Le Père Brafort/2/6

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Le Siècle (série 45p. 306-322).
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VI

L’INCESTE.

Jean avait reprit ses cours d’adultes chaque soir. Après le chagrin mortel qui l’avait frappé, de cette jeune sœur enlevée à son affection, presque à son estime, et de ce coup porté à son ami, c’était la consolation la plus efficace pour lui que ces communications avec des pauvres, qu’il pouvait, de ce côté-là du moins, enrichir. Les liens d’amitié déjà formés entre eux et lui s’étaient renoués avec joie du côté des ouvriers, avec transport du côté de Jean, dont toutes les émotions étaient profondes. Pendant les trois semaines de l’absence du professeur, les écoliers, obéissant à ses recommandations, n’avaient pas perdu leur temps ; il s’étaient enseignés réciproquement le peu qu’ils savaient ou du moins l’avaient répété ensemble, et des progrès s’en étaient suivis. Baptistine surtout s’était distinguée : ses condisciples avaient beaucoup avancé, grâce à ses leçons, et elle-même désormais lisait avec une facilité, une sûreté étonnantes. Elle était triste pourtant, et ne reçut pas les félicitations de Jean avec la joie qu’il s’attendait à voir éclater sur son visage. Qu’avait-elle ? Jean se le demanda bien souvent ; car il s’intéressait vivement à elle, et ce pâle et beau visage venait souvent au travers de ses pensées, en détourner le cours ; mais il n’osait interroger Baptistine à ce sujet, et d’ailleurs ils ne se voyaient jamais que pendant la classe.

Un soir, qu’après le cours fait aux ouvriers, — le cours pour les femmes avait lieu le premier, — il retournait seul et à pied, comme d’habitude, à la campagne de son oncle, il vit, dans les rues désertes de la petite ville, une forme de femme, enveloppée d’une mante noire, glisser devant lui. Le froid était vif, la nuit claire et belle ; la lune éclairait, beaucoup mieux que des réverbères trop espacés, la rue étroite, bordée de pauvres maisons, la plupart éteintes, à côté desquelles çà et là se dressait, noir sur le ciel gris, un squelette d’arbre fruitier. Au bruit des pas de Jean qui résonnaient sur le sol, la femme se retourna, sa marche se ralentit, et Jean arriva bientôt près d’elle. À la seule grâce de son mouvement lorsqu’elle tourna vers lui son visage, il reconnut Baptistine.

— C’est encore une longue route que vous avez à faire par un pareil temps, dit-elle, et si tard ! Oh ! mais vous n’avez point à craindre de mauvaises rencontres.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Parce que le monde vous aiment[1].

— On est trop bon pour moi, répondit le jeune homme. Je donne bien moins que je n’ai reçu. Le trésor des connaissances humaines n’appartient-il pas à tous et ne devrait-il pas être également partagé ? Mais vous, Baptistine, c’est vous surtout qui pourriez craindre d’être seule dehors à cette heure.

— C’est vous qui en êtes la cause, monsieur Jean.

— Comment cela ?

— Depuis que je vous connais, moi aussi je voudrais être bonne. Je viens de visiter une malade où j’ai passé la nuit dernière, et, comme elle est mieux, je rentre chez moi.

— Ah ! s’écria Jean, c’est bien cela ! Merci pour elle et pour moi, Baptistine !

Et spontanément, il tendit la main, attendant celle de la jeune fille. La petite main sortit de dessous la cape et resta dans la main de Jean.

— Si j’ai bien fait, dit alors Baptistine d’une voix émue, j’en suis bien récompensée, puisque je vous trouve seul un moment ; j’avais besoin de vous dire…

Elle s’arrêta.

— Quoi ? demanda Jean.

— Oh !… c’est que je n’ose plus… à présent. J’avais pourtant cela sur le cœur… j’aurais tant voulu vous consoler…

— Me consoler ! De quelle peine, ma chère enfant ?

— Est-ce que… vous n’avez pas eu tout dernièrement une grande peine ? Du moins on l’a dit.

— Oui, répondit Jean, pensant à Maximilie… En effet, mais comment sait-on ?…

— Alors c’est vrai ? dit Baptistine.

Et, retirant sa main, elle se mit à pleurer.

Ces pleurs semblèrent étranges au jeune homme ; il soupçonna quelque malentendu, et pressa la jeune fille de questions, afin de savoir si réellement elle connaissait la cause de son chagrin, au sujet de Georges et de sa cousine, ce qu’il ne pouvait croire. Mais une timidité invincible semblait paralyser la voix de Baptistine. Deux fois, elle essaya de parler, et deux fois sa voix s’éteignit dans un sanglot. Inquiet de tant d’émotion, voulant en savoir la cause, Jean réitéra sa prière avec plus d’instance. Baptistine sembla faire un héroïque effort.

— Eh bien ! dit-elle rapidement et toute éperdue, en posant sur son front ses deux mains tremblantes, on dit que vous étiez amoureux de votre cousine et que vous êtes bien malheureux…

Sur ces mots, sa voix s’éteignit dans une sorte de gémissement, et elle voulut fuir ; mais Jean la retint par un mouvement dont lui-même ne fut pas maître, et, la rapprochant de lui et, la regardant avec une expression exaltée, que la déclaration ne comportait point.

— Ce n’est pas vrai, s’écria-t-il, ce n’est pas vrai ! Je n’ai jamais été amoureux de ma cousine.

Baptistine ferma les yeux. À la lueur de la lune, sur son visage entouré des plis du capuchon noir, Jean crut la voir pâlir, et, craignant qu’elle ne se trouvât mal, il passa le bras autour d’elle. Tout à coup il vit les yeux de Baptistine se rouvrir et fut ébloui de rayons. À ce moment, le temps et le lieu disparurent ; s’il faisait jour ou s’il faisait nuit, où il se trouvait, il ne le sut point et ne chercha pas de longtemps à le savoir. Il se rappelait seulement que Baptistine, après lui avoir dit bonsoir d’une voix douce et d’un accent inexprimable, s’était éloignée. Et maintenant il se retrouvait tout enfiévré sur la route, ne sentant de lui-même que son cœur, qui battait très-fort, et sa pensée.

C’était la première fois que Jean subissait l’influence d’un regard de femme. Jusqu’alors il n’avait jamais ressenti près d’elles qu’une douce et chaste fraternité. Mais aussi n’en avait-il guère connu que d’heureuses, et cette âme si noble et si tendre ne devait se donner tout entière sans doute que dans le milieu qui l’attirait le plus fortement, celui des pauvres et des méprisés. Quand il eut repris assez de calme pour considérer la situation, il se trouva doublement heureux. Il aimait Baptistine et il en était aimé. C’était bien. Sa vie se déroulait devant lui, toute conforme à ses principes. Il vivrait pauvre, courageux, utile ; ses frères malheureux n’auraient pas à suspecter sous son luxe une arrière-pensée à l’égard de leur misère, et rien n’entacherait lasincérité de son dévouement et de son amour pour eux. Elle l’aimait ! Ah ! tout le cœur du jeune homme se fondait de reconnaissance ! Combien il la trouvait bonne, confiante, généreuse ! Elle avait deviné combien il serait fier, lui, de cet amour que tant d’autres à sa place auraient dédaigné… ou flétri. Et puis elle venait de lui rendre ce droit de cité parmi les humbles qui lui était cher et que lui avait enlevé la vaniteuse bienfaisance de l’oncle Brafort. Il rentrait avec elle dans sa vraie famille, au vieux foyer nu et vide, mais sacré. Non qu’il regrettât l’instruction qu’il avait reçue ; il en était heureux au contraire pour lui et ses frères, qu’il aurait éclairer et mieux défendre. Il ne regrettait que les différences iniques établies entre les hommes, et, s’élevant non-seulement au-dessus d’elles, mais couvrant d’une mansuétude suprême toutes ces erreurs de l’esprit qui, plus volontaires, seraient des crimes, il embrassait l’humanité tout entière d’un amour plus immense et plus ardent.

Peu de jours après, un matin de janvier, tandis qu’au dehors tombait la neige, que dans l’atelier de Brafort les roues tournaient, les courroies glissaient, les métiers battaient, que tout le monde était à son poste, depuis le maître et ses employés jusqu’au petit ouvrier de huit ans qui noue les fils de ses doigts rougis, dans le cabinet du patron régnait une chaleur douce, ouatée d’un demi-tour mystérieux. Par la fenêtre, en face de la porte matelassée, un soleil trouble essayait bien de jeter quelques rayons au travers des vitres doublées de petits rideaux de mousseline ; mais, devant la seconde fenêtre, les grands rideaux de damas vert étaient soigneusement tirés, et toute cette partie de la pièce, plus sombre, semblait en même temps plus comfortable. Un grand feu brûlait dans la cheminée, mirant ses flammes dans le vernis des meubles et dans l’acier de la caisse. Prés de la cheminée, au fond, sur le divan, dans une attitude pleine de désinvolture, Brafort se tenait près d’une jeune femme, à demi-couchée sur les coussins, et qui y cachait son visage. Sur celui du manufacturier, s’étalait un sourire de faune. Il se leva, se rajusta devant une glace, fit entendre une sorte de toux prolongée qui ressemblait à un ricanement, et se rapprocha de la jeune femme en fixant sur elle un regard lascif.

Ce n’était point cependant un doux abandon que révélait la pose de cette femme ; c’était plutôt un abattement profond, celui de la douleur même, d’une douleur sans voix, sans regard, sans protestation, parce qu’elle est sans espoir. Elle semblait tombée, plus qu’affaissée, tombée comme on l’est au fond d’une honte, au fond d’un abime, inerte, ne se soutenant d’aucun soin, d’aucun effort, et n’ailant point jusqu’à terre, seulement parce que les coussins se trouvaient là. Brafort se rassit près d’elle, jeta sur elle un nouveau sourire, et, la touchant, lui dit :

— Est-ce que tu dors ?

Elle tressaillit, se releva en l’écariant de sa main, et montra son visage. C’était Baptistine. Elle avait les yeux rouges, le regard fixe, et paraissait inconsciente du désordre de son corsage, qui, demi-ouvert, laissait voir une gorge éblouissante de finesse et de blancheur,

— Tu deviens gaie comme un enterrement, reprit-il avec un geste plus que familier.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle ; je ne veux plus être votre maîtresse, je vous l’ai dit.

— Alors tu veux quitter R…, car tu ne trouveras d’ouvrage nulle part ailleurs, je te le jure.

Elle ne répondit pas d’abord, puis murmura sourdement :

— Cela vaudrait mieux, oui, cela vaudrait mieux, si je pouvais.

— Je te le répéte, s’écria-t-il en colère, si tu as quelque galant, il en apprendra de belles sur ton compte, et, si c’est pour lui que tu m’abandonnes, je te réponds qu’il ne courra pas après toi. Allons, sois gentille ; ne suis-je pas bon pour toi, petite sotte ? Je ne suis vraiment que trop bon ? C’est à toi que je fais donner les meilleures pièces, tu as eu de l’ouvrage pendant la grève. Tu en auras tant que tu voudras.

Il plongea la main dans son gousset, et en tira ure pièce de cinq francs qu’il fit tomber, en lutinant, dans la gorge de Baptistine. Elle la retira vivement, la laissa rouler par terre, et s’empressa, en dépit de lui, de rattacher son corsage. Dans ce débat, deux grandes lettres tracées en coton rouge sur le coin de la chemise, attirèrent les regards de Brafort, J. B. Cela le frappa, car c’était son propre chiffre ; il fit une aimable plaisanterie là-dessus, et demanda :

— Que veut dire ce J ?

— Jeanne-Baptistine, répondit-elle. C’est le nom que m’a donné, en me jetant à l’hospice, la malheureuse qui m’a passé son malheur.

Brafort ne répondit pas. Elle rattacha sa robe, puis son fichu, se leva et marchait vers la porte, quand il cria tout à coup :

— Ton âge, dis-moi ! Quel âge as-tu ?

Elle se retourna, et le vit debout, très-rouge, et les yeux inquiets.

— Vous le savez bien, dit-elle ; j’ai dix-neuf ans.

— La date, la date ? c’est la date juste qu’il me faut !

Elle soupira en prononçant comme avec regret :

— 10 septembre 1829.

Brafort poussa un cri sourd, et tomba sur le divan en voilant son front de ses mains.

Ce cri fut entendu de Baptistine au moment où elle franchissait le seuil, mais ne l’arrêta pas ; car elle n’était point l’amante de cet homme. Il resta seul.

Quelques minutes après, quand Brafort ôla ses mains de son visage, à le voir ainsi marbré, hagard, défiguré, on l’eût cru malade ou fou. Il se leva, inarcha dans son cabinet à pas convulsifs, s’arrêta, poursuivit sa route, chancela, se prit la tête à deux mains ; puis, comme saisi de folie, la frappa contre le mur, et alors, étourdi, glissant par terre, il martela le sol de ses poings en gémissant. Honteux de ce transport et craignant d’être entendu, il se releva, marcha lentement vers le divan, et, au momont de s’y asseoir, tout à coup recula commo devant une vision horrible, et enfin alla tomber, à l’autre bout la pièce, dans un fauteuil.

— Oh ! non, non ! dit-il enfin, non, c’est impossible ! Je ne puis pas être criminel à ce point-là ; non ! Comment done ? moi ! mais je suis un honnête homme, et le ciel ne serait pas juste de m’avoir infligé cet épouvantable…

Tout geignant et sanglotant, la lèvre pendante et les yeux gonflés, il s’agenouilla en s’appuyant sur le bras de son fauteuil, joignit les mains et murmura :

— Mon Dieu ! faites que ce malheur ne soit pas arrivé, mon Dieu !… Je suis un pécheur, je le reconnais ; mais je n’ai point commis de crime ; mon Dieu, faites que cet affreux soupçon ne soit pas une vérité !

Et, tout soufflant et suant, il se remit sur ses pieds, se rassit dans son fauteuil, et crut, comme il l’avait lu dans beaucoup de livres, qu’il se sentait plus calme après avoir prié. Alors il songea qu’il devait faire quelque chose pour l’église et tit vœu de reconstruire l’autel de la Vierge, qui laissait beaucoup à désirer. Ce n’est pas qu’il fût sûr du tout que la Vierge… mon Dieu, non ; mais dans l’embarras on s’en prend à ce qu’on peut.

— Un hasard étrange, se dit-il ensuite, voilà tout ! Combien sont nés pendant ce mois-là.

Cependant ce nom lui revenait comme un battement de marteau dans la cervelle : Jeanne-Baptistine !… Et cette date lui grinçait aux deux oreilles à la fois : 10 septembre 1829. Oui, c’était bien quatre mois et demi après le jour où Atala lui avait dit : Ton enfant vient de s’agiter en moi, Jeanne-Baptistine !

Un instant, les superstitions de sa jeunesse vinrent l’halluciner, et, jetant les yeux sur le divan, il crut y voir glisser une forme hideuse et entendre un rire satanique. S’il n’est pour les incestueux, pour qui donc l’enfer ? Il sentit qu’il devenait fou, prit son chapeau, sortit à grands pas de la fabrique, et se mit à marcher, tête nue, par un froid glacial dans la campagne.

Il savait bien après tout, cet homme, qu’il avait semé dans le monde, au hasard de ses grossiers désirs, plus d’une orpheline ou d’un orphelin. Il savait que la plupart des enfants trouvés deviennent des voleurs ou des bandits ; il savait de reste ce que devient une fille sans père ni mère, et qui ne possède au monde que son travail et sa jeunesse. Il savait et ne savait pas ; car le préjugé a d’étranges ténèbres. De tels maux et de telles misères ne comptaient pas à ses yeux, puisqu’ils faisaient partie, suivant lui, de l’ordre inévitable des choses ; mais que ces faits, si bien préparés pour l’inceste, l’eussent amené, voilà, voilà où était le crime, le malheur, le désespoir, ce qui l’eût rendu pour lui-même le plus méprisable des êtres, et dont le doute seul le poussait presque à devenir fou. Quand il rentra chez lui, l’altération de ses traits effraya sa femme. Il se mit au lit, mais n’eut que des rêves et des cauchemars sans sommeil, presque le délire. Il sentit qu’un tel état ne pouvait se prolonger sans aboutir à une maladie ou pis encore, et résolu de découvrir à tout prix l’enfant d’Atala, prétextant des affaires pressantes, il partit pour Paris le lendemain.

Son premier soin fut de demander à Maxime l’adresse d’un policier capable de filer une piste, non pas à travers les rues, mais, ce qui était plus sérieux, à travers vingt ans. Maxime réfléchit quelque temps, prévint Brafort que cela lui coûterait cher, et donna l’adresse. Puis, désirant savoir de quoi il s’agissait, il questionna son ami, dont l’agitation ne lui avait pas échappé. Ce ne fut pas sans peine que Brafort se décida à le satisfaire ; mais que pouvait-il refuser aux instances de Maxime ? Il en vint donc, après mille réticences inintelligibles et tout suant de honte, à lâcher l’épouvantable confession. Elle n’était pas achevée, que Maxime partait d’un éclat de rire.

— Eh quoi ! mon cher, tu te permettrais de marcher sur les brisées d’Œdipe, roi de Thèbes ? Ce serait antique et royal.

Cramoisi d’indignation, et pour la première fois outré contre Maxime, Brafort se leva :

— Je pensais, dit-il, trouver dans votre pitié quelque appui ; mais vous ne savez que railler mes cruelles angoisses…

Maxime, tout surpris de voir son humble vassal regimber pour la première fois, se hâta de l’apaiser.

— Mon ami, lui dit-il, c’est parce que je suis bien persuadé que ce malheur n’est qu’une chimère de ton imagination que je puis plaisanter ainsi.

Et lui serrant la main, il ajouta d’un ton pénétré :

-Tu calomnies la Providence ; elle ne peut se jouer si cruellement d’un aussi parfait honnête homme que toi.

Brafort ne vit pas le coup d’œil oblique dont ces paroles furent accompagnées, et la gaieté folle qu’il inspirait à son excellent ami ; il fut touché, attendri, et partit, un peu reconforté par ce billet à vue tiré sur la Providence et contre-signé par Maxime.

L’adresse qu’il avait reçue portait : Cabinet d’affaires de monsieur Bâtard, rue Saint-Lazare, n°… Il fut reçu par un monsieur parfaitement mis, de manières froides et polies, dont le nez long supportait des lunettes d’or. Brafort ayant expliqué l’objet de sa demande, monsieur Bâtard froidement inscrivit l’adresse donnée : mademoiselle Atala Varot, rue de l’Estrapade, 25, ouvrière, 1829. Puis, relevant la tête.

— C’est difficile ! Une ouvrière, ça peut disparaître sans que personne s’en aperçoive et ait intérêt à le constater. Cependant… je suis venu à bout de choses plus ardues ; revenez dans huit jours.

— Ma position, monsieur, m’oblige de vous recommander le plus grand secret, dit Brafort.

Monsieur Bâtard se redressa.

— Monsieur, ma maison est une maison de confiance, la maison même de la discrétion, monsieur. J’ai entre les mains les secrets de neuf cents familles des plus honorables de Paris ; je suis le gardien, monsieur, de la sécurité domestique. J’ai sauvé la réputation d’un nombre infini de femmes, de jeunes filles, et l’honneur de bien des maris. J’ai ici plusieurs antichambres, monsieur, et aucune des personnes qui viennent me consulter n’est exposée à de fâcheuses rencontres. Madame votre femme peut-être va vous succéder ici ; elle peut venir me charger, monsieur, de savoir vos faits et gestes, et elle les saura, monsieur, moins la démarche que vous faites en ce moment ; car les secrets que l’on me confie, monsieur, sont les seuls, — je dis les seuls, — qui soient à l’abri de mes révélations ; de même, monsieur, si vous désirez savoir ce que fait madame en votre absence, vous le saurez. Je sers tout le monde, monsieur, et je ne trahis personne ; vous pouvez compter sur moi.

Brafort, épouvanté, salua bas et sortit.

Ces huit jours lui parurent interminables. En vain chercha-t-il à s’étourdir ; s’il y parvenait un instant, le doute qui le torturait revenait tout à coup, plus lancinant, plus cruel, interrompre le sourire commencé sur ses lèvres, arrêter sa parole ou détourner ses yeux de l’objet qui les avait fixés un moment. Honteux de la confidence qu’il avait faite à Maxime et, malgré ses excuses, redoutant sa raillerie, il ne put se décider à retourner chez lui. Les affaires qu’il avait données comme prétexte à son départ n’existaient point ; il n’avait d’autre ressource que la curiosité, le plaisir, et se trouvait incapable de les ressentir. Il erra dans Paris comme une âme en peine. Le théâtre ne put le distraire. Dans cet étalage de mauvaises mœurs, qui fait le fond du répertoire, Brafort trouvait mille allusions à son triste cas. Malgré son respect pour les classiques, il ne mit pas le pied à la tragédie, où l’inceste joue souvent un rôle. Il eût pu retourner à R… mais ne le voulut pas. Ces lieux, « théâtre de son crime, » lui faisaient horreur. Cependant sa solitude dans Paris le laissait livré tout entier à sa cruelle pensée ; elle en vint à l’halluciner. Il se crut regardé avec mépris dans la rue. Lisait-on sa honte sur son front ? Et il marcha sombre, le chapeau enfoncé sur les yeux, jetant autour de lui des regards défiants, arrivant ainsi, en effet, à attirer les regards et de plus en plus troublé. Il marchait à la folie.

Hors de lui, épuisé de tourments et d’insomnie, un soir, dans un café du Palais-Royal, il chercha la force ou l’oubli, dans les liqueurs et se grisa. Puis il sortit, un peu trébuchant. Autour de lui, Paris flamboyait ; les voitures, courant avec leurs lumières, lui semblaient des monstres fantastiques ; l’ivresse, comme un voile sur ses yeux, décomposait les rayons et faisait, pour lui, danser les objets dans un brouillard lumineux. L’air froid lui serrait les tempes ; ses oreilles bourdonnaient, sa pensée s’était endormie, et il chantonnait.

Il traversa la cour du Louvre, suivit le quai et s’engagea sur le pont Neuf. Mais peu à peu le froid le dégrisait et en même temps il se sentait dans les jambes une lassitude extrême ; il s’assit dans un des demi-cercles, sur le banc de pierre, et appuya sur le parapet son front brûlant.

Mais, à mesure que les vapeurs de l’ivresse se dissipaient, le démon intérieur se réveillait, et Brafort sentait de plus en plus profondément sa morsure. Alors il s’attendrit sur lui-même, se dit qu’il était bien malheureux, et se prit à pleurer. Quoi ! se voir frappé d’une telle honte et d’un tel malheur, lui, un homme honorable, considérable ! même, pouvait-on dire, un de ces industriels de qui dépendent la fortune et la prospérité de la France, honoré des fonctions administratives, élu de sa ville, et beau-père d’un grand seigneur ! Lui ! devenu un de ces coupables que poursuivait l’antique Némésis, odieux à lui-même, chargé d’un de ces forfaits épouvantables qui passent en légende pour l’effroi de l’humanité ! Séducteur et amant de sa propre fille !

Il sanglotait et accusait la fatalité comme eût fait un Œdipe ou un Atrée. Car, encore une fois, ce n’était pas d’avoir abandonné son enfant qu’il s’accusait ; ce n’était pas de l’avoir jetée sans appui dans la vie, et vouée d’avance à l’outrage et au déshonneur ; ce n’était pas d’avoir abusé de la misère de jeunes créatures pour les flétrir ; il n’accusait que ce hasard qui avait amené dans ses bras sa propre fille, et c’est ce hasard seul qui faisait de lui un criminel.

Que veut-on ? N’avait-il pas été élevé comme le sont encore les générations actuelles, dans les doctrines de la grâce, du péché originel, des répartitions monarchiques et providentielles, de l’arbitraire à toutes doses ? et il était de ces champs fertiles où la semence ne tombe pas en vain. Tous d’ailleurs, ne gardons-nous pas plus ou moins, le pli de nos impressions premières ? Qui serait tenté de le nier, qu’il contemple le gâchis de ce siècle, fruit superbe de l’éducation antique appliquée au développement des principes nouveaux.

Dans sa douloureuse exaltation, Brafort en arrivait à des imprécations sur le ton d’Oreste, quand il entendit un bruit léger derrière lui. Quelles que fussent ses préoccupations, comme il avait avec la réalité des attaches profondes, il y rentrait toujours facilement. Devenu attentif, il sentit le frôlement d’une main qui se glissait dans sa poche ; il saisit cette main vivement, et, subitement remis par la secousse en possession de toutes ses forces et de toutes ses facultés, il lutte contre le voleur, et le collant contre le parapet, le réduisit à demeurer immobile.

Pendant la lutte, des jurons énergiques échappés à l’agresseur prouvaient qu’il avait compté sur une proie facile.

— Eh ! le b…, pas si ivrogne qu’il a l’air !

Se voyant maitrisé, il garda le silence quelque temps ; puis tout à coup une voix grêle et lamentable, qu’on eût dit une voix de rechange, se fit entendre :

— Eh ! mon bon monsieur, c’est la première fois ! La misère, voyez-vous : j’ai pas mangé depuis deux jours. Donnez-moi un petit sou et lâchez-moi.

À la lumière tremblante du bec de gaz voisin, Brafort considéra son voleur. C’était un garçon petit, rachitique, presque bossu, à qui l’on eût donné pour la taille quatorze ou quinze ans, et dont le visage flétri, rusé, diabolique, en accusait trente. Il était vêtu d’habits sordides et feignait de larmoyer.

Brafort, oubliant sa propre criminalité, assuma l’air austère d’un juge :

— Effronté voleur ! vous ne méritez aucune pitié. N’avez-vous pas de honte de voler au lieu de travailler ?

— Eh ! mon bon m’sieur, je suis pas feigniant, allez ; mais le travail, ça rapporte rien. J’ai trois p’tits enfants !… hin ! hin ! hin !

— Tout ça, ce sont des mensonges ; je vais vous conduire au poste.

— Quéque vous voulez qu’y z’y fasse le poste ? Y n’y peut rien. Pis que j’vous dis que c’est la misère !

— La prison l’apprendra…

— De vrai qu’on s’y instruit ; mais j’aime mieux le grand air tout d’même. Voyons, lâchez-moi.

Et il essaya de se dégager, mais en vain. Alors il redoubla ses supplications, qui finirent par attendrir Brafort.

— Voyons, dis-moi la vérité ; qui est-tu ?

— Je m’appelle Jean-Baptiste.

Brafort eut un mouvement de dégoût en face d’un tel homonyme, et répéta :

— Jean-Baptiste qui ?

— Jean-Baptiste tout court, parbleu ! Mon père était un particulier qui a eu peur de payer des mois de nourrice, et ma mère, la pauvre femme, est déjà vieille, et son métier n’va plus.

— Quel âge as-tu ?

— Bientôt vingt ans ; mais j’ai pas peur de la conscription, moi. J’sis pas assez ben fait pour me faire tuer ; j’reste pour faire des enfants à la patrie.

— Ton état ?

— Dame j’fais un peu de tout à l’occasion. Voulez-vous me donner de l’ouvrage ? T’nez, m’sieur, faites une bonne action. Aidez moi à me retirer de la misère. J’demande pas mieux, allez, que d’être honnête homme. C’est si beau l’honnêteté ! Donnez-moi de l’ouvrage, m’sieur, et le bon Dieu vous bénira !

Brafort était encore sous le coup d’un attendrissement combiné d’ivresse et de chagrin ; il se dit qu’il ne devait pas repousser une telle prière. Ayant donc adressé à son prisonnier un sermon pathétique, sur les avantages de la bonne voie et du droit chemin, il le lâcha à lui donna son adresse, en lui recommandant de venir le trouver le lendemain. Maxime était qu conseil d’administration d’une société de patronage, et peut-être Brafort pourrait-il, par son entremise, retirer du vice le malheureux que la Providence peut-être…

Il songeait ainsi en s’en allant, et heureusement sans tourner la tête, car il eût vu l’espoir de sa charité se livrer derrière lui au pied de nez le plus triomphant que puissent exécuter de concert les bras et les jambes d’un voyou parisien.

Le lendemain était le jour fixé pour les révélations de l’agent d’affaires. Brafort y courut. Le protecteur des familles, toujours solennel, prit en le voyant un petit cahier.

— Voici, monsieur, le résultat de nos recherches : La personne indiquée sous le nom d’Atala Varot, dentelière, qui habitait, en 1829, rue de Lille, se retrouve un an après sur les registres de la Pitié, avec cette mention : Anémie, lait tari, excès de travail.

— Et l’enfant ? demanda Brafort.

— L’enfant ? Il existait un enfant, puisqu’il est question de lait tari ; mais vous n’avez pas parlé de l’enfant, et ceci nécessiterait une autre recherche.

— Je pensais….

— Elle sort, au bout d’un mois, un peu rétablie ; mais nous la retrouvons sur les mêmes registres, trois mois après. Rechute. Maintenant, monsieur, deux ans s’écoulent pendant lesquels nous ne pouvons dire ce que devient Atala Varot. Vous concevez, après tant d’années, qu’il ne s’agit plus de se renseigner chez les concierges ou dans le voisinage, surtout pour une personne de si mince valeur. Nous n’avons donc plus d’autres ressources que les tableaux de recensement. En 1832, le nom d’Atala Varot, sans profession, âgée de vingt-cinq ans, s’y trouve accolé à celui d’un peintre de décors, domicilié rue Vavin. Il s’agit évidemment d’un ménage concubinaire.

— Et l’enfant ? demanda Brafort.

Il n’y a pas d’enfant ou, s’il y en a un, il n’habite pas sous le même toit. Je vous l’ai déjà dit, c’est une recherche à part. Nous passons au second recensement, cinq ans après : Atala Varot, piqueuse de bottines, vingt-sept ans, chez Bonifas Pincras, cordonnier, rue de Vaugirard. Troisième recensement : Atala Varot, vingt-neuf ans, balayeuse de rues, partageant le domicile de Samuel Crammer, balayeur. Quatrième recensement : Atala Varot, trente ans, maison de toléance, n°…, boulevard de la Villette.

— Trente ans ! s’écria Brafort, ce n’est pas cela ; elle doit en avoir plus de quarante.

— Ne faites pas attention à cela, monsieur ; c’est un fait général qu’à chaque recensement, de cinq en cinq ans, les femmes n’ont vieilli que de deux années ; — tout au plus, quand elles n’ont pas rajeuni. — Voilà, et maintenant nous nous sommes assurés de l’existence de la personne en question à la dernière adresse indiquée. Vous pouvez la voir, si vous le désirez, dès ce soir.

— Une maison de tolérance ! exclama Brafort.

— Je vous aurais dit cela d’avance, monsieur, si vous m’aviez précisé le caractère, l’âge, les moyens de la personne. Cette expérience nous guide beaucoup dans nos recherches. Il n’y a qu’un certain nombre de voies ouvertes à la femme hors mariage. Si elle a du talent, joint à de l’habileté, c’est la fortune et une belle retraite pour la vieillesse. Le talent sans prudence conduit à fortune d’abord, à l’hôpital ensuite. Sans talent, mais avec de l’habileté, fortune sûre, provenant le plus souvent d’héritage capté. Enfin, pour les femmes comme celle-ci, les plus nombreuses, qui n’ont que la jeunesse et peu de ressources dans l’esprit, les péripéties de l’existe ce ne diffèrent que par le nom de leurs associés. Cela descend infailliblement, avec Page, du fils de famille ou du jeune commis, au balayeur ou au chiffonnier, jusqu’à la maison numérotée. Voici, monsieur, votre note. Je suis toujours à votre disposition. Désirez-vous qu’un de mes agents vous accompagne ce soir boulevard de la Villette ?

Brafort accepta l’offre, paya la somme ronde qui lui était demandée, et sortit. Il se sentait la tête malade et le cœur brouillé, sans savoir trop pourquoi. Il revoyait dans son souvenir cette Atala, autrefois si bonne et si belle, et ne pouvait sans doute s’empêcher de la plaindre, si méprisable qu’elle fût, ce qui prouve combien il était bon.

De retour à son hôtel, il reçut la visite de son voleur de la veille, qui, soumis et repentant, écouta d’un air pénétré de nouvelles admonestations, manifesta la plus grande joie de pouvoir espérer un asile et du travail, et toucha profondément le cœur de Brafort par la vivacité de sa reconnaissance et les dispositions excellentes qu’il manifesta. Pendant cette conversation et au beau milieu d’une période, un grattement se fit entendre à la porte.

— Entrez, dit Brafort après avoir achevé sa phrase.

Mais la porte ne s’ouvrit pas et rien plus ne bougea.

— C’est rien, dit avec assurance le jeune drôle, c’est seulement qu’on a marché là haut.

Bientôt après, Brafort le congédia, en lui donnant rendez-vous à trois jours de là, et en lui remettant un peu d’argent et force nouvelles exhortations. Le jeune homme s’essuya les yeux, baisa les mains de Brafort et laissa celui-ci fort touché.

— Il n’est vraiment pas si difficile de ramener au bien ces malheureux, se disait le digne manufacturier ; il pensait aussi tout bas qu’apparemment, sans s’en douter jusque-là, il avait une éloquence de missionnaire.

Puis il retomba dans l’idée qui l’absorbait, et la fièvre le prit dans l’attente de l’arrêt qu’il devait entendre le soir même. À l’heure convenue, l’agent vint le prendre ; ils montèrent dans une voiture et se dirigèrent vers la Villette. Chemin faisant, un malaise saisit Brafort à l’idée de se faire reconnaître d’une maîtresse abandonnée, d’une pareille créature, mère d’un enfant à lui, et il lui vint des sentiments de prudence que son anxiété l’avait empêché jusque-là de concevoir. Il pria donc l’agent de ne révéler ni son nom ni son adresse, et de lui montrer simplement Atala Varot, sans donner à penser à cette femme qu’elle fût l’objet d’une recherche préméditée. Ils descendirent aux abords de la maison, renvoyèrent le cocher et se promenèrent sur les trottoirs. Çà et là quelques malheureuses allaient et venaient, effrontées et provocantes ; l’agent les regardait sous le nez et passait. Plus loin, sous les arbres du boulevard, une femme vint de leur côté, jupe relevée, la jambe tendue, et les frôla du coude en riant ; rire plein de notes fausses toutefois, et, sous cette attitude, un affaissement qui se trahissait par l’effort.

— C’est elle ! murmura l’agent à l’oreille de Brafort, et il s’éloigna.

Voyant s’arrêter l’homme qui restait seul, la malheureuse vint se pendre à son bras.

Après quelques propos, elle voulut l’entraîner à la maison ; mais Brafort prétexta le besoin de prendre l’air quelque temps encore, et comme ce soir-là, par la douceur de sa température, était de ceux qui font penser au printemps, il la fit asseoir sur un banc, près d’un réverbère. Il la regardait en cherchant dans ses souvenirs, et la retrouvait peu à peu comme on retrouve un palais dans une ruine. Elle était affreusement peinte ; ses beaux cheveux d’autrefois, si blonds, étaient noirs, hélas ! maintenant, d’un noir rougi. C’étaient encore les mêmes traits, mais dépourvus de ce qui leur donnait tant de charme. La douce flamme de cet œil bleu, qui l’avait soufflée ? Cette bouche, autrefois si tendre et si vraie, qui lui avait imprimé ce pli d’amertume et de fausseté ? Pureté, douceur, tendresse, tous ces rayonnements avaient disparu. Cette créature, autrefois animée du feu que les hommes appellent divin ou sacré, joie, beauté, chaleur, force, parfum, véritable vie des mondes, n’était plus qu’une chair. Qui avait commis ce meurtre des meurtres, qui avait tué cette âme ?

Et cependant, quand Brafort fit à cette femme des questions directes sur elle-même, elle parut agitée et le regarda fixement. Embarrassé de son rôle vis-a-vis d’elle et ne sachant plus quel prétexte donner à ses questions, Brafort, inspire par la conversion qu’il se flattait d’avoir faite le matin même, se posa en moraliste et en philanthrope. Représentant à cette femme l’infamie de sa condition, il l’engagea vivement à en sortir, lui offrit de l’aider à entrer dans un couvent, et demanda en échange sa confiance et son histoire. Un ricanement s’échappa des lèvres flétries de la prostituée.

— Vous croyez que c’est par goût que j’ai pris ce métier là ? C’est une idée. Et bien sûr vous en êtes tout indigné, vous ? Pas vrai ?

Elle eut en disant ce vous un accent qui troubla Brafort. Il reprit :

— Vous avez été mère, peut-être ?

— Tu crois ? répondit-elle avec un strident éclat de rire.

Il eut peur sans savoir pourquoi, car enfin nul ne pouvait rien lui dire. Aux côtés de cette femme, il était dans son droit d’homme à qui la loi ne reproche rien. Mais, comme il lui fallait à tout prix arracher le secret terrible qu’il était venu chercher là, il poursuivit : Dites-moi la vérité ; je veux vous venir en aide. Tu me fais perdre mon temps, qui n’est pas à moi.

Brafort tira dix francs de sa poche, les mit entre les mains de la prostituée, et dit :

— Je vous en promets dix autres, si vous répondez franchement à mes questions.

Elle sourit de nouveau d’une manière étrange.

— Que voulez-vous savoir ?

— Votre vie… afin de vous décider, si je puis, à racheter vos désordres.

— Seriez-vous devenu prêtre ? Eh bien ! interrogez-moi.

— Comment êtes-vous arrivée ?… Je vous ai déjà demandé si vous aviez été mère ?

— Oui.

— Ah !… Combien d’enfants ?

— Un seul,

— Un ! cria-t-il, un ! Garçon ou fille ?

Et il attendit, la gorge serrée.

— Un garçon, dit-elle.

Un cri que la prudence comprima rendit un son rauque dans la poitrine de Brafort. Il faillit suffoquer. La montagne qui l’étouffait s’enleva comme par enchantement, et il se trouva si léger qu’il se crut lancé dans le vide et que la tête lui tourna. Atala le regardait fixement. Au bout d’un instant, un peu remis, Brafort éprouva le besoin de s’assurer plus positivement qu’il était bien délivré de l’horrible cauchemar qui le torturait depuis dix jours.

— Ainsi vous avez un fils ? de quel âge ?

— Dix-neuf ans passés, du mois de septembre 1829, un bel enfant de naissance, mais vous êtes venu bien tard pour l’élever.

Et d’un brusque mouvement, elle enleva le chapeau que Brafort tenait enfoncé sur ses yeux, et le regardant, tout effaré qu’il était de ce geste et de ces paroles, elle dit en ricanant :

— Vous avez joliment changé ; mais pourtant je vous remets bien, allez, et tout de suite j’ai reconnu votre voix.

Il voulut nier et, dans son trouble, ne songeant qu’à fuir, il essaya de reprendre son chapeau. Mais elle refusa de le lui rendre, et, de peur d’esclandre, il attendit. D’ailleurs il était si bouleversé par toutes ces secousses qu’il sentait ses jambes fléchir ; il se rassit.

— Et vous aussi, dit-elle, vous m’avez donc reconnue ? Ah !… Il y a longtemps… et, pendant tout ce temps, je vous ai maudit, tenez ; oni, c’est vous, le plus de tous, qui avez été mon bourreau !

Il se taisait. Elle reprit :

— Oui, je vous aimais. Pourquoi ça ? Je n’en sais plus rien ; mais enfin je vous aimais. Et vous m’avez si brutalement laissée là, enceinte… l’enfant et moi. Je n’avais jamais été méchante ; eh bien, vous m’avez mis la haine dans le cœur. Oui, j’ai bien souffert. Ah ! que j’ai pleuré ! J’avais comme du vitriol dans le sein. Mon fils était beau pourtant, le pauvret ; il ne demandait qu’à vivre ; il était assez fort, mais il criait toujours. C’est qu’il était nerveux, me dit le médecin, et il dit aussi que c’était parce que j’avais eu trop de chagrin. Alors l’enfant a toujours été vif et colère comme ça, mais…

Brafort fit un mouvement ; elle le saisit par la manche, et sa maigre main sembla de fer.

— Eh bien ! vous vous êtes donc souvenu de nous apparemment ; vous êtes venu le chercher ? ou bien est-ce par hasard ?… Mais vous seriez trop sans cœur, si, maintenant que vous savez où il est, vous refusiez de l’aider un peu, le pauvre enfant. Il n’a que moi, et je suis bien lasse ! Moi, j’ai tant eu de mal ! ah !… Et lui donc !… vous ne le trouverez peut-être pas bien grand ni bien fort, mais… ce n’est pas sa faute ni la mienne. On ! il a été bien baisé, bien choyé, bien dorlotté… mais pendant six mois seulement. Après… il a fallu le mettre aux Enfants-Assistés, puisque je ne pouvais plus… Je l’ai repris, je le voulais garder, moi ; mais les hommes… ils veulent bien faire des enfants ; mais les élever, non-pas. Aussi, pour avoir la paix, il a m’a fallu le placer, le pauvre petit !… Oh ! les cœurs durs, voyez-vous, il y en a tant ! Il a été traité durement, battu… jamais on ne pourrait croire comme on rend les enfants martyrs en ce monde !… Il était bon autrefois… On l’a fait devenir méchant, — méchant, c’est trop dire ; je sais qu’il n’est pas méchant, moi qui le connais bien… Je vous jure au contraire que c’est un bon enfant, un peu rude seulement et diable… mais c’est qu’il a tant d’esprit. Et puis, malgré tout, il m’aime, et quelquefois il m’embrasse d’un cœur… Tenez, si vous voulez rendre le petit heureux, je vous pardonnerai tout… je vous aimerai !… Oh ! de loin, soyez tranquille ! Je sais… Le temps d’autrefois est mort, pour moi comme pour vous. Je ne demande rien, que de voir l’enfant quelquefois… et quand même vous exigeriez…

Elle se mit à se tordre les bras et à crier. Sous le déchirement de sa passion maternelle, sa figure, inerte et flétrie l’instant d’avant, était devenue tragique, empreinte d’une sombre grandeur. De ses yeux rougis, qu’on eût dits prêts à verser des pleurs de sang, s’épanchèrent des larmes corrosives, qui glissèrent lentement le long de ses joues plâtrées et vermillonnées en les sillonnant de raies étranges.

Si Brafort n’eût été travaillé en sens divers par ses impressions, il eût pu nommer attendrissement les tiraillements nerveux que lui faisaient éprouver la voix et les paroles d’Atala ; mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir, au point de vue de sa considération, un grand malaise de telles accointances et de telle paternité ; d’autre part, et par dessus tout, il ressentait la joie d’être délivré de son crime. Cependant il sentit la nécessité de prendre un parti prudent en cette détestable affaire.

Écoutez, dit-il à Atala, vous savez que, pour rien au monde, je ne consentirai à me compromettre pour d’anciennes folies de jeunesse que tous les honnêtes gens répudient. Je ne vous dois rien légalement, ni à vous ni à votre fils ; vous ne pouvez absolument rien exiger de moi. Cependant je consens à m’occuper, par intermédiaire, du sort de ce garçon, s’il veut travailler, être sage, rangé, et se rendre digne de ma sollicitude ; mais à une condition expresse, c’est qu’il ne saura point que je suis son père. Si vous commettez cette indiscrétion, je lui retire immédiatement tout appui, car j’ai une famille et ne puis permettre, à aucun prix, qu’on y porte le trouble et l’inquiétude. Ce sont là des choses sacrées… que vous ne pouvez comprendre, mais que vous devez respecter.

Ayant dit ces paroles d’un ton solennel et pénétré, Brafort, se leva, se redressa, souffla longuement, et se sentit de nouveau content de lui-même, sûr de sa voie, le même Brafort enfin qu’auparavant. Débarrassé du poids énorme qui menaçait de l’entraîner dans la foule ignoble des criminels et des maudits de ce monde, il reprenait sa place au premier rang avec l’empressement d’un liège qui revient sur l’eau. La fatalité, en le respectant avait fait son devoir, et il rentrait dans s la vie qui lui était propre, celle d’un homme posé, considéré, rectiligne, fait pour donner des leçons et n’en pouvant recevoir, juge et non accusé ; d’un homme si imprégné de la sagesse de ce monde, qu’il en suivait naturellement les lois, et que sa conviction et sa conscience étaient identiques. Et l’on conviendra qu’un tel homme, en parlant à cette prostituée, en promettant des bontés au fils de cette créature, faisait là un de ces actes rares et touchants de condescendance qui siéent aux hommes supérieurs. Il le sentait bien et son ton le disait parfaitement, lorsqu’il ajouta en tirant son portefeuille :

— Donnez-moi l’adresse de ce garçon.

Atala le regarda, comme si elle ne comprenait point, et lorsqu’il répéta : son adresse ? elle répondit :

— Il n’en a pas !

— Il n’en a pas ! s’écria Brafort, mais alors… c’est donc un vagabond ? un vaurien ?

Il remit son portefeuille dans sa poche avec un grand geste d’indignation et fit un pas…

Mais Atala se précipita vers lui, les mains jointes.

— Ne l’abandonnez pas ! Oh ! ne l’abandonnez pas ! Ce n’est pas ma faute !… ni la sienne !… Il a été si malheureux !…

— Donnez-moi votre adresse, vous, je vous l’enverrai.

— Jamais ! s’écria le commerçant avec dignité. Jamais ni vous ni lui ne pouvez avoir mon adresse. Je sais trop ce que je dois… J’ai la vôtre… cela suffit.

Et, comme elle cherchait à le retenir, il lui échappa et se mit à courir vers une station de voitures de place qui se trouvait à quelque cent pas. Elle courut après lui l’appelant avec des exclamations entrecoupées, et gagnant. sur lui ; car le digne manufacturier, gêné par son ventre, courait fort mal. Ils arrivèrent ainsi presque en même temps à la station, Mais, au moment où Brafort se jetait sur le premier fiacre en regardant derrière lui, Atala se tapit derrière une colonne, le laissa monter, prit le numéro de la voiture, monta dans une autre et le suivit jusqu’à son hôtel.

Brafort arrivait assez effaré chez lui. Un autre saisissement l’y attendait. Sa malle se trouvait au milieu. de la chambre, des vêtements traînaient sur le parquet. Au premier coup d’œil, l’idée d’un vol le saisit. Il voulut ouvrir sa malle, elle était forcée ; deux mille francs avaient disparus.

Peut-être, à la suite de tant d’autres émotions, un vol, de même importance relative, eût-il laissé un pauvre insensible ; mais chaque faculté a des instincts de conservation en rapport avec sa puissance active. Brafort fut bouleversé : il cria, mit l’hôtel sens dessus dessous. Les garçons interrogés déclarèrent qu’il n’était venu personne, excepté l’un de ces jeunes gens que monsieur avait reçus le matin. Ce jeune homme avait la clef de monsieur et venait chercher ses gants. Des dénégations. de Brafort et des affirmations des gens de l’hôtel, il résulta que le jeune drôle en voie de conversion, reçu le matin par Brafort, était monté, en compagnie d’un camarade que Brafort n’avait pas vu, et qui sans doute, pendant la conversation à l’intérieur de la chambre, avait pris l’empreinte de la serrure ; que le soir, le même drôle, dix minutes après la sortie de Brafort, était arrivé dans l’hôtel en courant, tenant à la main une clef en tout point semblable à celle que Brafort avait emportée, et avait monté quatre à quatre l’escalier, en disant que monsieur avait oublié ses gants. Il avait bien un peu tardé à descendre, mais pas assez toutefois pour éveiller les soupçons.

Brafort courut chez le commissaire. Au regret d’avoir perdu son argent, se joignit un vif dépit d’avoir été joué par ce drôle et d’avoir si mal placé ses bienfaits et son éloquence. Chemin faisant, avec cette promptitude de généralisation qui constitue la logique de beaucoup d’esprit, il se promit de ne plus croire désormais au repentir d’aucun coupable ni à la moralité d’aucun pauvre. Au bureau de police, il donna signalement du malfaiteur avec la plus grande précision, induisit, supposa, enfin instruisit l’affaire avec le zèle et l’habileté que déploirait un magistrat dans sa propre cause.

Cette aventure l’obligeait de rester quelques jours de plus à Paris ; mais il avait le cœur si léger désormais qu’il ne fût pas fâché de s’amuser un peu avant de reprendre sa tâche ordinaire. Il alla voir Maxime, lui dit en riant que la fille se trouvait changée en garçon, visita quelques connaissances bien posées et quelques objets curieux, et passa les nuits au spectacle et au bal de l’Opéra. Il s’était fait prêter de l’argent par Maxime, et réservait sur ses plaisirs cinq cents francs qu’il voulait déposer, la veille de son départ, entre les mains de monsieur Bâtard, l’agent d’affaires, à l’intention du fils d’Atala et pour l’aider à se faire un sort.

Un matin il reçut avis que son voleur était pris, et l’invitation de passer au parquet à telle heure pour la confrontation. Il en fut tout réjoui ; ses indications et ses promesses avaient réussi, car il avait déposé cent francs de prime pour l’agent qui opérerait cette capture, et il avait presque regretté à cette occasion de ne pouvoir réendosser les buffleteries ; car maintenant qu’il se savait, sans aucun doute possible, un honnête homme, il reprenait contre le crime et les criminels, — gibier de masse profondément étranger à l’espèce des honnêtes gens, — toute son indépendance et toute son ardeur.

Brafort était au parquet à l’heure indiquée, et dès qu’il vit le jeune drôle qui, les mains enchaînées, baissait la tête, il s’écria : C’est lui ! En vain le malfaiteur voulut nier ; que pouvaient ses dénégations contre la parole d’un homme d’honneur, d’un homme tel que monsieur Brafort, grand manufacturier, maire de R…, chevalier de la Légion d’honneur ? Les dépositions des deux garçons de l’hôtel achevèrent d’établir de façon surabondante la culpabilité du jeune malfaiteur, et l’un des agents qui le gardaient dit à Brafort d’un air aimable :

Allez, son affaire est sûre ; lui en voilà pour quinze bonnes années !

Le prisonnier entendit ces mots, jeta sur Brafort un regard louche, et secoua ses menottes avec désespoir.

— Jeune homme, lui dit Brafort, je vous avais offert le moyen de mener une vie honnête par le travail. Vous ne l’avez pas voulu ; vous avez indignement abusé de la bonté et de la confiance d’un honnête homme. Vous serez puni, et vous l’avez mérité !

En méditant sur cette perversité, il revint chez lui. Une femme voilée l’attendait au seuil de l’hôtel. Elle s’approcha. C’était Atala.

— Il faut que je vous parle, dit-elle, absolument.

— Retirez-vous, imprudente ! répondit-il sourdement, ou je vais de ce pas à la police.

— Mon fils, votre fils est en prison, reprit Atala. Deux mots seulement, je vous en supplie. C’est dans cet hôtel…

Brafort se sentit frappé d’un grand coup ; saisi de stupeur, il fit monter Atala dans sa chambre, et là, tout blême, il demanda :

— Comment s’appelle votre fils ?

— Comme vous, répondit-elle, Jean-Baptiste. Ô mon pauvre enfant !

Brafort tomba sur son siège et frappa la tête de ses mains !

— Oh ! s’écria-t-il… un voleur !…

— Que voulez-vous ? dit-elle ; rien en ce monde pour lui, tout aux autres ! Le pauvre enfant, il a tant souffert ! Moi, je n’ai jamais volé ; mais, en le voyant manquer, j’avais des rages pourtant, et je me disais : Ceux qui ont tout à eux seuls, et qui rient, dansent et jouissent en face de nos misères, ne sont-ce pas eux, les voleurs ? Malgré tout, ma main se retirait d’elle-même des choses qui étaient à d’autres. C’est que mon père et ma mère m’avaient élevée honnêtement, tandis que lui je n’ai jamais pu l’embrasser qu’à la dérobée, et il a eu tant del mal ! il a été si aigri, si malheureux !… Oh ! dites-moi si vous pourriez le sauver !

— C’est impossible !

— Impossible ! Non, cela ne peut pas être impossible. Il est si jeune ! Il n’a pas vingt ans ! Il faut parler aux juges. Songez donc on pourrait le condamner à dix ans, quinze ans de travaux forcés, lui prendre toute sa jeunesse. Là, sans liberté, sans air, presque sans lumière, et durement traité, lui qui aime tant à courir… où il veut. Mon Dieu ! il n’a que la liberté : ce serait infâme pourtant de la lui prendre ! Oh ! je vous en prie, je mourrais sans le revoir ! C’est mon fils. J’irais bien le réclamer, moi… mais… hélas ! ils me jetteraient dehors avec mépris. Si bas qu’il soit, je lui ferais encore tort ! tandis que vous… vous pourriez le protéger, le sauver ! Comment ne le voudriez-vous pas ? car enfin vous êtes son père !

Brafort se leva.

— Êtes-vous folle ? Pensez-vous que j’irai me déshonorer en avouant un pareil fils ! Moi ! non, non ! J’en rougis de honte, et je le renie. Ce misérable n’est pas mon fils !

— Il l’est, je vous le jure, il l’est ! Voyez son âge… Vous savez bien… vous ne pouvez pas en douter. C’est votre devoir de le sauver.

Elle se traînait à genoux.

— Malheureuse ! vous ignorez… Tenez, c’est cette malle qu’il a brisée. Il eût été capable de m’assassiner. Arrière ! vous et lui, vous n’êtes que la lie de la société. Laissez-moi, j’ai horreur de vous !

— Ah ! c’est toi qu’il a volé : tant mieux ! tant mieux ! Tu lui devais assez pour cela… Bon ! le petit n’est point voleur ! Ah ! vraiment !… Eh bien ! quand même il t’aurait assassiné. Qu’est-ce que tu as fait ! toi ? Ne lui as-tu pas donné la vie ? N’est-ce pas bien pis ? La vie pour souffrir ; pour être méprisé, pauvre, misérable, affamé, battu ; pour grelotter dans l’ombre et le froid, à côté du soleil des autres, pour n’avoir dans le cœur plus rien que du fiel ! Oh ! assassiner est plus honnête. Ah ! nous te faisons horreur à toi ! À qui la faute ? Ne m’avais-tu pas promis le bonheur, l’amour ; et puis qu’as-tu fait ? Tu m’as jetée dans la boue. Eh bien ! le petit t’aurait tué, qu’il aurait bien fait ; tous les pères tels que toi devraient être voles et assassinés par les malheureux qu’ils ont mis au monde !

Elle s’était relevée, et, furieuse, épouvantable, elle marchait sur lui, forte de sa haine. Elle était comme l’animal acculé dans sa tanière et qui, fort ou faible, n’a plus autre chose à faire que mordre et déchirer. Que pouvait craindre une pareille femme, tombée au dernier degré de l’abaissement et du malheur ? quelle punition pouvait la frapper ? quel bien restait-il à lui ravir ?

Brafort le sentit ; il eut peur. Appeler, c’était se déshonorer lui-même. Il se fit d’une chaise un bouclier, recula jusqu’à la porte, l’ouvrit, la referma, s’enfuit, et erra dans Paris toute la journée. Il avait signé sa déposition au greffe et annoncé son départ. Le soir, il rentra furtivement à l’hôtel, fit sa malle en toute hâte, et se fit conduire à la gare du Nord, où il prit l’express pour Lille.

Il ne respira qu’en rase campagne. Brrrr ! quels dangers ! Quelle folie à lui d’avoir, sur de ridicules soupçons, remué cette vase infecte, où sa considération pouvait s’engloutir.

Au milieu de ces pensées, il éprouvait un sentiment âcre et pénible à songer que dans cette vase, dans cette lie sociale, comme il disait, s’agitait un être qui avait en lui son principe et ses attaches. Bah !… si l’on voulait chercher. Nous sommes tous, comme on dit, fils d’Adam. Mais ce qui sépare les hommes et fait la race véritable, se dit-il en se rassurant, c’est la conduite, la moralité, les principes !

Il en conclut qu’il se devait à lui-même, à la morale et à sa famille, de n’avoir aucun rapport désormais avec cette ignoble femme et avec son fils. Tout au plus pourrait-il le faire recommander au directeur de la maison pénitentiaire où il serait enfermé. Après tout, ce drôle serait là logé, nourri, vêtu ; c’était un asile. Quant à la prostituée, un homme d’honneur pouvait-il salir sa pensée de la préoccupation d’une telle créature ?

Ces sages réflexions faites, Brafort se sentit plus tranquille. À mesure qu’il approchait de Lille, il se sentait rentrer en possession de son véritable état d’homme important, respectable et considéré, et, malgré de si tristes aventures, il revenait débarrassé d’un grand poids. En même temps, grâce à l’épouvante qu’il avait eue, il se sentait désormais de la répugnance pour Baptistine. En revoyant ses pénates, il se dit avec attendrissement que le bonheur pur et vrai ne résidait point ailleurs que dans la famille. Malheureusement il retrouva Eugénie plus triste et plus acariâtre que jamais. Le départ de sa fille ôtait désormais toute consolation et tout objet à cette vie monotone et vide. Maximilie au moins était-elle heureuse ? De loin en loin, ses parents recevaient d’elle une lettre courte et contrainte. Toutefois cette lettre était signée baronne de Labroie, et cela les réconfortait beaucoup.



VII

CATASTROPHE DE FÉVRIER.

Une grande joie, nous l’avons dit, avait été donnée à Brafort. Il était maire de R… C’était un surcroît de travail, mais si doux ! Un amant qui soutient entre ses bras une femme adorée se plaint-il d’en sentir le poids ? Brafort pouvait-il maudire des paperasses qui reproduisaient incessamment ces mots délicieux et solennels « Nous, maire de R…, signé Brafort. » Et puis, comme dans toute fonction d’ordre supérieur, n’y avait-il pas là un homme entendu, patient, obscur et utile, pour épargner à son chef le plus gros de la besogne ? Le secrétaire de la mairie avait presque toutes les charges, et Brafort seul jouissait des honneurs et des plaisirs de l’emploi. Il présidait, et avec quelle dignité ! — le conseil municipal ; constatait les contraventions, sermonnait les délinquants, rendait des arrêtés obligatoires pour les habitants de la ville, qu’il n’était pas éloigné de considérer comme ses sujets, surveillait les débiteurs, protégeait les mœurs, maintenait l’ordre, recevait les rapports du garde champêtre et du commissaire de police, donnait des dîners officiels… et traitait avec le préfet comme font entre eux gens de même race, comme un duc régnant vis-à-vis d’un empereur.

Est-il nécessaire d’ajouter que la politique du règne avait un soutien dévoué dans Brafort ? Monsieur Guizot était son Dieu. Cette solennité dans la petitesse, cet orgueil dans la vanité, cette audace de front sur cette faiblesse d’âme, et ce pédantisme dans la corruption, chatouillaient son âme. Toute cette draperie l’éblouissait. Il tâchait de se rendre digne de servir sous les ordres de ce grand homme, et se montrait, à son imitation, aussi rogue envers du troupeau des administrés que servile à l’égard des hauts fonctionnaires chargés tondre et de le conduire. L’agitation des banquets. dont Lille en particulier fut le théâtre lui semblait un crime contre la majesté royale et l’ordre social, et il affectait de la mépriser, bien qu’elle l’irritât profondément. Brafort était d’ailleurs persuadé du triomphe de l’ordre sur les passions aveugles et ennemies, et s’associait de cœur à tous les votes de la majorité contre l’opposition.

Mais, dans ces débats ardents qui enfiévraient le pays, force était à Brafort de chercher des interlocuteurs en dehors de sa famille. Les différences ridicules d’opinions qui existaient entre lui et son neveu, et qui déjà plusieurs fois s’étaient accusées par des discussions violentes, avaient fait prendre à Jean la résolution de garder le silence devant son oncle sur tous les points importants ; et leurs conversations n’étaient plus que ce simple échange de paroles qu’exigent au même foyer les relations matérielles. Brafort s’en plaignait ; il avait rêvé naturellement de trouver en son neveu un reflet de lui-même, un auditeur complaisant qui pût lui fournir la réplique et l’approuver, ou du moins ne controverser que juste assez pour alimenter la causerie ; aussi le mutisme de Jean et ses opinions, qui en étaient cause, étaient-ils, aux yeux de l’oncle, une preuve amère de l’ingratitude de son neveu. Il en souffrait. La solitude morale que produit infailliblement. l’égoïsme est en effet une des plus grandes tortures de l’homme. Cette réplique qui lui manquait, Brafort allait parfois jusqu’à la demander à Eugénie. C’était contrevenir à la loi sacrée qui défend aux femmes de s’occuper de politique ; mais quel homme est toujours parfaitement conséquent avec lui-même ? Et puis l’infraction n’avait pas de conséquences graves : Eugénie, en pareil cas, ne répondant que par des locutions d’une indifférence glaçante ou par des bâillements décisifs. Brafort s’emportait alors contre la frivolité des femmes, en y joignant des imprécations contre la présomption des jeunes gens. Il vivait peu chez lui et donnait souvent à dîner.

Celui pourtant qui souffrait le plus de cette réserve, c’était Jean. Ce n’était point une de ces natures qui se délectent dans leur fierté et se nourrissent volontiers de joies solitaires. À côté de la recherche intime et ardente du vrai, et correspondant à elle, un besoin d’expansion, plus ardent encore, existait en lui ; la joie d’acquérir n’existait pour lui qu’inséparable du bonheur de donner. Mais, ces susceptibilités étant aussi vives que ses sentiments étaient profonds, il redoutait des luttes inutiles, où, sans être même entendues, ses croyances les plus chères seraient insultées. Puis maintenant sa rêverie avait pris une forme vivante, unique, avec laquelle, dans le secret de son cœur, il s’entretenait délicieusement. C’était l’image de Baptistine.

Depuis leur rencontre fortuite dans les rues de R… ils ne s’étaient vus, comme à l’ordinaire, qu’à la classe du soir, où forcément leurs rapports étaient restés les mêmes. Les mêmes extérieurement, mais pour eux quelle différence ! Ces actes habituels, ces mots insignifiants recouvraient chaque soir un poëme d’émotions intimes ; lorsqu’ils s’adressaient la parole, c’était avec des inflexions dont seuls ils percevaient la tendresse ; leurs mains parfois s’effleuraient… par hasard, et ils gardaient un long silence plein de trouble, pendant lequel ils entendaient battre leurs cœurs. Une communication constante s’était établie entre eux par l’électricité du regard, et, si peu que cela eût été pour d’autres, pour eux ce bonheur de se voir, de s’entendre, de s’effleurer chaque soir quand le maître se penchait sur le cahier de l’élève ; ce bonheur leur suffisait au point de leur sembler presque foudroyant, et ils auraient eu presque peur d’en obtenir davantage.

Quelquefois cependant Jean ralentit le pas ou allongea son chemin dans l’espoir de rencontrer une seconde fois Baptistine ; mais la pensée de cette rencontre lui causait tant d’émotion, qu’aussi longtemps qu’il en gardait l’espérance, il la redoutait, et n’éprouvait de regret qu’après un certain soulagement. Ensuite, il est vrai, il se disait avec amertume que Baptistine évidemment ne cherchait pas à le voir ; qu’elle l’évitait même, que peut-être elle ne l’aimait pas, qu’il s’était trompé ; il se livrait à l’inquiétude, à l’angoisse ; mais le lendemain, quand le regard de la jeune fille rencontrait le sien et se baissait, mais seulement après lui avoir versé l’amour, la certitude même, dans un rayon de lumière, il se sentait embrasé de foi, de bonheur, et ne doutait plus.

Oui, Baptistine l’aimait ; mais alors pourquoi était-elle si triste ? Car un accablement évident luttait en elle avec les joies de l’amour. On eût dit une fleur battue d’un vent âpre à l’heure où elle va s’épanouir. Pourquoi cette tristesse ? Jean eût voulu le savoir ; mais ce n’était pas dans la classe qu’il pouvait s’en expliquer avec Baptistine, et, quant à l’aller trouver chez elle, dans l’humble réduit qu’elle habitait au milieu de vingt autres logements à peine séparés par des cloisons, sorte. d’alvéole dans une ruche, c’eût été vouloir éveiller contre elle tout un essaim de propos ; c’eût été lui manquer de respect et la compromettre, et l’amour et la timidité s’unissaient victorieusement pour interdire à Jean une pareille démarche.

Il laissait donc les jours s’écouler. À côté de ces émotions, d’autres l’agitaient encore puissamment. Les débats de la chambre le passionnaient comme son oncle, mais en sens inverse. Ces révélations accumulées d’une corruption des consciences érigée en système de gouvernement, les récriminations, les protestations, les menaces, tout cela retentissait en lui sans aucune atténuation et déchaînait toutes ses énergies. Il n’en constatait pas moins l’oubli, à ces surfaces qui se disent les hauteurs de la pensée, des droits, des intérêts, de l’existence même des masse populaires, et de la morale la plus simple et la plus profonde, celle des rapports de justice et d’égalité entre tous les êtres humains. Dans sa conscience si pure et si développée, il put sentir même, derrière les élans apparents de secrets calculs, d’autres ténèbres dans ces clartés et sous les feintes générosités d’autres égoïsmes. Il mesurait la distance qui séparait la réalité de son grand rêve de justice et d’amour, et soupçonnait entre eux un abime.

Un soir, Brafort, entrant dans la chambre de Jean, le trouva plongé dans une rêverie profonde. Il était assis, tenant à la main un journal qu’il ne lisait plus, et sous l’ombre de son front penché, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Brafort n’était pas sans affection pour son neveu. Inquiet de ce chagrin, il en demanda la cause. Jean ne pouvait refuser à l’amitié de son oncle cette explication, ni lui substituer un mensonge. Il avoua donc sans détour, mais non sans effort, que ces larmes lui étaient arrachées par le spectacle de l’état moral du monde.

— Hein ? s’écria Brafort, étourdi.

Jean répéta son affirmation en d’autres termes.

— Tu te moques de moi ? s’écria Brafort.

— Eh quoi ! mon oncle, vous ne pouvez admettre…

— Je n’admets pas qu’on pleure de ces choses-là ; non, parbleu ! ce n’est pas dans la nature. On ne m’en fait pas accroire par de telles fariboles, et tu aurais pu mentir avec plus d’esprit.

— Vous ai-je donné le droit de douter de ma parole ? dit Jean en rougissant. Eh quoi ? vous ne sauriez comprendre que les plus grands intérêts de la vie puissent causer autant d’émotion que les intérêts secondaires ? Vous serez bouleversé par le spectacle d’un meurtre. Ne puis-je être navré par la contemplation de tant d’agonies causées par la misère, et de tant d’œuvres de violence et d’injustice ? Vous avez souffert du départ de votre fille ; je pleure sur tant d’enfants venus en ce monde pour y vivre, comme les autres, de lait et de baisers, et qui meurent faute d’en avoir ; sur tant de filles perdues, sur tant d’hommes dévorés par la boucherie guerrière, sur tant de hontes et tant de douleurs. Ne voyez-vous pas que la souffrance et le mal sont la règle, hélas ! dans la vie humaine.

— Ta ! ta ! ta ! Quand ça serait vrai que diable, veux-tu faire à cela ? demanda Brafort.

— Parfois mon cœur se soulève, répondit Jean, et je voudrais courir le monde en prêchant la justice, l’amour, la fraternité.

— Tu fais bien de l’arrêter, mon garçon, car tu n’irais, à coup sûr, pas plus loin que Charenton. Mais écoute, mon pauvre Jean, il faut que tu aies lu des choses absurdes, qui, dans la pauvre tête que tes parents t’ont donnée, ont produit l’effet de l’huile sur le feu. Tu me parais être sur une triste pente, et je vois qu’il faut que je te lance dans ce monde dont tu parles sans le connaître. Tu sauras alors que tout y est fondé sur le droit, sur le travail, sur l’économie et sur la capacité, par conséquent sur la justice. Comment ai-je fait mon chemin moi ? Ce qui te manque, vois-tu, c’est de l’ambition ; aies-en, ça te sauvera. Ma foi ! tu es plus fou que je ne pensais. Je me disais Les jeunes gens aiment à déclamer, ça les amuse ; Jean a cette manie, mais elle passera. Mais, en vérité, quand je te vois prendre pareils rêvasseries au grand sérieux, jusqu’à… ma foi ! ça me semble grave, ça m’inquiète pour tout de bon. Tout ça c’est bon — dans les livres ; mais il faut prendre la vie plus simplement, diable ! Il faut sortir de ces folies, mon garçon ; elles ne sont pas saines, et ça pourrait finir mal !

Ayant ainsi, quelque temps encore, admonesté son neveu, Brafort lui souhaita le bonsoir et revint très-soucieux près de sa femme.

— Croirais-tu, lui dit-il, que la raison de Jean me cause de grandes inquiétudes ? Ne l’ai-je pas trouvé tout à l’heure pleurant sur ce qu’il dit que le monde va mal ?

— Ce n’est pas possible ? dit Eugénie, qui s’arrêta de mettre ses papillotes et prit un air ahuri.

— C’est comme je te le dis. Moi aussi d’abord je ne pouvais pas le croire ; mais ensuite j’ai bien vu qu’il disait la vérité.

— Est-ce qu’il est fou ?

— Ma foi j’en ai peur.

— Car enfin cela n’est pas naturel. S’il avait eu quelque ennui, à la bonne heure. Tu ne lui as rien dit de désagréable ?

— Rien du tout. C’est un songe-creux ; il se monte la tête avec ces diables de théories. Mais, malgré ça, prendre ses imaginations au sérieux à ce point-là, ça me parais grave. Autre chose est la vie, autre chose la philosophie et les idées.

— Assurément, répéta Eugénie d’un ton convaincu, cela n’est pas naturel.

Et les deux époux s’endormirent dans cet accord.

À dater de ce jour, Brafort, sérieusement inquiet de son neveu, s’occupa de lui trouver un emploi qui le fit vivre dans le monde et l’arrachât à ses chimères. Une fonction du gouvernement lui sembla le meilleur frein contre la rêverie, et le meilleur stimulant pour l’ambition, en même temps qu’une bonne école d’optimisme. Il en écrivit donc à Paris, et en attendant ne perdit pas une occasion d’agir, par de sages maximes, sur le cerveau malade de Jean. C’est ainsi qu’il ne cessait d’appuyer en toute occasion sur la différence radicale qui existe entre la pratique et la théorie ; qu’il se répandit en sages considérations sur l’arrangement providentiel et profond des choses de ce monde, où chacun reçoit la laine selon le froid, où les conditions les plus élevées et les plus brillantes sont les plus sujettes à déchoir et les plus hantées de soucis, tandis que sous l’humble chaume…

Il se procura les Compensations d’Azais, et en fit le sujet de ses études et de ses conversations. Poussé à bout de patience, Jean lui demandait :

— Mon oncle, consentiriez-vous à éprouver, sous l’habit d’un de vos tisseurs, cette égalité compensée ?

Brafort, un peu interloqué d’abord, alléguait que ses idées étaient bien différentes de celles de ces hommes, ainsi que ses aptitudes ; qu’il ne prétendait pas que le classement pût se faire indifféremment, et il insinuait avec modestie qu’aux gens supérieurs les postes principaux vont de droit. Il parlait aussi de la nécessité des hiérarchies, des impossibilités naturelles de l’égalité, etc…, etc.

Un coup de foudre l’interrompit : la Révolution ! le grand ministre renversé, la monarchie bourgeoise par terre, et ce mot fantastique, terrible, fulgurant la République ! Au cri d’enthousiasme poussé par Jean, répondit le cri de désespoir de Brafort. Il n’y pouvait croire ; non, cela n’était pas possible. La République ! c’est-à-dire le sang, l’orgie, le pillage, le bonnet rouge, l’échafaud ! D’autres Robespierre et d’autres Danton ! Les clubs !… les têtes promenées au bout d’une pique ! la Terreur ! Non, la France ne pouvait souffrir le retour de ces saturnales. Il fallait marcher sur Paris, rétablir le roi, noyer dans le sang des coupables… Et plutôt que de voir recommencer les excès révolutionnaires, il mettrait tout à feu et sang !

Brafort résumait ainsi ses sentiments devant Eugénie, mourante de peur, quand, un domestique entrant, il s’arrêta. L’ardeur n’exclut pas toujours la prudence. Un observateur en eût tiré pour les destins de Paris un bon augure. Le fait est que Brafort, quoique maire, et si prompt d’ordinaire à prendre des arrêtés, ne bougea pas. Il tendait l’oreille aux bruits, et attendait.

En ces temps, même pour les convaincus tels que Brafort, c’est du dehors que vient l’impulsion, et c’est le fait qui dicte ses ordres à la conscience. Sans un petit groupe d’imitateurs, qui lance le cri, la parole, ou qui fait l’action, on verrait des millions de gens, l’oreille à terre, écouter leur propre silence, et attendre, inquiets, le signal qui doit sortir de leurs bouches, mais que nul ne croit pouvoir donner le premier. On l’a reçu si longtemps.

Brafort convoqua pourtant le conseil municipal. Mais cette séance n’offrit de mémorable que le tableau que nous venons d’esquisser. Il y eut des velléités belliqueuses, d’autres libérales ; mais la plupart des discours forent embrouillés, oscillants ; on ne conclut pas : le préfet n’avait pas parlé. Brafort, disons-le à sa gloire, fut le seul qui se compromit : il venait de lire les proclamations du gouvernement provisoire et ne se connaissait plus. Le peuple maître, encense ! Tout citoyen, magistrat ? La liberté, l’égalité, la fraternité ; le peuple devenu a devise et mot d’ordre. » Mais c’était l’anarchie ; le gouvernement de la populace, le renversement de toute sage autorité. Monsieur de Lavireu lui fit observer en souriant que le peuple a devise et mot d’ordre, » ça ne tirait pas à conséquence, que depuis des siècles les devises ne servaient qu’à envelopper… autre chose.

— Ne sentez-vous pas, ajouta-t-il, qu’il faut calmer les masses soulevées ? Ce gouvernement, jusqu’ici, me paraît sage et rend des services à l’ordre. Il ne faut pas l’entraver.

La résignation souriante, un peu narquoise, de ce noble, calma quelque peu, en les étonnant, les bourgeois effrayés. On attendit encore. Les décrets se succédaient alors avec les heures. La convocation prochaine d’une assemblée nationale rassura sur les craintes d’anarchie causées par la dissolution des anciens pouvoirs. Mais, quand arriva le décret par lequel le gouvernement provisoire s’engageait à garantir du travail à tous les citoyens, et rendait aux ouvriers le million de la liste civile, alors se fut le spectre du socialisme qui se dressa devant les yeux des fabricants épouvantés. Brafort en fut hors de lui. Quoi l’utopie, la chimère, surgissaient de leur néant et venaient prendre la forme et l’autorité du fait ! L’ouvrier, cet outil, qu’ils méprisaient, allait devenir le favori du régime nouveau !…

Toujours prompt et sanguin, Brafort parla d’émigrer, de vendre… mais, en de pareils temps, c’était sa ruine. Il se prit aux cheveux. Eugénie, le voyant tourner au cramoisi, s’effraya, commanda un bain de pieds et lui fit avaler de l’eau des carmes. Puis, en bonne et prévoyante épouse, elle courut au-devant du journal qu’on apportait et s’en empara.

— Mon journal ! cria Brafort ; je veux tout savoir. Ont-ils décrété le pillage ?

Il fallut le lui remettre. D’une main tremblante à la fois de peur et de colère, il le déplia.

— Quoi ! Qu’est cela ? Comment donc ?… Des généraux, des maréchaux de France qui adhèrent à la république ! Est-ce possible ?

Brafort se frotta les yeux.

— À moins que ces adhésions n’aient été arrachées par la torture… En vérité, voici monsieur de Rothschild, monsieur Fould, messieurs Périer, Odier, Delessert, tous les grands banquiers qui souscrivent pour les blessés de Paris, les agents de change qui suivent… Est-ce la terreur qui ?… Mais… la chambre de commerce s’empresse de s’associer au mouvement de glorieuse régénération nationale, etc., et, ma foi ! des ducs, des anciens ministres, une procession, un défilé, une cohue !… Les académies, le conseil d’État !… La cour des comptes reçue par monsieur Louis Blanc ! La cour de cassation acclamant la république par la bouche sincère de son procureur général, monsieur Dupin ! L’ordre des avocats, conduit par son bâtonnier Baroche, qui proteste en termes enthousiastes de ses sentiments républicains ! Le maréchal Bugeaud !… lui ! lui-même !… et jusqu’à Maxime de Renoux qui ni manquait point. Ah ça !… décidément ce n’était pas terrible du tout, Monsieur de Lavireu n’avait pas eu tort de sourire. — Pièce à grand spectacle, et plein d’intérêt ! députations, drapeaux, acclamations, embrassement général… oui, général ; car voici l’Eglise, bannière en tête et goupillon à la main, qui vient bénir la République, en déclarant. que cette forme de gouvernement a toujours été son aspiration la plus chère, et qu’elle ne désire que l’entourer de ses bras et la presser sur son cœur… Et le grand rabbin, et les protestants et les dames du sacré-cœur !… Mais alors, si tout le monde en est… si tout le monde est content, mais, à la bonne heure ! C’est évidemment qu’il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un mot de plus, et dès lors… — Brafort sentit l’attendrissement le gagner aussi. — Ah ! par exemple, pourtant, ce sont les préfets… les pauvres préfets. Ce digne monsieur de Reder, qui précisément, peu de jours auparavant, écrivait à Brafort, en sa qualité de maire de R… une circulaire si bien sentie sur a la fermeté nécessaire contre les passions coupables et subversives, et la nécessité de modérer les excès de la liberté par l’action tutélaire d’un pouvoir sage, paternel, et qui ne respire que que pour le maintien de l’ordre et le bonheur de la France, » etc., etc.

Juste à ce moment, arrive une circulaire nouvelle, marquée du cachet préfectoral. Brafort l’ouvre avec émotion, pensant y trouver le nom du successeur de monsieur de Reder, et comment en douter, lorsqu’il voit à la première page :

« Au nom du peuple français,

» Un gouvernement corrompu, qui n’a pas reculé devant le massacre du peuple pour la conservation de l’exploitation inique et honteuse qu’il faisait peser sur la France, vient de tomber dans le sang qu’il a répandu. La France rentre en possession de son droit, et préside seule désormais à ses glorieuses destinées. Des citoyens courageux, inspirés par leur patriotisme, ont pris en main la défense de l’ordre et la proclamation de principes libérateurs. La France, convoquée dans ses comices… »

Il y en avait comme cela deux pages, à la fin desquelles on lisait :

« Vous voudrez donc bien, monsieur le maire, faire procéder dans votre commune, avec toute la solennité possible, à la proclamation de la République une et indivisible, et vous vous efforcerez de pénétrer tous les citoyens de l’enthousiasme et du dévouement qui vous. même, j’en suis certain, vous animent, et que tous doivent déployer pour le triomphe de la sainte cause populaire. Vive le peuple ! à bas les tyrans ! »

C’était la même signature, le même préfet, le même monsieur de Reder… Brafort se frotta les yeux de nouveau ; mais le doute n’était pas possible. Oui, ce préfet, si dévoué jadis, — il y avait huit jours, à l’ordre monarchique de monsieur Guizot, n’en était que plus dévoué présentement à l’ordre républicain… Ma foi ! si c’est ainsi…

Un grand sourire ouvrit jusqu’aux deux oreilles la bouche de Brafort, il sortit de son bain tout ragaillardi, sentit en lui, comme si la circulaire du préfet eût eu quelque chose de la vertu des langues de feu lancées autrefois par le Saint-Esprit, — une chaleur, une alacrité soudaine ; et vraiment sa langue se délia, miracle nouveau, jusqu’à crier a Vive la République ! » dans les rues de R… Et le conseil municipal se réunit de nouveau, et toutes les autorités de la ville furent convoquées, sans oublier, surtout sans oublier le clergé. Et le lendemain fut planté ; sur la grande place de R…, un beau peuplier, sur les racines duquel le curé, les vicaires et les sacristains, psalmodiant en procession, jetèrent de l’eau bénite. — Et qui en mourut bientôt, hélas ! Et Brafort, à cette occasion, fit un beau discours, un discours touchant, où, s’emparant d’une phrase qu’avaient apportée déjà tous les journaux, il déclarait que s’il n’était pas un républicain de la veille, il était du moins, converti par la grâce révolutionnaire, un républicain du lendemain. Il recommanda chaleureusement à ses concitoyens l’ordre, ce boulevard des républiques aussi bien que des monarchies ; le travail, condition de l’ordre et de la prospérité ; la modération, le sacrifice, vertus également évangéliques et républicaines. Il cita des traits célèbres d’abnégation, de pauvreté noble et fière ; il appuya sur le mépris des richesses, fit apparaître ce sage, Bias, qui portait tout avec lui, et répéta les paroles de Jésus : « Faites-vous des trésors qui ne craignent point la rouille et les voleurs. » Puis il termina par une. effusion de fraternité, qui arracha des larmes à beaucoup. de gens :

— Oui, désormais tous les rangs, toutes les classes, allaient se confondre dans une magnifique union ! L’homme du peuple et l’homme d’État, le soldat et l’ouvrier, le prêtre et le paysan, le magistrat et le justiciable, l’administrateur et l’administré, le riche et le pauvre, n’auraient plus qu’un même cœur et qu’une même âme, et travailleraient ensemble au bien de l’État, chacun au poste que lui aurait confié la Providence et la volonté du peuple, et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que la loi, sa conscience et Dieu !

Des bravos enthousiastes couvrirent cette dernière phrase, que Brafort en la relisant, trouva lui-même un peu révolutionnaire ; mais il l’avait ajoutée pour ne pas rester en arrière de l’enthousiasme du curé, du juge de paix et du procureur du roi, — pardon, de la République, — enthousiasme qui dépassait toutes les bornes. Honnête et modéré, Brafort tenait à ne rien dire qui ne fût dans sa pensée ; mais il y a toujours dans la vie d’un peuple ou d’un homme des heures de fièvre qui activent l’idée et surexcitent la parole. Après tout, il réfléchit que, la loi et Dieu n’ayant jamais pu régner par eux-mêmes, la nécessité d’une hiérarchie n’en subsistait pas moins, et quant au titre de républicain du lendemain, qu’au courant du flot il venait de prendre, ne devait-il pas se sentir rassuré en pensant que messieurs Dupin, Baroche, Sebastiani, Bugeaud et tutti quanti, le portaient également. On s’était fait autrefois une différente idée de la chose, voilà tout ; mais il ne s’agissait que de s’entendre : du moment où tout le monde se trouvait républicain, on pouvait l’être comme tout le monde. On ne voyait, en effet, de toutes parts, que républicains nouveaux, tous plus étonnants les uns que les autres : c’était une conversion générale. Tous ces gens paraissaient charmés, heureux, comme le doivent être des illuminés de la grâce, et il en était même qui, néophytes ardents, dépassaient. de beaucoup les républicains de la veille.

Tremblaient ils dans leur peau ou avaient-ils eu quelque vision de Damas ? c’est ce qu’ignorait Brafort, qui, malgré tout, au fond était remplie de malaise. Toute cette fantasmagorie des vaincus félicitant les vainqueurs et les couvrant de guirlandes, l’étourdissait un peu. Sa lenteur d’esprit et sa bonne foi combinées n’avaient pas encore bien saisi le mot de l’énigme. Ce n’est pas qu’il ne trouvât tout cela très-beau : nous savons son goût pour le contraste, pour la conciliation des extrêmes et la fusion des incompatibles. Non, les larmes souvent lui en venaient aux yeux ; mais cela ne pouvait effacer le fond incurable de défiance qui existait en lui contre le nom seul de république. Et puis, tant de choses offusquantes avaient lieu ! Les ouvriers de R… n’étaient-ils pas sens dessus dessous ? N’avaient-ils pas quitté l’atelier ? Ne se promenaient-ils pas avec des drapeaux, des vivats ? Tout cela était-il de l’ordre ? Fameuse opinion politique, celle de ces gens-là ! Ça aimait à faire du bruit, à trouver des prétextes pour ne pas travailler, et voilà tout. Il est certain que cela devait sembler choquant à un homme qui se faisait une si large idée des devoirs du pauvre qu’il en oubliait ses droits. Monsieur le maire lança une proclamation où il engageait chaque citoyen à reprendre le travail, seule base d’une société bien ordonnée.

— Il est clair, se disait Brafort en se promenant dans son parc, les mains dans ses poches, que tout le monde ne peut pas être oisif.

Et plus il réfléchissait à la question sociale, plus il trouvait que tout était bien et que les choses ne peuvent pas être différemment.

Il avait d’ailleurs ses soucis particuliers. On pouvait prévoir une perturbation dans les affaires. Certains effets en circulation devenaient douteux. La commande allait sûrement se ralentir. Ce n’était donc pas le moment de faire de achats. Il contremanda quelques ordres déjà donnés, et fit doucement filer en Angleterre les capitaux destinés à ces marchés. Tout cela le contrariait fort, il va sans dire. Ces mesures entraînaient la suppression prochaine d’un certain nombre de métiers, c’est-à-dire du plus clair de ses bénéfices, et qui sait si, la crise se prolongeant, il ne serait pas forcé de fermer son atelier ? Beau moyen de faire des économies et de réparer la brèche faite à son avoir par la dot de madame la baronne de Labroie ! N’avait-il pas le droit d’être agacé par ces cris et ces promenades ouvrières ? Ces gens-là s’occupaient bien de ces embarras ! Ça ne vit qu’au jour le jour et n’a point souci du lendemain !

La baronne de Labroie !… Un nouveau bain de pieds fut nécessaire, quand Brafort lut le décret qui abolissait les titres nobiliaires. Toutes ses colères le reprirent ; il fut vexé, irrité profondément. N’était-ce pas abominable, odieux ? car enfin cela constituait une atteinte véritable à la propriété, à celle de son gendre, à celle de sa fille, à la sienne même. Il en jouissait de ce titre, il l’avait payé ; il en avait presque doublé la dot. C’était une mesure insensée, démagogique, un attentat à la propriété, à la liberté. Brafort voulait bien être républicain, mais à condition que tous les droits seraient respectés, tous les droits acquis, bien entendu.

Au bout d’une dizaine de jours, quand Brafort fut bien persuadé que l’on n’égorgerait pas à Paris, il lui prit un violent désir d’aller voir d’un peu près l’état des choses et de recourir aux conseils et aux explications de Maxime, resté son oracle en toute situation grave. L’abandon fait par ce fin politique de la monarchie d’Orléans, quelques mois avant sa chute, cet abandon que lui avait d’abord reproché Brafort, prouvait maintenant combien le tact de Maxime était sûr et son jugement infaillible. Parti le 5 mars, Brafort arriva à Paris pour lire dans tous les journaux la proclamation du suffrage universel.

Il ne prit que le temps de boire un verre d’eau et courut essoufflé chez son ami. Il était de bonne heure ; Maxi était seul, travaillant avec son secrétaire. Bien que monsieur de Renoux n’occupât pour le moment aucun emploie il n’en habitait pas moins un des plus beaux hôtels de Paris et son luxe était considérable. Ce n’était pas le petit héritage du notaire de Laforgue qui en faisait les frais ; mais monsieur de Renoux n’avait-il pas servi l’État ? N’était-il pas un homme éminent ? À ceux qui eussent usé demander compte de cette grande fortune, Brafort indigné eût répondu que Maxime l’avait noblement acquise par son travail. Il y a fagots et fagots en ce monde. Ceux de monsieur de Renoux s’étaient bien vendus.

Rien qu’en apercevant Brafort, Maxime se prit à sourire. Il se leva lentement, lui donna une poignée de main, et s’assit au coin du feu, en face de la ganache où le fabricant se laissa tomber en gémissant. Puis Maxime prit les pincettes, de l’air le plus bonhomme et le plus paisible, en demandant :

— Eh bien ! que dit-on à R… ?

— Hélas ! répondit Brafort en soufflant entre chaque phrase, plus par émotion que par manque d’haleine, on fait à R… ce qu’on fait ailleurs. On singe Paris ; drapeaux, processions, cris, hurlements !… J’en ai les oreilles cassées. Où fuir ? où trouver l’ordre et la paix ? Où allons-nous ?

— Mais nulle part, mon cher ; nous restons où nous sommes. Ce sont les imaginations qui trottent, voilà tout.

— Comment ? quand la populace nous déborde ; quand le dernier des ignorants ou des misérables va nous imposer sa volonté ; quand le mérite, le génie, l’expérience, la probité, sont dépouillés de leur légitime influence et condamnés à être noyés dans la foule ; qu’on met dans la même balance l’homme d’État et l’ouvrier, celui qui jouit de la considération de ses semblables et le premier venu, celui qui possède et celui qui n’a rien !

— Que voulez-vous, Brafort ? Nous sommes tous frères, et nous avons la République, il ne faut pas l’oublier ; j’espère cependant que vous aussi vous êtes devenu républicain.

— Moi ? s’écria Brafort en se levant, jamais, jamais ! D’abord, je l’ai dit, c’est vrai, comme tout le monde ; mais, à présent que je vois comment vont les choses et que nous n’avons pas un gouvernement sérieux, un gouvernement fort, mais seulement une démagogie, je refuse de prêter les mains plus longtemps à ce qui se passe, et je donne ma démission.

— Vous auriez tort, Brafort, vous auriez tort ! Quand on est comme vous un homme nécessaire, on se doit à son pays… Et comment vont madame Brafort et notre petite baronne ?

— Osez-vous l’appeler ainsi ? observa Brafort avec amertume.

— Ah ! ah ! le décret. Bah ! qu’elle serre son titre dans son armoire ; la mode en reviendra.

— Ainsi, mon ami, entre nous, vous ne désespérez pas de la France ?

— Il ne faut jamais désespérer.

— Mais le crédit, l’industrie…

— Ah ! ah ! c’est vous qui venez me le demander ? Vous êtes un mauvais plaisant, Brafort. Est-ce que j’ai des ateliers, moi ? Ca dépend de vous. Faites des commandes, achetez, filez, tissez…

— Vous en parlez à votre aise. Des commandes ! On ne m’en fait plus, à moi.

— Fort bien, mais vous allez jeter l’ouvrier sur la place publique ; c’est là le danger. L’oracle que vous demandez est entre vos mains.

— On ne peut pourtant pas se ruiner…

— Dame ! l’ouvrier, de son côté, dit : On ne peut pourtant pas mourir de faim.

Brafort se leva vivement, en proie à une agitation extrême.

— Seriez-vous devenu socialiste, Maxime ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

Maxime répondit par un grand éclat de rire.

— Malthusien, mon cher ! Mais je n’en suis que mieux homme politique et sais qu’il y a danger de rompre la corde, à la trop serrer. Ces cordes-là devraient même rester invisibles et impersonnelles, et l’économie politique, elle qui maintenant combat le socialisme, a commis la première faute, la plus grave, celle de les montrer. Tout monopole matériel ou intellectuel, qu’il s’appelle Église ou capital, a besoin pour sa sécurité d’une ombre tutélaire.

Maxime, sérieux, se rejeta dans son fauteuil et sembla rêver. En face de lui, Brafort, qui jugeait ses paroles profondes, prit un air analogue en cherchant à les comprendre, et ils se taisaient, quand arriva un second visiteur, puis un troisième, puis un autre, et bientôt vingt personnes se trouvèrent réunies. Chacune d’elles en entrant parlait du décret sur le suffrage, grande nouvelle du jour. Il y avait là un général, quelques diplomates, des chefs de diverses administrations, des magistrats, d’anciens députés, des serviteurs pour la plupart du régime déchu, ce qu’on pouvait naïvement appeler des noms : tous mécontents, fort inquiets, et critiquant avec amertume les actes du gouvernement provisoire et l’état des choses. Resserré dans un coin, Brafort, vivement intéressé, prêtait l’oreille et s’associait aux sentiments exprimés ; de temps en temps, au milieu ce ce concert d’âpres récriminations, Maxime jetait un mot vif, humoristique, énigmatique parfois.

— Vous, s’écria brusquement le général, vous riez de tout ; mais je voudrais bien savoir ce que vous ferez le jour où messieurs Caussidière et Sobrier organiseront la confiscation et le pillage.

— Allons donc ! Ce jour-là, mon cher général, je compte sur vous ; et cependant voulez-vous me permettre de vous dire ce que je pense ? Les Français, malgré leur réputation, — que vous avez augmentée, — ne sont pas braves.

— Vous plaisantez : s’il ne s’agissait que de balayer…

— Je parle du courage civil. Depuis le 24, je vois, j’écoute, j’apprécie… et je reste convaincu, mais complètement, que le danger n’existe que dans vos imaginations, qu’il n’y en a pas le moindre, que tout marche à souhait ; que la situation est restée la même, sauf quelques harmonies lamartiniennes de plus et en moins les d’Orléans ; qu’il s’agit enfin tout bonnement d’une fête parisienne, avec barricades, fusils, pétards, bannières, promenades, torches et lampions, et que tout cela finira en temps convenable, surtout si vous n’y apportez pas d’entraves, si vous n’y faites aucune objection. Le gouvernement provisoire, que vous combattez à tort, que je soutiendrai quant à moi de tout mon pouvoir, prend la peine extrême de s’interposer comme bouclier entre le peuple et vous ; il conserve tout, défend tout, respecte tout ; il dépense au service du statu quo la somme d’énergie nécessaire pour fonder un monde. Il peut tout et ne fait rien. Maître de l’action, il rédige des proclamations en beau style. Ayant dans ses mains la glaise dont le sculpteur fait un dieu, il en façonne la cuvette dans laquelle il remettra les clefs de l’État à l’assemblée de notables que lui prépare la province. Quel coup ont-ils porté aux institutions de la monarchie ? Aucun, sauf la dissolution de la chambre des pairs ; ce qui après tout n’est pas grand chose. Ils ont conservé jusqu’aux employés de l’ancien pouvoir. D’autre part, qu’ont-ils accordé au peuple ? Des éloges ! Et hors cela, rien, pas même l’abolition de l’octroi. En revanche, c’est au peuple, comme auparavant, qu’on demande tous les sacrifices. C’est sa misère, qui fait crédit à notre opulence. L’égalité, il l’attend et l’attendra longtemps ; mais notre liberté a-t-elle cessé d’être respectée ? En somme, d’une révolution qui a suscité, vous savez quelles terreurs, et vous avez pressenti quelles espérances, de ce nom magique et terrible de République, dont nous fûmes tous, au premier moment, terrifiés, qu’est-il sorti ? qu’est-il advenu ? Rien ! Et cela, nous le devons au gouvernement provisoire, à lui seul, à ces hommes issus de l’acclamation populaire, et qui, malgré leur propre volonté, sont des nôtres, et ne peuvent agir contre nous ; au gouvernement provisoire, composé d’illustres et honnêtes bourgeois, qui flattent nos hommages, que touchent nos alarmes, et qui se pique et se chatouille d’être grand et généreux avec nous. Pas d’ingratitude, messieurs, et que notre concours dévoué lui soit acquis !

— Après tout, qu’aurait-il pu faire ? demanda un avocat.

— Quoi ? ce que vous craigniez, parbleu ! reprit Maxime. Il pouvait réaliser toutes nos terreurs, précisément parce que nous les concevions, qu’elles contenaient un acquiescement tacite, quoique rechigné, aux mesures révolutionnaires, et en garantissaient presque le succès. Il pouvait, à la faveur du premier moment, dire au peuple : Tu veux l’égalité ! elle n’existe pas, mais nous allons te la faire, ou du moins la préparer largement, et alors proclamer la nécessité d’un gouvernement transitoire entre la République et la monarchie, pendant au moins une année, changer de fond en comble l’assiette de l’impôt, le rendre progressif ; déclarer monarchie responsable de la dette créée par elle et en poursuivre sur ses biens le recouvrement ; vendre les diamants de la couronne et, au lieu de les conserver pieusement… pour des besoins futurs. Licencier l’armée, distribuer des armes aux citoyens ; abolir les budget des cultes ; décréter l’instruction gratuite, laïque et obligatoire ; tripler les écoles et le traitement des instituteurs et appeler à cette tâche tous les républicains lettrés sans travail ; répandre l’instruction ; la faire pratique et civique, professionnelle dans les villes et rurale dans les campagnes ; fonder un journal républicain par département, gratuitement distribué aux pauvres chaque dimanche ; transformer les landes et les biens communaux en associations agricoles avec adjonction d’une usine adaptée aux besoins locaux ; racheter les chemins de fer par voie d’amortissement, si les compagnies se déclarent incapables de continuer leurs travaux ; achat sur expertise et payement à termes éloignés, non pas par l’État, mais par la commune, de toute fabrique fermée par son propriétaire ; création d’une banque par canton ; emprunt national, avec affichage dans chaque commune du nom des souscripteurs ; simplification, épuration ou abolition de toutes les administrations monarchiques ; suppression des gros traitements, appropriation des parcs et châteaux royaux à l’agriculture, à l’industrie, à des asiles d’invalides ou de vieillards. Mise à l’étude de l’abolition graduelle de la propriété financière ; enrôlement volontaire d’une armée colonisatrice pour l’Algérie ; la police des villes confiée à tour de rôle aux citoyens indemnisés pour ce service ; toutes ces mesures assurant, sans confiscation ni violences personnelles, — la subsistance du peuple, son éducation, son affranchissement, son élévation et notre ruine. Voilà, messieurs, ce que pouvait faire, et n’a pas fait et ne fera pas, ce gouvernement provisoire, composé d’illustres bourgeois, qui, bien qu’issus de l’acclamation populaire, sont des nôtres. Les mesures que je viens de vous énumérer, messieurs, nous arrachaient à jamais l’empire, car elles arrachaient le peuple à son ignorance et à sa misère. Le peuple mis en possession de ses droits, éclaire sur ses intérêts par le fait même, cela, messieurs, c’est pour nous plus, beaucoup plus que la confiscation, que la ruine. Les confiscations violentes se recouvrent presque toujours. C’est plus, beaucoup plus, que l’échafaud ; car le sang est l’engrais par excellence, et tout ce qui est coupé reverdit avec une puissance nouvelle. C’eût été nous tuer sans armes, sans arrêts, sans haine, sans éclat, sans même nous nommer, sans avoir l’air de nous connaître. C’eût été la mort sans phrases pour nous et pour notre race ; le néant dans l’égalité, cette égalité à laquelle répugnent tous nos instincts et que repoussent toutes nos habitudes, tous nos goûts, toutes nos ambitions. L’égalité, c’est-à-dire l’effacement de tout orgueil et de toute supériorité, de toute grâce, de toute finesse, de toute élégance ; la destruction de cette fleur merveilleuse de la civilisation, dont la corolle pure, les fines pétales et l’enivrant parfum ont besoin d’être alimentés de sueurs d’esclaves, et de respirer une atmosphère d’oisiveté. Oui, comme l’a dit un des nôtres[2], « il faut qu’il y ait des gens de loisir, savants, bien élevés, délicats, vertueux, en lesquels et par lesquels les autres jouissent et goûtent l’idéal… L’humanité est une échelle mystérieuse, une série de résultantes… On supprime l’humanité, si l’on n’admet pas que des classes entières doivent vivre de la gloire et de la jouissance des autres. »

— Eh bien ! messieurs, ce gouvernement honnête, qui se révolterait assurément contre les paroles que je cite, n’en suit pas moins l’inspiration. Il nous sauve de sa popularité ; il recule pour longtemps l’heure fatale que nous pouvons craindre. Entrant à pleines voiles dans le système que toute aristocratie, toute monarchie même, sera désormais forcée d’adopter, il donne la sanction de la souveraineté populaire à l’ordre hiérarchique, renouvelle dans les eaux du baptême égalitaire notre légitimité contestée, et sacre d’un nouveau chrème notre pouvoir chancelant.

— Messieurs, il faut le reconnaître, nous l’avons déclarée en 1830, le droit divin n’existe plus. Le droit humain n’existe pas encore. De 1830 à 1848, la société s’est passé de principes. Cela pouvait-il durer ? Non ; car la masse des hommes éprouve le besoin de rapporter ses actions à une règle généralement acceptée. Il fallait donc un principe nouveau, et, comme il n’y en a que deux, on est revenu à celui de la souveraineté du peuple, proclamée en 89 et 91. Logiquement, ce principe conclut à l’égalité absolue ; mais l’homme heureusement est rarement logique, et les masses populaires, dans l’état d’imbécillité où elles végètent, le sont encore moins où n’arrivent à l’être qu’après de longs détours. Voilà, pourquoi l’état des choses étant ce qu’il est, entre ces deux principes extrêmes du droit divin abattu et de la souveraineté du peuple proclamée, entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, ce qui s’ouvre, messieurs, c’est précisément notre règne, à nous, celui des hiérarchies de naissance, de talent et de fortune, associées dans une étroite union, union juste et nécessaire, dont Louis-Philippe a méconnu la légitimité, payant cette erreur de sa chute. Oui, l’adjonction des capacités était nécessaire ; oui, elle était juste, et, qui plus est, commandée par la plus simple prudence, par l’intérêt même du système.

En effet, que demandent les capacités quand elles se trouvent privées de ce marchepied facile de la naissance, et de ce lustre que donne la fortune ? Elle demandent. naturellement la fortune et les honneurs. Qu’on les leur accorde, elles deviennent immédiatement les plus fermes soutiens du système ; qu’on les leur refuse, elles agiteront l’État. Un ministère Odilon Barrot, Malleville, nommé à propos, eût donné dix ans de plus à la monarchie, sans préjudice de combinaisons nouvelles. Mais Louis-Philippe crut que l’aristocratie d’argent pouvait suffire au soutien d’un trône ; il se trompa lourdement, c’était méconnaître et calomnier la nature humaine. L’esprit doit avoir sa part au gouvernement du monde ; les masses les plus ignorantes ont besoin de le voir luire comme un fanal au haut des mâts du vaisseau, et de jouir de l’éclat qu’il répand sur elles. Et remarquez, messieurs, comme cette triple alliance répond à tous les besoins et les satisfait. Tandis que l’aristocratie de naissance représente l’élément conservateur, — le passé, — tandis que l’aristocratie d’argent, représente l’élément matériel, solide, — le présent ; — l’aristocratie d’intelligence est le progrès, l’avenir, et donne satisfaction à cet élément impérieux de l’esprit humain, que tous les gouvernements font la faute de méconnaître et de combattre : l’aspiration, le besoin d’aller en avant.

— Mais c’est dangereux ! s’écria le général.

Cette exclamation, qui provoqua une pause de l’orateur, fut suivie dans l’auditoire de murmures divers, où cependant l’approbation dominait sur l’ensemble de l’improvisation de Maxime.

— C’est dangereux ! avait répété Brafort.

— Non, messieurs, reprit Maxime ; ce qui est dangereux, c’est précisément l’obstination à ne point se servir dans une mesure convenable, de cet élément, qui doit être la soupape de sûreté de la machine gouvernementale. Au commencement de ce siècle, un grand homme, Napoléon, a dit à ses soldats : « Chacun de vous a dans son sac le bâton de maréchal de France ! » Messieurs, tout le salut des temps où nous sommes est dans le système que résume cette phrase.

Entendez-vous : chaque soldat ! c’est-à-dire que chacun peut l’être et que tous ne le peuvent pas. Combinaison profonde : ceci n’est autre chose que la hiérarchie assise sur le consentement général, avec l’illusion de tous pour garantie ; c’est le droit de quelques-uns personnellement, soutenu par la masse comme son propre droit ; c’est la justice donnée pour soutien à l’inégalité ; c’est l’espérance, qui ne coûte rien, devenue monnaie sociale fiduciaire, et non-seulement empêchant ce bon peuple de crier, mais le nourrissant des plus doux rêves.

Oui, combinaison profonde ! et qui révèle une étrange connaissance du cœur humain. La première place offerte à tous ! Qui donc s’en croira indigne ? qui n’en fera son rêve, et par conséquent ne soutiendra tout ordre de choses doublé de cette espérance ? Tous donc étant appelés, ce qui n’empêche que le petit nombre seul soit élu, le désenchantement ne venant que tard, à l’âge où l’homme cesse d’être une force active, on reporte sur ses enfants son ambition. Un tel système a donc pour lui toute la partie vive et active de la nation, la seule dangereuse au pouvoir, et le peuple devient ainsi ce qu’il doit être un réservoir d’énergie, où les hautes classes renouvellent, de temps à autre, leurs forces épuisées par une sorte de sélection naturelle et légitime. Ce système règne depuis l’empire, mais il n’a jamais été bien compris ; les regrets du système de droit divin plus net et plus vigoureux, mais moins élastique, d’ailleurs impossibles désormais, l’ont combattu. C’est un tort. Nous n’avons point d’autre planche de salut.

Vous avez vu, dans les fêtes publiques, ce mat chargé au sommet d’objets de valeurs diverses, le long duquel grimpent et souvent retombent des concurrents acharnés. Ceux qui tombent, accueillis par les huées de la foule, n’élèvent aucune plainte et courent se cacher ; tandis que le vainqueur, salué de hourras, savoure son butin et son triomphe. Ce mât de cocagne, messieurs, est l’image fidèle de l’idéal social offert au peuple ; c’est l’image de l’idéal social tout entier, si l’on y ajoute la classe dirigeante, chargée de dresser le mât et d’y suspendre les récompenses.

— Fort bien, dit un magistrat ; mais l’homme du peuple arrivé, c’est l’ennemi dans la place.

— Erreur ! erreur complète ! s’écria Maxime. L’homme du peuple capable, enlevé aux rangs du peuple par les honneurs et la fortune, est une force de plus et un ennemi de moins : pauvre et méconnu, il nous combattrait ; riche, puissant, il est des nôtres. Tout parvenu a tant de soins à consacrer au rachat de son origine, qu’il ne peut faire autrement que de l’oublier, ne serait-ce que pour obliger les autres à en faire autant.

— C’est la règle générale, observa un diplomate, bien qu’elle puisse offrir par hasard quelques exceptions. Mais, ce qu’il y a de déplorable, c’est du sein des classes privilégiées que sortent le plus souvent ces criards impolitiques, ces don Quichotte de revendications politiques ou sociales.

— Bah ! dit Maxime, vous savez ce qu’en tout temps ont fait des Gracchus. C’est par le peuple même qu’on les abat, et c’est lui qui les déchire. Non, tant que peuple il y a, c’est-à-dire tant que la masse reste ignorante et pauvre, la domination est facile aux gouvernants, et non-seulement malgré le suffrage universel, mais surtout avec lui.

On récria.

— Je vais vous le démontrer. Si la révolution actuelle se fût bornée à appeler au scrutin tous gens. quelque peu le : trés, sans aucune autre classification que cette capacité moyenne, qui s’allie généralement à une certaine indépendance de caractère et à certaine aptitude pour la réflexion, cette sorte de peuple intelligent, dépourvu d’un intérêt matériel commun, trop nombreux et trop fluctuant pour former une caste aristocratique, eût tout bonnement emboité le pas du progrès continu et eût abouti fort vite aux institutions. démocratiques les plus radicales, à l’instruction générale. intégrale, c’est-à-dire à l’anarchie ; en un mot, à l’égalité. Ces naïfs, trop cultivés à la fois et pas assez raffinés, n’eussent rien compris à la nécessité de classes supérieures, agents du raffinement social. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Des troupeaux investis du droit illusoire de nommer leurs pasteurs, pasteurs qu’ils ne peuvent ni contrôler, ni juger, ni même connaître. Des électeurs dépourvus de toute notion politique, de toute capacité intellectuelle, dévots et monarchistes par tradition, et comprenant si peu leur puissance que le vote n’est pour eux qu’une corvée de plus. En un mot, l’imbécillité roulant, couvrant, noyant dans ses flots épais, innombrables, sourds, les intelligences éparses.

— Et vous vous effrayez, messieurs ? continua Maxime, et j’ai besoin de vous rassurer sur les conséquences du suffrage universel en des conditions pareilles ? Mais consultez donc le sourire de mon illustre ami, là-bas, monsieur le marquis de Saint-Aufred, et demandez-lui pourquoi depuis si longtemps les légitimistes réclament le vote populaire ? C’est qu’il n’est autre chose que le gouvernement des grandes influences territoriales et sacerdotales, et que par le moyen d’une sorte de légitimité matérielle et populaire, il arrive infailliblement à la vraie légitimité, celle des élus de la naissance, du talent et de la fortune.

Eh bien ! messieurs, devant des événements de cette gravité, ces trois aristocraties, jusqu’ici trop souvent divisées entres elles, n’ont qu’une chose à faire, s’unir. Et voyez comme cette alliance répond à tous les besoins, à son harmonie ! Tandis que l’aristocratie de naissance, représente l’élément conservateur, le passé ; tandis que l’aristocratie d’argent représente l’élément matériel, solide, le présent, l’aristocratie d’intelligence est l’avenir, le progrès. Divisées, elles périssent sous les coups de l’égalité populaire ; unies, elles deviennent invincibles. Car toutes les forces vivantes, actives, sont entre leurs mains ; car il n’y a plus hors d’elles qu’imbécillité, misère, abjection. Oh ! messieurs, cette alliance est si nécessaire qu’elle se produira ; on verra, sous le même étendard, marcher ensemble, à l’encontre de la canaille, les Montmorency et les Turcaret, aidés des parvenus de la science et du génie ; on les verra voter unanimement contre ce néant, contre cet abîme égalitaire, qui engloutirait tout privilége, toute supériorité légitime ; mais il ne faut pas que ce soit trop tard ! Il faut dès aujourd’hui, comme un vaisseau en péril, jeter quelques ballots à la mer, sacrifier chacun quelque chose. Vous, marquis, le fils de saint Louis, qui d’ailleurs doit remonter au ciel avec toute sa race ; vous, orléanistes, vos regrets ; vous, bonapartistes, vos aigles et vos légendes ; vous surtout, libéraux, votre irréligion. L’Église, en ce siècle, ne peut plus espérer son antique souveraineté ; elle ne peut plus être qu’une utile alliée, et ses intérêts, conformes aux nôtres, nous garantissent l’exécution du traité. La France vaut bien une messe.

De vifs applaudissements suivirent ces paroles.

Brafort seul s’écria :

— Le fantôme du socialisme…

— N’est qu’un fantôme, réplique Maxime en riant. Avec le suffrage universel, appuyés d’un côté sur l’Église et de l’autre sur l’armée, ayant au centre cette formidable. puissance du capital, nous sommes invincibles.

Je vous le répète, messieurs, vos terreurs sont vaines. La monarchie n’est rien, l’aristocratie est tout, et il y en a pour longtemps encore dans le monde. Nos mœurs, nos idées, nos usages, sont hiérarchiques. La famille, premier moule de l’état social, qu’est-elle autre chose qu’une monarchie, dont chaque homme adulte est le chef et le soldat ? Et l’on proclame des républiques ! Soit, laissons au peuple, grand enfant, ce mot qui l’enchante. Est-il plus difficile de gouverner au nom d’un peuple qu’au nom d’un roi ? Non, au contraire. Tout le monde, en France, aime à commander et croit à la nécessité d’obéir. Louis-Philippe est tombé, mais nos pouvoirs sont restés debout. Nous avons toujours les clefs des usines et des greniers, et le sol et l’industrie, la justice, l’administration, demain la législature. La France, comme hier, est entre nos mains. Nous sommes les mêmes qu’auparavant.

Toutefois, si nous devons être sans crainte, il n’est pas dit que nous ne devions pas nous servir de certaines accusations, de certaines peurs, afin de confondre nos ennemis sous la réprobation publique. Ce n’est jusqu’ici que parmi le peuple des villes, et encore en fort petit nombre, que les idées destructives de l’ordre social se sont répandues. Les millions de paysans qui forment le gros de la nation, crétins, laborieux et misérables, ne vivent au monde que d’une ambition, celle d’acquérir la chaumière, le jardinet, le lopin de terre, qui les fait citoyens du sol, les enracine, et les empêche d’errer sous le vent de la misère, comme la feuille morte, à la bise d’hiver.

Allez dire à ces gens-là qu’on menace la propriété, que les paresseux de la ville prétendent partager leurs récoltes et leurs biens : immédiatement le socialisme succombe sous d’épouvantables huées, et vous tenez les. villes exigeantes sous le coup d’une jacquerie toujours prête à les écraser.

Je me résume en quelques mots, qui, selon moi, doivent être notre mot d’ordre, le socialisme comme épouvantail, et le triage des capacités comme moyen, union à tout prix, religion quand même.

Maxime avait débité ce discours debout, au coin de la cheminée, sur laquelle il s’appuyait dans une attitude pleine d’élégance, la tête légèrement rejetée en arrière, le geste rare mais incisif, la bouche mordante et fine, l’œil brillant. Puis il s’établit mollement dans son fauteuil, sans émotion, sans fatigue, avec la désinvolture d’un homme sûr de lui-même, et il promena les yeux sur son auditoire. Plusieurs se levèrent et vinrent lui serrer la main en lui adressant de vives félicitations. Quelques hommes d’État ne révélèrent leur admiration que par des murmures jaloux ; mais le gros de l’assistance était charmé, ceux mêmes qui s’étaient montrés d’abord les plus effrayés paraissaient les plus contents.

Tout ce plan, dit l’un d’eux, est admirable. Déjà les instincts du parti conservateur ont commencé de l’exécuter ; mais il est bon de l’approfondir.

— Mon cher, s’écria Brafort en secouant vigoureusement la main de Maxime, vous êtes un homme de génie ; vous êtes l’homme de la situation, et c’est à vous. d’entrer des premiers à l’assemblée nationale.

— Ce n’est pas ce discours-là que j’y prononcerais, dit Maxime en riant.

— Non, dit un ancien député ; c’est un discours ministre au conseil privé.

— Messieurs, reprit Maxime, à partir de demain, nous tous ici présents, nous devons solliciter le mandat de représentant du peuple : il s’agit du salut de l’État.

— Le peuple a des préjugés contre nous, dit un vieux général connu par ses victoires à l’intérieur.

— Le peuple, mon cher général, quelque illustre que vous soyez, ne vous connaît pas ; le peuple des campagnes ne sait pas plus votre histoire qu’il ne sait le sienne.

— Mais les mauvais journaux…

— Il ne sait pas lire ou ne lit pas ; et puis le mot est trouvé, il fera fortune : républicain du lendemain. Vous l’êtes, nous le sommes tous. Donnez un peu, promettez beaucoup, faites des cadeaux aux églises, arrosez de libations l’autel populaire. Toute la bourgeoisie fonctionnaire et propriétaire sera pour vous. C’est une franc-maçonnerie instinctive ; on sent les barbares aux portes, et tout le monde courra au scrutin comme on court aux armes.

— Messieurs, dit quelqu’un, je sais de bonne source que trois membres de la famille Bonaparte vont se présenter aux élections.

Maxime fit entendre un hum ! plein de réticences et devint rêveur.

Un premier président prit la parole :

— N’oublions pas, messieurs, dit-il, un allié considérable et éminemment utile : les femmes sont aristocrates par éducation, et dévotes par habitude. Elles sont à nous, mais encore faudra-t-il rendre leur concours plus actif en le demandant.

— Messieurs, s’écria Maxime en sortant de sa rêverie, à la croisade ! à la croisade du savoir contre l’ignorance, de l’élégance contre la grossièreté, du beau contre le laid, du raffiné contre le vulgaire, des nobles loisirs contre le travail abrutissant de la civilisation ; en un mot contre la barbarie. Mais dans cette navigation nouvelle que nous allons entreprendre sur une mer nouvelle, voulez-vous me permettre de vous signaler un écueil que j’entrevois ?

On l’écouta…

— C’est celui qu’ont rencontré toutes les républiques fondées sur la souveraineté fictive d’un peuple imbécile et misérable : la dictature !

Il y eut un court silence.

— Ce serait une monarchie nouvelle, voilà tout, dit le général.

— Absolue ! reprit Maxime. Or, la glorieuse tradition de la bourgeoisie, depuis les parlements et 89, est d’abaisser la monarchie au profit de son propre règne. Ai-je besoin, messieurs, de vous rappeler cette adoration de la liberté.

— Bravo ! bravo ! murmura-t-on.

— Oui, oui, certainement !

— Pas de monarchie autre que constitutionnelle ! dirent quelques-uns.

— Ma foi ! dit le général avec un geste expressif, un commandement ferme…

Omnia serviliter pro dominatione et gratificatione, murmura Maxime de manière à n’être entendu que de son voisin. Il rencontra le regard et le sourire du marquis de Saint-Aufide.

— Non, reprit-il, la capacité de commander doit éloigner de nous la honte d’obéir ; nous pourrions de nouveau prendre un monarque pour allié, mais non pour maître. Ceux mêmes d’entre nous qui acceptent la monarchie absolue la veulent légitime, et repousseraient avec horreur celle d’un parvenu par la grâce populaire, qui, pouvant se passer de nous, forcé de paraître s’appuyer sur les intérêts du peuple, serait non-seulement fatal à notre domination, mais menaçant pour notre sécurité.

— Allons donc, dit un magistrat ; la souveraineté du peuple ne peut pas faire un roi, c’est abdiquer.

— Eh monsieur, s’écria Maxime, est-il question de logique avec des gens qui ne savent pas lire ? qui pour idées morales et politiques, n’ont pas le catéchisme et la tradition ; pour tout horizon, leur clocher ? des gens qui vivent en dehors du monde pensant et que rien ne groupe et ne relie ? Un tel peuple, songez-y bien, n’est comme peuple qu’une fiction ; c’est un être de raison qui n’existe pas encore, s’il doit exister jamais ; c’est un Dieu nouveau qui, pour rendre les oracles, a besoin de prêtres comme tout autre dieu. Eh bien ! soyons ces prêtres et gardons-nous des messies.

— Un dictateur élu par le peuple, reprit le magistrat, ne pourrait accomplir les volontés du peuple qu’en détruisant son premier pouvoir.

— Et le nôtre, ajouta Maxime. Mais vous raisonnez toujours logiquement, et nous sommes dans un gâchis où nous seuls pouvons mettre un peu d’ordre et de clarté ; mais, si nous n’y parvenons, le danger d’une dictature est imminent, un nom, une légende suffisent. Et alors ce serait une chose terrible ; car le gouvernement, toujours si fort en France, était du moins jusqu’ici responsable devant l’opinion. Cette fois, il serait irresponsable.

— Irresponsable et pourquoi ? demanda-t-on.

— Pourquoi ? vous le demandez ? Mais, messieurs, qui constitue l’opinion publique, celle qui voit, sait, apprécie ? Le petit nombre. Et qui désormais décide ! Le grand. Voilà en deux mots la situation.

Un silence pénible suivit ces paroles. Ces hommes se sentaient sous le coup d’une force inconnue.

— Eh bien ! messieurs, je vous le répète, prenons garde. Demain il se pourrait qu’il n’existât plus en France ni honneur, ni justice, ni sécurité, ni droit des gens, rien qu’une volonté sans frein et sans foi, capable de tout et pouvant tout. Confiscation, exil, transportation, égorgements, avec ou sans tribunaux, tout cela deviendrait possible et facile. Qui donc entendrait nos cris ? Le peuple ? Il est sourd. L’opinion ? Elle est désormais réduite à l’impuissance. Ah ! ce pays légal qui fit notre force et notre gloire n’existe plus. Que le premier grec sans fortune et sans préjugés trouve moyen de voler le trône, il pourra dès lors, à son gré, retourner nos poches, piller la Banque, biseauter les cartes… et se faire sacrer à Notre-Dame. La révolution du mépris n’est plus possible. On pourrait aller, ce qui du moins ne s’est pas encore vu, jusqu’à se passer de formes. On pourrait désormais impunément rire au nez de tous les civilisés, mentir à l’Europe, insulter en face le bon sens et la vérité. Qu’importe ? Ce bon peuple qui bêche, laboure e vote, ne le saurait pas. Et s’il le savait, il rirait plutôt de voir vexer son bourgeois. Messieurs, prenons garde !

— Serions-nous donc intéressés à éclairer le peuple ? demanda quelqu’un d’un ton demi-plaisant.

— Non, messieurs, s’écria Brafort ; nous devons seulement prêcher au peuple le respect de l’ordre et l’amour du travail. Il faut que le peuple travaille, et c’est pourquoi il ne devrait pas voter. À Athènes et à Sparte…

— Brafort, dit Maxime, je vous le répète, le suffrage restreint, éclairé, eût promptement amené de terribles inventaires et tout mis en question ; le suffrage du paysan nous sauve, mais c’est à condition que nous saurons nous entendre pour le diriger. Donc, encore une fois, pas de divisions ! De l’activité, de l’audace et du sang-froid ! Nous voici, comme aux temps antiques, à la merci de l’aveugle Destin ; mais aujourd’hui ce dieu réside moins haut, et nous pouvons nous-mêmes nous charger de remplir son urne.

On rit, on applaudit ; puis des conversations particulières s’établirent, et enfin la réunion se dissipa.

— Monsieur de Renoux vise au rôle de chef de parti, dit un ancien membre du centre gauche.

— Il a de grands talents et est fort ambitieux, répondit-on.

— Messieurs, dit le général, on aura beau faire, il faut toujours un chef ; seulement, ce n’est pas un habit noir…

Brafort, le dernier, prit congé de Maxime avec un enthousiasme pieux. Il retournait à R… dès le lendemain pour y préparer son élection.

— À merveille ! lui dit Maxime. Beaucoup de représentants comme toi, mon cher, et la France est sauvée !

Avant de quitter Paris, toutefois, Brafort ne put s’empêcher de passer au greffe pour avoir des nouvelles du jeune voleur Jean-Baptiste Varol.

— Dix ans de réclusion, dit le greffier.

Un léger frémissement parcourut les nerfs de Brafort. Alléguant la jeunesse du coupable et le regret d’être cause… il déposa une somme pour le condamné.

— Oh ! vous êtes trop bon, monsieur, de le plaindre, dit le greffier ; c’est un franc vaurien. Ce n’est pas sa première sottise, et dans dix ans il sortira complétement gangrené. Ces enfants-là, ça naît pour le bagne.

Brafort baissa les yeux et prit congé du greffier, qui le reconduisit jusqu’à la dernière porte en le saluant profondément avec tout le respect dû à tant de philanthropie.

  1. Le monde, en langage de pays, veut dire les gens, tout le monde ; c’est le peole anglais qui se comprend de même au pluriel.
  2. Renan, Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1869. Anachronisme de mots seulement.