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Le Père Milon (recueil)/Clair de lune

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Le Père MilonOllendorff25 (p. 147-156).

CLAIR DE LUNE


Mme Julie Roubère attendait sa sœur aînée, Mme Henriette Létoré, qui revenait d’un voyage en Suisse.

Le ménage Létoré était parti depuis cinq semaines à peu près. Mme Henriette avait laissé son mari retourner seul à leur propriété du Calvados, où des intérêts l’appelaient, et s’en venait passer quelques jours à Paris, chez sa sœur.

Le soir tombait. Dans le petit salon bourgeois, assombri par le crépuscule, Mme Roubère lisait, distraite, les yeux levés à tout bruit.

Le timbre enfin tinta, et sa sœur parut, tout enveloppée en ses grands vêtements de route. Et tout de suite, sans s’être seulement reconnues, elles s’étreignirent violemment, s’arrêtant de s’embrasser pour recommencer aussitôt.

Puis elles parlèrent, s’interrogeant sur leur santé, leur famille, et mille autres choses, bavardant. Jetant des mots pressés, coupés, sautant l’un après l’autre, pendant que Mme Henriette défaisait son chapeau.

La nuit était tombée. Mme Roubère sonna pour avoir une lampe, et, dès que la lumière fut venue, elle regarda sa sœur, prête à l’embrasser encore. Mais elle demeura saisie, effarée, sans parler. Sur les tempes, Mme Létoré avait deux grandes mèches de cheveux blancs. Tout le reste de sa tête était d’un noir sombre et luisant ; mais là, là seulement, des deux côtés, s’allongeaient comme deux ruisseaux d’argent qui se perdaient aussitôt dans la masse sombre de la coiffure. Elle’avait pourtant vingt-quatre années à peine et cela était venu subitement depuis son départ pour la Suisse. Immobile, Mme Roubère la regardait stupéfaite, prête à pleurer comme si quelque malheur mystérieux et terrible se fût abattu sur sa sœur ; et elle demanda :

— Qu’as-tu, Henriette ?

Souriant d’un sourire triste, d’un sourire malade, l’autre répondit :

— Mais rien, je t’assure. Tu regardes mes cheveux blancs ?

Mais Mme Roubère la saisit impétueusement par les épaules, et, la fouillant du regard, elle répéta :

— Qu’as-tu ? dis-moi ce que tu as. Et si tu mens, je le verrai bien.

Elles demeuraient face à face, et Mme Henriette, qui devenait pâle à défaillir, avait des larmes au coin de ses yeux baissés.

La sœur répéta :

— Que t’est-il arrivé ? Qu’as-tu ? Réponds-moi ?

Alors, d’une voix vaincue, l’autre murmura :

— J’ai… j’ai un amant.

Et, jetant son front sur l’épaule de sa cadette, elle sanglota.

Puis, quand elle se fut un peu calmée, quand les sursauts de sa poitrine s’apaisèrent, elle se mit à parler tout à coup, comme pour rejeter d’elle ce secret, vider cette douleur en un cœur ami.

Alors, se tenant par les mains, qu’elles s’étreignaient, les deux femmes allèrent s’affaisser sur un canapé dans le fond sombre du salon, et la plus jeune, passant son bras au cou de l’aînée, la tenant sur son cœur, écouta.

« Oh ! je me reconnais sans excuse ; je ne me comprends pas moi-même, et je suis folle depuis ce jour. Prends garde, petite, prends garde à toi ; si tu savais comme nous sommes faibles, comme nous cédons, comme nous tombons vite ! Il faut un rien, si peu, si peu, un attendrissement, une de ces mélancolies subites qui vous passent dans l’âme, un de ces besoins d’ouvrir les bras, de chérir et d’embrasser que nous avons toutes, à certains moments.

Tu connais mon mari, et tu sais comme je l’aime ; mais il est mûr et raisonnable, et ne comprend rien à toutes les vibrations tendres d’un cœur de femme. Il est toujours, toujours le même, toujours bon, toujours souriant, toujours complaisant, toujours parfait. Oh ! comme j’aurais voulu quelquefois qu’il me saisît brusquement dans ses bras, qu’il m’embrassât de ces baisers lents et doux qui mêlent deux êtres, qui sont comme de muettes confidences ; comme j’aurais voulu qu’il eût des abandons, des faiblesses aussi, besoin de moi, besoin de mes caresses, de mes larmes !

Tout cela est bête ; mais nous sommes ainsi, nous autres. Qu’y pouvons-nous ?

Et pourtant jamais la pensée de le tromper ne m’aurait effleurée. Aujourd’hui, c’est fait, sans amour, sans raison, sans rien ; parce qu’il y avait de la lune une nuit, sur le lac de Lucerne.

Depuis un mois que nous voyagions ensemble, mon mari, par son indifférence calme, paralysait mes enthousiasmes, éteignait mes exaltations. Alors que nous descendions les côtes au soleil levant, au galop des quatre chevaux de la diligence, et qu’apercevant, dans la buée transparentes du matin, de longues vallées, des bois, des rivières, des villages, je battais des mains, ravie, et que je lui disais : « Comme c’est beau, mon ami, embrasse-moi donc ! » il me répondait avec un sourire bienveillant et froid, en haussant un peu les épaules : a Ce n’est pas une raison pour s’embrasser, parce que le paysage vous plaît. »

Et cela me glaçait jusqu’au cœur. Il me semble pourtant que quand on s’aime, on devrait toujours avoir envie de s’aimer davantage encore devant les spectacles qui vous émeuvent.

Enfin j’avais en moi des bouillonnements de poésie qu’il empêchait de s’épandre. Que te dirai-je ? J’étais à peu près comme une chaudière pleine de vapeur et fermée hermétiquement.

Un soir (nous étions depuis quatre jours dans un hôtel de Fluelen), Robert, un peu souffrant de migraine, monta se coucher tout de suite après dîner, et j’allai me promener toute seule au bord du lac. Il faisait une nuit de conte de fées. La lune toute ronde s’étalait au milieu du ciel ; les grandes montagnes, avec leurs neiges, semblaient coiffées d’argent, et l’eau toute moirée avait de petits frissons luisants. L’air était doux, d’une de ces pénétrantes tiédeurs qui nous rendent molles à défaillir, attendries sans causes. Mais comme l’âme est sensible et vibrante en ces moments-là ! comme elle tressaille vite et ressent avec force !

Je m’assis sur l’herbe et je regardai ce grand lac mélancolique et charmant ; et il se passait en moi une chose étrange : il me venait un insatiable besoin d’amour, une révolte contre la morne platitude de ma vie. Quoi donc, n’irai-je jamais au bras d’un homme aimé, le long d’une berge baignée de lune ? Ne sentirai-je donc jamais descendre en moi ces baisers profonds, délicieux et affolants qu’on échange dans ces nuits douces que Dieu semble avoir faites pour les tendresses ? Ne serai-je point enlacée fiévreusement par des bras éperdus, dans les ombres claires d’un soir d’été ?

Et je me mis à pleurer comme une folle.

J’entendis du bruit derrière moi. Un homme était debout qui me regardait. Quand je tournai la tête, il me reconnut et s’avança : « Vous pleurez, Madame ? ».

C’était un jeune avocat qui voyageait avec sa mère et que nous avions plusieurs fois rencontré. Ses yeux m’avaient souvent suivie.

J’étais tellement bouleversée que je ne sus quoi répondre, quoi penser. Je me levai et je me dis souffrante.

Il se mit à marcher près de moi, d’une façon naturelle et respectueuse, et me parla de notre voyage. Tout ce que j’avais ressenti, il le traduisait ; tout ce qui me faisait frissonner, il le comprenait comme moi, mieux que moi. Et soudain il me dit des vers, des vers de Musset. Je suffoquais, saisie d’une émotion intraduisible. Il me semblait que les montagnes elles-mêmes, le lac, le clair de lune, chantaient des choses ineffablement douces…

Et cela se fit je ne sais comment, je ne sais pourquoi, dans une sorte d’hallucination…

Quant à lui…, je ne l’ai revu que le lendemain, au moment du départ.

Il m’a donné sa carte…

Et Mme Létoré, défaillant dans les bras de sa sœur, poussait des gémissements, presque des cris.

Alors, Mme Roubère, recueillie, grave, prononça tout doucement :

— Vois-tu, grande sœur, bien souvent ce n’est pas un homme que nous aimons, mais l’amour. Et ce soir-là, c’est le clair de lune qui fut ton amant vrai.