Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/13

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CHAPITRE XIII.


Évangeliste donne aux pèlerins des avertissements et des encouragements destinés à les préparer aux nouvelles épreuves qui les attendent — Les habitants de la Foire de la Vanité méprisent le vêtement de salut que portent les pèlerins (la justice du Rédempteur) ; ils tournent en dérision leur langage, parce que leur amour pour Christ les porte à célébrer sa gloire ; ils se moquent de leur conduite, parce qu’elle montre leur indifférence pour le monde, pour ses vains et coupables plaisirs ; ils s’irritent contre eux, les persécutent, et finissent par faire mourir Fidèle.

Chrétien et Fidèle étaient parvenus presque à l’extrémité du désert lorsque celui-ci, tournant la tête, aperçut quelqu’un qui les suivait. Oh ! dit-il à son frère, quel est cet homme qui nous suit ? Chrétien regarda et dit : C’est mon bon ami Évangéliste. Il est de mes amis aussi, dit Fidèle ; car c’est lui qui m’a montré le chemin de la Porte étroite. Comme il disait ces mots, Évangéliste s’approcha d’eux, et les salua en ces termes : La paix soit avec vous, mes bien —aimés, et avec tous ceux qui viennent à votre secours.

Chrétien. Soyez le bienvenu, mon cher Évangéliste. La vue de votre visage me rappelle toutes vos bontés passées et toutes les peines que vous vous êtes données pour mon bien éternel.

Oh ! oui, soyez mille fois le bienvenu, dit Fidèle : quoi de plus désirable pour de pauvres pèlerins que votre précieuse société, mon cher Évangéliste ?

Alors Évangéliste leur dit : Que vous est-il arrivé depuis que nous nous sommes quittés ? Quelles rencontres avez-vous faites, et comment vous êtes-vous comportés ?

Chrétien et Fidèle lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé en route, et lui dirent avec quelle difficulté et par quels moyens ils étaient parvenus jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient.

Je suis bien content, dit Évangéliste, non pas que vous ayez été exposés à tant d’épreuves, mais que vous en ayez été vainqueurs ; et que, malgré votre faiblesse, vous ayez persévéré dans votre voyage jusqu’à présent. J’en suis tout réjoui, et pour vous et pour moi : j’ai semé, et vous avez moissonné ; et l’heure vient où, si vous persévérez jusqu’à la fin, celui qui a semé et ceux qui ont moissonné se réjouiront ensemble ; car « nous moissonnerons en son temps, si nous ne nous relâchons point »[1]. La couronne, qui est au bout de la carrière est une couronne incorruptible ; courez de manière à la remporter. Il est des gens qui font profession d’aspirer à cette couronne, qui se la laissent enlever par d’autres ; tenez donc ferme ce que vous avez, afin que personne ne prenne votre couronne. Vous n’êtes pas encore à l’abri des traits enflammés du Malin ; vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang, en combattant contre le péché. Que le royaume des cieux soit continuellement l’objet de vos pensées ; ayez une foi ferme aux choses invisibles ; ne vous attachez fortement à aucune chose d’ici-bas, et par-dessus tout veillez sur votre cœur, et sur ses penchants, car il est trompeur pardessus toutes choses et désespérément malin ; « rendez vos faces semblables à des cailloux »[2] ; toutes les puissances du ciel et de la terre combattent pour vous.

Chrétien remercia Évangéliste de son exhortation, et le pria de leur donner encore d’autres avis qui pussent leur être utiles pendant le reste de leur route ; d’autant plus, ajouta-t-il, qu’étant prophète vous pouvez nous informer des obstacles que nous rencontrerons et nous apprendre comment nous pourrons les combattre et les vaincre », Fidèle appuya cette requête de Chrétien, et Évangéliste reprit en ces termes :

Évangéliste. Mes amis, vous avez appris par l’Évangile de vérité, que c’est par beaucoup de tribulations que vous devez entrer dans le royaume de Dieu, et que de ville en ville, des liens et des afflictions vous attendent. Ne vous imaginez donc pas que vous puissiez poursuivre long-temps votre pélérinage sans être exposés à des épreuves d’une espèce ou d’une autre. Vous avez déjà pu vous convaincre de la vérité de ces déclarations de la parole de Dieu, et vous en aurez bientôt de nouvelles preuves. Vous voyez que vous êtes bientôt hors de ce désert ; vous arriverez dans peu dans une ville où vous, serez environnés d’ennemis, qui feront tout ce qu’ils pourront pour vous faire mourir ; et soyez sûrs que l’un de vous devra sceller de son sang le témoignage que vous rendez à l’Évangile ; mais soyez fidèles jusqu’à la mort, et le Roi vous donnera la couronne de vie. Celui d’entre vous qui mourra là, fût-ce de la. mort la plus violente, et au milieu des plus grandes souffrances, aura l’avantage sur son compagnon de voyage ; non-seulement parce qu’il arrivera le premier à la Cité céleste, mais parce qu’il échappera à un grand nombre de maux auxquels l’autre sera exposé pendant le reste de son voyage. Mais quand vous serez entrés dans cette ville, et que les choses que je vous ai annoncées seront arrivées, souvenez-vous des conseils de votre ami ; conduisez-vous avec courage, et recommandez vos ames à votre Dieu, « comme au fidèle Créateur, en faisant bien. »

Quand ils furent hors du désert, ils virent devant eux une ville dont le nom était Vanité, dans laquelle se tient une foire du même nom ; elle dure toute l'année ; elle s’appelle la Foire de la vanité, parce que la ville où elle se tient est « plus légère que la vanité »[3] ; et aussi parce que tout ce qu’on y vend, tout ce qu’on y apporte n’est que vanité.

L’établissement de cette foire est de très-ancienne date. En voici l’origine :

Il y a environ cinq mille ans que des pèlerins se rendaient, comme Chrétien et Fidèle, à la Cité céleste ; Belzébuth, Apollyon et Légion, et leurs partisans, s’étant aperçus que la route que suivaient les pèlerins passait par la ville de la Vanité, imaginèrent d’y établir une foire qui durât une année, et où toutes sortes de vanités fussent exposées en vente. Voilà ce qui fait qu’on y trouve toute espèce de marchandises, telles que des maisons, des terres, des charges, des dignités, des titres, des états, des royaumes, des voluptés et des divertissements ; comme aussi des femmes, des maris, des enfants, des maîtres, des domestiques, du sang humain, des corps, des ames, de l’argent, de l’or, des pierres, précieuses, et je ne sais quoi encore. De plus, on voit, dans tous les temps, à cette foire, des tours de passe-passe, des attrapes, des jeux, des spectacles, des dupes, des insensés, des coquins et des fripons de toutes les espèces. On y voit aussi, et cela gratis, des vols, des meurtres, des adultères et des parjures.

Cette foire est divisée comme d’autres foires moins importantes, en différents quartiers qui portent chacun leur nom particulier, pour indiquer que c’est là que se vendent les marchandises de tel ou tel pays. Ainsi on y trouve le quartier anglais, le quartier français, le quartier italien, le quartier espagnol et le quartier allemand, dans chacun desquels se débitent différentes espèces de vanités. Mais comme dans toutes, les foires il y a toujours quelques marchandises qui ont la vogue, ici ce sont les marchandises de Rome qui ont le plus de cours. Il n’y que les habitants de l’Angleterre et ceux de quelques autres pays qui s’en soient dégoûtés.

Or, comme je l’ai déjà dit, le chemin qui mène à la Cité céleste traverse la ville dans laquelle se tient cette foire ; en sorte qu’il est impossible d’arriver à cette cité sans passer par la ville de la Vanité[4]. Le Roi des rois lui-même, lorsqu’il était sur la terre, passa par cette ville, en retournant dans son royaume, et cela un jour de foire. Quelqu’un, ce fut, je pense, Belzébuth, le plus riche marchand de la foire, l’invita à acheter de ses vanités. H lui offrit même la seigneurie de toute la foire, si, en passant par la ville, il voulait seulement lui rendre hommage. Bien plus, comme c’était un personnage si illustre, Belzébuth le conduisit de rue en rue, et lui montra, dans un court espace de temps, tous tes royaumes du monde, afin de l’engager à marchander et à acheter quelques unes de ces vanités. Mais la marchandise n’était pas de son goût, aussi quitta-t-il la ville sans dépenser seulement un liard[5]. On voit que cette foire est très-ancienne et très-considérable.

Nos pèlerins, comme je l’ai déjà dit, ne pouvaient éviter d’y passer. Ils y entrèrent donc ; mais à peine y eurent-il mis le pied, que toute la populace fut en émoi et toute la ville en rumeur à leur occasion, et cela par différentes raisons.

Premièrement, le costume des pèlerins était différent de celui que portaient tous les gens de la foire, ce qui attira sur eux les regards de tout le monde[6]. Les uns disaient que c’étaient des imbéciles ; les autres, que c’étaient des échappés des petites maisons ; d’autres enfin que c’étaient des gens d’un autre monde[7].

En second lieu, si l’on s’étonnait de leur costume, on ne s’étonnait pas moins de leur langage ; car peu de personnes pouvaient comprendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient naturellement la langue du pays de Canaan, tandis que ceux qui tenaient la foire parlaient le langage de ce monde ; en sorte qu’ils ne pouvaient nullement s’entendre.

En troisième lieu, ce qui confondait surtout les marchands, c’était le peu de cas que les pèlerins Élisaient de tous ces objets. Ils ne daignaient pas seulement les regarder ; et lorsqu’on les invitait à en acheter, ils se bouchaient les oreilles en disant : « Détourne mes yeux, afin qu’ils ne regardent pas à la vanité. » Puis ils levaient les yeux au ciel, comme pour dire que c’était là qu’étaient les biens qu’ils désiraient acquérir.

Un certain individu dit aux pèlerins, en les regardant d’un air moqueur : Que voulez-vous acheter ? Ils lui répondirent gravement : Nous achetons la vérité[8]. Là-dessus les moqueries redoublèrent ; on les accabla de reproches, d’injures, et on en vint même jusqu’à les frapper ; enfin, toute la ville fut dans un état de désordre et de confusion. On fit avertir le seigneur de la foire, qui se hâta de venir, et donna ordre à quelques-uns de ses amis les plus dévoués de s’enquérir de la conduite de ces hommes qui avaient mis la foire sens-dessus-dessous. Ils firent donc comparaître les pèlerins en leur présence, et leur demandèrent d’où ils venaient, où ils allaient et ce qu’ils faisaient là, dans un costume si extraordinaire. Les accusés répondirent qu’ils étaient voyageurs dans le monde, et qu’ils étaient en route pour se rendre dans leur patrie, la Jérusalem céleste[9]. Ils ajoutèrent qu’ils n’avaient nullement donné lieu aux gens de la ville, ou aux marchands, de les traiter comme ils l’avaient fait, et de les empêcher de poursuivre leur route ; à moins qu’on ne les eut arrêtés parce qu’ils avaient répondu à un homme qui leur avait demandé ce qu’ils voulaient acheter, qu’ils achetaient la vérité. Mais ceux qui avaient été désignés pour examiner leur conduite décidèrent qu’ils étaient ou des échappés des petites maisons, ou des hommes venus dans l’intention de mettre tout en désordre dans la foire. Ils les prirent donc, les firent fouetter, et après les avoir couverts de boue de la tête aux pieds, ils les enfermèrent dans une cage, et les exposèrent ainsi en spectacle au milieu de la place publique[10]. Ils étaient là en butte aux insultes, à la malice, à la vengeance de tous les passants, et le seigneur de la foire riait de tout le mal qu’on leur faisait. Mais les pèlerins étaient patients ; ils ne rendaient pas outrage pour outrage ; mais, au contraire, ils bénissaient ceux qui les maudissaient ; ils répondaient aux injures par dé bonnes paroles, et n’opposaient que la bienveillance aux mauvais traitements. Aussi quelques gens de la foire, plus éclairés et moins acharnés que les autres, commencèrent-ils à reprendre et à blâmer ceux qui se portaient à toutes ces extrémités contre les pèlerins. On accueillit leurs réprimandes en les injuriant à leur tour, en leur disant qu’ils ne valaient pas mieux que les prisonniers, que sans doute ils étaient d’accord avec eux, et qu’ils méritaient d’être traités comme eux. Ils répondirent qu’ils ne voyaient pas ce qu’on pouvait reprocher aux prisonniers, que c’étaient des gens paisibles, de sens rassis, et qui n’avaient l’intention de faire de mal à personne. Ils ajoutèrent qu’il y avait bien des gens dans la ville qui méritaient mieux que ces pauvres voyageurs d’être enfermés dans une cage, ou même d’être mis au carcan. Des paroles on en vint bientôt aux coups, et ils se maltraitèrent les uns les autres, tandis que les pèlerins continuaient à leur donner l’exemple de la modération et de la douceur. Mais, loin de leur en savoir gré, on les ramena une seconde fois en présence de leurs juges, et on les accusa d’être les auteurs des nouveaux troubles qui venaient d’avoir lieu. Pour cette fois, on les fit cruellement fustiger, on les chargea de fers, et on les promena enchaînés d’un bout de la foire à l’autre pour inspirer une salutaire terreur à tous ceux qui seraient tentés de prendre leur défense ou de se joindre à eux. Mais Chrétien et Fidèle ne démentirent pas leur conduite passée, et se soumirent avec tant de patience et de douceur à la honte et à l’ignominie dont on les accablait, que quelques personnes (en petit nombre, il est vrai), touchées de leur conduite, se rangèrent de leur côté, ce qui exaspéra tellement la multitude qu’elle résolut de faire périr les deux voyageurs. On leur déclara que la cage et les fers n’étaient pas un châtiment assez grand pour eux, et qu’ils méritaient la mort pour tout le mal qu’ils avaient fait, et surtout pour avoir cherché à séduire les gens de la foire ; puis on les fit rentrer dans la cage, et on leur mit les pieds dans des entraves pendant qu’on délibérait sur les mesures à prendre.

Les pèlerins se rappelèrent alors tout ce que leur avait dit leur fidèle ami Évangéliste, et ils sentirent leur courage se fortifier dans les souffrances en songeant qu’il leur avait prédit ce qui leur arrivait. Ils cherchèrent aussi à se consoler l’un l’autre en se disant que le sort de celui qui succomberait dans cette lutte serait digne d’envie, et chacun d’eux désirait en secret être appelé à cette glorieuse destinée ; mais, s’en remettant à la volonté sage et parfaite du Souverain dispensateur de toutes choses, ils attendirent sans impatience et sans murmures ce qu’il lui plairait d’ordonner.

À l’heure fixée pour le jugement, on les ramena en présence de leurs adversaires. Le président du tribunal s’appelait Ennemi du bien. Les actes d’accusation contre les deux prisonniers ne différaient que dans la forme, et contenaient les mêmes choses, quant au fond. On leur reprochait d’être ennemis des habitants de la foire, d’avoir voulu troubler leur commerce, d’avoir excité des scandales et des divisions dans la ville, et de s’être fait un parti en répandant les opinions les plus dangereuses et les plus contraires à l’autorité du seigneur du lieu.

Fidèle répondit le premier ; il dit qu’il ne s’était opposé à rien qu’à ce qui était directement contraire à la volonté du Seigneur des seigneurs, « Je suis un homme de paix, » ajouta-t-il, « et je cherche point à exciter des troubles. Si nous nous sommes fait des partisans, nous ne les avons dus qu’à notre innocence et à l’évidence de la vérité, et ils ont lieu de se réjouir du changement qui s’est opéré en eux. Quant à Belzébuth, le seigneur dont vous parlez, il est l’ennemi de mon maître, et je le défie lui et tous ses anges. »

Alors on invita tous ceux qui voulaient prendre la défense du seigneur du lieu, contre l’accusé, à venir sans délai faire leurs dépositions. Trois témoins se présentèrent aussitôt ; c’étaient Envie, Superstition et Flagorneur. On leur demanda s’ils connaissaient l’accusé, et ce qu’ils avaient à dire en faveur du roi leur maître.

Alors Envie s’avança et parla en ces termes : Monseigneur, il y a longtemps que je connais cet homme, et je jure sur mon honneur, devant cet honorable tribunal, que……

Le Juge. Arrêtez ; vous n’avez pas prêté serment.

Envie prêta donc serment, et reprit : Monseigneur, l’accusé, bien qu’il porte un nom fait pour en imposer, est un des hommes les plus décriés de notre pays ; il ne respecte ni le souverain, ni le peuple, ni les lois, ni les coutumes et fait tout ce qui est en son pouvoir pour pervertir les esprits en répandant certaines opinions subversives de l’ordre, qu’il appelle les principes fondamentaux de la foi et de la vertu. Il a été un jour jusqu’à affirmer, en ma présence, que l’esprit du christianisme était directement opposé à celui qui règne dans la ville de la Vanité ; et vous sentez, Monseigneur, qu’un tel propos tend à condamner tous les habitants de ce lieu, et tout ce qu’ils font.

N’avez-vous rien à ajouter ? demanda le juge.

Envie. J’en pourrais dire bien plus long, Monseigneur ; mais je crains d’abuser de la patience de la cour. Cependant, quand les autres témoins auront parlé, si l’on manque encore de preuves pour condamner l’accusé, plutôt que de le laisser échapper, je ferai une nouvelle déposition.

On appela ensuite Superstition, qui, après avoir prêté serment, s’exprima ainsi : Monseigneur, je connais peu cet homme, et je n’ai aucun désir de faire plus ample connaissance avec lui. Tout ce que j’en sais, d’après un entretien que nous eûmes l’autre jour ensemble, c’est que ce misérable est une véritable peste publique. N’a-t-il pas osé me dire que notre religion était vaine, et qu’il était impossible que par elle nous pussions plaire à Dieu ? Ce qui revient évidemment, Monseigneur, à déclarer que notre culte est inutile, que nous sommes encore dans nos péchés, et que finalement nous serons damnés. Je n’ai rien à ajouter.

Flagorneur vint après, prêta serment, et prit la parole en ces termes : Monseigneur et Messieurs, il y a long-temps que je connais cet homme, et je l’ai entendu tenir bien des propos dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Il traite avec mépris notre illustre prince Belzébuth, et n’épargne pas davantage ses dignes amis, Vieil-Homme, Voluptueux, Impudique, Vaine-Gloire, Avarice, Glouton, et tout le reste de la noblesse ; il s’est permis de dire que si tout le monde pensait comme lui, on forcerait tous ces grands seigneurs à quitter la ville. Il ne s’en est pas tenu là ; il a parlé en termes de mépris, de vous-même, monseigneur, de vous qui êtes aujourd’hui appelé à le juger ; il vous a traité de scélérat et d’impie, et s’est servi à votre sujet d’une foule d’autres épithètes de ce genre, qu’il applique indifféremment à tous les grands du pays.

Quand Flagorneur eut fini sa harangue, le Juge dit, en s’adressant à l’accusé : Apostat, hérétique et traître, as-tu entendu ce que ces braves gens ont déposé contre toi ?

Fidèle. M’est-il permis de dire quelques mots pour ma défense ?

Le Juge. Misérable ! tu es indigne de voir le jour, et tu mériterais d’être mis à mort à l’instant même ; cependant, afin qu’on ne puisse pas mettre en doute notre indulgence à ton égard, nous écouterons ce que tu as à dire.

Fidèle. Premièrement donc, en réponse à la déposition du sieur Envie, je ferai observer que tout ce que j’ai dit se borne à ceci : que les coutumes, les lois et les mœurs qui sont contraires à la loi de Dieu, sont par cela même diamétralement opposées au christianisme. Si j’ai eu tort de m’exprimer ainsi, prouvez-le-moi, et je suis prêt à me rétracter.

Pour en venir à la déposition du second témoin, le sieur Superstition, je lui ai dit, dans la conversation que nous avons eue ensemble, qu’on ne peut servir Dieu sans avoir une foi divine ; qu’une telle foi suppose nécessairement une révélation divine de la volonté de Dieu, et que par conséquent tout ce qui n’est pas conforme à cette révélation dans le culte de Dieu, procède d’une foi tout humaine, et qui ne sert à rien pour le salut.

Quant à la déclaration du sieur Flagorneur, je répète que le seigneur de cette ville, et tous ses amis, désignés par le témoin, sont plus dignes d’habiter l’enfer que ce lieu-ci, ou tout autre pays.

Alors le Juge, se tournant vers le jury, leur adressa le discours suivant : Messieurs, vous voyez devant vous cet homme qui a excité un si grand tumulte dans la ville. Vous avez entendu ce que ces respectables témoins ont déposé contre lui ; vous avez ouï aussi sa réponse et ses aveux ; c’est à vous qu’il appartient de décider s’il doit être pendu ou acquitté. Cependant, je crois utile de vous donner quelques explications relativement à notre loi.

Du temps de Pharaon-le-Grand, digne serviteur de notre Roi, des gens qui professaient une religion contraire à celle de l’état, s’étant multipliés d’une manière effrayante, on fit un édit, portant que tous leurs enfants mâles seraient noyés[11]. Un autre édit, qui remonte aux jours du grand Nébucadnetzar, autre serviteur de notre prince, porte que tous ceux qui refuseront de se prosterner pour adorer son image, seront jetés dans une fournaise ardente[12]. Enfin, il existe un édit de Darius condamnant, tous ceux qui invoqueront un autre Dieu que lui, à être jetés dans la fosse aux lions. Or, l’accusé a violé toutes ces lois, non-seulement en intention (ce qui serait déjà très-blâmable), mais aussi par ses paroles et par ses actions, ce qu’il est impossible de tolérer. La loi de Pharaon était une loi de précaution, destinée à prévenir des crimes non encore commis ; mais ici le crime est évident. Les deux autres lois sont dirigées contre ceux qui s’élèvent contre la religion de l’état, et vous voyez par ses propres déclarations que c’est ce que fait l’accusé. Je conclus donc qu’il a mérité la mort.

Le jury se retira pour délibérer. Voici les noms de ceux qui le composaient : M. Aveugle, M. Nul-Bien, M. Malice, M. Sensuel, M. Libertin, M. Entêté, M. Orgueilleux, M. Haineux, M. Menteur, M. Cruel, M. Anti-Lumière et M. Implacable. Ils conclurent tous à la condamnation de l’accusé.

Le président du jury, M. Aveugle, dit : Je vois clairement que cet homme est un hérétique. M. Nul-Bien : Qu’on fasse disparaître ce misérable de la surface de la terre. Oui, dit M. Malice, car je hais jusqu’à l’expression de sa physionomie. Je n’ai jamais pu le souffrir, dit M. Sensuel. Ni moi, dit M. Libertin, car il trouvait toujours à redire à ma conduite. Qu’on le pende, qu’on le pende, dit M. Entêté. C’est un homme de rien, s’écria M. Orgueilleux. Je le déteste du fond du cœur, dit M. Haineux. C’est un vaurien, dit M. Menteur. C’est le traiter trop doucement que de le pendre, dit M. Cruel. Débarrassons-nous-en le plus vite possible, dit M. Anti-Lumière. Dussé-je y gagner le monde entier, il me serait impossible de me réconcilier avec lui, dit M. Implacable ; concluons donc, sans plus de délais, à la peine de mort. Ils suivirent ce conseil, et Fidèle fut en conséquence condamné à être transporté immédiatement sur la place publique, pour y subir le supplice le plus cruel qu’on pourrait inventer.

Quand il eut été conduit au lieu de l’exécution, ils commencèrent par le fustiger ; ensuite ils le déchirèrent à coups de couteaux, lui jetèrent une grêle de pierres, le piquèrent avec la pointe de leurs épées, et enfin l’attachèrent à un pilier et le brûlèrent à petit feu. Telle fut la fin de Fidèle.

Dans ce moment, on aperçut, derrière la foule, un char attelé, qui attendait le pèlerin. Dès qu’il eut succombé, il fut enlevé dans ce char, et emporté au ciel à travers les nuées, aux sons éclatants de la trompette. Quant à Chrétien, on lui donna un peu de relâche, et il fut ramené en prison. Mais celui qui dispose de tout, selon sa volonté, arrangea les choses de manière qu’il échappa à la rage de ses persécuteurs ; il se sauva de prison et poursuivit sa route.

  1. Jean IV, 36 ; Gal. VI, 9 ; 1 Cor. IX, 24-27 ; Apoc. III, 11.
  2. Es. L, 7.
  3. Ps. LXII, 9.
  4. 1 Cor. V, 10 ; Jean XVII, 15.
  5. Luc IV, 5-8.
  6. Hebr. X, 33.
  7. 1 Cor. II, 7, 8 ; 1 Jean III, 1.
  8. Prov. XXIII, 23.
  9. Heb. XI, 13-16.
  10. 1 Cor. IV, 9.
  11. Exod. I.
  12. Dan III.