Le Pèlerinage à Saint-Jacques

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André Corthis
Le Pèlerinage à Saint-Jacques
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 866-902).
LE
PÈLERINAGE À SAINT-JACQUES


Como chove mihudiño
Como mihudiño chove
Como chove mihudiño
Po la banda de Laino
Po la banda de Lestrobe [1].
(CHANT POPULAIRE GALICIEN.)


La diligence automobile part de la Corogne.

Une grosse, une lourde machine, noire et jaune, avec berlina, intérieur, impériale, et qui semble archaïque, malgré son très moderne moteur. Des têtes se penchent aux portières : têtes d’aldeanas aux longs cheveux nattés leur coulant sur l’épaule, têtes de señoritas, précieusement coiffées, qu’enveloppe avec légèreté la mantille de tulle. Mené par un gamin, un aveugle serrant sa main sale sur quelques billets, — les décimos de la loterie nationale, — adjure les voyageurs de lui en acheter un :

El gordo, señorito, el gordo [2].

Des cireurs de bottes s’activent à faire luire les souliers poussiéreux. Pieds nus, leurs bustes frêles serrés dans des fichus à fleurs, deux petites filles sérieuses regardent ceux qui s’en vont. A la dernière minute, c’est une ruée subite de retardataires. Dans la berlina où l’on tient six, nous sommes huit, brusquement ; et de solides garçons, habillés de velours brun, bondissant sur l’échelle que l’on allait décrocher, s’installent là-haut parmi les malles et les valises, les gros paquets ficelés, les bonbonnes d’huile, les sacs cliquetants tout bossues par ces formes en bois dont, — pour ceux qui se chaussent, — on fera la semelle des lourdes galoches de cuir.

— A vous revoir bientôt... Et Dieu soit avec vous... Heureux voyage !

La machine jaune et noire s’ébranle avec prudence. Un instant nous longeons le quai. Le soleil étincelle aux vitres des miradors qui font de chaque maison une immense cage vitrée. Des femmes passent, en soie claire, jolies et trop poudrées. Mais bientôt nous quittons ces quartiers élégants. La route monte à travers de pauvres faubourgs. La mer qui se découvre au-delà des toits, semble monter avec nous. Déjà nous sommes très haut, et les môles ne sont plus que les maigres bras gris de quelque nageur pétrifié, essayant d’étreindre encore quelques petits bateaux fumants et fuyants vers l’étendue bleue, d’un bleu d’émail très dur et tout craquelé d’or.

Longtemps, à notre gauche, ce bleu nous accompagne. Ce n’est plus le port : c’est une espèce de lagune, un fjord qui se rétrécit, un filet d’eau pénétrant la terre. Il se perd, disparaît, et nous nous enfonçons dans des montagnes boisées de pins. Des maisons blanches se serrent au bord de vallées fertiles qui ondulent profondément sous la verdure frisée des maïs. Tout. en granit bleuâtre sur leurs piliers de granit, les « hornos » où l’on serre le grain, ornés d’une petite croix à la pointe de leur toit, parsèment le paysage d’une infinité de fantomatiques et minuscules chapelles.

Les côtes deviennent rudes, les descentes rapides. Aux deux côtés de la route une désolation infinie commence de s’étendre. — « La plus pauvre région de Galice, » déclarent mes compagnons. — Rose du rose lilas des bruyères, hérissée d’ajoncs durs, de courtes herbes rudes, où donc ai-je vu déjà cette terre triste et belle ? Où donc ai-je respiré cet air aux saveurs vertes et tout pénétré d’eau ?... Il ne me semble plus arriver pour la première fois dans ce lointain pays inconnu, mais y revenir. Un soir de Bretagne, sur la lande sans arbres, un humide soir rose et couleur de lilas n’était-il pas semblable à ce soir qui commence ?... Toutefois, les houles de la terre ici s’enlèvent plus haut, se creusent davantage. Elles deviendront plus violentes encore après la courte halte à « l’auberge du Vent » d’où notre conducteur, qui est seul descendu, revient mâchant un pain gris avec un bout de « chorizo » rouge

A chacun des sommets la vue sera plus belle. Mais bleuâtres tout à l’heure, encore lumineuses, les montagnes lentement commencent de mourir dans un violet obscur, et celui-ci se fond dans le soir étendu, comme si toutes les masses se défaisaient une à une pour former la grande ombre qui remplit tout le ciel. Nous croisons, ou nous dépassons, de lourds chars à bœufs dont les roues pleines, cerclées de fer, tournent péniblement avec une plainte déchirante. Devant les maisons isolées, des femmes aux pieds nus, aux longs cheveux pendants, guettent la diligence ; elles tendent ou reçoivent un paquet, une lettre quelquefois, qu’on leur prend ou leur lance sans presque ralentir... Et puis tout achève de se brouiller dans le carreau étroit des petites fenêtres. La nuit complète est venue. Le reflet de nos faibles phares traîne à droite et à gauche sur des buissons fantômes.

Qu’il est tard !... Que nous allons loin !... Que cela dure, ce trajet !... Alors, un vieux médecin qui est là guêtre de cuir, les yeux vifs et les joues mal rasées, évoque l’antique « Carrilana, » la diligence qui faisait le service de la Corogne à Santiago, il n’y a pas plus d’une douzaine d’années...

— Quatorze chevaux la traînaient... Elle mettait quatorze heures à faire le trajet.

Nous n’en mettrons que cinq, et ce souvenir devrait nous aider à prendre patience. Mais il semble au contraire qu’elles allongent le chemin, les quatorze heures évoquées ; elles s’ajoutent aux deux ou trois heures que nous devons subir encore. Et voilà que là-haut, parmi les caisses, les malles et les sacs de sabots, les garçons en velours brun se mettent à chanter. Ce sont de vieux chants galiciens à la cadence triste, aux agressives paroles


No camiño de Castilla
Moito pican as areas
Picaran a meu hirman
Qu’anda por terras alleas [3].


A la fin de chaque couplet, saisissant d’abord, effrayant presque, s’échappe, dans la nuit, un grand cri sauvage que prolonge, roulant au fond des gorges comme un caillou sonore, une sorte de ricanement : c’est l’Atruxa, le vieux cri celte, cri de guerre autrefois, cri de défi encore, mais qui peut exprimer aussi l’amour, ou l’orgueil, ou la joie... Et nous allons ainsi, dans la nuit profonde, secoués, accompagnés par ce grand cri sauvage des chanteurs invisibles, et par le sauvage grincement des invisibles chars à bœufs.

Huit heures du soir, neuf heures, et « les deux quarts pour dix heures. » Enfin, quelques lumières paraissent dans la brume. Voici de longs murs, des murs de couvent. Et c’est aussitôt l’arrivée étourdissante dans un éclaboussement de lampes électriques, les bagages enlevés, emportés par des hommes à peine entrevus qui partent en courant dans une rue étroite, sans trottoir ni chaussée, dallée d’un mur à l’autre de larges dalles en granit.

— Où vont-ils ?

— N’ayez pas peur. Ici, on doit avoir confiance.

Je retrouve en effet ces porteurs trop rapides à l’hôtel, dans ma grande chambre froide, blanchie à la chaux. Ils ont de tranquilles, de sérieux visages !... et leurs remerciements du pourboire reçu s’expriment avec une dignité singulière, leur bonsoir avec une étonnante courtoisie.

— Restez avec Dieu, Señorita.

— Restez avec Dieu...


Des cloches, toute la nuit, inquiètent mon sommeil ; des cloches, au petit jour, parviennent à le dissiper : cloches frêles et vieillottes, comme fêlées, criardes presque, trop agitées, auxquelles magnifiquement se mêle une grande voix prolongée. Ah ! celle-là qui se lamente encore gravement après que les autres se sont tues, cette cloche-là pour avoir ce son si lourd et si plein, est-ce encore une de celles qui, sur des des saignants de captifs chrétiens, firent le trajet de Saint-Jacques à Cordoue, derrière Almanzor... et le refirent plus tard, sur des épaules musulmanes, de Cordoue à Saint-Jacques, derrière le roi Saint Fernand ? J’ouvre les volets intérieurs et compliqués de ma fenêtre : un mirador étroit, aux vitres troubles, petite cage suspendue comme très haut, très haut à ce troisième étage. Devant moi, au delà des toits de tuiles décolorés, brunis par les pluies, monte dans le ciel gris une orfèvrerie de pierres grises enrichies de mousses en or : les tours de la cathédrale.


C’est vers elle qu’il faut aller tout de suite, au hasard des petites rues tortueuses bordées d’arcades sombres, pavées de larges dalles en granit : toutes y conduisent. Et si l’on veut s’éloigner, elle continue de s’imposer, d’obséder, d’attirer, la grande cathédrale. Des places et des faubourgs, des bois, des villages, on ne voit qu’elle, d’abord. La ville est ronde autour d’elle et la campagne s’arrondit. On dirait qu’elle groupe et ramasse, qu’elle ordonne. Et l’on dirait aussi qu’elle ne monte si haut, qu’elle ne s’élance à ce point, trempant dans le pâle soleil ou les brumes errantes ses coupoles, ses balustres ornés de fleurs et de coquilles, que pour regarder encore, par-dessus le Mont Pierreux, le Pico Sacro, le Mont de la Joie, tous les monts qui l’entourent, si personne ne vient plus par « le chemin de France. »

Tant de siècles se sont occupés d’elle, elle est quelque chose de si complexe et de si formidable, qu’avant de la bien connaître, on croit entrer, par chacune de ses quatre portes, dans quatre édifices différents : porte de l’Obradoiro, au centre de la monumentale façade néo-plateresque ; porte de la Quintana près de la Porte Sainte, au bas des longs escaliers où s’achève la Via Sacra, en face de l’immense et sombre couvent de San Pelayo ; porte de l’Azabacheria (porte du Jais.) C’est là que s’installent encore, sous les arcades rondes, les marchandes de chapelets, de coquilles en argent, de scapulaires. Porte des Platerias enfin, au bout de la rua del Villar.

Porte des Platerias que par bonheur respectèrent tous ces remaniements infligés par le XVIIe siècle, et le XVIIIe, aux autres façades, — très vieille, presque intacte, la plus belle de toutes. Sur la petite place que domine et qu’enchante sa triple arcade romane, les Argentiers, comme autrefois, ont leurs boutiques étroites aux vitrines desquelles rayonnent de longs plats ciselés. Autour de la fontaine, des servantes aux pieds nus attendent que se remplissent, au filet d’eau qui coule, les grands vases en bois cerclés de fer. Elles rient ou se disputent, ou chantent un « alâlâ. » Un chanoine passe, la rouge croix de Santiago, la croix aiguë brodée sur sa soutane noire. Dans un grincement déchirant et long, un char à bœufs apporte avec lenteur tout un chargement de fougères.

Sur ces rires et ces chants, ces bruits de roues, de pas, tout ce vivant tapage, la porte aux clous de bronze, quand on la laisse retomber, s’abat comme une hache. Elle les anéantit. Une immensité froide, une grise somptuosité, un humide silence, vous enveloppent soudain. Il n’y a plus que, là-bas, derrière le maître-autel dont luisent les ors lourds, un humble claquement de galoches sur le marbre du beau dallage noir et blanc.

... Une immensité froide, une grise somptuosité, un humide silence... Pourquoi ne pas avouer aussi, — d’abord, — une désillusion ? Ah !... je les connais bien, ces églises d’Espagne, avec leur odeur de cire chaude, leurs chapelles grillées, et leurs velours pendus. Toute une vie poignante et profonde y demeure, — que je ne retrouve pas ici. Trop vaste, trop propre, trop claire, la grande maison des pèlerins. Belle, certes, magnifique même, mais comme dépouillée de sa substance secrète, atteignant seulement, en somme, « cette âme qui est dans nos yeux, » cette âme tout extérieure, à quoi suffisent la ligne et la proportion.

Une très harmonieuse et robuste morte, cette cathédrale de Saint-Jacques. Mieux ou pire : un musée. Tout à l’heure, venant de la rue, j’avais eu cette impression d’un grand silence soudain. Mais un groupe de touristes est entré derrière moi. Ils marchent avec bruit, s’interpellent à voix haute, réclament un sacristain. Et celui-ci, qui accourt, huileux et verdâtre, obséquieux, les conduit d’abord et me conduit avec eux sur les marches mêmes de l’autel pour y voir de tout près la statue de l’Apôtre : une grande statue assise dont les épaules s’engoncent dans une pèlerine d’argent massif, tout incrustée de pierreries. Les yeux sont arrondis, les joues bien peintes en rose, le nez long et naïf.

Ay !... s’exclame drôlement, avec l’accent chantant d’Andalousie, une des jeunes femmes. Por Dios !... Qu’il est donc laid, le pauvre monsieur !...

Le sacristain proteste :

— Laid !... Les « intelligents » lui trouvent beaucoup de mérite. Il est du siècle treize.

— Il est laid ! répète l’Andalouse dans un fou rire.

Et ses compagnons de s’égayer avec elle... Alors le sacristain rit à son tour.

— Tout ça, vous savez, dit-il avec un geste sceptique et vague, tout ça !...

Hélas !... elle a raison, l’irrévérencieuse. Il est laid, ce pauvre « Monsieur » Saint-Jacques, même un peu ridicule. Et plus laid encore est autour de lui le lourd et somptueux appareil qu’édifia non plus « le siècle treize,» mais « le siècle dix-sept. » Un baldaquin, dans le style de Churriguera, que supportent, avec des angelots géants, d’épaisses colonnes torses, chargées de feuilles et de grappes. Au-dessus un autre Saint-Jacques est à cheval celui-là vêtu en pèlerin, coiffé du chapeau rond. De puissants personnages se pressent autour de lui. Tout est démesuré de formes et de couleurs, énorme, peint, doré, criard, insupportable.

Mais les touristes impatients, qu’il me faut bien suivre, n’ont qu’un jour, déclarent-ils, pour s’arrêter ici. Ils réclament de voir la salle capitulaire et ses tapisseries flamandes ; le cloître, le plus grand, le plus beau de l’Espagne ; et le Portique de la Gloire.

C’est au bout de la Nef de la Solitude qui prend son nom à la Solitaire, à la Douloureuse, à la grande Vierge en manteau de velours noir, debout, sept couteaux dans le cœur, sur son autel d’argent ciselé. Le Portique de la Gloire ! Dans trois arcades ogivales, sur un pilier d’albâtre et quatre piliers de granit, tout le ciel s’épanouit avec ses bienheureux. Les flammes de l’Enfer montent comme des lances. Les damnés contournent leurs membres. Les anges, les apôtres avec les grands prophètes font une rayonnante et paisible guirlande... Et le maître Matteo qui leur donna naissance, est à genoux dans l’ombre, au pied du pilier central, tournant le dos à son œuvre incomparable, mais comme la portant toute sur ses épaules humiliées.

N’avait-il pas eu l’audace, cet architecte du roi Fernand II de Léon, de se représenter d’abord parmi les apôtres ? Ah ! que durement lui fit sentir son irrévérence, Pedro Suarez de Desa, le grand archevêque ! Un sculpteur... un artiste... c’est-à-dire moins que rien ! osant placer sa figure parmi celles des saints personnages ! Blessé, déçu, il s’obstina pourtant, le maître Matteo. Il voulait que son humaine apparence put rester près de l’œuvre, durer avec elle. Alors il eut l’idée de cette place discrète, au centre de tout, mais non plus dans la gloire, — par terre, à genoux et se cachant un peu.

El Santo de los croques.

Le « Saint des Croquignoles. » On lui a donné ce nom parce que les mères du peuple, aujourd’hui encore, viennent à sa tête frisée cogner la tendre tête de leurs petits enfants. Elles s’imaginent ainsi les rendre intelligents. Le sacristain évoque cette coutume. Un jeune architecte, sur son album, esquisse en quelques traits rapides et démontre à voix haute ce que devait être, selon lui, l’apparence première du Portique avant tous les remaniements que durent subir les ogives.

... Alors, tandis que je regarde tourner, parmi les feuilles et les fruits du pilier d’albâtre, le délicat motif ornemental du serpent, je remarque cinq trous creusés profondément. Il faut, me déclare-t-on, appuyer là sa main. J’obéis. Sous ma paume se bombe une surface lisse, polie, arrondie comme les cailloux roulés par les eaux séculaires. — Chacun des pèlerins venant à Saint-Jacques, pendant le temps de dire cinq Pater et cinq Ave, posait à cette place sa main droite ; et les doigts peu à peu ont creusé la pierre...

Et les doigts peu à peu ont creusé la pierre... Tant de pèlerins, n’est-ce pas, et pendant tant de siècles !... Ont-ils donc laissé là un peu de cette belle fièvre qui les animait tous ? Il me semble qu’enfin, pour la première fois, je l’ai sentie tressaillir, la grande cathédrale. Elle n’est plus simplement une forme magnifique. J’éprouve qu’en elle aussi vit une âme, très lointaine, émouvante. Mais je comprends maintenant et je comprendrai mieux demain... Elle ne la livre que peu à peu, — et point du tout dans la première heure, ni même dans le premier jour qu’on vient vers elle et qu’on la regarde.


Comme un livre un peu dur et difficile à comprendre, comme un être complexe qui cache orgueilleusement le meilleur de sa vérité, elle exige qu’on lui revienne. Le soleil, la pluie, l’heure matinale ou tardive lui font des beautés diverses et qu’elle enseigne lentement. Les dire toutes serait aussi impossible que de retenir, de fixer avec des mots la changeante forme des brumes inépuisables... Mais deux soirs furent révélateurs entre tous les soirs.

Sur la grande place de l’Obradoiro, la porte aux clous de bronze était grande ouverte. Ce qui restait encore de jour là-bas à la pointe des collines animait doucement ce qui reste de couleur aux divines multitudes du Portique de la Gloire. Le lion de Saint Marc, l’aigle de Saint Jean, gonflaient des dos vivants sous d’onduleux parchemins. Les beaux jeunes anges, les saints, les mains levées du Sauveur envoyaient des rayons qu’ils n’avaient pas reçus.

Tant d’éblouissement dura peu. Déjà la nuit s’engouffrait dans la nef immense de la Solitude. Il fallut la suivre. Sur l’autel d’argent ciselé, la Douloureuse, un instant, avait pensé la garder toute dans les plis lourds de son manteau. Mais cette nuit grandissante déjà lui échappait, elle s’étendait au bord des piliers, se suspendait aux voûtes, comblait les chapelles derrière leurs grilles de fer. Elle atteignit l’autel, le cacha tout entier. Alors, les faibles lampes suspendues ne surent plus éclairer que l’immédiat feuillage, et sur le renflement des torsades les plus proches, que mettre une pâle étoile d’or. Les formes, les couleurs affreuses avaient disparu. Il ne restait plus là qu’un scintillement confus, le pressentiment de richesses immenses, une espèce de secret adorable et magnifique...

Un autre soir, j’ai vu la nuit non plus la pénétrer, mais descendre sur elle. Sur le balcon forgé du palais de Rajoy où sont aujourd’hui les salons de l’Ayuntamiento, j’étais restée assise jusqu’aux premières étoiles. Plusieurs jours de beau temps avaient séché la pierre, et son gris sombre s’éclaircissait jusqu’à ce ton d’argent mat que prend, sous le vent qui la retourne, la feuille aiguë de l’olivier. Quand le soleil commença de descendre derrière le Mont Pierreux, une flamme passa sur la haute masse ciselée, sur les colonnes, les saints, les balustres des tours et leurs coupoles rondes. Certes, ce n’était point cet or tout plein de feu dont brûlent à cette même heure Salamanque ou Ségovie, ou la ronde muraille crénelée que dépassent, dans Avila-des-Saints, les clochers de tant d’églises. C’était quelque chose de plus discrètement superbe, une richesse profonde et qui méprise l’éclat. Et puis, ce gris si doucement doré commença d’être mauve, se fondit dans le ciel couleur de lilas. Tout de suite, comme s’il avait suffi de cette manifestation brève à sa dédaigneuse assurance d’être magnifique, la grande cathédrale entrait dans la nuit.


Comme les grains innombrables dans la grenade dure, tout un monde de chapelles est enfermé dans les pierres. Ce monde-là sombrement est habité par les morts. Les tours et les toits sont un autre monde fait pour les mouvants nuages, les corbeaux agités, les cloches vivantes. C’est en allant saluer celles-ci, et parmi ceux-là qu’on découvre, après une promenade hasardeuse sur la crête en granit qui surmonte et partage les rapides versants de tuiles, la fameuse Cruz os Farapos, — la Croix des Haillons.

... Une petite croix de fer qui a pour base un agneau couché. Devant, une sorte de cuve est remplie à demi par la poussière qu’apporte le vent, par l’herbe qui essaye d’en vivre. Jusque-là autrefois montaient les pèlerins, vêtus des vêtements neufs offerts par le chapitre. Les loques traînées par eux sur tant de mauvais chemins, jaunies de sueur, durcies par la poussière, déformées, déchirées, défaites par tant de bagarres en cours de route dans les mauvaises auberges, tant de ronces au bord des chemins difficiles, tant de grandes pluies reçues dans ces pays de montagnes... ces loques, ces haillons, ils les posaient sur l’agneau, les accrochaient à la croix. Et de la cuve où on les brûlait ensuite, la malodorante fumée passant haut par-dessus les toits s’allait perdre dans la campagne.


Non che daran roupa nova,


chante aujourd’hui, mélancoliquement, le poète galicien Valentin Carvajal.


Non che daran roupa nova
d’esa roupa vella en cambeo
cando es morecido chegues
a aquela Cruz d’os Farrapos !
Oxe asa Cruz esquecida
a ninguen empresta amparo
vive com’a nosa terra
d’as relembranzas d’antano.

« — On ne te donnera pas de vêtements neufs — en échange de tes vieux vêtements — quand tu arriveras éreinté — à cette croix des Haillons. — Aujourd’hui cette croix oubliée — ne prête secours à personne : — elle vit, comme notre pays, — des souvenirs du passé. »

Les souvenirs du passé, c’est de là-haut, de bien plus haut, qu’ils vont nous apparaître tous, après que, dans leur aérienne prison de granit, si souvent obscurcie, grillagée menue par la pluie qui tend entre les piliers ses petits barreaux d’argent, nous aurons salué les grandes cloches sonores. Voici Saint-Jacques et Saint-Louis, et Marie-Thérèse, les plus anciennes, presque françaises, faites du métal de la cloche offerte à l’église par le roi Louis XI. Voici Marie Noël et Marie Salomé dont le faible frisson, quand on les heurte du doigt, se prolonge, semble-t-il, indéfiniment. Voici dans leur massif cadre de bois, les sept petites cloches, bien vieilles elles aussi, et qui s’agitent encore avec tant d’allègre fureur les jours de grande fête. Après la plate-forme où elles demeurent toutes, le mur se resserre, l’escalier s’obscurcit. Le ciel que l’on va chercher semble vous enfermer ainsi pour faire plus beau l’éblouissement de brusquement apparaître. Le voici enfin qui se révèle, pâle et bleu, avec les gros nuages d’un ciel de primitifs, au delà des balustres qui tournent autour de la plus haute coupole et sont tout incrustés d’or et d’argent par les mousses séculaires.

La ville en même temps se révèle, et la verte campagne autour d’elle, et les monts sombrement boisés qui se ramassent, se replient, semblent encore adorer. La ville, toute la ville, émoi du Moyen âge, Saint-Jacques-de-Galice, le « Champ des Etoiles. » Irréguliers comme des vagues, sont tant de toits de tuiles, humides, assombris, couleur de rose défaite ou de lilas fané. Ils se pressent, se serrent ; les rues mêmes, si étroites, ne semblent pas les disjoindre ; et c’est seulement sur le gouffre des cloîtres qu’ils consentent à s’écarter. Alors, dans le carré profond qu’ils forment, on voit monter et s’agiter au vent, un peu de verdure prisonnière.

San Pelayo, Fonseca, San Martin Pinario, San Jeronimo... Dans les autres villes espagnoles persiste la splendeur de grandes maisons seigneuriales. Ici, point. Des couvents seulement, des couvents... mais qui ne le sont plus. A San Pelayo seulement, vivent encore quelques religieuses. Les autres communautés : Franciscains, Carmélites, Clarisses, Mercedarias, Donas de Belvis, occupent aujourd’hui ces couvents plus éloignés qui dressent, au bord de la campagne verte, leurs masses obscures et pesantes comme des forteresses.

Seuls de ces beaux monuments que l’on aperçoit tous ensemble en se penchant de si haut, a gardé sa destination première, l’hôpital construit pour les pèlerins par les Rois Catholiques. Les gargouilles de son toit, les saints du sa façade, ne font toujours accueil qu’à de la chair souffrante. Aux tout petits carreaux sertis de plomb qui ferment les galeries de ses cours intérieures s’appuient comme autrefois des joues pâles, des fronts bandés, des mains pleines de fièvres... Mais de l’autre côté de la grande place, le couvent de San Jeronimo est devenu l’Ecole Normale des maîtres d’école. Académie de médecine, celui de Fonseca. Séminaire, celui de San Martin Pinario.

De si haut cependant, le présent s’abolit. Quels que puissent être les pas qui marchent aujourd’hui dans ces cloîtres, l’arcade de la pierre est restée la même, comme l’angle des toits sur le ciel léger... Alors, sans personne près de soi que les beaux nuages, sans plus entendre rien, avec les grêles cloches obstinées, que les marteaux du travail qui font leur bruit de toujours, il est possible de s’en retourner loin, très loin à travers les siècles... Moins encore que la ligne des murs construits par les hommes a changé sur le ciel la forme des monts. Le Pico Sacro, devant moi, s’appelait autrefois le Mont Illicino. C’est là que, pour transporter le corps de leur maître, Athanase et, Théodose, les pieux disciples, s’en allèrent chercher une charrette et des bœufs dans la grande métairie de « madame » Lupa...


Pendant sept jours seulement, depuis le départ hasardeux du port de Jaffa, la barque qui les portait avait vogué sur la mer. Quel vent, tout à la fois violent et régulier, soufflait dans les voiles ? Les disciples ne se le demandaient pas. Ils priaient, ils chantaient autour de ce corps supplicié qu’ils avaient secrètement ramassé dans la nuit et disputé aux chiens sous les murs de Jérusalem. Et, comptant que le mort saurait les conduire, et trouver avec eux le lieu de son repos, ils s’abandonnaient au mystère, aux vagues et au vent.

Sous un ciel changeant et pâle, à ces confins du monde connu jusqu’où le fils de Zébédée, jadis, avait fait connaître la parole du Christ, la mer, entre de hautes montagnes, pénétrait dans les terres aussi longuement qu’un fleuve. Ils la suivirent Des chênes, des châtaigniers y trempaient leurs racines. Et de grands taureaux roux comme les fougères mûres, errants dans ces forêts, venaient boire à tous les torrents qui descendaient vers les grèves. Sur l’une d’elles, quelquefois, la barque s’inclinait ; mais la marée suivante la reprenait avec elle. Et quand le soleil touchait obliquement la feuille métallique et courbe des grands eucalyptus, les disciples pensifs croyaient retrouver là multipliée à l’infini, déjà couverte d’or comme sont les reliques, la forme du couteau qui servit au supplice et qu’ils avaient couché près du supplicié.

Vint un matin où la barque penchée ne se releva plus. L’échouage cette fois semblait définitif. Fallait-il descendre là ? Les disciples prirent le corps, embaumé sans doute avant le départ de Jaffa par cette pieuse Tabitha que ressuscita saint Pierre. — Ils le couchèrent sur un rocher et, sentant cette masse se creuser et s’attendrir aussitôt, ils comprirent bien, à ce commencement des prodiges, que le terme du voyage était arrivé.

Alors, ils s’en allèrent vers la ville d’Iria, et plus loin que la ville, suivant la route romaine aux longues dalles de granit, marchèrent jusqu’au château magnifique et fortifié où vivait une riche veuve qu’on appelait Lupa. Jadis, elle avait entendu les prédications de l’apôtre, et, sans se convertir encore, s’était cependant laissé émouvoir. Athanase et Théodose la prièrent de leur donner un petit espace de terre pour y ensevelir le corps de leur maître.

Lupa était prudente. L’eau vive de la Foi, qui tremblait et brillait au bord de son âme, ne s’y déversait pas encore. Sans trop mal accueillir ces hommes suppliants, elle leur conseilla d’aller d’abord à Dugium où résidait le légat, demander à celui-ci son autorisation... Et quand ils revinrent de Dugium, échappant à la prison où le légat les avait fait enfermer, délivrés par un ange, ayant vu derrière eux le pont du rio Tambre s’écrouler sous la soldatesque qui les poursuivait, tant de prodiges, troublant cependant bien fort cette « señora Lupa, » comme l’appelle l’historien espagnol, cette « madame » Lupa, ne défirent pas absolument ses hésitations.

— Allez toujours, dit-elle aux disciples, bienveillante sans doute, et traîtresse en même temps, allez à mes fermes du mont Ulicino... Vous y pourrez prendre les bœufs qui vous sont nécessaires pour transporter le corps.

Or, le mont Ulicino ne portait pas seulement les fermes et les troupeaux de la puissante veuve. « Les bois de chêne qui couvraient ses versants étaient comme l’immense atrium du temple druidique qui en occupait la cime. » — Et peut-être Lupa toujours hésitante était curieuse d’une rencontre entre ces étrangers que délivraient les anges, et les druides, là-haut, dont la puissance était faite également de secrets redoutables.

Elle savait qu’un serpent énorme gardait les bois obscurs du mont Illicino, que des idoles monstrueuses se dressaient sous les chênes. Elle savait que les bœufs dont elle avait parlé étaient des taureaux sauvages chargeant furieusement tout ce qu’ils avaient devant eux. Mais quand elle sut aussi qu’au premier signe de croix fait par les disciples, les idoles avaient croulé, le serpent effrayant était tombé mort, quand elle sut que les sauvages taureaux avaient d’eux-mêmes et docilement glissé leurs cornes sous le joug, la grande lumière qu’elle se défendait de voir l’éblouit enfin et l’émerveilla.

— Je donnerai le terrain, dit-elle, et j’édifierai le tombeau.

Alors, le corps de l’apôtre étant étendu sur l’humble charrette, les disciples laissèrent ces taureaux apaisés marcher droit devant eux. Se dirigeant vers l’Orient, ils allèrent ainsi pendant près de trois lieues. La place où le convoi s’arrêta fut celle où l’on commença de creuser la terre.

Ce fut un très petit et très modeste tombeau que surmontait un autel étroit : simple fût de colonne portant une table de marbre. La chambre funéraire était dallée de mosaïques. Les fidèles, et « madame » Lupa, évidemment, déposèrent près du corps, en témoignage d’amour : « une clochette, un collier, des grains de blé, des vases en pâte de verre bleue et changeante. » Et les disciples y mirent aussi le couteau qui avait servi au supplice, et que le baron de Rozmital affirme avoir vu en 1463, suspendu par une chaîne au-dessus du maître-autel ; ils y mirent le chapeau du saint, sa pèlerine, et le bourdon dont il se servait dans ses voyages et avec lequel il avait accompli de grands prodiges. « C’était un lourd bâton de fer de un mètre et trois centimètres de long... »


Je sais bien... Mgr Duchesne a écrit — et la phrase est citée par tous ceux qui tournèrent vers l’histoire merveilleuse leur attention savante et remplie de prudence : « De tout ce que l’on raconte sur la prédication de Saint-Jacques en Espagne, la translation de ses restes, et la découverte de son tombeau, un seul fait subsiste : celui du culte galicien. Il remonte jusqu’au premier tiers du IXe siècle et s’adresse à un tombeau des temps romains que l’on crut alors être celui de saint Jacques. Pourquoi le crut-on ? Nous n’en savons rien... »

Ici même, et non plus parmi les savants, je l’ai rencontré ce scepticisme. Hier, en déployant devant moi les précieuses chasubles du seizième, toutes rebrodées, tout alourdies d’or et de perles, le « sastre» [4] de la cathédrale ne me disait-il pas avec un sourire : « Les os qui sont sous la crypte... dans la châsse d’argent ?... Hé !... qui peut affirmer seulement qu’il y a des os... qu’il y en a jamais eu ? » Je sais... Ce matin cependant où les brumes traînantes s’accrochent à la pointe aiguë du Pico Sacro, enveloppent la croix qui domine le Mont Pierreux, ce vague et changeant matin, ce matin de légende, j’aime mieux penser uniquement au récit que fait de l’émouvante histoire, — s’inspirant des trois clercs de la Compostellane, — le chanoine Santraguais don Antonio Lopez Ferreiro. Il n’y emploie pas moins de quatre cent cinquante et trois pages in-quarto. Et il publie scrupuleusement, après le dernier chapitre, toutes sortes de documents latins destinés à prouver l’historique vérité des moindres détails...

C’est encore à travers son récit qu’il est émouvant d’évoquer, après la mort des disciples et l’épouvante des fidèles dispersés enfin par la violence des persécutions, les siècles d’abandon passant l’un après l’autre sur le petit tombeau. Un bois le recouvrait maintenant, plus obscur et serré que n’avaient Jamais été aux temps loinceecce lointains, de « madame » Lupa, les druidiques forêts du mont Illicino... Et voici qu’à travers les branches de ce bois, de pauvres laboureurs qui remuaient la terre aux bords humides et verts de la rivière Sar, commencèrent de voir luire comme de prodigieuses étoiles. D’autres qui avaient leurs champs à la lisière des fourrés, s’arrêtaient, les deux maies au manche de la charrue, pour entendre des voix qui n’étaient pas de la terre. Alors, ils allèrent chercher un saint ermite qui vivait près de là et qui s’appelait Pelayo. Et l’ermite vit les lueurs, et il entendit les voix, et il s’en fut raconter ces choses à Théodomire qui était alors évoque d’Iria...

... Et si les méthodes excellentes de la critique moderne ne reconnaissent pas du tout pour bonnes les raisons que put avoir ce Théodomire, — ayant fait abattre les plus gros chênes et découvert le tombeau, — d’affirmer que là-dedans était le corps de saint Jacques ; si l’arrivée magnifique du roi Chaste suivi des puissants de sa cour, et venant s’agenouiller devant l’apôtre retrouvé ne doit nous émouvoir qu’à la façon d’un beau vitrail ou d’une chanson de gestes ; si doit être reconnu pour « un faux d’une effrayante barbarie » l’Epître du pape Léon III « Noscat fraternitas vestra » annonçant au monde chrétien la merveilleuse découverte et lue du haut de leur chaire par tous les évêques pléthoriques de foi, qu’importe ! » Entre tous les chemins essayant de conduire vers une vérité si lointaine, et qui, malgré tout, demeure confuse, n’est-il pas permis un instant de choisir le chemin qui contient les étoiles, avec les voix surnaturelles ?


Traînantes et lourdes, attendant qu’un coup de vent les enlève sur la légèreté du ciel, les brumes qui se sont formées descendent maintenant jusqu’à l’Humiliadoiro. Là-bas passait la route. De là-bas, les pèlerins apercevaient pour la première fois après un si dur, un si long voyage, les tours de l’église : ils se prosternaient alors, ils s’humiliaient...

Cette tradition évidemment ne remonte pas aux premiers temps du culte rendu à l’apôtre. Ce fut bien plus tard, deux siècles plus tard, que s’éleva l’église dont parle le Calistain : « Dans l’église sont neuf tours... et celle du milieu est des plus nobles et des plus belles qui soient... Et cette tour repose sur deux pierres aussi fortes que si elles étaient de marbre... et au dedans et au dehors elle est peinte très merveilleusement... et très bien couverte de plomb... »

Elle fut bien petite et bien modeste d’abord, l’église élevée par Alphonse le Chaste sur le tombeau retrouvé. Dès l’an 899 Alphonse III la faisait abattre pour en construire une plus belle, que devait détruire Almanzor un siècle plus tard... Et l’église aux neuf tours ne vint qu’après les ruines faites par les Sarrasins. Mais plus rapidement que la magnificence des pierres, la foi des hommes devait s’élancer vers le ciel. Trente ans après la découverte merveilleuse, dit Lopez Ferreiro, des maisons s’élevaient autour du tombeau, une ville commençait de naître, et déjà les pèlerins accouraient de toutes parts. Sans doute exagère-t-il un peu. Les musulmans et d’autres bandes pillardes faisaient les routes mal sûres pour qui venait de loin. M. Joseph Bédier affirme que « le culte galicien ne commença guère qu’au Xe siècle à attirer les pèlerins de France. » Et c’est au début du XIe siècle seulement que le roi de Navarre, Sanche le Majeur, dans la basse Navarre et la région de la Rioja, arracha aux infidèles les pays limitrophes de la route qu’étaient forcés de suivre les pèlerins de Saint-Jacques.

Toutefois, qu’ils vinssent de France ou d’ailleurs, les étrangers durent assez promptement accourir. C’est au IXe siècle que Neira de Mosquera, dans ses monographies, fait remonter l’institution des Caballeros Cambiadores, — des Chevaliers changeurs. Il emprunte aux annales de Galice et cite en langue galicienne ce curieux document :

«... Ils (les pèlerins) apportaient beaucoup de monnaies en or et en argent qui n’étaient pas connues, et beaucoup de maudits Hommes tuaient et volaient les pèlerins aussi bien dans la cité qu’en dehors d’elle ; de cela ils donnèrent avis au saint Roi, et il ordonna par sa lettre royale, à Brandela... d’aller à Compostelle de Galice, et qu’il réunisse deux des plus hauts Hidalgos d’elle (de cette ville) et deux habitants y demeurant... pour s’occuper des monnaies, de l’Or, de l’Argent et autres avoirs venus des terres lointaines qu’apportaient les pèlerins... et que ces Hommes Hidalgos fussent à la porte du chemin et que chacun mette là ses Tables dorées et peintes, et dedans de l’argent et des monnaies, et qu’ils les changeassent, et qu’ils eussent leurs hommes pour les assister qui ne fussent Mores ni Juifs ; et qu’ils pussent recevoir d’autres Hommes Hidalgos, chevaliers et leurs enfants : et qu’ils fissent confrérie en l’honneur de l’apôtre ; et qu’avec le gain on payât des cierges, et qu’on les mit pour qu’ils fussent allumés de nuit devant l’apôtre par ces pèlerins... Et que ces Hommes agissent en toute vérité... »


Les miracles, tout de suite, avaient commencé.

« Les aveugles voyaient, les sourds entendaient, les boiteux marchaient droit. » Les supplications étaient entendues, les péchés remis... Le bruit de tout cela courait par les routes, venait aux oreilles, étonnait d’abord. L’on eût dit les faibles et premiers craquements du feu dans les brindilles d’un brasier. Bientôt s’éleva la flamme magnifique où devait se réchauffer tout cet inquiet, et douloureux, et grelottant Moyen-Age. Et le monde entier se précipita.

« ... Écossais, Irlandais et gens de Cornouailles... Flamands, Frisons, Aquitains, Grecs, Arméniens, Norvégiens, Russes, Sardes, Chypriotes, Hongrois, Bulgares, Africains, Persans, » les pèlerins arrivaient de tous les coins de la terre. Mais plus nombreux que ceux d’aucun autre pays étaient les pèlerins qui venaient de France... Quatre routes, dit M. Bédier, menaient à Compostelle ; l’une traversant Bordeaux avait pour point de départ Saint-Martin-de-Tours : une autre, la Madeleine-en-Vézelay ; la troisième venait du Puy ; la quatrième d’Arles et traversait Montpellier et Toulouse. Elles se réunissaient à Puente-la-Reina, au Sud de Pampelune... « Et à partir de là il n’y avait plus qu’une route. »

Il y en avait peut-être deux. Dans l’émouvante cathédrale d’Oviedo, à travers les barreaux d’une étroite fenêtre par où vient un semblant de jour à la sépulcrale chapelle de Sainte-Léocadie, j’ai vu, entre de sombres murs, un petit jardin. « C’était, m’a-t-on raconté, le cimetière des pèlerins qui, pour vénérer nos reliques, s’arrêtaient ici, allant à Saint-Jacques. » ... Ceux-là avaient donc pris la route de la côte... Mais assurément plus nombreux étaient ceux qui descendaient par Burgos, Léon, Astorga, Ponferrada. C’est presque exactement le chemin que suit aujourd’hui la voie ferrée. Le paysage rapide qui danse et s’étire aux portières, est le même que si lentement ils regardaient s’étendre pendant les épuisantes, les interminables journées...

Longues plaines de la Castille, rougeâtres et grises, mortes dont la peau craque sur un sang desséché. Fleuves ne roulant l’été que du sable qui brûle et dont le jaune torrent, venues les pluies d’automne, vous barre le passage. Mornes, pierreuses collines, paiement tachées de mauve au delà de Burgos, touchées de roux qui flambe au delà de Léon... Et puis commence de vivre un peu de verdure. Le sol se soulève, plus noir et plus gras. Le Sil encaissé, roule ses paillettes d’or. Enfin s’épanouit la terre de Galice, propice aux vignes et aux pommiers, aux pins, aux châtaigniers, toute ruisselante d’eaux vives, arrêtant les nuages à la pointe de ses monts. — Qu’elle était reposante à ces pieds déchirés, à ces regards brûlés !... Déjà passait le souffle bienfaisant de l’apôtre. Lui-même bien souvent venait au-devant de ses visiteurs. Les « Miracles » sont pleins de leur épuisement, et des secours aussi qui leur étaient apportés.

Ils prennent, ces Miracles, une saveur particulière, à être lus dans la version galicienne du livre de Calixte II. Cette version date du XIVe siècle. Le savant professeur à l’Université de Valladolid, Lopez Aydillo, qui s’occupa récemment de la publier, prend, à décrire d’abord le vieux manuscrit, un soin délicieux.

« Il est, nous apprend-il, relié en parchemin et constitué par quarante-cinq feuilles de papier de fil, plus deux feuilles de garde d’un papier différent... L’encre est noire dans le texte, et, dans les épigraphes, majuscules et signes de ponctuation, rouge ou verte... » Et la langue est cette savoureuse langue galicienne qui ressemble au portugais, et ressemble aussi au catalan, un peu au français, et même au provençal. La lisant, on croit voir l’auberge au bord de la route, et la route elle-même, le pèlerin malmené, les mauvais compagnons, et le saint apparu, les bêtes secourables, prendre la forme, la couleur qu’ils ont, dans les tableaux très vieux et très naïfs, et très lumineux.

Il ne dédaignait pas, le grand saint de Galice, le saint de Charlemagne et du roi Ramire, celui qui pour montrer aux preux de France la route de son tombeau ensemençait le ciel d’un chemin d’étoiles ; celui qui, à Clavijo, chargeait les troupes sarrazines, « monté sur un cheval blanc et la bannière blanche au poing ; »il ne dédaignait pas les petites besognes... Et cela fit sans doute qu’il se dressa si haut, que sur le monde entier son ombre fut si grande...

Certes il ne lui devait point déplaire que de grands personnages le vinssent visiter, et en tel nombre qu’il est bien impossible de citer seulement les plus considérables. Au hasard des beaux noms écrits dans les chroniques, voici saint Théobald, des comtes de Champagne, avec son ami Gauthier ; Pierre, évêque du Puy, et l’archevêque de Mayence ; sainte Isabel, reine de Portugal, et Louis VII, roi de France, venant de Palestine, et le Cid, le grand capitaine.

Et puis, Philippe le Beau avec Jeanne la Folle ; tous les rois de Castille et Léon, les rois de Portugal. Jusqu’à la mort s’enorgueillissaient du voyage ceux qui l’avaient accompli. Ermangarde, comtesse d’Aquitaine, écrit, au bas d’une lettre, après sa signature : « Sub Ludovico Francorum rege, de Sancto Jacobus redeunte » Ceux qui ne pouvaient venir cherchaient dans leur pensée à se rapprocher. Guillaume le Conquérant, à la bataille d’Hastings, raconte la chronique de Normandie, ne voulut monter qu’un coursier ramené d’Espagne par un chevalier qui avait fait le pèlerinage de Compostelle. Et saint Louis, dit Joinville, « avait pour Monsieur Saint Jacques autant de dévotion que pour Sainte Geneviève. »

Tant de puissants amis enrichissaient son église. Mais le fils de Zébédée, jadis, n’avait-il pas vécu avec le fils de Dieu ? Aussi favorablement, plus favorablement peut-être que tous ces princes, ces rois et ces grands capitaines, il aime à voir venir sur l’interminable chemin, le pauvre pèlerin à qui l’on vola son bagage et qui poursuit sa route à pied, avec ses deux petits enfants, la paysanne qui se lamente d’avoir perdu son fils, le malade abandonné dans la montagne. Sa patience envers eux ne se lasse jamais. Il les écoute, leur répond, les gourmande ou les encourage avec la plus jolie familiarité. Il leur parle tout comme aux rois et sait se déranger aussi bien pour procurer un âne que pour gagner une bataille. Et quand absolument il devient impossible que soit sauvée la pauvre chair humaine, quand il lui faut rester dans l’un des hôpitaux, et puis l’un des cimetières qui l’attendent le long de la route, — il recueille l’âme du moins, il l’emporte : c’est du là-haut qu’il lui montrera sa belle maison terrestre avec les neuf tours, dont l’une « très merveilleusement peinte et très bien couverte de plomb. »


Si dur que fût le chemin pour les pauvres gens, prodigieux était le nombre de ceux qui arrivaient enfin jusqu’à la cité de l’Apôtre. Et cela, quand on réfléchit bien à tous les obstacles qu’il leur fallait surmonter, est merveilleux d’abord comme un premier miracle. Ils arrivaient... et tout de suite, épuisés, bienheureux, éperdus de fatigue et d’adoration, croyaient avoir atteint le commencement du ciel.

Toutes les langues s’entendaient, et toutes les musiques. Dans l’église, c’était un brasillement de cierges. Debout au pied de l’autel, les prêtres qui recevaient les pèlerins les groupaient par nations, et appelaient chacune dans son idiome natal. D’une longue baguette légère ils touchaient à l’épaule ces hommes et ces femmes. Et puis ils prononçaient, tournés vers l’apôtre :


Betom a atrom, San Giama,
A atrom de labro.


Ce qui signifie, selon l’interprétation que donne le père Fita de cette phrase galicienne :

« Reçois bénévolement, apôtre saint, ce cri tonnant que dans toutes les langues du monde prononcent les lèvres. »

Sortis de l’église, il fallait continuer de s’émerveiller. Tant de précieuses choses étaient apportées la des quatre coins du monde ! Les Allemands offraient leurs émaux, les Arabes des bijoux, des baumes, des soieries. Devant la façade de l’Azabacheria, sur le paraiso, — ou paradis, d’où le français parvis, — on vendait « des coquilles, des bourses, des courroies, et toutes sortes d’herbes médicinales. » Des prélats passaient, et de nobles dames, des écuyers, des soldats, des marins aussi, débarqués au port du Padron, arrivant d’Angleterre et de Basse-Lorraine. Soudain, tous s’écartaient pour faire place à quelque pèlerin qui chancelait, portant sur son des une lourde pierre ou bien un bloc de plomb, destinés à l’embellissement, à l’agrandissement de l’église.

Aucune splendeur cependant n’égalait celle des processions. A lire le récit que fait de l’une d’elles, au temps du grand évêque Gelmirez, le soi-disant Calixte II, on croit voir ruisseler la lumière de quelque étincelant vitrail tout traversé de soleil.

« Précédant le Roi et à la tête du clergé marchait avec les autres évêques le prélat de Santiago, revêtu du pontifical, coiffé de la mitre blanche, chaussé de sandales dorées et tenant dans son poing droit, orné d’un gant blanc et d’un anneau d’or, un baculo d’ivoire. Des soixante-douze chanoines compostelains, les uns portaient des capes de soie exquisement ornées de pierres précieuses, de fleurs d’or et de magnifiques franges qui pendaient tout autour ; d’autres portaient des dalmatiques de soie, ourlées du haut en bas, avec un goût admirable de franges en or ; d’autres étaient luxueusement parés de colliers d’or semés de pierres précieuses, de bandes lamées d’or... de belles sandales, de ceintures d’or, d’étoles brodées d’or, et de manipules semés de perles. Sur des chars argentés étaient portées deux tables d’argent doré sur lesquelles on allait en plaçant les cierges qu’offraient les fidèles.

« Après le royal cortège suivait le peuple dévot, à savoir : les chevaliers, les gouverneurs, les nobles, les comtes, nationaux ou étrangers, tous babilles de riches vêtements de gala.

« Et, venaient à la fin les respectables matrones chaussées de sandales dorées, vêtues de peaux de martre, de daim ou de renard, de peliçons gris, de manteaux d’écarlate fourrés de vair, ornées de bracelets, de boucles d’oreilles, de peignes, de rubans, de chaines, d’anneaux, de miroirs, de ceintures dorées, de-châles en soie, de nœuds, de voiles de lin et autres riches ornements, et les cheveux tressés avec des fils d’or. »


Quelles qu’aient pu demeurer ensuite, au cours des siècles, la puissante splendeur de l’église compostellane, et la foi conservée à Monsieur Saint Jacques, c’est à ce XIIe siècle cependant qu’il faudra toujours revenir. Ce qui hantera toujours les chemins de Galice, c’est cette humanité du Moyen-Age, toute naïve encore, passionnée de remords et de supplications. Ce sont ces pèlerins-la qu’il faut deviner dans la brume, au penchant de l’Humiliadoiro, avec leurs vêtements sales et leurs pauvres faces bienheureuses… Et puis, avant bien retrouvé au plus profond du rêve, ayant bien partagé leur émerveillement, dans la même journée il est poignant d’aller voir, non plus le beau palais de ce rayonnant Gelmirez, mais ce qu’il en reste aujourd’hui…

Ce n’est point extrêmement facile de le visiter. Il y faut une permission spéciale de l’archevêché dont les bâtiments, comme autrefois attachés à la cathédrale, indistincts de ses murs et de ses longues galeries, s’élèvent sur ce qui fut la demeure du prélat magnifique. Bien modeste aujourd’hui cet archevêché : de grandes salles blanchies à la chaux, de sonores escaliers de bois. « Les salons sont magnifiquement meublés, » affirme le vieux-serviteur qui nous conduit. Mais je ne les ai point vus.

… J’ai contemplé seulement, humide et profond comme un sépulcre magnifique, cet autre salon, a la mode d’il y a huit siècles, dont la voûte romane a conservé intactes la ciselure de ses arêtes, et, dans l’épaisseur des murs, ses longues fenêtres en meurtrières. Des reines et des rois, des musiciens aux mains longues posées sur les cordes des violes et des psaltérions, des lutteurs étreignant des fauves, des serviteurs préparant les viandes et d’autres qui présentent l’aiguière, les gâteaux ou le pain, y demeurent encore, ciselés dans le granit, au chapiteau des colonnes. Tout aussi somptueusement que les clercs éblouis de la Compostellane, ces petites figures racontent quelles fêtes se donnèrent ici, et ce qu’y furent les festins... Plus bas, dans un autre salon plus sépulcral encore, les hauts piliers qui portent la quadruple voûte, sont comme l’image même, dans leur sveltesse puissante et leur élancement, de ce très ambitieux et fin, et très grand Gelmirez... Les belles processions, quand elles avaient pris fin, c’est ici que rentraient, pour les plaisirs du repos, ceux de la table, et pour la prudente ardeur d’entretiens touchant à toutes les puissances du ciel et de la terre, tant de chanoines en or, de princes chamarrés... Comme on entend encore, en fermant les yeux, le bruit majestueux de leurs robes traînées, — plus bas, encore plus bas, dans les cuisines énormes, sous la voûte en ogive des couloirs, au fond des salles innombrables, on entend bruire et se presser la multitude des serviteurs, et craquer le brasier où rôtissent les viandes, et ruisseler, au bord de ce puits que fit ouvrir l’évêque pour les commodités de sa maison, « l’eau que l’on en tirait par un admirable artifice ! »

Hélas !... les beaux salons sont comblés par la terre et des fouilles récentes commencent seulement à les dégager. Dans toute cette partie basse où se trouvent les cuisines, il est bien difficile de démêler ce que furent la ligne, la direction première de tant d’arceaux romans comblés ou rompus. A ces vestiges d’une domination, d’une splendeur défaites se mêle l’apparence d’autres forces qui continuent de vivre et terriblement se révèlent : les forces de la terre qui grouille et s’accumule, de la mousse qui ronge, de l’herbe envahissante. Nous sommes ici au niveau des cours humides où plonge la base des chapelles, celle des murs et des tours de la cathédrale. Verdâtres à cette profondeur autant que les ruines du palais, les pierres qui supportent encore tant de persistante beauté, tant d’intacte magnificence ; rongés les écussons orgueilleux, les chapeaux de cardinaux ciselés dans la pierre. Quand on est descendu jusqu’ici, ou ne pourra plus oublier que la ronce monte à l’assaut, que le sol en travail se boursoufle et se creuse. Et l’on se demandera longtemps de quel passé anéanti, ou de quel irrévocable avenir, vient ce gémissement qui ne cesse jamais… C’est celui des colombes qui hantent ces débris. Elles nichent aujourd’hui où soupèrent les rois. Et leur plume envolée se mêle aux pierres brisées, à l’herbe rampante, aux sournoises flaques humides qu’il faut éviter en marchant.


Certes, les monuments anciens, dans la cité compostellane, sont loin de présenter un tel délabrement. Leur conservation parfaite est au contraire remarquable. Dans le précieux hôpital que firent construire les Rois Catholiques, la fameuse chaîne esclavonne, qui tout autour des murs court sous le toit de tuiles, n’a vu les siècles rompre qu’un bien petit nombre de ses maillons. Au portail de San Jéronimo, à celui de San Félix, de San Agustin, les saintes et les saints, les fleurs, les bêtes naïves sur qui j’ai vu ruisseler de si lourdes pluies ou descendre des soirs d’un or si délicat, sont les mêmes qui recevaient, il y a quatre, ou cinq, ou six siècles, le temps qui passait. Mais ces arceaux rompus du palais de Gelmirez, ces ruines de l’époque qui fut le mieux rayonnante, sont comme le symbole d’autres ruines dont l’écroulement se continue, avec violence quelquefois, sourd et secret le plus souvent, mais que l’on entend bien, pour peu que l’on s’applique à justement écouter.

La foi meurt aujourd’hui dans la cité dévote. Sur « Monsieur Saint Jacques, » sur ce qu’il y a, — ou ce qu’il n’y a pas, — dans la châsse d’argent que les touristes examinent en parlant tout haut, l’oubli recommence à pousser ses fourrés et à mêler ses branches. Depuis bien des années déjà les pèlerins ne viennent plus ici qu’en très petit nombre, et seulement pendant les « Années Saintes, » — celles où tombe un dimanche la fête de l’apôtre. Alors, le premier jour de ces années-là l’évêque s’approche de la « Porte sainte » dont la grille est scellée dans une espèce de maçonnerie. Il frappe, avec un marteau d’or, les pierres qui s’écroulent. Et la grille ouverte ne sera plus refermée, scellée à nouveau, que le 31 décembre.

Sur la place de la Quintana où l’on descend, après avoir tourné dans la Via Sacra, par de longs escaliers herbus, la grille est prisonnière du ciment cette année, et si fortement qu’elle ne semble devoir jamais se rouvrir. Dans la cathédrale, quelques bannières que laissent en souvenir ces pèlerins d’aujourd’hui, blanches, rose pâle, bleu tendre, sont en triste satin de sacs à bonbons. Et deux confessionnaux seulement parmi l’innombrable file, sont prêts à recevoir l’aveu des fautes étrangères : Pro lingua italica et gallica. — Pro lingua germanica et hungarica.

J’ai suivi les offices à toutes les heures et dans toutes les églises. Je n’y ai jamais rencontré que de pauvres gens, — à la messe le matin, au « coro » de trois heures, dans la cathédrale, à la prière du soir dans les petites églises, aux vêpres du dimanche dans le couvent des Franciscains, à la messe de minuit dans le couvent des Mercedarias...


Oh ! cette messe de minuit le 24 septembre ! Cette messe de minuit dont on peut attendre l’heure dehors, dans les jardins de l’Alameda qui sentent la terre chaude et la feuille mouillée ! La ville devant nous était comme une masse de nuages plus lourds et plus bas, à peine détachés du ciel nébuleux. Elle ne s’éclairait que confusément. De cette place où nous nous tenions, les lumières électriques étaient toutes cachées ; on distinguait seulement, çà et là de grands murs dont le reflet pâle, venu d’on ne savait quoi, avait quelque chose d’un peu fantastique. Là-bas, dans le grand silence de la nuit humide, sous les arbres épais gardant toutes leurs feuilles, trois étudiants chantaient un vieil air de Galice : la ruada de Vilanovina :


A y anque son mareiño
Au anque son moreneira
Anque son moreniña
Heche de sol que me queima.

« Il en est qui sont faites, — quoique brunes, — quoique brunettes, — faites du soleil qui me brûle. »

Et puis les cloches doucement commencèrent à sonner ; mais les étudiants restaient sous les arbres et, continuaient leur chanson. Peu de monde à cette heure dans les étroites rues dallées. Seuls, à l’entrée du faubourg devant le grand couvent obscur, quelques groupes chuchoteurs.

La vaste chapelle pour cette très particulière cérémonie était tendue entièrement de damas rouge. À gauche de l’autel, sous un dais de roses blanches qu’enveloppait la pourpre d’un dais plus élevé, la Vierge de las Mercedes, en l’honneur de qui se déployait tant de pompe, grande, brune, laissait admirer son lisse et souriant visage de très jolie femme, et sa belle robe en satin, rebrodée d’or. Six prêtres officiaient dans leurs chasubles superbes, tout en satin blanc, eux aussi, tout en or. Là-haut, derrière le croisillon serré des jalousies qui les faisaient invisibles, les nonnes chantaient.

De bien étonnantes voix, un chant bien singulier !… Usées les unes, usées comme n’en pouvant plus, comme toutes prêtes à se rompre sur une note trop haute, trop longue à tenir, épuisant soudain leurs dernières forces ; et monotone l’autre à la façon d’une mélopée où l’allégresse demeurait plaintive, où l’alleluia même traînait comme un gémissement. — De quel siècle venait-il, ce chant très ancien, et vers quoi s’en allaient ces voix au bout de leur âge, au bout de leurs souffles, ces faibles voix épuisées ?…

— Autrefois, me dit-on, qu’elles chantaient bien, les Madres !… Maintenant, c’est fini… Elles sont vieillottes, les pauvres !

— N’en vient-il plus de jeunes pour les remplacer ?

— Hé non ! cela se perd.

Cela se perd, — Esto se pierde ; — cette phrase-là on me l’a dite déjà à propos des pèlerinages, des belles cérémonies, à propos de tout…

Le peuple seul ne veut pas que cela se perde. Le peuple seul continue de fréquenter les églises où l’odeur de l’encens, si violente cependant, ne parvient pas toujours à combattre l’odeur de misère.


C’est un humble et doux peuple, ce peuple de Galice qui marche les pieds nus. Sur lui, le temps qui va, changeant l’histoire et les âmes, ne semble pas avoir passé. Avec leurs faces sérieuses et rudes, et résignées, leurs corps solides, leurs yeux suivant un rêve, ces hommes et ces femmes sont tels que les représentent les peintures très anciennes, les vieux bois naïfs, tels que durent être sur cette même terre, au bord de cette même rivière Sar, les laboureurs étonnés qui voyaient naître des étoiles dans les fourrés obscurs du Libredon.

Pour la foire du jeudi, dans les jardins de l’Alameda, on les voit arriver de leurs petites aldeas [5], toutes blanches, toutes ramassées sur les longues pentes humides, contre les bois de chênes et de pins. Ils tirent derrière eux une vache rousse, ou bien un couple de bœufs, ou trébuchent à suivre deux ou trois pores grognants liés par une patte. Quelques-uns, qui viennent sans rien qu’un peu d’argent sans doute au fond de leur poche montent de petits chevaux sans selle, habillés seulement d’une belle couverture éclatante à dessins jaunes sur un fond de larges rayures vertes, rouges et bleues.

Jeunes ou vieilles, les femmes, sur leurs tresses pendantes, portent un fichu clair orné de fleurs imprimées. Les hommes sont habillés de sombre velours, à côtes épaisses. Quelques-uns arborent encore le gilet galicien, de drap rouge, galonné et brodé comme le gilet breton. Ainsi, dès huit heures, par les routes et les ruedas commencent-ils d’arriver, lentement... Et sans plus se presser vont les retardataires que l’on croise encore à midi. On dirait que le tiède et paisible climat impose à tous les gestes sa modération ; ce n’est pas ici l’Espagne du soleil et des mules forcenées : c’est celle des pluies fréquentes et des tranquilles chars à bœufs.

Ils sont roux, ces grands bœufs, il est roux, absolument et uniformément roux, tout le bétail vacuno qu’on achète et qu’on vend à cette foire du jeudi. Cela fait, quand le temps est beau, sous les arbres de l’Alameda, un grouillement extraordinaire et de la plus intense lumière. On dirait le soleil lui-même, croulant à travers les feuilles, qui s’est abattu là par grands blocs de rayons vivants et chauds. Vers une heure après-midi, les bêtes dans le jardin restent à la garde de quelques enfants et toute la masse des rustiques se répand à travers la ville.

Dans la rua del Villar, dans la calle Preguntoiro, petites, serrées, tortueuses et toutes grouillantes de vie, les femmes s’arrêtent devant les boutiques. Les corbeilles débordantes, les lourds paquets ficelés qu’elles portent sur leur tête, bien en équilibre, n’inquiètent en rien l’aisance de leur flânerie. En fichus à fleurs, en jupes bien froncées, leurs solides pieds nus étalés sur les dalles, elles admirent aux vitrines des cordonniers les fins petits souliers aux talons très hauts. Les bijoux aussi les attirent, surtout ces longues boucles d’oreilles, travaillées en filigrane d’or ou d’argent doré, et qui sont ici l’ornement de toutes, fut-ce les plus pauvres. Et puis, elles s’en vont acheter des étoffes, des châles, des nourritures aussi qu’on trouve seulement à la ville, sur la Plaza de Abastos. Les marchandes y sont accroupies près de leurs tréteaux en plein vent, ou de leurs paniers. Cela sent le poisson, le cuir et la percale fraîche, la pomme mûre et le piment chauffé. Quand elles ont traversé la Plaza de Abastos, les aldeanas sur leur tête, dans les larges corbeilles, portent un chargement plus lourd, mais dont elles continuent de n’être pas gênées. Les hommes vont près d’elles, balançant le bâton qui leur servira tout à l’heure à toucher leurs bœufs, silencieux, courbant un peu le buste, écartant les jambes, tels qu’ils ont pris l’habitude de se tenir dans les sentiers penchants de la montagne. Et comme la nuit va venir, ils s’en retournent tous vers les aldeas blanches, par les ruedas et les routes, le long des charrettes lourdes, ou bien au pas des chevaux qui portent au lieu de selle les couvertures éclatantes...


— Ils doivent, dans ces villages, vivre comme au XVIIIe siècle ?

— Vous voulez dire au XVIe. Et encore !... Savez-vous par exemple que la charrue dont ils se servent est la charrue romaine, sans la moindre modification ?

La charrue est romaine ; la charrette sans doute le doit être également. En regardant tourner tout d’une pièce, sur les places de la ville, les pesants véhicules aux roues pleines et cerclées de fer, à l’immobile timon, je me demande vainement en quoi pouvait être plus primitif, ce que les disciples attelèrent, pour y transporter le corps de leur maître, aux taureaux adoucis de « Madame » Lupa. Une sorte de raquette allongée, dont le manche fixe, passant entre les deux bœufs de l’attelage, vient s’attacher à leur joug, telle est la charrette galicienne. Des trous, de place en place, traversent le bois. On y enfonce de grosses branches, pas même équarries, qui maintiennent le chargement. Si celui-ci est de fougères sèches, de légumes ou de pommes de pin, une claie d’osier brun, tendue sur ces branches, transforme tout l’appareil en une espèce d’énorme corbeille.

Ainsi, chaque matin, je les vois arriver par la porte de Mazarelos... Aujourd’hui que les brumes traînantes ont mangé jusqu’aux tours de la cathédrale, aujourd’hui que la pluie tombe, que l’automne s’échevèle à la croix de tons les clochers, c’est du bois qu’ils ont apporté, les paysans de la montagne, du bois mort, de grosses branches avec toutes leurs ramures et de jeunes arbres moussus. Toujours silencieux, toujours calmes de gestes, ils ont jeté cela tranquillement sur la place à droite, à gauche, derrière eux. Et puis, les charrettes vides, ils ont touché leurs bêtes au front, crié un ordre, et s’en sont allés dans le grincement déchirant et long des lourds essieux carres. Alors, les partidores [6] sont arrivés.

Jusqu’au soir ne cessera plus le bruit sourd de leurs hachettes, mêlé aux craquements du bois, au ruissellement de la pluie, au chant des petites cloches grêles, — fatiguées, elles aussi, usées comme la voix des nonnes mercedarias, — sonnant sans relâche l’heure et les fractions de l’heure sur le toit de tous les couvents. Jusqu’au soir, cette pluie, ces brouillards qui descendent jusqu’à la rue, et brusquement s’enlèvent dans un coup de vent, n’interrompront pas la besogne résignée des partidores. L’eau qui réveille, autour des branches abattues, de vivantes mousses vertes, verdit aussi le vieux velours noir de leurs vestes, le feutre lamentable de leurs chapeaux. Ces hommes ne semblent pas plus les maîtres de leurs gestes que ne le furent ces arbres de leur croissance et de leur mort. Ils acceptent, se meuvent avec inconscience. Et tandis que je les regarde, voici qu’une troupe singulière, — fantômes ou damnés, — passe en courant près d’eux sur les dalles miroitantes de la petite place.

Le train de Vigo, l’unique train desservant Saint-Jacques, vient d’arriver avec son quotidien chargement de poisson. Les femmes, qui sont allées le chercher, le transportent maintenant à la Plaza de Abastos. Sur leur tête, — toujours, — s’équilibrent les corbeilles au poids formidable. Il est si lourd, ce poids-là si terriblement lourd, que les malheureuses oscillent e ! tremblent, comme prêtes à s’abattre. On ne voit pas leur visage enfoui sous le sac dont elles protègent leur tête et leurs épaules. Un autre sac en lambeaux leur sert de jupon. Ainsi, toutes pareilles, elles courent l’une derrière l’autre ; elles courent comme pour tenir jusqu’au bout, comme pour en finir plus tôt ; elles courent, presque irréelles dans leur réalité terrible, obscures, informes, les jambes et les bras nus, toutes souillées par la boue qui saute, l’eau qui tombe, et par le sang ruisselant des grands poissons morts.


... Humbles coupeurs de bois, porteuses de marée, des courbés, poids trop lourds, formes oscillantes... Je me rappelle, à quel point m’étonnait, dans les premiers jours de mon arrivée, cette plainte entendue sans cesse, et qui revenait dans tous les entretiens, et que je retrouvais dans les chants, dans les livres :

Pobre Galicia !

— Pourquoi dites-vous toujours : pauvre Galice ? Quand on arrive de la Castille, toute en sables, toute en rochers, et qu’on voit vos champs verts, vos bois, vos ruisseaux, vos belles montagnes, c’est « Heureuse Galice ! » que l’on voudrait s’écrier.

Alors on m’expliquait :

— La misère est grande !

— Mais d’où provient-elle donc ? La terre est bonne ?

— Sans doute, mais si mal, si primitivement travaillée ? Nous n’avons pas de chemins de fer, pas de routes. Le Gouvernement est là-bas... Bon... La Catalogne lui fait peur, parce qu’elle crie bien haut... Mais Galice est humble... Galice se résigne... Alors il ne s’occupe pas de nous... Et puis il y a les foros.

Les foros, le droit concédé par des rois si lointains qu’un bien petit nombre, parmi ceux qui payent, ou ceux qui empochent, en saurait dire le nom, l’impôt en nature, l’impôt inique, vieux de plusieurs siècles, qui pèse encore sur la Galice et qui écrase le paysan, fut-il maître de sa terre.

— Les volailles, les œufs, il doit les donner... La viande, c’est à peine s’il peut en manger… Le pain, il ne lui reste que le plus grossier... Ah !... l’on a dit beaucoup de choses dans lies journaux à propos de cette visite que le Roi est allé faire à Las Hurdes... Mais allez-vous-en seulement à quatre lieues d’ici... Il y a là toute une région... La même misère qu’à Las Hurdes... la même vous l’y trouverez...

Alors, quand il en a assez de travailler beaucoup, de payer toujours et de manger mal, il s’en va, le paysan de Galice, il émigre, il part pour les Amériques.


Este vaise e aquel vaine
E todos, todos se van
Galicia sin homes quedas
Que te podan travallar[7].


chante avec mélancolie la grande poétesse Santiaguaise Rosalia de Castro. Destin singulier que celui de ce coin de terre où l’étranger jadis venait de si loin et d’où maintenant l’on s’en va si loin, vers l’étranger. Quels rêves, quels désirs, quelles espérances dans l’ailleurs, continuent donc de rouler sur ce pays la grande mer qui le mord si profondément, le vent qui le traverse et tant de brumes errantes ?

L’émigration est-elle la plaie de la Galice ? Peut-elle devenir son salut ? Ceux qui répondent à la seconde question par l’affirmative assurent : « Ce primitif qu’est le paysan galicien revient de ses voyages plus éclairé, plus digne et conscient de lui-même. » Car il revient toujours. Enrichi quelquefois, trop souvent misérable autant qu’au départ, il revient. Il l’aime tant, sa terre rude et trempée, plantée de sombres bois ! Et qu’il en parle joliment, avec ces diminutifs câlins, ces roucoulantes consonnes, qui font si caressante la langue galicienne !


Teño una casiña branca !
……………..
O miña terra… meu llar !…[8]


D’où vient que ces terres mouillées, avec des fougères au bord des chemins, des calvaires en granit sous les bois de chênes, peuvent tenir au cœur si profondément ? Ce même amour si tendre, ce grand besoin de s’en aller une fois, mais de revenir à jamais ne sont-ils pas toute l’âme d’un autre Finistère ? Bretagne et Galice, vieux pays celtiques, vieux pays pareils, — mais dont le plus farouche d’abord, le plus méfiant, le plus hostile à l’étranger est peut-être celui de chez nous.

La courtoisie parfaite dont témoignent là-bas les gens du plus pauvre peuple, je n’en ni nulle part trouvé l’équivalent… J’ai pu me promener seule dans les lamentables faubourgs. Autour des maisons basses, tanières où l’on n’entre que courbé en deux, sèche une écorce pilée qui fait la terre toute noire et couleur de misère. Des pores grognent dans la rue, se réfugient au fond des chambres ouvertes. Les enfants ne sont vêtus que de chemises en lambeaux. Les femmes, au seuil des portes, peignent leurs longs cheveux ou s’épouillent avec soin... Jamais je n’ai surpris le ricanement qui insulte, la parole grossière. Quelquefois seulement j’entendais dire, derrière moi : « Celle-là n’est pas d’ici. » Et si je demandais mon chemin, la plus sordide mendiante savait bien joliment répondre, quand je la remerciais :

— Cela ne vaut pas un merci...

L’âme d’un pays, d’une province, c’est peu de quelques jours pour s’imaginer la bien connaître. Mais il est permis de la pressentir. Et les chants populaires, là-dessus, disent bien des choses, les chants qui montent de la campagne derrière les gémissantes charrettes, ceux que répètent les lavandières en battant leur linge dans la « rivière des crapauds » ou les botteleuses de fougère dans le vieux bois de la Comtesse... Les chants surtout que j’ai entendus un soir, dans la modeste salle où se réunit la Société des Coros gallegos.

Elle est composée uniquement d’humbles gens de la ville, artisans, employés, petits boutiquiers. Un peintre, à qui la peinture ne donna pas de quoi vivre, photographe aujourd’hui très artiste et très fin, don Enrique Guerra, eut l’idée de les appeler, de les réunir, de leur donner le goût de connaître mieux que par bribes et de continuer à faire vivre la vieille musique de chez eux. Alors, ce soir, parce qu’on leur a dit : « Cette Française est une amie de l’Espagne, et elle serait contente d’entendre vos chansons, » ils ont renoncé à la flânerie sous les « arcos » ou dans les jardins de l’Alameda. Et tous sont là maintenant, rangés en demi-cercle, dans la grande salle humide meublée de quelques chaises et dont se décolle le papier fleuri.

L’orchestre est composé de deux petits tambours, larges et plats, de deux tambours de basque et d’une gaita. (La gaîta de Galice, n’est-ce pas le biniou breton ?) II joue d’abord une muhiñeira. C’est ici la danse nationale. La simplicité des notes, l’exubérance de la joie font ressembler son air a quelque vieux noël. Et puis les chants commencent : un solo bref, d’abord, que tous reprennent en chœur... A la fin de chaque couplet, un très mélancolique et poignant alala modulé longuement, interminablement... — ou bien l’atruxa, cet étonnant cri sauvage, que j’ai entendu une fois déjà dans la nuit, le soir même de mon arrivée, ce cri qui se termine dans un ricanement...

Les voix sont belles, sonores, et leurs vibrations, dans cette salle pourtant vaste, semblent presque trop fortes. Le ton grave qu’elles gardent, et cette espèce de langueur poignante et profonde avec laquelle elles traînent sur chaque note, contrastent avec la naïve légèreté de l’accompagnement, les bondissements du tambour de basque, l’acide et dansante allégresse de la gaîta. Cette langueur-là c’est un peu la langueur du cantar flamenco. Mais elle n’a point ici de sensualité ; elle s’occupe peu des nerfs et va très loin dans l’âme. Et cette musique, ces chants racontent un peuple simple, facile à s’égayer, mais en qui sa recueille et sait se désoler une intense vie sentimentale.

Je les regarde, ces chanteurs qui viennent régulièrement ici, pour leur plaisir, et pour leur plaisir se donnent la peine d’apprendre tout cela. Il y a sur leurs visages, dans leur application, comme une espèce de ferveur... Eux aussi, ils m’observent, curieux de savoir comment je les juge et si je sais aimer l’âme de leur Galice à travers leurs chansons. Le moindre applaudissement les fait sourire tous avec une cordialité heureuse. Et quand j’essaye de leur dire mon plaisir, de les remercier, ils écoutent gravement, s’étant rapprochés, rangés autour de moi, avec leurs attentives, leurs pensives figures. Ma sincère émotion, sans doute, leur est agréable… Tout d’un coup, spontané, émouvant, saisissant, un cri monte :

Viva Francia !

Je réponds :

Viva España y viva Galicia !

Alors toutes les mains se tendent. Ce sont eux maintenant qui me remercient. De quoi ? Tout simplement, je crois, d’avoir cherché à les comprendre et d’y être un peu parvenue.


Se comprendre ! Entre deux êtres, comme entre deux peuples, n’est-ce pas à cela que se doit appliquer tout le meilleur de la bonne volonté ? L’Espagne tout entière se tend en ce moment dans un formidable effort. Ici même, et longuement, je voudrais dire bientôt ce que sont aujourd’hui ses universités, ses littérateurs, surtout, fils du temps moderne, romanciers en même temps que critiques et philosophes, ses essayistes admirables. « L’Espagne meurt de son passé, » me disait à Madrid, il y a deux ans, un des hommes les plus remarquables que j’y ai rencontrés. Mais, il eut été plus juste d’affirmer : « Elle veut cesser d’en mourir ; elle cesse déjà » L’Espagne se soulève, elle se débat, elle cherche, et fait plus encore que tout cela : elle parvient. Avec quelle adresse et quelle patiente sournoiserie, l’Allemagne essaye de s’introduire dans le grand pays latin, de lui imposer ses lourdes méthodes, d’y diriger, d’y exploiter l’inquiétude, l’ambition nouvelles, nous croyons le savoir, mais point suffisamment. Et nous ne savons pas assez non plus, ce qu’est là-bas, dans certains milieux, l’influence française, ce que nos amis voudraient qu’elle y fût, ce qu’elle y pourrait devenir.

... Mais le sujet est vaste, presque infini. Il faut rester aujourd’hui sur cette terre de Galice, dans ce petit Saint-Jacques tout dallé de granit. Un seul train ou bien les diligences, disions-nous, pour y arriver. Des routes rares et mauvaises. L’isolement, en somme, l’abandon. Il n’est donc que plus merveilleux de trouver là ces pèlerins d’aujourd’hui que sont le souci de s’instruire, celui de s’élever, que plus émouvant d’y saluer, quand on le rencontre, cet autre pèlerin, bien plus vieux celui-là venu derrière l’empereur Charles, peut-être, au temps des légendes, et qu’on appelle l’amour de la France.


Dans une vaste salle claire de l’Université, la salle de physique, j’ai vu, placardées sur le mur, les affiches blanches de notre Sorbonne. Dans la petite bibliothèque particulière attenante à cette salle, et constituée depuis dix ans, avec tant de désintéressement, de patience et d’ardeur, par le doyen de la Faculté des sciences, don Ruperto Lobo y Gomez, j’ai vu sur les planches, rangées avec soin, toutes les revues françaises, rien que les françaises...

Car il y a, à Saint-Jacques, une Université. Après celles de Salamanque, Valladolid, Oviedo, et les universités des grandes villes comme Madrid, Barcelone, Valence, elle fut, elle demeure une des plus importante ? de l’Espagne. Et nous devons le savoir. En Galice, comme dans toute la Péninsule, n’est-ce pas dans les milieux intellectuels que nous avons le plus d’amis ?

Et des amis vraiment, qui n’ont point peur de se montrer. La guerre, la grande guerre a si profondément, là-bas, partagé l’opinion ! Son souvenir encore y demeure combatif, — « Francophile... » « Germanophile... » voilà le premier mot qu’on prononçait en me montrant un passant, en m’apprenant le nom de quelque personnage. — Et puis, comme en Castille, comme en Catalogne, comme partout, on déplorait :

— Ah !... Votre propagande !...

— Qu’a-t-elle fait par ici ?

— Rien... Elle n’a pas seulement daigné songer que la « Galice » existe.

— Et les Allemands ?... Ont-ils, eux aussi, dédaigné la Galice ?

— Ah ! mais non ! Combien d’espions ont-ils envoyés à Santiago... Combien en ai-je signalé !... fait expulser !... Ils ont même acheté un journal de la ville... Alors, nous l’avons fait tomber.

Et don Manuel Maria Gonzalez, le jeune conseiller municipal qui faillit bien l’an dernier être élu député aux Cortes et le sera sans doute prochainement, don Manuel Maria, me donne encore bien d’autres détails. Que d’ardeur mise à nous défendre et à nous aider de si loin !... Que de noble passion, que de fidélité !...

— Pourquoi, n’y étant encouragés pour rien, preniez-vous tant de peine ?

— Parce que notre cœur était avec vous.

— Allez, médit le très intelligent et très modeste employé à la bibliothèque universitaire, don Jésus Cimadevita, les autres ont eu beau faire... Mous n’en voulons pas. Pendant la guerre, ici, le peuple disait : alemanes, animales... Vous !... Si seulement vous aviez eu l’air de savoir que nous existions, la Galice entière se levait derrière vous.


Il ne faudrait évidemment pas prendre au pied de la lettre cette phrase trop enthousiaste. Il ne faudrait pas naïvement généraliser, s’imaginer que s’étendent, à une région tout entière, dételles opinions. Ceux qui les ont doivent savoir du moins que nous ne voulons pas continuer à les ignorer.


La pluie tombe et se fond dans un lourd crépuscule. Toute la journée encore, sur la petite place, les partidores ont continué leur sourde besogne. Et puis les servantes aux pieds nus, aux longs cheveux, sont venues enlever dans des corbeilles tout ce bois coupé, et, le chargeant sur leur tête, l’ont emporté dans les maisons. Un instant, un pâle rayon a percé les nuages, et les vitres alors, dans leurs cadres de chaux blanche ou de très vieille peinture verte, ont eu comme un miroitement glauque, — livide reflet d’écaillés au ventre d’un poisson mort. Maintenant, la nuit commence. Là-bas, derrière les sombres murs du couvent de Belvis, une faible lumière vient de s’allumer.

La nuit commence. Elle tombe. Elle enveloppe les rues étroites, les pierres sombres, toute la petite ville si lointaine. Mais dans cette ville du passé, n’est-ce pas hier que j’ai parcouru les salles claires de la grande Université ? N’est-ce pas aujourd’hui que j’ai visité l’Ecole des Arts-et-Métiers, avec ses beaux tableaux et son importante bibliothèque, l’Académie de médecine, où, sous l’artezonado d’un incomparable plafond du quatorzième, brillaient les verres et les cuivres des plus récents instruments combinés par la science ; que j’ai visité enfin, véritable merveille de tenue, d’organisation et d’hygiène modernes, le sanatorium de Conjo ?

La propreté étincelante des larges couloirs, des grandes chambres, des salles immenses toutes baignées d’un air pur et qui porte l’odeur des pins restera dans mon souvenir. Le directeur du sanatorium, don Juan Barcia Caballero, et le très aimable alcalde de Saint-Jacques, don Vicente Goyanes, médecins l’un et l’autre et de grand mérite, avaient quelque fierté de mon admiration, — je puis bien dire aussi de mon étonnement.

Don Juan Barcia Caballero est un savant et un écrivain. Ses livres, ses conférences sur : la Folie dans l’Art, la Folie chez les enfants, ont été fort remarquées. Il me disait avec orgueil :

— ... Oui, n’est-ce pas, c’est bien ? De grands docteurs étrangers qui sont venus assuraient : « Des établissements de ce genre, organisés de la sorte, il y en a d’autres en Europe... pas beaucoup. Et de meilleurs, il n’y en a pas. »

Je crois bien que ces étrangers avaient raison, — comme avait raison don Juan Barcia Caballero, de répéter leurs paroles... Et ce n’est pas seulement sur de vieilles pierres, de vieilles rues, de vieilles églises, que tombe et s’alourdit cette nuit galicienne.

Elle enveloppe aussi, — jusqu’au soleil de demain, — tout ce bel effort vers l’action, la science, le progrès. Et puis elle enveloppe là-bas, au bout de la verte Alameda, le monument en marbre de Rosalia de Castro, la grande poétesse. A cette heure doivent venir autour d’elle les âmes de ses sœurs célèbres, Conception Arenal, Emilia Pardo Bazan Et Ton y pourrait évoquer d’autres fils de cette même terre, écrivains, bien vivants ceux-là et qui sont aujourd’hui parmi les meilleurs de l’Espagne.

... Tout cela fait vraiment pour une cité provinciale d’aussi petite importance que ce Santiago, toute resserrée, lointaine, isolée, oubliée au bout de ses mauvaises routes, tout cela fait vraiment beaucoup de richesse... N’est-il pas bon de dire à nos amis de Galice que nous savons le reconnaitre, et aussi l’admirer ?...


ANDRE CORTHIS.

  1. Comme il pleut doucement, — comme doucement il pleut, — comme il pleut doucement, — du côté de Laino, — du côté de Lestrobe !
  2. ... Monsieur, c’est celui-là qui va gagner le gros lot.
  3. Sur le chemin de Castille — les sables brûlent. — Ils doivent brûler mon frère — Qui est là-bas, sur la terre étrangère.
  4. Tailleur.
  5. Villages.
  6. Coureurs de bois.
  7. Celui-ci s’en va et celui-là s’en va — Et tous, tous, ils s’en vont — Galice, tu restes sans hommes — Qui te puissent travailler.
  8. J’ai une petite maison blanche… Oh ! mon pays… mon foyer !