Le Père Perdrix, roman/3

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Le Père Perdrix, roman
La Revue blancheTome XXVIII (p. 183-197).

Le Père Perdrix  [1]

PREMIÈRE PARTIE

chapitre iv

Voici : la chose avait été prévue. Les trois enfants, Jacques, François et Marie s’étaient dit : « Un beau matin nous irons tous ensemble voir le Vieux. » Ils s’étaient entendus, ils lui avaient écrit. Marie devait arriver par le courrier avec Jules Passat, son homme, et ne pas emmener ses deux filles parce que le Vieux les connaissait déjà et que le voyage eût fait trop de dépense. François devait venir avec sa femme, Jacques avec la sienne et, comme il était mécanicien, le voyage en chemin de fer ne lui coûterait rien, et il aurait avec lui ses deux enfants.

Le Vieux se préparait à ce jour : « C’est ces deux pauvres petits, surtout, que je voudrais voir. Savoir bien à qui ils ressemblent ! » La Vieille, en ramassant son cresson, ramassait des idées : « Mon Dieu ! je voudrais qu’ils soient arrivés déjà. »

Cette nuit-là, vers les quatre heures, il y eut un orage, et le tonnerre et la pluie se mêlaient et résonnaient l’un et l’autre. Ils avaient sans doute pris une voiture couverte, mais comme les enfants devaient avoir peur ! Bientôt tout se calma et, vers six heures, ce fut un matin de septembre mouillé ; la rue était lavée, le ciel un peu voilé, et la fraîcheur voyageait si délicatement dans l’air qu’on eût dit que les cœurs aussi étaient mouillés.

Jacques et François arrivèrent à sept heures. La voiture était pleine : une pleine voiture de Perdrix ! Elle vint comme cela : on n’ose pas croire que la chose est vraie. François sauta à terre et tint le cheval par la bride pour que les femmes pussent descendre. Les deux enfants se penchaient. Le Vieux en prit un dans chaque bras. Le petit était un petit chat grillé comme son père, mais la petite était blonde et d’une autre espèce. Tout de suite ils l’appelaient grand-père, lui tiraient la barbe et aimaient ses lunettes noires. Avant que tout le monde fût entré, il s’asseyait et les avait déjà sur ses genoux.

— Dame ! mon père, si tu veux les croire, ils t’auront bien vite fatigué.

Il les posa. On s’embrassait. Les garçons l’embrassaient comme on s’embrasse entre hommes, avec une sorte d’élan. Il saisissait les brus, d’une main, sous le menton, en appuyant les doigts sur les joues et les baisait bruyamment. Et quand il eut fini, il dit :

— Ah ! mes deux pauvres petites femmes, venez donc, que je vous embrasse encore un coup !

Tout le monde s’assit et le Vieux disait, comme autrefois, du temps où il gagnait sa vie :

— Dame ! on n’est pas ici pour s’amuser. Si nous trinquions en attendant les autres.

La Vieille apporta des verres et une bouteille, et le Vieux :

— Tu ne vois pas, mon Jacques, Déry le cordonnier qui dit : " Ce n’est pas vrai qu’il est mécanicien au chemin de fer. Les mécaniciens, c’est des gars qui sortent des écoles d’Arts et Métiers. »

Et Jacques répondait :

— Laisse-les donc, mon père. Tu sais bien qu’il y a partout des jaloux.

Pierre et Marie arrivèrent à huit heures. Tout d’un coup ils ouvrirent la porte, et ils étaient au milieu de la bande.

— Pourquoi donc que vous n’avez pas emmené les deux enfants ? Ce n’est pas si souvent qu’on se réunit.

Il y eut une tournée d’embrassades, et les petits avaient un peu peur. La Vieille apporta deux verres :

— Ce n’est pas tout. À présent il faut trinquer.

La veille au soir, le Vieux avait tué un lapin. Il les soignait, les comptait, les sentait croître et pensait : « J’ai une mère lapine qui doit peser dans les six livres. Comme elle va faire notre affaire ! » La Vieille avait acheté un rôti de cochon et, s’il n’y avait pas assez, on pourrait toujours faire une omelette. Il y avait dans le placard trois bouteilles de vin. d’ailleurs l’auberge était porte à porte. L’odeur du fricot montait, et les cri-cris de la graisse semblaient les premiers bouillonnements d’une promesse. Le Vieux dit :

— Dis donc, ma Vieille, puisqu’il y a bien de quoi, ils vont tous aller dire bonjour à leur cousin Bousset et ils ramèneront le petit Jean pour manger avec nous.

Le petit Jean Bousset avait vingt et un ans et était sorti de l’École Centrale avec le n° 8. Il travailla comme une bonne petite fille à qui l’on dit : « Maintenant que tu es une grande fille, il faut t’occuper. Tu vas faire de la dentelle. » Ses yeux bleus avaient un joli regard qu’autrefois l’on eût dit timide et caché derrière un buisson, mais qui rayonnait avec plus de force depuis qu’il était soutenu par un diplôme. Et sa mèche blonde semblait un accent.

Il revint avec eux tous.

— Ah ! mon petit Jean, je suis content que tu sois venu. Et puis je vous réponds qu’il ne vaut pas cher. Arrive là, mauvais gars !

Et le Vieux l’embrassait avec ses vieilles lèvres molles et déshabituées.

Quand tout le monde fut à table, il y eut un rayonnement. Le Vieux avait faim à cause de la misère, ses enfants avaient faim à cause du voyage et la Vieille, comme une ancienne cuisinière, aimait à sentir l’abondance. Le lapin dans les assiettes, le vin dans les verres, le pain sur la table, formaient un appétit derrière lequel on sentait encore d’autres choses à manger et d’autres choses à boire. Les idées s’arrêtaient sur le rôti, se complétaient avec du fromage et du pain, après quoi elles partaient du côté du café, du côté de l’eau de vie et se reposaient sur l’après-midi tout entière où l’on aurait de la goutte dans les verres. Comme un jour de voyage, le Vieux se voyait emporté, se poussait lui-même, et toutes les forces de sa vie surgissaient et semblaient élever son cœur au-dessus de la table.

Les heures de l’après-midi étaient encore à venir, le temps était encore à naître, la joie ne se balançait pas même et restait au-dessus de la chambre comme une nuée calme et profonde. Chacun mangeait avec sentiment. Quelques mots parfois :

— Je me dis : C’est drôle ! Ils sont tous sortis de cette chambre et à présent les voilà aux quatre coins du monde.

Ou bien encore :

— Je suis une vieille bête. Quand j’y pense, ça me prend, ça m’arrête. Les enfants s’en vont, et puis c’est comme s’ils étaient perdus.

— Voyons, père, répondaient les brus, vous savez bien qu’il faut qu’on se quitte, qu’on a chacun ses affaires.

La viande blanche des lapins ne ressemble pas à grand chose et l’on n’en garde guère que le poids du pain et la chaleur du vin qui l’accompagne. Mais, avec le rôti de cochon, l’on vit arriver véritablement de la viande. Le gras est aussi bon que le maigre ; dans chaque bouchée il faut les mêler l’un à l’autre, et l’ensemble acquiert un goût de noisette. C’est une viande substantielle qui se colle au corps, dont on garde un souvenir dans la poitrine et qui vous reste à la sortie de table comme une force absorbée, comme de la viande qui s’ajoute à la vôtre.

Par la fenêtre, le banc, que l’on apercevait au pied du mur d’en face, se reposait à l’ombre, tendait sa planche, écartait ses pieds grossiers et demeurait là pour d’autres jours, avec un silence rassuré d’objet quotidien.

Le Vieux dit :

— Tenez, voilà mon compagnon. Ce n’est plus un banc, c’est un frère. Vous voyez d’ici ma position. Ça tale un peu les fesses. Quand je marche, je le sens encore, et des fois il me semble que je l’emporte à mon fond de pantalon.

Depuis longtemps les trois bouteilles devin étaient bues. Il y avait trois autres bouteilles et l’on procédait par bandes de trois parce que l’on appréciait la soif en gros. C’était un de ces vins clairets que l’on n’aime pas dans les maisons ouvrières, et dont la chaleur est lente. La troisième bouteille elle-même semblait une moquerie, une de ces boissons aigres que l’on fait avec de l’eau et du raisin confit. Mais voici qu’à la quatrième bouteille l’on sentit cela dans les pommettes, dans les mains, dans les yeux, et que deux ou trois choses commençaient à s’allumer. Et à la cinquième, l’auberge du « Petit Salé », « douze sous la bouteille », la « chaleur des vignes », formaient des idées généreuses. Le Vieux déraisonnait avec grandeur et s’accroissait à chaque verre de vin, comme un propriétaire s’accroît d’une vigne, s’accroît d’un champ, et il voulut que la Vieille fît l’omelette.

— Mais non, père, mais non, ça suffit.

— Ah ! nom de Dieu, vous m’embêtez ! Vous êtes ici pour manger.

Ce fut beau, ce fut un jour de la vie des riches. Les ventres pleins s’étendent et rayonnent parmi les idées comme un cœur chargé. Il y avait des illuminations soudaines qui parfois éclairaient telle habitude de la vie présente, tel souvenir de la vie passée et montraient l’avenir semblable à une grande clairière. Ce fut un beau repas. L’omelette se mange sans faim et garnit les derniers coins où l’on pouvait encore caser un plaisir. Le vin l’arrosait, s’étendait sur elle, comme un bonheur au-dessus d’un front, comme un lac au milieu des verdures. La vie est bonne et les hommes sont bons. On s’entendrait avec n’importe qui et l’on saurait lui parler. On possède chez soi la grandeur et la force. C’est la famille humaine avec ses moutonnements, ses regards croisés et ses communions multipliées. Il n’est pas vrai que l’on soit pauvre.

— Dis donc, mon Jean, raconte-leur donc comme tu as trouvé une bonne place !

Oui, le petit Bousset avait trouvé une bonne place, et dans son pays. Avec deux heures de voiture et une heure de chemin de fer, on arrivait. C’était dans une fabrique de produits chimiques où, tout de suite, malgré son jeune âge, il remplirait les fonctions d’ingénieur. D’ailleurs, ce que l’on fait importe peu : mais, l’essentiel, c’est qu’il gagnerait quatre mille francs par an. Le directeur lui-même l’avait demandé, parce qu’il voulait s’entourer de tout jeunes gens, disciplinés et curieux de leur métier.

— Hein ! mes gars, qu’est-ce que vous en pensez ?… disait le Vieux.

Et le petit Jean Bousset n’était pas fier. Naturellement, il se rendait compte de sa valeur et parlait comme quelqu’un qui sait.

— Et surtout, mon Jean, disait François, être bon pour l’ouvrier. Se rendre compte qu’ils ont besoin de gagner leur vie et qu’il faut bien de temps à autre boire un coup.

Jean répondait :

— Oh ! ma foi, je ne serai pas mauvais garçon, pourvu qu’on soit poli… et qu’on travaille.

À la sixième bouteille il n’y eut pas assez de vin. Les cœurs se tendaient, les gosiers acceptaient, les mains étaient chaudes. De la table partaient des ondes qui s’élargissaient, venaient aux convives, bourdonnaient à leurs oreilles et les unissaient l’un à l’autre comme un lien d’alcool, comme un lien d’amour. Il fallut deux autres bouteilles, et l’on ne savait pas ce qu’il ne fallait pas. La Vieille apportait le fromage.

— Enlève-nous ça de là ! disait le Vieux. J’en vois assez pendant toute l’année. Nom de Dieu ! c’est bien la moindre des choses que je mange aujourd’hui ce qui me plaît. Et puis, va nous chercher un paquet de biscuits.

Tout le monde trouva que c’était de la bêtise.

— Allez, allez ! Puisque je vous le dis…

Ils les trempaient dans le vin, en bavardant, les agitaient un peu, et, lorsqu’ils allaient pour les porter à leur bouche, le biscuit, d’un seul bloc, s’effondrait dans le verre. Ils en restaient le bec ouvert, comme des moineaux dans l’attente.

— Ce n’est pas de la bonne marchandise, disait le Vieux. Ensuite ils buvaient le vin pâteux qui restait au fond, s’en fatiguaient et le lançaient dans la cendre du foyer pour le remplacer par du vin qui coule et rince la dalle.

Mais le moment du café est si bon ! Le café est du café, mais il y a surtout la fin du repas, alors que ça y est et que tout ce qui s’ajoute est un plaisir en plus. Le café chaud, une bonne gorgée, un parfum, une satisfaction dernière qui se prolonge et réveille tous les échos du bien-être… Et l’on sent le bonheur et l’on ne se donne plus la peine de vivre parce que quelque chose vit en nous et parle. Le Vieux dit :

— Ah ! vous ne connaissez pas ma pipe ! J’ai une pipe et vous allez voir si ce n’est pas vrai qu’elle commence à être culottée. La voilà. Hein !…

C’était une pipe en terre de deux sous, à long tuyau, et dont l’intérieur du fourneau était un peu noirci. Elle passa à la ronde et les hommes la sentaient. On a sans doute le vin couleur de pipe culottée. Et, désignant Jean Bousset, le Vieux s’écriait :

— Ah dame ! c’est celui-là qui me l’a donnée. Quand je vous dis qu’il n’y en a pas un autre comme lui ! Il vient, il s’assoit sur le banc : « Vieux, donne-moi une prise ! » Moi : Et toi, bourre ma pipe. » Et voilà, on reste à côté l’un de l’autre. Et puis je vous réponds qu’il sait causer ! Moi, je ne suis qu’une vieille bête, mais tout de même ça me va. Comme il dit : « Tu comprends, mes parents se sont imposé des sacrifices. À présent, je vais gagner quatre mille francs, c’est vrai, mais auparavant combien je leur ai coûté ! » Pauvre enfant, va !

L’eau de vie venait de chez le père Rondet. On la payait trente-huit sous la bouteille et elle avait un bouquet. Tout le monde, dans la ville, savait que le père Rondet l’épicier avait du bon café et de la bonne eau de vie : il se servait depuis plus de trente ans dans la même maison, et on lui fournissait de la marchandise pas comme aux autres. On la sentait dans l’arrière-gorge, qui vous remontait encore au palais. Les grosses bouffées de la pipe sortaient : pouf ! pouf ! irritaient la poitrine et faisaient cracher, si bien que l’eau de vie semblait un cordial qui va droit au cœur.

— Mes enfants disait le Vieux, nous avons un bon moment à passer ensemble. Vous dites que vous partirez vers les sept heures. Il faudra encore manger un morceau.

Il disait :

— Vois-tu, mon Jacques, moi quand j’y pense que tu es mécanicien et que tu gagnes bien ta vie, je me dis : « Tout de même c’était un bon garçon. » Tu avais bien tes défauts comme tout le monde, mais tu ne buvais pas. Quand monsieur Edmond Lartigaud t’a donné un coup de main pour entrer au chemin de fer, je ne pensais pas à ce métier-là. Mais surtout, mon gars, moi j’ai peur. Des fois, dans tout ce monde, il paraît qu’il y a des grèves. Ne les écoute pas. Il y en a des tas qui attendent les places, et ce sont ceux-là qui font mettre les autres en grève pour leur marcher sur le pied. Et toi, mon François, tu n’es pas un mauvais garçon. Seulement tu aimais à boire. Je ne dis pas que ce soit un défaut, ça dépend des moyens qu’on a. Que veux-tu ? Tu aurais pu te faire une position comme ton frère, au lieu de travailler chez les autres. Mon pauvre gars, je me rappelle que je t’avais mis à la porte de la maison. Il y a bien un peu de ta faute, tu n’avais pas dessoûlé pendant huit jours. Mais quand même je n’aurais pas dû le faire. Je t’ai crié : « Fous le camp ! Tu me fais honte. » Tu n’as rien répondu, tu n’as pas le vin mauvais. Tu es parti, tu es resté un an sans m’écrire. Je pensais : « Mon Dieu ! Savoir s’il ne lui est pas arrivé quelque chose ! » J’en ai parlé à la gendarmerie. Quand tu m’as écrit, tu ne sais pas ? Eh bien ! c’est le petit Jean Bousset qui m’a lu ta lettre ; j’en pleurais. Ta pauvre mère disait : « Tant mieux donc, mon Dieu ! » Ah ! mon François, tu serais bien n’importe quoi, que je t’aimerais autant que les autres.

Et il disait à Marie :

— Toi, ma grande, je suis content que tu aies trouvé un homme pareil à celui-là. Je l’aime comme mes garçons. Oui, il y a des moments où je pense à lui tout seul. Dernièrement, quand il a eu le bras cassé, je me disais : « Il aurait bien mieux valu que ce soit à toi que la chose soit arrivée. Tu es là, le cul sur ton banc, et que tu aies un bras de plus ou de moins, tu n’es tout de même qu’un bon à rien. »

Et la bonne eau de vie, et la bonne eau de vie ! Elle avait une couleur jaune dans le gros verre, une chaleur qui n’appartient qu’à l’eau de vie et qui semble un bouillonnement. Elle vous passait dans la bouche, descendait et apportait son cœur. Les premières gouttes sont beaucoup moins bonnes ; mais ensuite elle se transfuse et pénètre jusque dans les bras. La conquête du monde est facile : on le prend sur sa poitrine, on l’embrasse, il vous aime. Puis ce bien-être des grandes digestions, cette flambée, ce feu sur du fer ! Allons jusqu’au pôle, allons jusqu’aux cieux, passons et traversons les choses.

— Ah ! mes enfants, vous devez me croire plus malheureux que je ne suis. Les premiers temps, j’ai cru à la misère. Il est vrai que c’est dur en commençant. Mais je vous vois tous et ça y est. Vous êtes là, vous allez dire que je suis un imbécile ou que je suis soûl, mais il me semble que je vous porte encore dans mon pantalon, que je vous sens sur moi comme si vous n’étiez pas encore au monde.

— Ah ! père, vous nous faites de jolis compliments !… disaient les brus.

La soirée continua, de la bouteille aux verres. L’air obscur de la chambre entourait la table, mais l’air, mais la chambre n’existaient pas, parce que les poitrines étaient garnies d’eau-de-vie. Plus forte que l’amour, ô mon beau souffle, elle s’exhalait encore et, par dessus les paroles et par dessus les pensées, montait et dominait le monde comme un ange aux ailes étendues. Des profondeurs de la conscience on la sentait venir : elle était Jacques, François et Marie, puis les enfants, puis Jules Passat, puis Jean Bousset, puis tout le bonheur, un long repas qui dure autant que la vie et la nourrit à jamais. Parfois elle éclatait ainsi qu’une fusée, vous projetait en avant et vous mettait en danse. Si le monde est beau, si les cœurs tremblent, s’il existe des chansons, eau de vie d’un soir, sois bénie !

Et les heures venaient, se fixaient un instant, le coude sur la table, puis se rassasiaient et roulaient comme un sang chargé. Les heures vinrent jusqu’à sept heures ; mais quand ce fut la dernière, il y eut un frisson, car elle se dressait et vous menaçait de ses yeux. Ah ! l’alcool n’était rien ; le monde s’agitait et se chargeait d’une heure nerveuse. On n’osait faire un geste, de peur de la troubler ; il semblait qu’elle eût suivi le bout de vos doigts !

— Vous en allez pas, vous en allez pas… disait le Vieux. Et quand il se leva, il ne put y tenir, s’écroula sur sa chaise, et il sentait ses sentiments tourner comme une machine à répétition :

— Vous en allez pas, vous en allez pas…

Ils se levaient tous :

— Oh ! Marie reste au moins ! Ma grande, c’est toi que j’aime le mieux si tu pouvais rester.

Sept heures sonnaient. Les mains s’agrippaient comme des crocs.

— Toi, ma grande, nous t’avons toujours gardée. Que Jules s’en aille ! Reste ici pour huit jours. Prends-nous et garde-nous. Tu sais bien que je ne t’ai jamais fait de peine.

Elle restait toute frémissante, comme un bloc qui va tomber. Jules dit :

— Reste, nom de Dieu ! Je m’arrangerai avec les petites. C’est ton père.

Sept heures s’exhalait comme un soupir qui soulage. Le spasme était bon et jaillissait avec fécondité.

Ils partirent tous : le cheval attelé, les roues de la voiture, et l’air qui s’ébranle et s’écoule. Les brus disaient :

— On vient ici pour le voir, et puis il ne sait pas ce qu’il dit et cause du désagrément.

chapitre v

Les pauvres sont une chose publique.

La grande Marie resta huit jours et elle faisait ses manières avec ses grands bras : « : Ne crains rien, mon père. Pas plus Jules que moi, si tu as besoin de quelque chose… » On l’entendait jusque dans les maisons voisines : elle était heureuse de parler comme sur la place et fortifiait sa voix afin de lui donner au moins la vérité qui sort des grands bruits. On la voyait encore, les manches troussées, le tablier levé d’un coin, moitié dimanche, moitié travail, passer dans la maison, secouer une marmite, glisser un coup de balai, arrêter les passants : « Oh ! oui, pour sûr, Jules est un bon ouvrier… », porter à tout ses embarras, ses paroles, son travail et remuer le monde autour d’elle comme un événement qu’on n’attendait pas. La Vieille descendait, avec une bouteille dans la poche de sa jupe, entrait par les derrières parce que les marchands de vin n’ont pas le droit de vendre au détail et remontait en pensant au Vieux qui aimait boire. Elle tua des lapins, alla à la boucherie, acheta des fruits au marché et, pendant huit jours cuisina, les brides derrière la tête, avec des voyages chez l’épicier, du sel, du poivre, du café, du beurre.

Ils étaient tous là, gardant des pensées souterraines, des ardeurs du fond des entrailles qui leur montaient comme à des bêtes, et les femmes, surtout, qui cousent et lèvent les yeux, se lançaient au bruit. Les petites villes sont des réservoirs de rage et portent la grande injustice des hommes qui vivent au creux d’un sillon. On commençait par des paroles : « Ah ! la mère Perdrix, elle en fait, des voyages ! — Ils lui useront bien les jambes à la faire marcher. — C’est qu’elle a deux propres à rien à nourrir. — Et puis, dame ! à cette grande il ne lui faut pas de la soupe ! » Ils se dressaient, s’approchaient, se réunissaient, se complétaient l’un l’autre et jetaient leurs mots au tas. Les ouvriers aisés dirent : « Ils se nourrissent mieux que nous » et leurs femmes ajoutaient : « Ils sont comme tous les gueux, ils n’ont rien à perdre. » Chez Regrain le sabotier, chez Déry le cordonnier, on mangea la soupe en se rappelant la viande et, comme quelqu’un disait : « Ce n’est toujours pas votre argent ! » Déry le cordonnier sauta pour répondre : « Comment ce n’est pas notre argent ? Et le bureau de bienfaisance, qui est-ce qui lui fournit les fonds ? » Les Messieurs du Sénat à qui l’on soumit la question eurent un discours sage :

— Evidemment on ne peut pas les blâmer d’aimer leurs enfants et j’admets la réunion du premier jour. Pourtant, si la municipalité fournit des subsides aux indigents, on est bien amené à croire qu’elle veut nourrir Perdrix et sa femme qui sont de la commune, mais non leur fille, qui est je ne sais d’où et pour laquelle le bois, le pain, la viande, sont le résultat d’un vol pratiqué sur les nécessiteux du pays.

Marie-Louise, une fois, tomba dans la bande. À cause du vin blanc les doigts de ses mains vivaient une drôle de vie qui l’agitait jusque dans les avant-bras et, à cause de sa richesse, elle avait pris certaines habitudes de bon ton comme d’appeler tout le monde Madame :

— Voilà un gars qu’on lui a retiré la misère de sur le dos. Oui, Madame, je parle de Jacques Perdrix. C’est Monsieur Edmond qui l’a fait entrer au chemin de fer. Le Préfet lui avait dit : « Vous entendez, faudra pas vous gêner quand vous aurez quelqu’un à faire placer. » Monsieur Edmond a écrit… je ne sais pas comment on les appelle… à l’Ingénieur… Eh bien ! Madame, ils sont tous venus chez le Vieux et il n’a même pas daigné venir nous voir. J’ai dit à Monsieur Edmond : « Tu entends bien, mon ami, si jamais tu t’occupes de quelqu’un, c’est à moi que tu auras affaire ! »

On lui répondait :

— Oh dame ! Vous avez bien fait, Madame !

— C’est comme cette grande : Monsieur Edmond donne cinquante francs par an au bureau de bienfaisance. Eh bien, Madame, c’est cinquante francs qu’elle nous coûte.

Elle ajoutait :

— Et puis, son Jacques, il ne gagne peut-être pas tant d’argent qu’ils le disent. Ça n’est jamais qu’un ouvrier.

Et quand elle fut partie, l’on dit :

— Elle est soûle, mais elle a bien raison tout de même.

Il y eut beaucoup de paroles prononcées qui accompagnaient la grande Marie dans ses voyages, et des rideaux soulevés par derrière elle, afin que l’observation des maisons n’eût pas un voile. On l’interpellait par quelque porte ouverte :

— Eh bien. Madame Marie ?

— Oui, Madame, je suis chez ces deux pauvres vieux. Vous comprenez qu’à leur âge j’ai raison de les aider.

— Oh, certainement ! Il faut bien que les jeunes aident les vieux.

Et trois mille hommes comptaient leurs charités sur leurs doigts et jouissaient, à la voir, d’un plaisir curieux où se combinaient la joie d’un événement et la pensée des feuilles d’impôts où les centimes additionnels vont s’accroissant.

Mais ce fut Monsieur Edmond qui donna le grand mot, car les bourgeois savent s’y prendre. Monsieur Edmond Lartigaud avait encore été atteint par la goutte. Pendant les derniers mois, il s’était pourtant soigné, absorbant du salicylate et ne mangeant plus que des viandes blanches ; mais, bientôt, il y renonça, parce que se priver de tout constituait une autre maladie. Il fut pris à la cheville et au poignet et dut garder tout le jour la jambe gauche étendue, le pied s’appuyant sur un tabouret, tandis que la douleur régnait et dominait le monde. Mais cette fois-ci, quand la goutte eut passé, il ne fut pas guéri. Il ne pouvait pas marcher, son ventre s’était épaissi et il dut prendre une canne, comme une marmite à trois pieds. Puis à rester assis il s’épaissit encore et, tandis qu’il voyait ses cuisses s’accroître et se capitonner, il les sentait lourdes, fixées, pareilles aux colonnes d’un temple. Ses reins s’entourèrent aussi, avec la forme des éléphants, et son dos bombé qui, pourtant ne fléchissait pas, semblait un paquet qu’on lui eût appliqué tout au-dessus des fesses. Il vécut sur son fauteuil, dans la salle à manger. Les fenêtres donnaient sur la rue et, la table auprès de son ventre, il se sentait bien chez lui. On ne peut pas dire que ce fut un grand changement car, à cinquante-deux ans, l’âge est venu où l’on a marché, chassé, roulé pour toute sa vie. D’ailleurs, s’il ne lui restait plus les jambes, du moins lui restait-il l’estomac, et sa fortune lui permettait de garnir sa table et de penser pendant chaque repas qu’il n’y avait au monde d’autres limites que celles de son ventre.

Monsieur Edmond n’aimait pas lire, parce que dans les livres on raconte ce que l’on veut et parce que la lecture donne envie de dormir. Il avait lu des romans au temps de sa jeunesse et en gardait un souvenir où se mêlaient les bocks du Quartier Latin et les idées un peu folles des jeunes gens. Il connut pourtant un ou deux romans d’Émile Zola et lorsque le héros disait : « Merde ! » Monsieur Edmond pensait : Comme cela est vrai ! Il eut toutes les idées que l’on amasse dans la bourgeoisie des campagnes où le plein air ou, comme on dit, la libre nature, emplit la tête, et où les bons repas remontent du ventre au cerveau comme de la matière dans les pensées.

Mais pourtant il n’était pas encore heureux. Un ventre, c’est bien, mais quand le ventre est plein, quand le ventre est trop plein et que l’on reste avec sa tête vide dans un fauteuil auprès d’une table, ne semble-t-il pas qu’il manque quelque chose et ne se rappelle-t-on pas que le bonheur est l’état de celui à qui rien ne peut manquer. Monsieur Edmond regardait par la fenêtre l’air de la rue et se renfermait comme lui entre des rangées de maisons. Il reflétait, comme les vitres, les passants et les pierres et acoquinait ses idées à n’importe quoi, pourvu qu’elles fussent remuées un peu.

Un jour tombèrent du ciel cette histoire Perdrix et Jacques le mécanicien. Il semblait à Monsieur Edmond qu’une injustice avait été commise et que, parmi la filiation des pouvoirs, quelqu’un, bravant le sien, avait blessé la loi. Il en ressentit une douleur particulière de vanités et d’habitudes atteintes comme si ses veines charriaient une esquille, comme si une paille compromettait sa base d’or. Dans ces sensibilités grasses où une bulle de sang menace d’une apoplexie tout remonte avec épaisseur à la nuque. Jacques Perdrix n’avait pas fait sa visite à Monsieur Edmond, et Monsieur Edmond possédait jusqu’au cœur l’idée de justice.

Le maire était un charpentier gai, rouge, rond, qui occupait trois ouvriers et regardait les choses comme un patron qui les gouverne et les comprend. Sa barbe noire ajoutait à son visage ce qu’ajoute une barbe à l’intérieur de laquelle un homme semble se recueillir et savourer ses pensées. Patron et fils de patron, il avait pris en face de la vie l’assurance de ceux qui n’ont qu’à continuer une marche en avant et qui la poursuivent avec tous les avantages d’un bien-être facile. Un jour, quelqu’un lui expliquait n’importe quoi et terminait en disant :

— Comprends-tu ?

Le charpentier répondait :

— Oui, oui ! Moi. je comprends tout.

Voici pourquoi Lamoureux fut nommé maire, et sa situation, le portant au-dessus de sa classe par une série de relations qui mêlent la vie d’un maire à celle de ses principaux administrés, le grandissait dans ses actions et dans ses paroles, comme un homme dont la science s’est étendue.

Une après-midi, il passait devant la fenêtre de Monsieur Edmond, lorsque Marie-Louise annonça : « Tu voulais parler à Lamoureux… » Elle ouvrit elle-même la fenêtre.

— Hé, Lamoureux ! Écoutez donc un peu.

Monsieur Edmond se leva, tandis qu’on approchait son fauteuil de la fenêtre, se soutint avec sa canne, pesa pendant trois pas cent cinquante kilos, s’assit et se trouva en face de Lamoureux debout dans la rue. Il avait fait sa rhétorique. La conversation fut brève ainsi que chez les bourgeois où la fortune a tant d’importance qu’elle limite les paroles :

— Enfin, Lamoureux, il faut donc que ce soit moi qui vous le dise, moi, un impotent, qui surveille les affaires de la commune ! Voilà un homme qui à trois enfants, qui reçoit des visites et qui se procure à nos frais les avantages de la compagnie de sa fille, si bien que huit jours passent et qu’on en est à se demander si des mois ne passeront pas encore, pendant lesquels, non contents de nourrir nos pauvres, il nous faudra nourrir les invités de la misère. Ah ! la chose est facile ! Lamoureux, les indigents font boule. Moi, j’envisage un autre côté de la question. Nos moyens sont limités, souvenez-vous-en, et nous devons les arrêter là où commence une autre assistance. Je le sais, l’y ayant fait entrer : Jacques Perdrix est au chemin de fer ; or si François Perdrix garde un peu de l’argent qu’il consacre à boire et s’unit à son beau-frère, un père aura nourri trois enfants, trois enfants nourriront un père ! Est-ce cela, Lamoureux : S’ils viennent le voir, c’est qu’ils tiennent à lui ; si vous tenez à lui, faites-lui une pension !

Lamoureux dit :

— Et pourtant. Monsieur, s’il est malade…

Il levait sa main droite, la gardait ouverte et semblait porter une réponse dans la paume.

— Je vous attends là, Lamoureux. Suis-je médecin ?

— Ma foi oui. Monsieur !

— Bien ! Suis-je médecin ?… Alors, je vous le dis : Autrefois, peut-être… et encore, le sais-je s’il eut rien à la vue ? Puis, vous vous occupez, moi je m’occupe. Il peut marcher, donc il peut travailler.

C’était tout.

— Hum ! fit Lamoureux.

Bref, quinze jours plus tard, sur la proposition du maire, le père Perdrix fut rayé du bureau de bienfaisance.

(A suivre.)Charles-Louis Philippe

  1. Voir La revue blanche du 1er  et du 15 mai 1902.