Le Père Brafort/1/4

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Le Siècle (série 45p. 238-241).
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IV

SOLDAT.

En 1822, environ dix-huit mois après le départ de Jean-Baptiste, Jacques Brafort, un matin, entrait délibérément à l’hôtel des de Labroie, obtenait une audience de monsieur Lebel, le valet de chambre, et lui demandait la main de sa fille. Il fut carrément et nettement refusé. Le valet de chambre avait, comme ses maîtres, des principes. Il ne pouvait donner sa fille au fils d’un buveur de sang.

Monsieur Lebel s’emporta, Jacques n’était ni d’âge ni de caractère à temporiser. Il proposa un enlèvement à Noelly. Mais la jeune fille n’osa briser si vite un lien de famille qu’elle respectait sans beaucoup en sentir le charme, et elle exigea de son amant un peu de patience.

Le pauvre garçon commençait justement à n’en avoir plus. Seul à présent, n’ayant plus sa mère pour confidente et consolatrice, ne voyant Noelly que par échappées, rarement ; découragé par les malheurs de son parti en même temps qu’aigri par le peu d’énergie des principaux chefs, nulle joie ne venait adoucir cette jeune ardeur qui se consumait elle-même, faute d’aliment. Il ne put s’empêcher, par besoin d’épanchement, d’écrire à son frère quelques mots de ses ennuis, et voici la réponse qu’il en reçut :

« Mon cher Jacques,

» J’apprends avec un sensible plaisir tu es un vrai modèle de fidélité. Ainsi donc, c’est encore mademoiselle Noelly que tu aimes, et tu aspires même à devenir son époux ? Je ne t’en blâme pas précisément. Cependant je l’avoue qu’une jeune personne avec laquelle j’aurais eu des rendez-vous ne serait jamais ma femme. Un honnête homme peut s’amuser çà et là dans sa jeunesse, mais il ne doit donner son nom qu’à une femme digne de le porter. J’aime à croire pourtant que mademoiselle Noelly a conservé la couronne de l’innocence, car je pense qu’autrement tu ne songerais pas à l’épouser ; mais ce miracle doit être dû pour quelque chose à ta propre candeur, et je ne saurais te dissimuler que de tels antécédents me chiffonnent un peu, relativement aux garanties que tu dois chercher dans le mariage. Le mariage, mon ami, est une chose sérieuse, et c’est pourquoi nous ne devons pas nous y laisser entraîner par de purs attraits de sentiments. Le bon côté de l’affaire, c’est que le bonhomme de père doit avoir pas mal économisé chez le marquis ; mais, s’il persiste à te refuser sa fille, je pense que tu sauras en prendre galamment ton parti. Une maîtresse est facile à retrouver. On croit toujours, quand on aime, ne pouvoir cesser d’aimer ; mais l’amour passe, et heureusement les amours restent.

» Je ne te citerai pas ma propre résignation à ce sujet ; car, l’amour ne se faisant guère gratis, et mes moyens m’imposant une économie rigoureuse, je n’ai eu, en quittant Paris, à rompre aucune chaîne ; ma position de commerçant d’ailleurs m’interdisait les aventures légères. Ici, le décorum n’étant pas le même, je cherche à me rattraper un peu vis-à-vis des charmantes Lyonnaises, toutefois sans préjudice du devoir et de la discipline, qui sont mon premier souci. Je te dirai, sans fausse modestie, que je suis un peu le modèle du régiment. Ma conduite m’a gagné l’estime de mes supérieurs, qui ont bientôt reconnu que je n’étais pas un soldat comme les autres, non-seulement grâce à mon langage et à mes manières, mais aussi par l’effet d’une petite anecdote que voici :

» Nous étions en promenade aux environs de la ville, quand nous rencontrâmes sur le chemin deux jeunes grisettes assez jolies, qui se montrèrent fort embarrassées d’être obligées de nous passer en revue ou plutôt de l’être par nous. Comme tu le penses bien, nous n’éprouvions pas le même embarras ; nous venions de nous débander ; mais plusieurs d’entre nous malignement firent la haie sur le passage de ces jeunes beautés et leur rendirent les honneurs militaires, tandis qu’elles, rougissantes, baissant les yeux, tout émues, filaient devant nous à pas précipités. L’une d’elle avait au bras un panier de pommes ; en se pressant ainsi, elle fit un faux pas, et une de ses pommes tomba. Je me précipitai pour la ramasser et la lui rendis en disant : À la plus belle ! — allusion que probablement elle ne comprit pas, mais qui fit éclore sur ses joues tous les rayons dont peut se colorer, en ses plus beaux jours, l’épouse du vieux Tithon. — Je revins à ma place après l’avoir saluée, et notre capitaine, le jeune vicomte de Flageolles, qui se trouvait là tout proche, me dit : « Vous êtes galant, voltigeur. Ma mémoire alors m’inspira, et, faisant le salut militaire, je lui répondis par ces vers de Virgile :

    Malo me Galatea petit, lasciva puella,
    Et fugit ad salices, et se cupit ante videri,

ce qui lui fit faire un haut-le-corps, et il me dit en me regardant des pieds à la tête : « Vous avez de l’éducation ? — Un peu, » lui répondis-je modestement. Nous causâmes. Il me cita à son tour des vers d’Horace qui sont à la mode, à cause du vieux roi, et, comme c’était de ceux que nous traduisions au collége, je pus lui donner la réplique heureusement. Nous allâmes ensuite à l’ombre d’un hêtre, sub tegmine fagi, et là, comme je lui avais dit franchement que je n’étais point un noble ruiné ainsi qu’il l’avait supposé d’abord, mais simplement le fils d’un petit fonctionnaire bourgeois, — il était inutile de spécifier la fonction, — il ne me fit point asseoir près de lui ; mais, s’étant couché sur l’herbe, il continua quelque temps de m’entretenir avec bonté. Enfin il me congédia en me disant : « Je suis bien aise que vous ayez de l’éducation, puisque vous êtes en même temps soumis et raisonnable ; cela vous servira du moins à devenir promptement sous-officier, »

» Le lendemain, j’étais nommé caporal. Depuis ce temps-là, notre capitaine me parle quelquefois d’un air poli, ce dont les autres ne sont pas mal jaloux. On m’appelle le savant. Le capitaine a bien voulu me prêter quelques livres, par exemple le Génie du Christianisme, qui est d’un style admirable et sublime, et où il y a des choses bien profondes. Cependant je ne puis oublier le tour infâme que m’a joué le vicaire de X… ; mais, à part cela, je ne fais point difficulté de reconnaître que la religion a du bon et qu’elle est nécessaire au moins pour les gens du bas peuple, pour les femmes et pour les enfants. Nous figurons ici dans toutes les cérémonies religieuses, nous portons des cierges aux processions, et nous avons de vieux soldats que cela enrage ; mais je leur dis : « Qu’est-ce que cela vous fait ? Quand les supérieurs ordonnent, il faut obéir. » Il me traitent de blanc-bec et me croient très-royaliste. Après tout, il n’y a pas de mal ; cela détourne les soupçons ; je tremble qu’on ne vienne à découvrir ce dont je n’ose même pas te parler. Et pourtant c’est bien fini. J’ai vu ici plus d’un signe auquel je n’ai pas répondu, feignant de ne pas comprendre. Crois-moi, mon cher frère, renonce aussi à tout cela pour l’occuper sérieusement de ton avenir. La France veut l’ordre et le repos. Je ne t’en dis pas plus long sur ce chapitre, bien que ma lettre doive t’arriver par occasion sûre, je tremble que ma correspondance ne soit surveillée, comme ma personne l’était à Paris. Soyons prudents.

» En somme, je ne me plains pas de mon sort et ne regrette que de ne pouvoir travailler activement à mon avenir. Mais pour laver mes folies, il me fallait le baptême de la vie des camps. Elle est assez rude, mais il y règne tant d’ordre et de régularité, qu’au sortir des agitations politiques on peut y trouver un certain charme. Je jouis de plus de paix que je n’en ai goûté pendant les six derniers mois de mon séjour à Paris ; et si je ne puis, sans trop d’orgueil, m’attribuer ce mot de Caton, qu’un homme juste luttant contre l’adversité est un spectacle digne des dieux, je puis du moins affirmer que le témoignage de ma conscience me console des revers de la fortune.

» Ton frère affectionné,

» JEAN-BAPTISTE BRAFORT. »

Qu’on juge de l’effet de cette lettre sur Jacques. Son indignation et sa colère s’exhalèrent contre son frère en épithètes furibondes et lui-même se traita de lâche d’avoir pu exposer aux insultes de cette âme vile ses pares amours. Par égard pour la mémoire de leur mère, il se promit d’abord de ne répondre à Jean-Baptiste que par un dédaigneux silence ; mais le besoin d’épancher son ressentiment le poussait, huit jours après, à lui écrire cette lettre, relativement modérée, où, si vif et si vrais que fussent les sentiments de Jacques, ils n’échappaient point dans l’expression à l’influence ambiante de madame de Krudener.

« Je n’accuse que moi d’avoir oublié que celui que la nature m’a donné pour frère fut toujours étranger à mes sentiments. Malheureux et désolé, je cherchais un ami pour m’épancher dans son sein ; au lieu de consolation tu m’envoies l’insulte, et non-seulement pour moi, ce qui ne serait rien, mais pour l’être qui est l’objet de mon culte, et qui mérite les respects du monde entier. Ah ! si ton cœur n’est fait que pour les honteux plaisirs, respecte au moins ce que tu ne saurais comprendre ; si tu te fais un jeu des plus doux sentiments de la nature, n’adresse qu’à ceux qui te ressemblent tes détestables avis. Pour moi, qui ai le respect de mes serments et plus encore des liens les plus sacrés et les plus puissants de la vie, je regarde comme un lâche et un misérable l’homme qui peut abandonner celle qui s’est fiée à sa foi et lui a sacrifié sa pudeur, et qui pour comble de barbarie, peut condamner à la misère et à l’opprobre, l’être innocent qui lui doit la vie. Eh quoi ! si une ombre de réflexion pouvait se produire en vous, cruels ! ne rougiriez-vous pas de vous-mêmes ? Quel voile assez épais peut obscurcir vos yeux pour que des liens que la brute elle-même respecte, au moins en ce qui concerne ses petits, soient ici l’objet de votre risée, lorsqu’ils sont ailleurs l’objet feint ou réels de vos respects ?

» Mais je sais trop que je ne pourrai point convaincre une âme déjà flétrie par d’abjectes satisfactions. Je te déclare seulement que je mets haut ma gloire et mon bonheur de n’avoir jamais effleuré d’une impure pensée la chaste créature dont j’eusse à l’instant perdu l’amour. Et pour en finir sur l’objet de cette lettre, le seul qui m’ait fait prendre la plume, je te défends désormais de parler d’elle et d’outrager son nom en le prononçant.

» JACQUES. »


Sur quoi les deux frères furent brouillés pour la vingtième fois, mais plus sérieusement que jamais.

Aussi ce ne fut que par un ami commun à tous deux que Jean-Baptiste Brafort apprit l’enlèvement de Noelly par son frère. Mise en demeure d’épouser un commerçant du quartier, qu’avaient séduit sa jolie tournure et ses beaux yeux, ou d’entrer dans un couvent, Noelly, craignant d’être à jamais séparée de son amant, avait consenti à le suivre. Ils étaient partis pour l’Angleterre. Là, jugeant nécessaire de revêtir d’une bénédiction et de légaliser d’un paraphe ce grand amour qui vivait en eux depuis leur rencontre, ils étaient allés trouver un prêtre d’une secte quelconque, et mariés, du moins pour l’Angleterre, ils s’adoraient dans un humble cottage des faubourgs de Londres. Jacques, tout en s’efforçant d’apprendre l’anglais au plus vite, cherchait du travail.

Dans le cercle des de Labroie, cet audacieux enlèvement avait été porté au compte, déjà si chargé, de la révolution française, et le père de Noelly avait juré de ne jamais pardonner à sa fille et de léguer tout ce qu’il possédait à de pieuses maisons.

Jean-Baptiste, sur ces nouvelles, se dit en soupirant que son frère était décidément une fort mauvaise tête, qui finirait mal et lui imposerait un jour le cruel spectacle de ses malheurs et de sa misère ; et il ne s’en proposa que plus fermement de suivre une marche tout opposée, et de se conformer en toutes choses aux lois de l’opinion, Il se livra même à cet égard aux réflexions les plus sages considérant la grande autorité que tous possèdent contre un seul. Il ne pouvait comprendre l’outrecuidance des gens qui s’avisaient de penser et d’agir autrement que tout le monde. Il oubliait en ceci que l’unité conscience ne s’additionne pas. Mais qu’importe ? En réfléchissant là-dessus ou, si l’on veut, en se donnant la peine d’y penser, il fit encore plus que ne font bien d’autres. On doit tenir compte de l’intention, et la moralité n’est pas dans le succès.

D’après ces pensées, il finit par trouver la discipline admirable et s’y donna avec une véritable ferveur, comme un croyant à son Dieu. Il eût fallu voir à quel point ses buffleteries étaient bien entretenues, ses habits brossés, et comme reluisaient son sabre et son fusil. L’horloge de la caserne eut bien de la peine à être aussi ponctuelle que lui. Ces vertus eurent pour récompense l’estime de ses chefs, le respect jaloux de ses camarades et de flatteuses distinctions. Il passa rapidement au grade de sergent et c’est en cette qualité qu’il partit pour l’Espagne, afin d’aller rétablir sur son trône le souverain légitime Ferdinand VII.

Nous l’avons déjà dit, lorsque Brafort s’était décidé à faire son temps de service, les prévisions guerrières n’étaient entrées dans ses plans qu’à un point de vue purement théorique et littéraire ; aussi fut-il très-désagréablement ému quand son régiment fut désigné pour la Catalogne ; mais, esclave du devoir, comme il disait, le sentiment du devoir lui vint en aide, et faisant main basse sur tout ce qu’il trouva de phrases à panache, de refrains guerriers et de mots ronflants, il s’en grisa de son mieux. Enfin il se battit comme les autres ; l’odeur de la poudre aidant, il s’emporta même et faillit se faire hacher glorieusement, — ce dont il nous avoua un jour, dans un accès de bonhomie, avoir eu le frisson longtemps après. Mais enfin, c’est là tout autant qu’on puisse demander, — quoi qu’en disent les bulletins officiels, — à l’humaine nature.

Jean-Baptiste fut même sur le point de prendre goût à la gloire, en y mêlant les riantes images d’un avancement rapide et d’un traitement comfortable. Il était d’ailleurs persuadé, par les assurances de ses chefs, que c’était pour le bon ordre qu’il tuait les Espagnols, et afin de leur inculquer de meilleurs sentiments politiques. Aussi faisait-il son devoir en conscience. En ces mêmes lieux autrefois, toujours pour le bon motif, l’inquisition avait brûlé ce même peuple, et les officiers français exprimaient en termes bien sentis à leurs soldats l’horreur qu’ils éprouvaient pour un fait aussi coupable. Jean-Baptiste, comme les autres, trouvait tout cela limpide et admirablement vu ; sauf quelques vieux soldats, qui n’aimaient pas les Bourbons, le moral de l’armée, comme on dit, était excellent.

Il n’était pas du tout improbable que Jean-Baptiste n’arrivait, grâce à Horace, à franchir l’abîme que la Restauration avait creusé entre le corps des sous-officiers et les grades supérieurs. Il était du bois dont on avait fait tant de généraux et de maréchaux d’empire, et avait trop de ressources dans l’esprit pour ne pas arriver à un tel enthousiasme pour la gloire et la discipline qu’il en eût réprimé tout frisson nerveux, et ce fut procuré cette ivresse de bataille, qui fait les actions d’éclat. Il avait la grande conception de l’ordre, les qualités négatives nécessaires, une bonne opinion de lui-même susceptible de s’étendre à souhait… Il était donc très-apte à faire un officier supérieur, voire même un général. Mais, comme il arrive quelquefois, ce furent les qualités mêmes qui devaient le faire réussir qui causèrent sa perte. La vie humaine d’à présent appartient davantage aux hasards des circonstances qu’au calcul des probabilités. C’est pourquoi une certaine élasticité de conscience est si utile à qui veut sûrement parvenir. Brafort ne l’eut pas ; honneur à lui ! Chaque être humain a son heure ; la niaiserie est sublime parfois.

On connaît le culte de notre héros pour l’ordre, pour la discipline, qui en procède, et pour la consigne, qui résulte de toutes deux. Pendant un séjour que son régiment fit en Castille, aux environs de Madrid, Jean-Baptiste se trouva chargé de garder, avec une petite escouade, un château seulement habité par des femmes et qui s’était soumis sans résistance aux Français. Il accomplissait sa mission avec son zèle ordinaire, tout en se permettant, à part du service, de lancer quelques soupirs à l’adresse des brunes beautés commises à sa garde. Souvent, dans la journée, les officiers français venaient au château, où ils étaient courtoisement reçus et même quelquefois retenus à dîner. Le maréchal des logis lui-même, en l’absence de ses supérieurs, était l’objet de mille attentions aimables, dont il faisait, ma foi ! le thème de ses rêveries, estimant qu’un garçon aussi bien tourné que lui valait tout au moins un colonel de quarante-cinq ans.

Un soir qu’il faisait sa ronde, occupé de ces douces pensées, tortillant sa moustache et fredonnant un de ces airs dont le refrain entrelace les myrtes de l’amour aux lauriers de la gloire, Brafort vit au milieu du crépuscule une forme opaque se glisser du côté le plus favorable à l’escalade du château.

— Qui vive ? cria-t-il aussitôt.

L’ombre au lieu de fuir s’approcha rapidement.

— Au large ou je fais feu !

— Chut ! je suis ton colonel.

— Ah ! c’est différent. Pardon, colonel ! mais le mot d’ordre ?

— Le mot d’ordre… Va-t-en au diable ! Je ne le sais plus. Mais laisse-moi passer, je te l’ordonne.

— Mon colonel, j’entends bien que c’est votre voix ; mais je peux me tromper. Et puis la consigne veut que personne ne passe sans mot d’ordre. Quand vous l’aurez dit, vous passerez. Je ne puis pas manquer à mon devoir.

— Mitraille et tempête ! je suis ton supérieur et je te commande. Obéis !

— Mille pardons, colonel ; mais je dois obéir avant tout à la discipline, qui est notre maîtresse à tous deux.

— Misérable imbécile ! je te f… aux arrêts. Retire-toi !

— N’avancez pas d’une ligne ! Ou je tire !

Au bruit des voix, les hommes de garde arrivèrent. Le colonel avait ses raisons pour n’être pas vu ; il se retira, on devine dans quelle épouvantable colère. Le maréchal des logis ne fut pas mis aux arrêts ; on le changea seulement de poste. Mais à dater de ce moment, la carrière du jeune sous-officier fut terminée, du moins quant à l’avancement ; car, au point de vue des ennuis du service, des corvées sans profit et de toutes les tracasseries dont un supérieur militaire peut accabler son inférieur, Jean-Baptiste fut amplement pourvu.

— Mais enfin vous aviez reconnu la voix du colonel ? disais-je plus tard à Brafort, lorsqu’il me racontait cette histoire.

— Assurément, j’étais bien persuadé que c’était lui quoiqu’il ne fut pas en uniforme, et même je voyais aux fenêtres du château une petite lumière qui en disait long ; mais je ne devais laisser passer qui que ce fût, qui que ce fût, entendez-vous, sans mot d’ordre. Un soldat n’a que sa consigne. C’est à la lettre qu’il doit obéir, les instructions le portent. Sans cela, tantôt pour une raison, tantôt pour l’autre, les choses en viendraient au point qu’il n’y aurait plus de discipline. On n’interprète pas un ordre, on l’exécute.

— C’est… machinal…

— Machinal, soit ; mais c’est comme cela. Ah ! poursuivait-il avec une grimace de satisfaction en mettant les deux mains dans les poches de son pantalon et en arpentant son petit salon d’un pas plus ferme, c’est comme cela ! Machinal, oui ; mais c’est l’idéal du soldat. Tot capita, tot sensus, vous savez ; l’anarchie est la perte des États, à plus forte raison, des armées. Je sais que cette aventure a brisé ma carrière, car j’étais en passe de devenir sous-lieutenant, et pourquoi pas général comme un autre, comme Bugeaud, par exemple, que j’ai connu ? Eh bien ! — et il redressait avec fierté son dos un peu courbé et sa tête blanchie, — je ne m’en repens pas, et ce serait à refaire que je recommencerais.

Fatigué de déboires, à la fin de 1824, après le retour d’Espagne, Brafort demanda un congé de six mois, qu’il obtint et qu’il alla passer à Paris. Il fit aussi un court séjour à Laforgue. Là il entendit parier encore de l’enlèvement de Noelly. Les de Labroie se trouvant alors au château, Brafort chercha vainement à voir le beau-père de Jacques ; il ne put y arriver, et on l’assura que le vieillard serait inflexible ; il avait même adopté un neveu qu’il destinait à le remplacer. Pour les jeunes époux, le bruit public était qu’ils vivaient misérablement en Angleterre, et que, signe évident de la colère céleste, ils avaient perdu leur premier enfant.

Chez monsieur Renoux, où Maximilien se trouvait en passage, Brafort avait été reçu en ami. Comme toujours, il admira la supériorité de son ancien camarade. Maximilien, qui mettait sur ses cartes : Maxime de Renoux, vêtu avec une élégance jusque-là inconnue à Laforgue, était alors étudiant en droit. Il parlait familièrement des grands personnages d’alors, et possédait le dernier mot de toutes choses à Paris et en Europe. Il eut la bonté de continuer à tutoyer Jean-Baptiste, qui lui répondait : monsieur, et le railla fort de sa conduite vis-à-vis du colonel, à qui, disait-il, Brafort eût dû plutôt faire la courte échelle.

— Et il l’aurait rendu cela, pauvre niais ! ajoutait-il en frappant sur l’épaule de Jean-Baptiste. Ne faut-il pas s’entr’aider en ce monde ? Et les petits ne sont-ils pas trop heureux quand ils peuvent passer avec les grands de ces marchés-là ?

— Mais la consigne, murmurait Jean-Baptiste, qui n’osait insister plus haut, mais dont la conscience tenait bon.

— Allons, poursuivait Maxime, si jamais nous nous rencontrons en des circonstances pareilles, c’est moi qui me charge de ton avenir, et tu n’y verras que du feu, je te le promets.

Ce jeune esprit parlait en maître ; il sentait sa destinée.

Il va sans dire que Jean-Baptiste alla visiter la Prairie et qu’il y versa quelques larmes. Aucun de nous assurément ne peut revoir sans émotion, après plusieurs années écoulées, après la perte surtout d’êtres aimés, ce coin de terre qui pour nous fut la vraie patrie.

Brafort a laissé quelques pages, sorte de mémoires, où ce souvenir est retracé ; mais l’emphase du temps, qui peut-être nous paraît guindée surtout parce qu’elle diffère du style actuel, ne nous permettrait pas de goûter le sentiment sincère qui, mêlé au souvenir des amplifications du collège, les inspira.

À Paris, Jean-Baptiste retrouva dans sa boutique monsieur Ravel, qui lui fit l’accueil le plus cordial. L’absence donne de l’intérêt aux personnes, comme le souvenir du charme aux faits, et cela pour les mêmes motifs. Puis le quincaillier avait fait un autre essai d’association qui lui avait encore plus mal réussi ; ayant eu affaire à un fripon, il ne s’en était tiré qu’avec perte. Il eût été embarrassé de rendre à Jean-Baptiste ce qui lui appartenait ; il promit donc de l’attendre et de lui céder la boutique à son retour, comme si rien n’eût été changé à leurs premières conventions.

Après deux autres années de service, Jean-Baptiste Brafort fut renvoyé dans ses foyers comme faisant partie de la réserve. On opérait alors volontiers des économies sur l’armée, et la Restauration, il faut lui rendre cette justice, malgré les attaques passionnées auxquelles elle était en butte, ne faisait pas du massacre des citoyens un moyen de gouvernement ; les choses n’en étaient pas encore là. C’était la première fois, à bien prendre (à part la grande lutte révolutionnaire où tout fut surprise, improvisation), que le principe électif national et la royauté se trouvaient en présence. Jean-Baptiste vint donc reprendre sa place dans la boutique de la rue Saint-Dominique. Il n’y avait rien de changé dans sa vie ; il n’y avait qu’un soldat de plus, et ce n’était pas chose en soi indifférente, car la vie militaire ajouta le trait précis à ce caractère, et y mit la touche distinctive qui en effaça toute indécision et le formula pour lui-même. Il rapporta du service, d’une manière plus décidée, l’observance rigoureuse des formes, le goût d’une régularité minutieuse, la passion dans les petites choses, et le culte de l’autorité. L’armée est la haute école de cet esprit, si utile aux monarchies, que tous les ans quatre-vingts à cent mille soldats libérés vont réinfuser dans la nation.