Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Une lueur d’espérance

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VI

UNE LUEUR D’ESPÉRANCE


En sortant de La Colombe victorieuse, le vieux Saint Pierre, le maître d’école, le charlatan, Robert et les gens de cage étaient entrés à L’Oiseau de proie. La bonne femme Labourique leur dit en guise de bonjour : Vous avez trouvé le jeu beau.

Picounoc répondit : Pas le jeu comme les femmes ! Tordflèche ! quelle adorable blonde ! j’y retournerai.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas resté ? répliqua la vieille fortement contrariée.

— Pour avoir le plaisir d’y retourner.

La Louise ne se montra point. Elle boudait ses vieux amis. Poussedon proposa d’aller passer la nuit dans la rue St. Joseph. Lefendu seconda la proposition. Les voleurs promirent de les aller rejoindre pendant la nuit. Picounoc était trop absorbé dans la pensée de la jolie blonde d’en face, pour trouver des grâces aux beautés douteuses de la petite rue St. Joseph. Il resta à L’Oiseau de proie. Le chef s’étant approché de lui, tous deux se mirent à causer, comme s’ils eussent été seuls. Racette s’était jeté sur le banc et, demi-couché, la tête appuyée sur sa main, il repassait dans son esprit les incidents variés de sa nouvelle existence. Robert et le Charlatan parlaient de la vente du sirop de la vie éternelle, et du prix élevé du bois carré. Picounoc dit au chef :

— Tordflèche ! Je suis mordu au cœur. Je donnerais dix ans de ma vie pour devenir le fidèle et légitime époux de cette jeune fille.

— Est-elle farouche ?

— Brrrrrr !… farouche ! comme une levrette que les chiens ont chassée !… j’ai voulu lui toucher le petit doigt, rien qu’un peu, comme cela, mademoiselle s’est retirée aussi vite que si je l’eusse brûlée.

— Elle s’apprivoisera.

— Varenne ! elle ne comprend que le latin de Paul.

— Laisse faire ! elle ne sera pas deux ans derrière un comptoir d’auberge sans perdre un peu de sa rigidité.

— Tordflèche ! pense-t-elle que je vais attendre deux ans ?

Le chef se prit à rire.

— As-tu l’intention, dit-il, de brusquer l’attaque, et de prendre la place d’assaut ?

— Si j’étais certain de réussir, je ne dirais pas non.

— On pourrait peut-être s’entendre tous deux et agir de concert ?

— Avez-vous des intentions pour la mère ?

— Je ne vois plus qu’elle au monde. Je brûle d’un feu dix fois plus ardent que le feu de l’enfer. Je me sens dessécher depuis une heure, comme les arbres que les incendies dévorent.

— Rien que ça ?

— C’est un martyr épouvantable. Si je meure ainsi, je monte au ciel en corps et en âme.

— Hormis que votre corps ne soit tout consumé.

— Cette repartie amusa le vieux cynique qui reprit : Et tu crois qu’Emmélie aime l’ex-élève ?

— J’en suis trop certain.

— Alors ne te berce pas d’une espérance vaine, comme dit la chanson.

— Tordflèche ! c’est bien embêtant !

— As-tu du courage ?

— Si j’ai du courage ? En voilà une demande ! J’en avais une provision considérable et je n’en ai pas dépensé une miette.

— As-tu de la sensibilité ?

— Une sensibilité extrême quand on me fait du mal ; pas la moindre quand je fais du mal aux autres.

— Si une jeune fille te suppliait, par tout ce qu’elle a de plus cher au monde ou ailleurs, de la respecter, et de t’en retourner gros Jean comme devant, que ferais-tu ?

— Pour cela, par exemple, Picounoc est le chevalier le plus parfait de la terre ; il n’entend pas badinage là-dessus… Je la respecterais comme si elle était ma femme.

Un éclat de rire partit du fond de la salle. C’étaient Robert et le Charlatan, qui trouvaient drôles les questions et les réponses des deux amoureux.

Au même instant la porte s’ouvre et Charlot entre. On ne peut rien lire sur sa figure impassible. Il jette les yeux autour de la pièce pour reconnaître ceux qui s’y trouvent. Ses bottes sont crottées, ses mains, sales et légèrement tachées de rouge. Il passe dans la cuisine. On l’entend se laver. Le chef le rejoint dans cet appartement enfumé.

— L’affaire est-elle faite ? demande-t-il tout bas.

— Il en a pour son compte.

— Tu n’as pas été vu ?

— Pour qui me prenez-vous ?…

— Je sais, je sais ! il fait noir !

— Noir comme chez le loup.

— Une balle ?

— Une pierre. Un cailloux fait exprès. Il est tombé du premier coup, et ne s’est pas relevé.

— As-tu continué ?

— Sans doute, et j’ai fait la chose en conscience. S’il n’est pas mort, il a la vie dure.

— Cet individu aurait fait acquitter le muet, et qui sait ensuite ce qui serait advenu.

Les deux brigands reviennent dans la salle d’entrée. Le chef était rayonnant.

— Prenons un coup à la santé de ce pauvre muet injustement condamné, dit-il, et fasse le ciel que son innocence soit reconnue !

La santé fut bue avec enthousiasme.

— Les gens des chantier ont bien des vices, remarqua Picounoc, mais j’aurais gagé dix piastres contre une que Djos n’était pas coupable.

— Viens ici, Picounoc, dit le chef en tirant le garçon nasillard par la manche de sa vareuse, nous n’avons pas fini de causer de nos adorables voisines.

— Batiscan ! ne m’en parlez plus, la tête me fend, le cœur me brûle. Je vais devenir furieux.

— J’ai une chose à te proposer.

— Quoi ?

— Si nous allions tous les deux à La Colombe victorieuse… tu comprends ?

— Je comprends que l’on nous flanquera à la porte.

— Non pas ! nous irons comme tout le monde y peut aller. Nous souperons, nous veillerons, nous serons sages pour ne pas exciter les soupçons, et nous demanderons une chambre.

— C’est une idée.

— Il faut de la détermination.

— J’en aurai.

— Nous choisirons une nuit de pluie : la police se met à l’abri quand il pleut.

— Et nous choisirons une nuit où l’auberge de La Colombe n’aura point d’hôtes.

— Est-ce compris ?

— C’est fait. Tordflèche ! je m’en fiche ! je partirai de suite après, pour aller voir ma mère que je n’ai pas embrassée depuis quinze ans, et les embrassades finies, je remonterai dans les chantiers.

Pendant que le vieux Saint Pierre et le vagabond Picounoc forment des projets infâmes, la jeune Emmélie et sa mère entrent dans leur chambre modeste pour se reposer des fatigues de la journée. Elles ne regrettent pas d’avoir vendu leur terre, car la maison qu’elles viennent d’ouvrir est passablement achalandée. L’avenir leur apparaît plus serein que le passé. Emmélie songe à son nouveau cavalier. L’ivresse de ce premier amour la transporte dans un monde enchanté. Déjà elle se brode une existence toute de bonheur et de joie. Ô douces espérances des cœurs aimants ! ô doux rêves du jeune âge ! que vous apportez de charmes à la vie ! que vous semez de fleurs sur nos pas ! et que l’on est heureux de ne pas deviner comme vous vous envolez vite ! Emmélie et sa mère venaient de céder aux douceurs du sommeil, lorsque trois coups violents firent trembler la porte de l’auberge. Le sommeil s’enfuit comme l’oiseau qu’effraie la détonation du fusil. Elles se levèrent en tremblant et vinrent ouvrir en se mettant sous la garde de Dieu.

Pendant que, par dérision, l’on boit à la santé du muet, dans l’auberge de la mère Labourique, couché sur un grabat sale et dur, dans une cellule humide, un infortuné jeune homme pleure en silence. Les ténèbres enveloppent la vieille prison de la rue St. Stanislas ; mais ces ténèbres n’ont rien d’affreux comparées à celles qui remplissent les tristes corridors et les cachots infects de l’asile des criminels. Et le jeune homme réfléchit sur la malice et l’aveuglement du monde. Il se demande, dans son ignorance, pourquoi Dieu permet que le mensonge et l’injustice triomphent de la vérité. Il sent bien qu’il a des fautes à expier et que le châtiment, de quelque part, ou sous quelque forme qu’il vienne, le purifiera. Il se soumet, car il est repentant. Un profond silence règne autour de lui, silence effrayant comme celui de la tombe. Il n’entend pas le vent murmurer à travers les barreaux de fer de la fenêtre : la nuit est calme. Il voudrait que la tempête s’élevât. Il entendrait peut-être, comme des échos perdus et lointains, les plaintes des rafales ; et ces plaintes se mêleraient aux siennes comme des voix amies et pleines de pitié. Le malheureux s’attache à tout : le prisonnier qui est seul dans son cachot se fait des amis du liseron qui s’étiole devant sa fenêtre étroite, de la brise qui dessèche, aux jours d’été, les parois humides de son tombeau, et du grillon qui crie sous la pierre de la porte.

Le muet, car c’est lui qui pleure en silence, s’attendait à chaque instant de partir pour le pénitencier. Il croyait que chaque jour nouveau, que chaque nouvelle nuit étaient les derniers qu’il allait passer dans son cachot. Il frémissait à la pensée de l’infamie dont son front allait être marqué. Il s’endormit en songeant à sa mère, et son sommeil fut paisible. Dès que le jour parut, la porte de sa cellule s’ouvrit et un prêtre entra. Le muet était levé depuis assez longtemps et priait à genoux devant un petit crucifix qu’on lui avait permis d’accrocher au mur. Le prêtre s’agenouille près de lui. Tous deux s’asseyent après quelques minutes. Le muet est triste, le prêtre a un reflet de joie dans les yeux. Il prend la main du prisonnier et la serre amicalement :

— Ayez confiance, mon enfant, dit-il, Dieu ne vous abandonnera pas. Il semble vouloir faire triompher votre innocence.

Le muet regarde le prêtre avec étonnement. Le ministre du Seigneur continue : Un habitant du Cap Santé est venu à Québec, et il raconte qu’il vous a sauvé d’une mort inévitable et barbare.

Le muet rayonne de joie et regarde le crucifix.

— Déjà l’esprit public se réveille, ajoute le prêtre, et l’on veut savoir ce qu’il y a de vrai dans ce récit. Malheureusement l’habitant qui peut vous sauver est dans un état des plus lamentables. Il a été assailli et battu cruellement, hier soir. On l’a cru mort, il est à l’hôpital. Les médecins ne savent encore s’il recouvrera la connaissance, et s’il pourra parler. Cet événement fait sensation, et confirme en quelque sorte la vérité des paroles qu’aurait dites ce brave homme. Il est évident que les voleurs ont intérêt à le faire disparaître. On n’explique pas autrement l’assaut dont il a été la victime. Votre départ sera nécessairement retardé, et probablement que l’on vous fera un nouveau procès…

Le prêtre parle longtemps encore au prisonnier, et fait descendre dans son cœur brisé un rayon d’espérance.