche la tête.

— Vite, des bêches ! déblayons le terrain !

Plusieurs avaient commencé leurs guérets et laissaient, chaque soir, leurs bêches plantées dans la tourbe, sur le bord des rigoles. Courir chercher ces instruments fut l’affaire de cinq minutes. L’opération du déblaiement commença. Elle ne fut pas longue. Les bras vigoureux faisaient jouer les ferrées (bêches) avec la force et la régularité d’une machine. La terre volait comme une poussière. Les pièces de bois cassées furent retirées par éclats. L’une des bêches toucha un corps mou, souple, élastique qu’elle fit obéir sans l’entamer. La terre fut enlevée avec précaution et la forme d’un être humain se dessina.

— Ce n’est pas le maître d’école ! dirent les travailleurs avec surprise.

Le cadavre fut tiré des décombres et couché sur la prairie. Personne ne le reconnaissait. — C’est un vieillard, disait-on. Il est chauve !…

— C’est un étranger.

— Que faisait-il ici ?…

Le pèlerin regardait le mort avec attention.

— Moi je le connais, dit-il tout à coup, d’une voix triste, c’est le chef d’une bande de voleurs, le chef des voleurs qui sont venus chez mon oncle, cet été, le maître des bandits qui ont enlevé Marie-Louise, il y a quelque jours.

— Il venait pour nous dépouiller, observa l’un des travailleurs.

Le pèlerin secoua la tête comme un homme qui doute, ou qui sait le contraire de ce que l’on affirme.

Les hommes se remettent à la besogne. Dès les premiers coups de bêche ils tirent un sac de provisions.

— Tiens ! remarque l’un d’eux, il ne s’attendait pas à mourir sitôt.

— Il voulait prendre une bouchée avant de partir !

— Il a oublié sa barbe, s’écrie un autre en montrant une longue moustache noire qu’avait trahie le sable jaune.

— Et sa perruque ! fait un troisième, en secouant pour la débarrasser de la terre, une calotte richement garnie de cheveux châtains.

— C’est l’étranger qui est venu avec le maître d’école pour acheter une ferme !

— Oui, c’est lui !

— Mais il était parti : Racette l’a conduit à St. Jean avec la voiture d’Eusèbe. Pas vrai, Eusèbe ?

— Oui, répond Asselin qui n’en revient point de sa surprise… mais c’est bien sa moustache… ce sont bien ses cheveux…

— Il va arriver démasqué ; il ne pourra pas tromper St. Pierre, dit l’un des habitants.

On part à rire.

Les restes d’un brigand n’inspirent ni crainte ni respect.

L’une des ferrées heurte quelque chose de métallique.

— Mon fusil ! dit Asselin, c’est mon fusil !…

Et il manie l’arme, en l’examinant attentivement.

— Je comprends tout, maintenant, dit le pèlerin, je comprends tout !…

On le regarde d’un air interrogateur.

— Je vois, reprit le jeune homme, pourquoi le caveau s’est écroulé au moment où j’étais tout auprès !… Je devine pour qui cette tombe a été creusée dans le ruisseau. Et, de la main, il montre dans le lit desséché de la petite rivière la fosse ouverte.

On le regarde avec étonnement…

— Je comprends, continue-t-il, pourquoi ma tante me disait, hier, que la cave était solide encore, et que je n’avais qu’à y descendre pour m’en convaincre !… Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour que l’on me refuse ma place au soleil !…

Ce cri de désolation affecte vivement les travailleurs, dont les yeux se sont fixés sur la femme inhumaine. Elle, à demi-couchée sur le sol froid, folle de honte, de rage et de peur, elle regarde d’une étrange façon les débris de la cave.

La stupéfaction des habitants redouble quand ils découvrent le maître d’école. Il vit encore. C’est bien lui en effet qui tient le poignet meurtri de sa misérable sœur. On lui desserre les doigts. La femme, libre tout à coup, s’enfuit à la maison.

Le maître d’école fut transporté chez son beau-frère. Il ne mourut point. Il y eut enquête sur le corps du vieux scélérat. Toute la paroisse se rendit sur le lieu de l’accident. Les hommes, les femmes, les jeunes filles, les enfants formaient comme une procession qui montait et redescendait sans cesse sur la terre du pupille. Le curé refusa d’enterrer dans le cimetière le chef des voleurs.

— Sa tombe est toute prête, dit-il, c’est lui-même qui l’a creusée.

— Au ruisseau ! au ruisseau ! s’écrièrent les habitants.

Et la foule, enveloppant le cadavre dans un drap de toile blanc, le porta dans la fosse étrange du ruisseau. Pendant qu’on le recouvrait de terre un jeune homme mince et long, la tête penchée sur sa poitrine, regardait en silence et pleurait. C’était Picounoc. Une forme légère, sortant du fond des bois, s’avança silencieuse sur la berge. Inclinée, elle regardait l’œuvre sinistre avec curiosité. Tout à coup elle s’écria : Marie-Louise ! Marie-Louise ! Viens ! n’aie point peur !… la fosse du ruisseau n’a pas été creusée pour toi !… La tombe se ferme !… Le ruisseau va couler sur la face d’un maudit… mais l’eau ne lavera pas les souillures de son âme !… Marie-Louise ! Marie-Louise ! Viens ! Hâtez-vous ! hâtez-vous ! de crainte qu’il ne se réveille !… Foulez la terre avec vos pieds pour qu’il ne se lève plus !… Entassez les pierres !… Ils étaient deux !… Creusez un trou pour l’autre… un trou jusqu’aux enfers !… Marie-Louise ! Marie-Louise ! ne viens pas !… l’autre n’est pas enterré !…

Elle disparut sous les rameaux majestueux, criant toujours : L’autre n’est pas enterré !… l’autre n’est pas enterré !…

Les travailleurs, un moment retardés par l’apparition de la folle, reprirent leur tâche funèbre. La fosse fut remplie, et l’onde du ruisseau s’étendit comme un voile sur le cadavre du vieux brigand.