Le Père Brafort/1/6

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Le Siècle (série 45p. 246-249).
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VI

L’ÉPOUSE.

Il est temps de parler des théories conjugales de Brafort. On les devinera facilement, si l’on a bien compris déjà le fond de bonne foi, de ténacité innée et d’amour-propre naïf qui constitue ce caractère.

Bien que ses théories se rapprochassent beaucoup de celles du premier consul, Brafort n’allait pas toutefois, avec ce grand homme, jusqu’à rêver le retour aux mœurs patriarcales ; il se contentait de trouver le code parfait.

Aux yeux de Brafort, l’infériorité de la femme était un dogme. Si, pour tout le reste de la nature, l’échelle des êtres se compose d’une espèce par échelon, il en établissait deux pour l’espèce humaine, plaçant la femme au degré inférieur, à peu près à égale distance du singe et de l’homme ; ce qui ne l’empêchait nullement de donner des ailes d’ange à sa fiancée, et de placer dans les sphères célestes l’honneur de madame Brafort.

Dans ces conditions, il va de soi que, — de par la loi naturelle, aussi bien que de par le code, — le mariage doit être une monarchie. Brafort était trop sérieux pour ne pas s’être préparé par des réflexions profondes à l’exercice d’un tel pouvoir. Depuis sa rupture avec Atala jusqu’au jour de son mariage, il y avait en effet, à ses heures de loisir, pensé plus d’une fois. Cependant, quand nous disons : réflexions profondes, il est bien entendu qu’elles ne s’appliquaient pas au principe en lui-même, mais seulement à ses conséquences. C’est le mode de réflexion le plus habituel. Et puis, un souverain (né souverain, non point homme) s’avise-t-il jamais de mettre en doute le principe de son existence ! Or, au point de vue du mariage, tout homme est né souverain. Tout homme naît participant de ce droit divin, que représente ici bas l’infaillibilité du pape et du monarque.

Brafort n’était pas homme à ne point sentir cela, et il en éprouva dans son âme, à la veille de son mariage, les saisissements et les joies qui doivent à son avénement agiter toute âme de prince. Qu’on n’allègue pas les différences ; en fait, il n’y en a point. Que fait en ceci le nombre ? Chaque créature humaine n’est heureuse ou malheureuse que dans sa propre unité, et cette simple unité est tout pour elle ; de tout souverain à tout sujet, le rapport est le même et la conséquence pareille. Donc, si restreint que dût être le nombre de ses sujets, Brafort, aussi bien que Charlemagne et Napoléon, beaucoup plus que Louis-Philippe, devenait oint du Seigneur et chargé d’âmes. Il allait assumer la direction d’un ou de plusieurs êtres, absorber dans sa destinée d’autres destinées ; il se prenait au sérieux, et faisait bien, car il avait à cela, nous le répétons, autant de droit qu’un pape sortant du conclave, ou qu’un dauphin au jour de son couronnement.

Et même, s’il avait eu plus de logique et de profondeur que n’en comportait sa nature, et que n’en comporte évidemment le tempérament intellectuel des hommes de notre temps, Brafort eût compris quelle relation intime, nécessaire, existe entre ces pouvoirs de pape et d’empereur et celui qu’il se reconnaissait à lui-même en tant que mâle et chef de famille. Il aurait reconnu que la raison d’ordre, fondée sur l’autorité nécessaire d’un seul, sur hiérarchie religieuse, monarchique ou familiale, est la même à tous degrés ; qu’attaquer un de ces pouvoirs est saper les autres du même coup, et, rougissant de l’illogisme de ses contemporains qui veulent, en détruisant l’autorité au sommet, la conserver à la base, il eût renoncé à ces attaques frivoles contre l’autel et le trône où, aussi bien que d’autres, il se plaisait ; et il fût rentré, avec une complète ferveur, dans le pacte si solidement construit, si étourdiment rompu, qui faisait de la double chaîne de l’obéissance et du commandement, le système moral du monde.

Car d’adopter le système contraire, c’est-à-dire de renoncer au dogme de sa suprématie naturelle, à lui, Brafort, comme homme, à l’égard de sa femme, l’idée ne lui en fût jamais venue. Dire à quel point il y tenait est difficile. Il y tenait, à la fois, comme on tient à sa fortune et aux dons plus personnels que la nature vous a départis ; comme on tient à ce qui vous constitue une importance définie, accusée, à ce qui vous donne un titre, une valeur. En effet, sans ce brevet de royauté que lui conférait son sexe, et qui arrivait à porter ses effets surtout dans le mariage, qu’eût-il été par lui-même ? Une goutte dans l’Océan, roulée parmi les autres, sans choix et sans distinction, une simple unité, un n’importe qui, dont ni le moindre diplôme ni le moindre bout de ruban n’attestaient la valeur spéciale.

Depuis la croix de mérite gagnée à la petite école de Laforgue, et qui avait allumé dans son âme le feu sacré de l’ambition, il n’en avait point eu d’autres. Or, beaucoup de natures se sentent comme inquiétées dans le sentiment de leur propre existence, lorsqu’elles ne se voient pas affirmées par des marques extérieures aux yeux d’autrui. Brafort éprouvait le besoin secret de ne pas douter de lui-même, et le consentement des faits et des hommes lui était nécessaire pour cela. Il était donc doucement chatouillé dans sa fierté, à l’idée de posséder une double personnalité en ce monde, de devoir à quelqu’un sa protection, d’être responsable pour deux, et d’avoir sous sa tutelle, en sa possession, un être marqué de son nom, et passible de ses décisions et de ses actes.

Comprenant donc toute la valeur de ce sacerdoce (c’est le mot qu’il employait), Brafort songea d’avance à en garantir l’exercice. Il n’ignorait pas qu’il existe chez la femme, en dépit des lois et des mœurs, une diabolique nature qui regimbe contre le joug et se traduit, ne pouvant employer la force, en toutes sortes de ruses, câlineries et détours. Il relut à ce sujet tous les bons auteurs et se promit d’y mettre bon ordre, fût-ce même au milieu de la lune de miel ; car, avec tous les esprits forts de ce monde, il estimait qu’il faut prendre les choses dès le début, et mater son adversaire par des coups d’éclat.

Pendant ce temps, Eugénie envisageait la question d’un côté tout opposé. Elle avait pris au sérieux les adorations des fiançailles, elle rêvait ce rôle de favorite-reine que l’adulation des hommes présente à la femme. Comme toutes les jeunes filles, elle apportait dans le mariage beaucoup d’illusions, ne fût-ce que celles de son âge ; une confiance naïve en la vie, en l’amour, même en son mari, bien qu’elle ne le connût point, et certaine confiance aussi dans le pouvoir de ses charmes. En un mot, elle aussi voulait régner. La terre entière est encore affolée de royauté, et chacun la fonde où il peut.

Naturellement un conflit devait s’ensuivre de ces deux prétentions opposées. Il y avait encore d’autres sources de malentendu. Si peu d’élévation et de délicatesse naturelle que possède une fille de dix-huit ans, élevée dans la famille, il faut reconnaître qu’elle apporte dans l’union conjugale, de tout autres instincts de ceux d’un homme de trente ans, initié à l’amour par des courtisanes et ballotté depuis le collége par la vie publique ; tandis qu’autour d’elle tout a concouru à conserver l’innocence de la pensée ; autour de lui, tout a conspiré pour la détruire et en effacer jusqu’au souvenir. Il y a dans la vie sociale, comme dans la vie terrestre, la face éclairée et la face obscure ; seulement le côté de l’ombre dans la vie sociale est toujours le même, et ce Tartare de misère et d’infamie n’est pas le moins étendu ni le moins peuplé. Elle n’a vu que le jour ; il a vécu dans cette ombre. Non-seulement douze à quinze ans d’âge les séparent, mais douze à quinze ans d’habitudes contraires. Pour chacun d’eux, les réalités ne sont pas les mêmes ; les mots répondent à des idées différentes, ils vivent chacun dans un monde à part. Et c’était bien ainsi que l’entendait Brafort, et ce contraste lui semblait une chose admirable.

Ce ne fut pas l’avis d’Eugénie. Nous n’oserions rapporter les confidences que Brafort à ce sujet fit à ses amis ; elles seraient loin d’ailleurs de nous faire comprendre une situation dont le fond sérieux lui échappait complétement. Si forte toutefois que soit la déception. dans un jeune être, il ne peut renoncer à l’espérance, et se rattache, avec toutes les forces de conservation. qu’il possède, à tout ce qu’il peut saisir. En dehors du mari qu’elle s’est donnée, quel bonheur, avenir, quel recours peut avoir une jeune femme ? Aucun. Il faut donc, bon gré mal gré, espérer, croire, vivre en un mot, aimer si l’on peut, ou tout au moins être aimée. Eugénie reprit courage et, jetant à la mer quelques illusions, s’arma instinctivement pour la lutte.

Malheureusement pour elle, sa cause était perdue d’avance. Le mariage actuel est un combat entre deux éléments contraires, qui tendent mutuellement à s’absorber. Mais combat inégal, où la femme n’a pas seulement contre elle une personnalité rivale, mais le désavantage de l’âge, de l’expérience, de l’instruction, et de plus les lois, les mœurs, la société toute entière ; en de pareilles conditions, il lui faut pour vaincre des facultés personnelles dix fois supérieures qu’Eugénie ne possédait pas. Ses qualités, comme ses défauts, la condamnaient également. Elle avait un fonds natif de bonne foi, de douceur et de tendresse. Elle manquait d’énergie et de personnalité. Elle était étrangère à la ruse, à l’hypocrisie. Ces dernières qualités pouvaient, en des conditions si favorables, se développer ; mais pour le moment n’existaient pas.

La pauvre enfant n’imaginait que l’amour et ne comptait pas sur autre chose. Mais leur intimité ne pouvait être pour Brafort qu’un épisode galant de plus, qui seulement devait trainer toute la vie. Elle se croyait la femme et n’était qu’une femme. Assurément ce n’était pas l’amour tout sensuel et tout d’imagination que Jean-Baptiste éprouvait pour cette jolie fille, placée dans ses bras par monsieur Leblanc, qui pouvait changer ses idées et modifier ses plans. Elle pouvait lui plaire ou lui déplaire, lui rendre la vie agréable ou ennuyeuse, mais le toucher aux profondeurs de l’être, jamais ; car ceci est la puissance particulière de l’amour, et l’épouse presque toujours l’a perdue d’avance.

Les coquetteries naïves d’Eugénie parurent à Brafort très-gentilles ; mais, quand elle voulut en étendre la portée et les donner pour passe-port à ses volontés, ce fut alors que son mari, qui attendait cet instant, déploya toute sa fermeté.

C’était un dimanche soir. Les boutiquiers parisiens usaient alors très-peu de la promenade hors de Paris, que les chemins de fer ont depuis rendue facile. Ce jour-là, comme il avait plu, les deux époux avaient renoncé au dîner de famille, à Neuilly, chez monsieur Leblanc. Eugénie, vers le soir, émit le désir d’aller au spectacle ; mais Brafort allégua qu’il avait des lettres à faire assez pressées.

— Vraiment ! avait-elle dit du bout de deux jolies lèvres avancées en moue ; tu les feras demain, voilà tout.

— C’est cela ! Voilà bien les femmes ! s’écria Brafort. À demain les affaires, n’est-ce pas ? Tu sais ce qui arriva aux tyrans de Thèbes ? Je ne ferai pas comme eux.

— Non, je n’en sais rien, dit-elle ; mais, s’il leur est arrivé malheur, pour des tyrans, c’est bien fait. Je ne m’occupe pas de ces gens-là. Je veux aller au spectacle ce soir.

— Ah ! tu veux ? répéta Brafort en se redressant.

— Oui, monsieur, je veux. Pour cela, je suis un tyran et vous ne l’êtes pas.

— Je ne suis pas un tyran, répondit Brafort d’un air digne, parce que je ne veux pas l’être ; mais je ne suis pas non plus un Georges Dandin, et ce que j’ai dit est dit. Nous n’irons pas au spectacle ce soir.

— Vous êtes un méchant. Moi, je vous dis que nous irons. Je le veux !

Ces mots étaient dits avec la grâce d’un enfant qui se sent le droit d’être gâtée plutôt qu’obéie ; mais ils froissèrent vivement l’orgueil de Brafort. Il eut un froncement de sourcil olympien.

— Moi, je ne veux pas ! répliqua-t-il.

Et puis il s’assit, ferme et silencieux comme le destin. Eugénie fut émue ; mais elle affecta de ne point l’être, prit la chose en plaisanterie, et, persistant dans son projet, avança l’heure du dîner. À table, elle fut enjouée, rieuse, agaçante ; mais Brafort garda sa roideur.

— Est-ce que c’est un vrai cor dont on sonne sur le théâtre, quand ce pauvre Hernani va mourir au lieu d’embrasser sa femme ? Ce doit être bien curieux.

— Je n’en sais rien ; ça m’est fort égal. Je ne m’occupe pas des sottises de ces romantiques. Mettre sur la scène des choses pareilles, qu’on n’y avait jamais vues, c’est insensé… méprisable. Et puis, des pièces d’une immoralité !… Parlez-moi de la tragédie : Phedre, Rodogune, à la bonne heure !

— En as-tu vu jouer de ces drames ?

— Jamais.

— Alors tu ne peux pas savoir, et tu es bien heureux que je t’y mène, petit homme. Allons, lève-toi et viens vite, que je fasse ta toilette.

Elle lui offrit le bras et la joue d’un air gentil. Il prit un air glacial.

— Je croyais t’avoir dit ma volonté à cet égard. Je m’étonne….

— Mais puisque je t’ai répondu, moi, que je le voulais tout de même.

Elle disait cela d’un petit ton résolu, qui voulait encore être riant ; mais des pleurs montaient à ses yeux.

— Fais-moi le plaisir, dit-il sèchement, d’aller me chercher de quoi écrire.

La jeune femme eut un mouvement d’indignation.

— Jean-Baptiste, c’est très-mal, ce que vous faites-là, c’est très-mal !

Et son regard se voilait de plus en plus.

— Voulez-vous m’obéir ? dit-il d’un ton de maître.

Eugénie frémit et hésita. Mais elle était trop jeune, et, d’ailleurs trop indécise en toutes choses, pour oser soutenir une telle lutte. Elle jeta presque les papiers et l’écritoire sur la table et s’enfuit en pleurant.

Jean-Baptiste restait maître du terrain. Fier de son triomphe et croyant l’action finie, il se félicitait de sa fermeté, quand, au bout de vingt minutes il vit rentrer Eugénie. Elle était habillée comme pour sortir, pimpante et charmante : robe de soie, chapeau de tulle, ses bijoux de jeune mariée, un air de bravoure et de saisissement à la fois, qui la rendait fort gentille, et elle dit, en passant devant lui, d’une voix étranglée et d’un ton fort précipité :

— Puisque tu ne veux pas me conduire au spectacle, je vais trouver ma cousine et son mari, qui seront plus complaisants…

Elle perdit tout à fait la voix sous le regard terrible de Brafort. Transporté de colère, il se leva et, saisissant le bras de sa femme avec un telle violence, qu’il lui fit jeter un cri de douleur, il l’entraîna dans la chambre, en ferma la porte à double tour, mit la clef dans sa poche et vint se placer les bras croisés devant elle. Tout cela n’était pas dans son programme ; il s’était promis de garder un majestueux sang-froid, le calme de la force. Mais quoi ? Quelle plus grande majesté peut avoir la force qu’en se déployant dans toute sa vigueur ? En pareille cause, l’éloquence du poignet dépasse assurément celle de la parole.

Humiliée, vaincue, affaissée sur une chaise, Eugénie pleurait. Devant cet aveu de la faiblesse féminine, Brafort se sentit grandi de cent coudées. Il voulut alors être magnanime.

— Mon enfant, dit-il, nous irons au spectacle dimanche prochain, si tu veux être douce et raisonnable. Pour aujourd’hui, c’est impossible, et cela surtout parce que tu as dit : Je veux. Il n’y a que moi qui doive commander ici : sache bien que tu n’obtiendras rien que par la prière, et régle-toi là-dessus.

Eugénie redoublant ses pleurs, il sortit. Plus tard, quand il rentra dans la chambre, elle boudait ; il n’en tint pas compte, et, comme elle persistait, il s’emporta et la terrifia de sa violence. Le lendemain, satisfait de sa campagne, il s’applaudissait en disant :

— Voilà une bonne leçon et qui profitera ! C’est ainsi qu’il faut mener les femmes. La mienne sait maintenant à qui elle a affaire, et nous n’en serons que meilleurs amis.

En effet, Eugénie était loin d’être une héroïne. Après les premiers moments de chagrin et de révolte, elle fit ce raisonnement :

— Que puis-je gagner à me mettre mal avec mon mari ? La loi est pour lui ; il me rendra malheureuse.

Elle subit donc le joug, ne le pouvant rompre. L’ordre régna dans le ménage, selon les vœux de Brafort, et il y pût goûter les joies d’un monarque ; celle de répandre autour de lui la contrainte et celle de voir ses ordres écoutés, sinon obéis.

Seulement cette union, d’ailleurs si mal préparée, devint comme tant d’autres un duel silencieux et sournois. Si peu élevé, si peu éclairé que soit l’être humain, il n’accepte jamais sans lutte son abaissement. Des siècles de servitudes ont passé sur l’humanité, sans que la servitude ait pu devenir pour elle une seconde nature, puisqu’elle lutte toujours, et peu à peu s’en relève. L’esprit résiste à la mort comme la chair. Soumise en apparence, Eugénie garda au fond de l’âme une sourde et presque haineuse protestation. Tous les rêves qu’en dépit de la vulgarité de ce mariage, sa jeunesse avait formés ; d’ardentes bonnes volontés confuses, mais sincères, tout l’épanouissement d’une âme ignorante sans doute, mais naïve et douce, tout cela, comme des fleurs de pêcher par une gelée subite, fut flétri. Elle avait compté d’être aimée ; elle s’était flattée, nous l’avons vu, — car, aux temps où nous sommes, l’union est le plus rare des soucis, — de régner par l’amour… elle ne se voyait que possédée. Esclave, la femme l’est doublement, ce qui veut dire cent fois plus.

Sans se dire ces choses bien nettement, Eugénie les sentit assez pour que son humeur en reçut une profonde atteinte. Comme un coup frappé dans un jeune arbre y change le cours de la séve et produit d’informes rugosités, ainsi tout ce qui en elle s’élançait droit et haut vers la lumière ; confiance, amour, gaieté, reflua subitement, s’arrêta, fermenta, et se traduisit en tristesse, en aigreur, en maussaderie. Brafort en souffrit. Il aimait, comme tout le monde, l’entrain et la bonne humeur, et volontiers il eût ordonné à Eugénie d’être gaie ; mais son pouvoir n’allait pas jusque-là et se heurtait sur ce point à l’insaisissable. Il tira de ce fait la conclusion que les femmes étaient naturellement aigres de caractère, C’était aussi fort que bien d’autres jugements.

Son autorité une fois reconnue, Brafort s’en donna à l’aise de réglementer et d’ordonner. Il prit à sa charge non-seulement l’ensemble de la communauté, mais le détail, et, s’étant réservé de donner son avis sur le choix des toilettes de sa femme, il finit par imprimer à ces avis le caractère d’ordres. Eugénie ne dut jamais sortir seule. Un jour qu’elle demandait la raison de cet esclavage, et quand elle cesserait d’être ainsi gardée :

— Quand tu seras vieille, répondit-il.

Humiliée, irritée, Eugénie réagissait en dessous. À l’entendre parfois parler de son mari comme d’un étranger, on éprouvait un sentiment pénible. D’autres fois, en revanche, elle eût vivement relevé le moindre mot contre lui. Tout cela était plein d’anomalies. Sur un point, leur union était exemplaire : c’était au sujet de leurs intérêts. Seulement, comme tant d’autres ménagères, madame Brafort tint un peu large l’anse du panier… Il est si difficile de se résigner à n’avoir aucun moyen d’action personnelle ! Ces petites tromperies d’ailleurs ne nuisaient en rien à la satisfaction qu’éprouvait Brafort d’être le maître absolu dans son ménage, puisqu’il ne s’en doutait point.

Enfin, si Eugénie s’affaissa dans ses goûts, prit pour habituées de sottes commères, qui venaient causer dans la boutique en l’absence du mari ; si elle se plongea bientôt dans les commérages, les petits mystères et les petites ruses d’intérieur… ne faut-il pas vivre de quelque chose ? et doit-on accuser de gloutonnerie un meurt-de-faim qui se jette sur des aliments grossiers ? Elle avait, il est vrai, comme le disait dédaigneusement Brafort, son royaume : un coin d’un mètre carré, meublé de marmites et de torchons, où elle allait parfois monarchiser à son tour, aux dépens d’une Marion de village.

On aurait tort de conclure de tout cela que Brafort n’aimât pas sa femme et n’eût pas l’intention de la rendre heureuse. Une telle accusation l’eût fort étonné. Pouvait-il être égoïste envers elle ? N’avaient-ils pas un seul et même intérêt ? N’étaient-ils pas une seule et même chair, une seule et même âme, se manifestant, il est vrai, par l’organe de son propre cerveau à lui ? Mais c’était dans l’ordre et il ne faisait que se conformer à cet égard aux saines doctrines de son temps, qui sont encore, à quelques rajeunissements près, celles du nôtre. Il avait pour lui en ceci maints écrivains de mérite, sans compter le dominateur de l’époque, le grand Napoléon.

Dans la protection jalouse dont il entourait sa femme, il n’y avait pas que de la défiance, mais aussi de la tendresse, la crainte des embarras qui peuvent assaillir au dehors une jeune femme inexpérimentée et le soin jaloux d’écarter d’elle tout soupçon. À ce propos, Brafort ne manquait jamais de répéter, — suivant son goût prononcé pour les citations, le mot de César, mot si malheureusement appliqué pourtant, qu’il eût mérité de ne point passer à l’état de vie légendaire. Enfin tout son système de gouvernement intérieur était dicté, nous le répétons, par un idéal et une conviction sincères, Il était attaché à sa femme comme à sa propriété la plus intime ; il ne voulait que son bien, et après tout il n’alla jamais jusqu’à la vouloir séparer de sa famille, afin de l’absorber en lui, comme la créature en Dieu, ainsi que l’ont proposé depuis des philosophes amis de la liberté.