Le Père Brafort/2/2

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Le Siècle (série 45p. 281-285).
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II

BAPTISTINE.

Pendant cette revue des événements et des caractères à laquelle nous venons de nous livrer, nos personnages sont restés à table. Les mets sont fins et nombreux. Brafort boit sec et mange abondamment, et madame Brafort, malgré sa mélancolie, semble prendre un assez vif intérêt à ce détail de l’existence. Tous deux justifient à merveille leur embonpoint. Quant aux trois jeunes gens, ils participent au repas avec le même entrain et au fond la même insouciance qu’ils apporteraient à une autre occupation. Ils sont à l’âge où le plaisir suprême, celui qui crée tous les autres en les dominant toujours, sujet dont tout objet n’est que le prétexte, c’est la jeunesse. Au travers des coups de dents, s’échappent des paroles vives, animées. On cause des incidents de la journée, de riens qui les font beaucoup rire, on ne sait trop pourquoi, ni quelles réticences contiennent ces sourires des lèvres et des regards, ces flammes qui de toutes parts s’épanchent. Autour de la table ronde, en ce petit comité peu habituel (car souvent des convives attendus ou inattendus dînent chez le manufacturier), Georges est à la droite de madame Brafort et Jean à sa gauche ; Maximilie se trouve placée entre son père et Georges. Elle cause beaucoup avec son voisin, et ils sont les deux plus gais ; mais c’est à Jean surtout que s’adressent leurs regards et leurs paroles en passant par-dessus Brafort.

Brafort ne peut suivre la conversation des enfants, trop agile pour lui ; mais de temps en temps, il l’interrompt d’un ton péremptoire et profond qui impose silence, et c’est pour déclarer par exemple qu’il ne peut faire un bon repas sans huîtres, et qu’il attend avec impatience les mois qui ont des r.

— Oh ! s’écrie Maximilie, ces mois-là nous amènent l’hiver. Je préfère le mois d’août sans huîtres. Il est si beau !

Et ses regards pleins de soleil se portent furtivement sur Georges et s’abaissent aussitôt.

— Tu oublies que l’hiver est la saison des bals, dit son père, et que tu es engagée d’avance à la préfecture, chez monsieur de Reder.

— Oh ! ce n’est pas si pressé.

— Alors c’est que tu as changé d’idée, car tu t’en faisais une fête.

— Vous préférez vraiment la campagne au monde, mademoiselle ? demande Georges avec intérêt.

Maximilie rougit et semble un moment ne savoir que répondre à cette grave interrogation sur ses sentiments. Elle dit enfin :

— Oh ! je m’en faisais une fête, c’est vrai ; mais à présent je n’y pense plus.

— Voilà bien la légèreté des femmes ! dit Brafort. À propos, poursuit-il, j’ai reçu aujourd’hui une réponse de monsieur de Reder. Tu sais, dit-il à sa femme, que je l’engageais à nous faire l’honneur de venir, avec ses dames passer la journée à la campagne. Eh bien ! sa lettre est fort aimable ; il me dit que la chose n’est pas impossible ; qu’il en parlera à madame de Reder, et que si ses occupations lui permettent.

Madame Brafort parut très-émue et très-flattée.

— Mon Dieu ! dit-elle, je voudrais du moins le savoir longtemps d’avance, parce que…

— Bah ! il ne faut pas te mettre sens dessus dessous. Ce sont des gens très-simples, qui n’ont pas de morgue du tout, et remplis de vertus privées. C’est comme le roi et sa famille. Ils vivent tout uniment en bons bourgeois. Monsieur de Reder ne manque pas me prier de vous offrir ses civilités respectueuses.

Madame Brafort s’inclina.

— Il faut que vous sachiez, reprit Brafort, que l’autorité ne serait pas fâchée de me voir nommé maire à R… Monsieur de Reder me l’a laissé voir. Ils savent que je suis un homme d’ordre, dévoué au gouvernement. Toutes les fois que nous parlons politique, nous nous accordons complètement. Aussi, monsieur de Reder et le procureur général me disaient l’autre jour à Lille : « monsieur Brafort, il nous faudrait des hommes comme vous à la tête de toutes les municipalités. » J’avoue que cela m’a fait plaisir. On est toujours heureux d’être compris.

— Et apprécié, dit madame Brafort, qui aimait de son mari ce qui pouvait rejaillir sur elle et flatter sa vanité.

— Et apprécié, répéta Brafort, satisfait de la réplique. Oui, je tiens à honneur, en présence des attaques passionnées de l’esprit de désordre et d’opposition, de me ranger autour de ceux qui représentent l’élément conservateur, autour de l’homme éminent en qui cet élément se… personnifie.

Il entreprit l’éloge de monsieur Guizot.

Les trois jeunes gens gardaient le silence, Maximilie boudeuse, les deux autres sérieux et évidemment hostiles.

— Enfin, termina Brafort, quoique j’aie déjà bien assez de besogne et de tracas, j’ai répondu que j’étais au service de la patrie, et qu’elle pouvait toujours compter sur moi. Je sais d’ailleurs que cela ferait plaisir à beaucoup de gens. On doit se dévouer quand on se sent utile. Les hommes bien pensants ne sont pas toujours nombreux, et il faut bien que le char de l’État soit conduit par des automédons capables et sûrs.

Il reprit l’éloge de monsieur Guizot.

— Moi, je trouve qu’il a un défaut, dit Maximilie, que la politique excédait.

— Lequel ?

— C’est toujours le même ; on n’entend parler que de lui.

— Ah ! voilà bien les femmes ! s’écria Brafort. Elles ne veulent que changement. On est las d’entendre appeler Aristide le Juste.

— Père, dit Maximilie, ce n’est pas bien étonnant que les femmes ne s’entendent pas à la politique, puisqu’elles ne doivent pas s’en occuper.

— Elles ont pour leur part les plaisirs, les ris et les grâces, et nous le labeur, dit Brafort.

— Combien de femmes autour de nous, s’écria Jean, n’ont que labeur et aucun plaisir !

Excepté Georges, cette observation parut étonner tout le monde et l’on eut peine à comprendre.

— Ah ! dit Brafort, tu veux parler des ouvrières ? Mon cher, quand on dit les femmes, cela signifie les femmes comme il faut ; les autres n’existent pas ; et au reste, si les ouvrières sont femmes, elles ne le sont pas longtemps. J’en ai vu qui à seize ans sont de vrais boutons de roses, et qui, dès vingt à vingt-cinq ans, ne sont plus que des laidrons. Les traits s’étirent, les yeux s’éteignent, la taille s’avachit ; ça n’a plus de sexe.

— Quelle peut être la cause d’une vieillesse aussi précoce, reprit Jean d’une voix grave, sinon la misère ?

— La misère ! dit Brafort avec impatience ; c’est plutôt le manque de soin. Aussitôt mariées, elles se laissent aller…

— Elles ont des enfants et continuent le travail, c’est-à-dire font un travail double. Pas d’hygiène, aucun bien-être ; pour compenser ce double épuisement de forces, rien que des privations ; et vous vous étonnez !…

— Eh ! s’écria Brafort d’un ton irrité, qu’est-ce qu’on peut faire à cela ? Puis il y a beaucoup d’exagération. Que les ouvriers soient économes et laborieux, ils s’enrichiront ; le champ est libre pour tout le ronde. Moi aussi, je n’ai pas toujours été riche ; je suis fils de mes œuvres et n’en rougit pas. Qu’ils fassent de même. Le travail est tout.

— Monsieur, dit Georges, vos ouvriers travaillent de six heures du matin à dix heures du soir. Dans les fabriques du nord de la France, c’est l’usage. La journée de travail, non compris les heures de repas, n’a pas moins de quatorze heures et souvent seize. C’est là une somme de travail énorme et certainement trop forte. Cependant ils ne deviennent pas riches pour cela.

— Est-ce ma faute à moi si les ouvriers ne sont pas économes ?

— Admettez-vous qu’une famille puisse faire des économies sur un salaire de quinze à dix-huit francs par semaine ?

— Pourquoi pas ? Tout dépend des habitudes ; ces gens-là ont extrêmement peu de besoins, et…

— Ils ont pourtant, monsieur, les besoins communs à l’espèce humaine : manger, se loger et se vêtir, sans parler des besoins moraux et intellectuels, entièrement sacrifiés. Or, la famille ne fût-elle que de quatre personnes, il est évident…

— Mon cher monsieur, vous parlez de cela en jeune homme, c’est-à-dire que vous n’y entendez rien ; vous oubliez le salaire de la femme, celui des enfants. Dame, tout le monde doit travailler ; on est sur terre pour cela. Un ouvrier laborieux et rangé peut toujours faire ses affaires ; je ne dis pas mettre ses enfants au collège, mais enfin…

— Eh bien ! cela est fâcheux ; il devrait pouvoir les y mettre ; mais enfin, pour poser la question dans ses termes les plus nets…

Maximilie, pendant tout ce dialogue, semblait mal à l’aise, et lançait à Georges des regards suppliants qu’il ne voyait pas.

— … Je vous demanderai si tous les ouvriers pourraient devenir patrons.

— Voilà une question étrange, répondit Brafort. Vous me forcez de vous dire que ce serait une absurdité matérielle.

— Eh bien ! monsieur, la question est tranchée par cela même ; non, pour la classe ouvrière, la possibilité de vaincre la misère n’est pas une possibilité normale, régulière, mais arbitraire et accidentelle. Oui, c’est un fait indéniable dans le système actuel de répartition de la richesse, ce n’est pas le travail qui donne la richesse ni l’aisance même ; c’est le hasard, ou bien…

— Oh ! monsieur Georges, ne vous fâchez pas avec papa.

Sous ces mots soufflés à son oreille, le jeune homme s’arrêta court, et Maximilie, qui s’était penchée devant lui pour atteindre la salière, se rassit toute émue, et, tournant son visage rose du côté de la fenêtre, parut contempler attentivement les branches flottantes d’un rosier grimpant.

— Le hasard ! s’écria Brafort avec une indignation extrême. Le hasard ! En vérité, monsieur, vous devriez attendre de connaître un peu la vie. Le hasard ! Ainsi, quand un père de famille, après quarante-sept ans (Brafort y comprenait les mots de nourrice, car il avait justement cet âge), après quarante-sept ans consacrés au travail, a ramassé, de ses propres mains, une fortune à ses enfants, quand il a payé de tant de peines, de soucis et de probité, monsieur, le rang honorable et la considération dont il jouit, vous faites l’honneur de tout cela au hasard ! Voilà qui est insensé, jeune homme. Ah ! vous croyez au hasard ?… Et la Providence ! monsieur, n’y croyez-vous pas ?

Brafort, dans ce trait final, qui fut un éclair de son génie, rayonna de majesté. Lui-même se sentit superbe et ne fut pas étonné du silence de Georges, qui semblait ému et rêveur, et qu’il jugea terrassé par une réponse aussi péremptoire et aussi logique. Madame Brafort, très-admiratrice de l’esprit de Georges, toujours prompt à la réplique, jeta sur son jeune hôte un regard étonné ; puis, comme on avait fini de dîner, elle se leva et tout le monde avec elle.

Devant le silence, et probablement l’embarras du jeune homme. Brafort devint généreux.

— Allons, dit-il avec bonhomie, je vois que vous n’aviez pas réfléchi. C’est le défaut de la jeunesse ; défaut plein de charme d’ailleurs, et que regrettent malgré tout ceux qui jouissent des précieux avantages d’une plus grande maturité de jugement.

Georges, toujours muet, offrit son bras à madame Brafort ; Maximilie s’échappa dans le jardin. Jean, mécontent du silence de son ami, releva le débat avec son oncle, et, tous deux discourant, ils descendirent le perron et se dirigèrent du côté de la route, vers la grille l’entrée.

— En admettant, disait Jean, que la fortune soit toujours acquise par le travail, vous ne pouvez soutenir que le travail soit toujours récompensé par la fortune, car vous nieriez l’évidence. De ces millions de travailleurs que la nécessité courbe, de l’aube à la nuit, sur la tâche, combien arrivent seulement à l’aisance ? Un sur mille peut-être ! Quand ce serait un sur cent, votre loi n’est pas celle de l’équité.

— Parbleu ! dit Brafort d’un air suffisant, le travail n’est pas tout. Il faut encore l’intelligence, la capacité.

— Sont-ce des gens bien intelligents que messieurs Gordin, Sarault, Macarie, les plus riches fabricants de R… ? Ne trouverait-on pas parmi leurs ouvriers un grand nombre d’hommes cent fois mieux doués ? Lire, écrire, compter, entasser, voilà toute leur science ; pour tout le reste, ce sont des crétins. Non, la naissance, la position, le hasard, voilà ce qui détermine encore, presque aussi absolument qu’autrefois, le sort des êtres humains. Aux uns, les bienfaits de l’éducation, la vie facile, assurée, les joies de famille, le bien-être et le loisir, l’idéal… Aux autres, au plus grand nombre, aux nourrisseurs de la nation, aux vrais producteurs de la richesse, la misère et l’atrophie !

Brafort haussa les épaules comme pour dire : C’est ainsi, qu’y peut-on faire ? Et, comme les vapeurs de la digestion et le besoin d’une sieste agréable l’occupaient davantage que les rêveries de son neveu, il entra dans un bosquet de pampres et de clématites qui fermait le mout de l’allée, et se laissa tomber en soufflant sur un banc, qui en gémit. Quelques dernières fleurs de clématite embaumaient l’air, et le reste de la plante s’ébouriffait en floconneuses chevelures autour du berceau et e long de la grille, qu’elle masquait. Jean s’assit près de son oncle et poursuivit avec chaleur :

— Un pareil état de choses devrait-il être souffert, devrait-il être accepté ? Tous les esprits ne devraient-ils pas se tendre vers la recherche d’un état meilleur, jusqu’à ce que la loi de justice fût reconnue et appliquée ?

— Bah ! dit Brafort, tout ça, c’est des utopies comme on en fera toujours, mais comme on n’en réalisera jamais. Il y a, vois-tu, la pratique et la théorie, qui ne peuvent pas s’accorder. On se plaît aux théories, quand Ou est jeune ; mais, quand il faut agir sérieusement, on prend les choses comme elles sont, comme elles ont toujours été, et comme elles seront toujours.

— Non, non ! s’écria Jean ; la loi des choses ne peut être l’injustice. Le mal n’est pas éternel. S’il en était ainsi, la vie serait abjecte, et tout être digne la devrait quitter en la repoussant du pied. Non, la justice, le bonheur, la fraternité ne sont pas des mots ; ils sont là, sous notre main, vérités magnifiques, éternelles, prêtes former, sous le souffle de l’esprit, l’harmonie sociale. Ah ! tenez, hier encore, en traversant vos ateliers, mon cœur brûlait de cette certitude. Je voyais par la pensée mous ces fronts abaitus se relever, ces yeux éteints briller d’intelligence, et ces joues hâves et ces poitrines étroites resplendir de force et de santé ; je voyais ces pauvres femmes, à présent les pires victimes de ce qu’on appelle si étrangement l’ordre social, elles doublement écrasées, doublement nétries, frappées de tous côtés à la fois, esclaves du maître, esclaves de l’esclave ; je les voyais s’épanouir un jour dans une liberté respectée, pures, intelligentes, heureuses. Je voyais partout le travail joyeux et vivifiant succéder au travail meurtrier, car aucun être humain ne naît pour la misère ni pour l’esclavage. Tout être humain, la femme aussi bien que l’homme, l’ouvrier comme le bourgeois et le paysan, naît pour le bonheur dans la liberté.

Brafort s’était croisé les bras, avait jeté la tête en arrière, et considérait son neveu d’un air de pitié indulgente. Un rire volontairement prolongé fut d’abord sa réponse ; puis, d’un ton paterne, il traita Jean de rêveur, de fou, d’utopiste, et objecta les vices de l’ouvrier.

— Eh bien soit, reprit Jean ; mais pourquoi vices ? Vous semblez croire qu’ils justifient le système ? Ils sont au contraire sa condamnation ; car il n’y a pas là deux races, vous le savez bien. L’ouvrier, le bourgeois, sont également des hommes ; tout dépend donc de la condition, et dès lors il est évident qu’il la faut changer. N’avez-vous pas vu de ces beaux enfants, échappés à la loi d’hérédité, qui atrophie Penfant par le père, se faner et se déformer peu à peu sous l’empire d’un travail sans réparation et sans relâche ? Qu’ils ne travaillent qu’à l’âge adulte, que jusque-là ils soient largement instruits, que chaque travailleur ait à son foyer le bien-être et des heures de loisir où il puisse retremper chaque jour son esprit dans l’étude et la participation à la vie publique, et l’on verrait, dans ces conditions nouvelles, combien les travailleurs arriveraient à dépasser les oisifs en santé morale, comme en santé physique et peut-être intellectuelle… Ces accusations…

Il s’arrêta en voyant son oncle se précipiter sur la paroi du bosquet formée par la grille, en écartant vivement une touffe de clématites et de pampres, que Jean lui-même, sans beaucoup y prendre garde, venait de voir s’agiter. Les feuillages écartés découvrirent une femme appuyée contre la grille et qui se rejeta en arrière, mais sans trop de confusion. On l’eût dit plutôt absorbée par ce qu’elle venait d’entendre ; jetant à l’intérieur du bosquet un long regard, qui s’arrêta sur Jean, elle sembla bien plus occupée de compléter son indiscrétion que de l’excuser.

Cette femme portait les vêtements de l’ouvrière : aussi Brafort lui cria-t-il, sans plus de politesse et d’un ton de maître :

— Que fais-tu là ?

Elle balbutia quelques mots qu’ils n’entendirent pas, et s’éloigna en marchant sur la route.

— Pardieu ! s’écria Brafort, je ne permettrai pas qu’on m’espionne ainsi.

Et il courut vers la porte d’entrée, afin de poursuivre l’indiscrète, qui du reste avait pris, de l’autre côté de la grille, la même direction. Ils se rencontrèrent au seuil.

— Eh bien !… s’écria Brafort.

Était-ce l’audace tranquille de la délinquante, qui se présentait ainsi d’elle-même ou sa beauté peu commune ? Toujours est-il que la parole expira sur les lèvres du propriétaire irrité. Cette femme ou plutôt cette jeune fille, — car elle était mince et délicate, et paraissait fort jeune au premier coup d’œil, — avait des yeux admirables de profondeur et d’éclat, qu’une paupière aux longs cils souvent abaissés rendaient mystérieux et doux. Sous des cheveux blonds, qu’enfermait à peine un petit bonnet ruché, un front de madone. Le nez long, délicat ; la lèvre mince et triste sur de belles petites dents sans tache ; sur sa joue déjà flétrie, le rose de la jeunesse luttait contre d’envahissantes pâleurs. On devinait dans cette créature si jeune toute une odyssée déjà longue, tout un poëme de douleurs. Sa taille avait dix-huit ans à peine, son regard en avait trente. Elle tendit une lettre à Brafort en lui disant :

— C’est monsieur Briguet qui vous envoie ça. Il a dit que c’était pressé.

La lettre donnée, le regard de l’ouvrière se fixa sur Jean, qui avait suivi son oncle, et, s’abritant sous une paupière battante de timidité, y revint sans cesse. Il y avait dans ce regard l’expression d’une joie naïve, lumineuse, d’une sorte de ravissement. Pendant ce temps, elle-même était regardée par Brafort, dont la physionomie témoigna d’une satisfaction de connaisseur.

— Oh ! oh ! c’est pressé ! dit-il d’une voix ironique, mais où n’existait plus de colère, et c’est pour cela que tu t’arrêtais là-bas à nous écouter ?

Elle balbutia

— J’étais fatiguée, je me reposais.

Et rougit.

— Allons, tu es une curieuse ! Qui es-tu ? où travailles-tu ?

— Au bobinage, atelier 2.

— Chez moi ?

— Oui, monsieur, depuis un mois.

— Ah ! ah ! je ne t’avais pas encore vue, et… ma foi ! c’était dommage.

Les yeux de Brafort pétillaient en disant cela. Il reprit :

— Comment t’appelles-tu ?

— Baptistine.

— Baptistine, tout court ?

— Oui, dit-elle d’un ton un peu rauque.

— Ah ! ah ! s’écria Brafort en ricanant, un père qui a oublié de se faire inscrire. Il n’en manque pas comme cela.

Enfin il ouvrit la lettre, et sa physionomie s’assombrit tout à coup.

— Eh bien ! qu’ils y viennent, s’écria-t-il avec menace. Nous verrons qui sera le plus fort. Ah ! c’est comme cela ?

Et, paraissant alors avoir oublié Baptistine, son neveu et le reste de la terre, il s’éloigna dans la direction de la maison, les sourcils froncés et lettre ouverte dans ses mains.

Jean avait remarqué l’insistance de la jeune fille et son expression. Il devina que ses paroles du bosquet avaient été entendues ; ainsi les généreux désirs dont brûlait son cœur pour les travailleurs ses frères, une des plus déshéritées d’entre eux, cette pauvre fille qui passait, les avait recueillies, et du regard lui disait : Merci ! Jean fut profondément ému.

Ne voulant pas la quitter si vite et ne sachant comment lui parler, il hésitait ; mais, enhardie par l’expression toute fraternelle du visage de Jean et voyant Brafort déjà loin, ce fut elle-même qui prit la parole :

— Je sais bien, dit-elle, ce qu’il y a sur la lettre de monsieur Briguet, et qui ennuie le maître comme ça. Les ouvriers veulent se mettre en grève.

— Ah ! dit Jean.

Et son cœur bondit sous un élan, comme un guerrier d’autrefois, à l’idée de la bataille ; puis un frémissement le prit, et ces pensées se choquèrent dans son cerveau :

— Oui, résister, revendiquer la répartition équitable, prendre pour drapeau le droit, c’est bien ; mais… comment, par quels moyens soutenir la lute, eux dénués de tout, de pain comme de savoir, force comme d’habileté. Il réunit sous un regard la maison de son oncle, pleine de richesses, de provisions, de superfluités, la caisse du fabricant remplie de billets et d’or, et la pauvre demeure, le bouge humide, sombre, malsain, où vit la famille de l’ouvrier ; la huche vide, à remplir chaque jour ; l’âtre sans bois, le vieux tiroir où s’entassent plus de guenilles que de sous, la croche d’huile petite et presque épuisée, et l’enfant blême et morne, dont l’œil atone semble demander pourquoi la vie appelle des enfants auxquels elle ne peut donner ni air, ni soleil, ni santé, ni joie nourricière ? Il entrevit les difficultés, les malentendus, les haines, les martyres qui doivent précéder cette dernière fusion, la plus douloureuse de l’humanité, entre la caste héritière et la caste misérable ; mais, jeune et croyant, sous le doux regard de cette fille du peuple qui se fait spontanément à lui, ces prévisions funestes se dissipèrent, et, tout tremblant, il tendit la main à Baptistine en disant :

— Eh bien ! mes vœux seront avec vous ! Ah ! que je voudrais pouvoir vous aider !…

La jeune fille serra légèrement la main de Jean ; elle semblait toute stupéfaite.

— Oh ! dit-elle, je ne croyais pas que ce fût possible qu’il y eût des gens comme vous. Dites-moi votre nom.

— Jean Brafort, dit-il.

— Jean ! répéta-t-elle. Vous n’avez jamais été ouvrier, vous ?

— Non, mais mon père l’était, et il est mort en combattant pour la liberté du peuple.

Le visage de Baptistine s’éclaira d’une joie pleine d’étonnement.

— Alors, dit-elle, vous êtes ouvrier de cœur, bien que riche ; c’est très-beau cela !

— Je suis pauvre comme vous, Baptistine ; mon oncle m’a recueilli orphelin et m’a élevé.

Elle joignit les mains en répétant : Orphelin ! orphelin : et en le regardant avec une pitié si tendre, qu’il sentit en ce moment comme effacés tant de chagrins solitaires et tant d’affronts essuyés, tant de larmes amères, versées en appelant sa mère vainement. Et sous ce tendre regard de femme, où quelque maternité se mêle toujours, il ressentit au cœur une commotion âpre et douce, qu’il n’avait jamais éprouvée.

Puis il adressa quelques questions à Baptistine sur la grève ; elle ne savait rien.

— Voyez-vous, dit-elle, les ouvriers disent rien aux femmes.

— Pourquoi cela ? dit Jean vivement ; ne partagez-vous pas les mêmes épreuves ? N’avez-vous pas consenti…

— Oh ! l’on ne nous a rien demandé. S’ils cessent de travailler, il faudra bien nous arrêter, nous aussi, parce que nous ne pouvons pas travailler sans eux ; mais ils ne s’occupent pas de nous.

Jean porta la main à son front. Ce pauvre enfant jusque-là n’avait guère que rêvé ; le contact du réel lui faisait mal. Il croyait à l’amour et à la justice, et découvrait cette loi d’égoïsme et non d’amour en vertu de laquelle chaque droit qui se lève ne voit que lui-même et foule aux pieds le droit qui le suit, lui qui décompose le dogme si simple et si pur de la liberté humaine en une série de revendications successives, dont la dernière seule sera complétement juste, parce qu’elle ne trouvera au-dessous d’elle aucun esclavage à sanctionner.

— Oh ! c’est mal, dit-il douloureusement. Cela est mal !

— Oui. reprit la jeune fille, vous pensez aux femmes, vous !

Elle rougit, non pas de pudeur, mais d’émotion, en attachant sur lui un regard clair, enthousiaste et reconnaissant ; puis elle ajouta :

— Vous êtes le premier que j’aie entendu parler comme cela.

Jean fit un pas vers elle et, lui serrant affectueusement la main.

— Je suis sûr, lui dit-il, que vous avez déjà beaucoup souffert ?

Elle baissa les yeux, une ombre s’étendit sur son visage et elle parut vouloir répondre ; mais elle fit seulement un profond soupir, et bientôt après, relevant ses paupières humides, elle dit à Jean ce seul mot :

— Merci !

Puis elle s’éloigna rapidement.

Jean resta longtemps immobile et rêveur à la même place ; puis, se retournant lentement, il s’enfonça à petits pas, la tête penchée, dans les allées solitaires, qu’emplissaient les ombres du soir. Il était vivement ému de cette entrevue et surtout d’être entré en relation, pour la première fois, avec des êtres et des choses dont il se préoccupait avec passion déjà depuis des années. À cette époque, les idées socialistes agitaient puissamment les esprits ardents et généreux, et cependant n’excitaient encore chez les autres ni inquiétude ni haine ; car elles semblaient appartenir, pour longtemps du moins, au domaine paisible de la théorie, non pas pour Jean toutefois, une de ces consciences rares pour lesquelles croire est agir.

Aussi chaste que sincère, le souvenir de sa conversation avec l’ouvrière et l’image vibrante à ses yeux de cette belle fille agitaient délicieusement son cœur, sans troubler son imagination. Il éprouvait seulement un ardent désir de lui venir en aide, à elle comme à tous ceux qui souffraient avec elle, et il s’épuisait en projets que déconcertaient amèrement le sentiment de son impuissance et la certitude que son oncle n’écouterait ni ses prières ni ses conseils au sujet de la crise qui se préparait.

Quelques minutes après le départ de Baptistine, le tilbury du maître franchissait de nouveau la grille et filait au grand trot sur la route de R… La nuit tombait, mais on distinguait encore les objets à quelque distance. À mi-chemin, le tilbury dépassa une femme qui suivait à pied la route, et aussitôt il s’arrêta. Derrière lui, s’arrêtait au même instant la voyageuse inquiéte ; mais de la voiture partit une voix impérieuse, qui pourtant daignait mêler à son commandement quelque douceur indulgente :

— Eh bien ! ne voyez-vous pas que je vous attends ? Venez donc !

Elle approcha.

— Ah ! ah ! la belle enfant, c’est comme cela qu’on file, sans savoir s’il y a une réponse. Monte, j’ai à te parler.

— Mais…, dit-elle.

— Pas de mais ; monte vite.

Elle obéit. Le cheval reprit le petit trot, mené d’une seule main, car le bras gauche du conducteur venait d’enlacer la taille de la jeune fille.

— Oh ! monsieur ! dit-elle.

Un gros rire lui répondit.

— Allons ! allons ! tu es trop jolie pour être pimbêche. C’est singulier ! je ne t’avais pas encore vue, mignonne. Est-ce un tour de ce c… de contre-maître ? Hein ! dis ? Je lui revaudrais cela.

— Non, il ne m’a rien dit. Il est avec Joséphine, et moi, je ne veux pas… Ah ! laissez-moi ! dit-elle en se défendant contre des baisers.

Mais lui, toujours riant, ne tenait aucun compte de sa résistance.

— Laissez-moi, répéta-t-elle en le repoussant si fort cette fois que la main qui tenait les rênes fut violemment ébranlée.

Le cheval fit un écart. Un épouvantable juron terrifia la pauvre fille.

— Petite mijaurée ! veux-tu que nous nous fâchions ? (Il arrêta le cheval) Tiens, nous voici aux premières maisons. Descends. Mais n’oublie pas de venir me trouver demain, dans mon cabinet, à deux heures.

Il l’embrassa de nouveau, puis la laissa descendre. Quelques minutes après, Brafort entrait dans R…, où l’appelaient le souci de recueillir de nouveaux renseignements au sujet de la grève annoncée et le désir de s’entendre avec les autres patrons.