Le Père de famille/Acte III
ACTE III
Scène première.
Mademoiselle !
Laissez-moi.
Mademoiselle !
Qu’osez-vous me demander ? Je recevrais la maîtresse de mon frère chez moi ! chez moi ! dans mon appartement ! dans la maison de mon père ! Laissez-moi, vous dis-je, je ne veux pas vous entendre.
C’est le seul asile qui lui reste, et le seul qu’elle puisse accepter.
Non, non, non.
Je ne vous demande qu’un instant, que je puisse regarder autour de moi, me reconnaître.
Non, non… Une inconnue !
Une infortunée, à qui vous ne pourriez refuser de la commisération si vous la voyiez.
Que dirait mon père ?
Le respecté-je moins que vous ? craindrais-je moins de l’offenser ?
Et le Commandeur ?
C’est un homme sans principes[1].
Il en a comme tous ses pareils, quand il s’agit d’accuser et de noircir.
Il dira que je l’ai joué ; ou votre frère se croira trahi. Je ne me justifierai jamais… Mais qu’est-ce que cela vous importe ?
Vous êtes la cause de toutes mes peines.
Dans cette conjoncture difficile, c’est votre frère, c’est votre oncle que je vous prie de considérer : épargnez-leur à chacun une action odieuse.
La maîtresse de mon frère ! une inconnue !… Non, monsieur ; mon cœur me dit que cela est mal ; et il ne m’a jamais trompée. Ne m’en parlez plus ; je tremble qu’on ne nous écoute.
Ne craignez rien ; votre père est tout à sa douleur ; le Commandeur et votre frère à leurs projets ; les gens sont écartés. J’ai pressenti votre répugnance…
Qu’avez-vous fait ?
Le moment m’a paru favorable, et je l’ai introduite ici. Elle y est, la voilà. Renvoyez-la, mademoiselle.
Germeuil, qu’avez-vous fait !
Scène II.
Je ne sais où je suis… Je ne sais où je vais… Il me semble que je marche dans les ténèbres… Ne rencontrerai-je personne qui me conduise ?… Ô ciel ! ne m’abandonnez pas !
Mademoiselle, mademoiselle !
Qui est-ce qui m’appelle ?
C’est moi, mademoiselle ; c’est moi.
Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? Qui que vous soyez, secourez-moi… sauvez-moi…
Venez… mon enfant… par ici.
Je ne puis… la force m’abandonne… Je succombe…
Ô ciel ! (À Germeuil.) Appelez… Eh ! non, n’appelez pas[2].
Les cruels ! que leur ai-je fait ? (Elle regarde autour d’elle, avec toutes les marques de l’effroi.)
Rassurez-vous, je suis l’ami de Saint-Albin, et mademoiselle est sa sœur.
Mademoiselle, que vous dirai-je ? Voyez ma peine ; elle est au-dessus de mes forces… Je suis à vos pieds[3] ; et il faut que j’y meure ou que je vous doive tout… Je suis une infortunée qui cherche un asile… C’est devant votre oncle et votre frère que je fuis… Votre oncle, que je ne connais pas, et que je n’ai jamais offensé ; votre frère… Ah ! ce n’est pas de lui que j’attendais mon chagrin !… Que vais-je devenir, si vous m’abandonnez ?… Ils accompliront sur moi leurs desseins… Secourez-moi, sauvez-moi… sauvez-moi d’eux, sauvez-moi de moi-même. Ils ne savent pas ce que peut oser celle qui craint le déshonneur, et qu’on réduit à la nécessité de haïr la vie… Je n’ai pas cherché mon malheur, et je n’ai rien à me reprocher… Je travaillais, j’avais du pain, et je vivais tranquille… Les jours de la douleur sont venus : ce sont les vôtres qui les ont amenés sur moi ; et je pleurerai toute ma vie, parce qu’ils m’ont connue.
Qu’elle me peine !… Oh ! que ceux qui peuvent la tourmenter sont méchants ! (Ici la pitié succède à l’agitation dans le cœur de Cécile. Elle se penche sur le dos d’un fauteuil, du côté de Sophie, et celle-ci continue :)
J’ai une mère qui m’aime… Comment reparaîtrais-je devant elle ?… Mademoiselle, conservez une fille à sa mère, je vous en conjure par la vôtre, si vous l’avez encore… Quand je la quittai, elle dit : Anges du ciel, prenez cette enfant sous votre garde, et conduisez-la. Si vous fermez votre cœur à la pitié, le ciel n’aura point entendu sa prière ; et elle en mourra de douleur… Tendez la main à celle qu’on opprime, afin qu’elle vous bénisse toute sa vie…[4] Je ne peux rien ; mais il est un Être qui peut tout, et devant lequel les œuvres de la commisération ne sont pas perdues… Mademoiselle !
Levez-vous…
Vos yeux se remplissent de larmes ; son malheur vous a touchée.
Qu’avez-vous fait ?
Dieu soit loué, tous les cœurs ne sont pas endurcis.
Je connais le mien, je ne voulais ni vous voir, ni vous entendre… Enfant aimable et malheureux, comment vous nommez-vous ?
Sophie.
Sophie, Venez. (Germeuil se jette aux genoux de Cécile, et lui prend une main qu’il baise sans parler.) Que me demandez-vous encore ? ne fais-je pas tout ce que vous voulez ? (Cécile s’avance vers le fond du salon avec Sophie, qu’elle remet à sa femme de chambre.)
Imprudent… qu’allais-je lui dire ?…
J’entends, mademoiselle ; reposez-vous sur moi.
Scène III.
Me voilà, grâce à vous, à la merci de mes gens.
Je ne vous ai demandé qu’un instant pour lui trouver un asile. Quel mérite y aurait-il à faire le bien, s’il n’y avait aucun inconvénient ?
Que les hommes sont dangereux ! Pour son bonheur, on ne peut les tenir trop loin… Homme[5], éloignez-vous de moi… Vous vous en allez, je crois ?
Je vous obéis.
Fort bien. Après m’avoir mise dans la position la plus cruelle, il ne vous reste plus qu’à m’y laisser. Allez, monsieur, allez.
Que je suis malheureux !
Vous vous plaignez, je crois ?
Je ne fais rien qui ne vous déplaise.
Vous m’impatientez… Songez que je suis dans un trouble qui ne me laissera rien prévoir, rien prévenir. Comment oserai-je lever les yeux devant mon père ? S’il s’aperçoit de mon embarras, et qu’il m’interroge, je ne mentirai pas. Savez-vous qu’il ne faut qu’un mot inconsidéré pour éclairer un homme tel que le Commandeur ?… Et mon frère !… je redoute d’avance le spectacle de sa douleur. Que va-t-il devenir lorsqu’il ne retrouvera plus Sophie ?… Monsieur, ne me quittez pas un moment, si vous ne voulez pas que tout se découvre… Mais on vient : allez… restez… Non, retirez-vous… Ciel ! dans quel état je suis !
Scène IV.
Cécile, te voilà seule ?
Oui, mon cher oncle. C’est assez mon goût.
Je te croyais avec l’ami.
Qui, l’ami ?
Eh ! Germeuil.
Il vient de sortir.
Que te disait-il ? que lui disais-tu ?
Des choses déplaisantes, comme c’est sa coutume.
Je ne vous conçois pas ; vous ne pouvez vous accorder un moment : cela me fâche. Il a de l’esprit, des talents, des connaissances, des mœurs dont je fais grand cas ; point de fortune, à la vérité, mais de la naissance. Je l’estime ; et je lui ai conseillé de penser à toi.
Qu’appelez-vous penser à moi ?
Cela s’entend ; tu n’as pas résolu de rester fille, apparemment ?
Pardonnez-moi, monsieur, c’est mon projet.
Cécile, veux-tu que je te parle à cœur ouvert ? Je suis entièrement détaché de ton frère. C’est une âme dure, un esprit intraitable ; et il vient encore tout à l’heure d’en user avec moi d’une manière indigne, et que je ne lui pardonnerai de ma vie… Il peut, à présent, courir tant qu’il voudra après la créature dont il s’est entêté ; je ne m’en soucie plus… On se lasse à la fin d’être bon… Toute ma tendresse s’est retirée sur toi, ma chère nièce… Si tu voulais un peu ton bonheur, celui de ton père et le mien…
Vous devez le supposer.
Mais tu ne me demandes pas ce qu’il faudrait faire.
Vous ne me le laisserez pas ignorer.
Tu as raison. Eh bien ! il faudrait te rapprocher de Germeuil. C’est un mariage auquel tu penses bien que ton père ne consentira pas sans la dernière répugnance. Mais je parlerai, je lèverai les obstacles. Si tu veux, j’en fais mon affaire.
Vous me conseilleriez de penser à quelqu’un qui ne serait pas du choix de mon père ?
Il n’est pas riche. Tout tient à cela. Mais, je te l’ai dit, ton frère ne m’est plus rien ; et je vous assurerai tout mon bien. Cécile, cela vaut la peine d’y réfléchir.
Moi, que je dépouille mon frère !
Qu’appelles-tu, dépouiller ? Je ne vous dois rien. Ma fortune est à moi ; et elle me coûte assez pour en disposer à mon gré.
Mon oncle, je n’examinerai point jusqu’où les parents sont les maîtres de leur fortune, et s’ils peuvent, sans injustice, la transporter où il leur plaît. Je sais que je ne pourrais accepter la vôtre sans honte ; et c’en est assez pour moi.
Et tu crois que Saint-Albin en ferait autant pour sa sœur !
Je connais mon frère ; et s’il était ici, nous n’aurions tous les deux qu’une voix.
Et que me diriez-vous ?
Monsieur le Commandeur, ne me pressez pas ; je suis vraie.
Tant mieux. Parle. J’aime la vérité. Tu dis ?
Que c’est une inhumanité sans exemple, que d’avoir en province des parents plongés dans l’indigence, que mon père secourt à votre insu, et que vous frustrez d’une fortune qui leur appartient, et dont ils ont un besoin si grand ; que nous ne voulons, ni mon frère, ni moi, d’un bien qu’il faudrait restituer à ceux à qui les lois de la nature et de la société l’ont destiné.
Eh bien ! vous ne l’aurez ni l’un ni l’autre. Je vous abandonnerai tous. Je sortirai d’une maison où tout va au rebours du sens commun, où rien n’égale l’insolence des enfants, si ce n’est l’imbécillité du maître. Je jouirai de la vie ; et je ne me tourmenterai pas davantage pour des ingrats.
Mon cher oncle, vous ferez bien.
Mademoiselle, votre approbation est de trop ; et je vous conseille de vous écouter. Je sais ce qui se passe dans votre âme ; je ne suis pas la dupe de votre désintéressement, et vos petits secrets ne sont pas aussi cachés que vous l’imaginez. Mais il suffit… et je m’entends.
Scène V.
Elles n’y sont plus… On ne sait ce qu’elles sont devenues. Elles ont disparu.
Bon. Mon ordre est exécuté.
Mon père, écoutez la prière d’un fils désespéré. Rendez-lui Sophie. Il est impossible qu’il vive sans elle. Vous faites le bonheur de tout ce qui vous environne ; votre fils sera-t-il le seul que vous ayez rendu malheureux ?… Elle n’y est plus… elles ont disparu… Que ferai-je ?… Quelle sera ma vie ?
Il a fait diligence.
Mon père !
Je n’ai aucune part à leur absence. Je vous l’ai déjà dit. Croyez-moi. (Cela dit, le Père de famille se promène lentement, la tête baissée, et l’air chagrin.)
Sophie, où êtes-vous ? Qu’êtes-vous devenue ?… Ah !…
Voilà ce que j’avais prévu.
Consommons notre ouvrage. Allons. (À son neveu, d’un ton compatissant.) Saint-Albin.
Monsieur, laissez-moi. Je ne me repens que trop de vous avoir écouté… Je la suivais… Je l’aurais fléchie… Et je l’ai perdue !
Saint-Albin.
Laissez-moi.
J’ai causé ta peine, et j’en suis affligé.
Que je suis malheureux !
Germeuil me l’avait bien dit. Mais aussi, qui pouvait imaginer que, pour une fille comme il y en a tant, tu tomberais dans l’état où je te vois ?
Que dites-vous de Germeuil ?
Je dis… Rien…
Tout me manquerait-il en un jour ? et le malheur qui me poursuit m’aurait-il encore ôté mon ami ? Monsieur le Commandeur, achevez.
Germeuil et moi… Je n’ose te l’avouer… Tu ne nous le pardonneras jamais…
Qu’avez-vous fait ? Serait-il possible ?… Mon frère, expliquez-vous.
Cécile… Germeuil te l’aura confié ?… Dis pour moi.
Vous me faites mourir.
Cécile, vous vous troublez.
Ma sœur !
Cécile… Mais non, le projet est trop odieux… Ma fille et Germeuil en sont incapables.
Je tremble… je frémis… Ô ciel ! de quoi suis-je menacé !
Monsieur le Commandeur, expliquez-vous, vous dis-je ; et cessez de me tourmenter par les soupçons que vous répandez sur tout ce qui m’entoure. (Le Père de famille se promène ; il est indigné. Le Commandeur hypocrite paraît honteux, et se tait. Cécile a l’air consterné. Saint-Albin a les yeux sur le Commandeur, et attend avec effroi qu’il s’explique.)
Avez-vous résolu de garder encore longtemps ce silence cruel ?
Puisque tu te tais, et qu’il faut que je parle… (À Saint-Albin :) Ta maîtresse…
Sophie…
Est renfermée.
Grand Dieu !
J’ai obtenu la lettre de cachet[6]… Et Germeuil s’est chargé du reste.
Germeuil !
Lui !
Mon frère, il n’en est rien.
Sophie… et c’est Germeuil !
Et que vous a fait cette infortunée, pour ajouter à son malheur la perte de l’honneur et de la liberté ? Quels droits avez-vous sur elle ?
La maison est honnête.
Je la vois… Je vois ses larmes. J’entends ses cris, et je ne meurs pas… (Au Commandeur :) Barbare, appelez votre indigne complice. Venez tous les deux ; par pitié, arrachez-moi la vie… Sophie !… Mon père, secourez-moi. Sauvez-moi de mon désespoir. (Il se jette entre les bras de son père.)
Calmez-vous, malheureux.
Germeuil !… Lui !… Lui !…
Il n’a fait que ce que tout autre aurait fait à sa place.
Qui se dit mon ami ! Le perfide !
Sur qui compter, désormais !
Il ne le voulait pas ; mais je lui ai promis ma fortune et ma nièce.
Mon père, Germeuil n’est ni vil ni perfide.
Qu’est-il donc ?
Écoutez, et connaissez-le… Ah ! le traître !… Chargé de votre indignation, irrité par cet oncle inhumain, abandonné de Sophie…
Eh bien ?
J’allais, dans mon désespoir, m’en saisir et l’emporter au bout du monde… Non, jamais homme ne fut plus indignement joué… Il vient à moi… Je lui ouvre mon cœur… Je lui confie ma pensée comme à mon ami… Il me blâme… Il me dissuade… Il m’arrête, et c’est pour me trahir, me livrer, me perdre !… Il lui en coûtera la vie.
Scène VI.
Germeuil, où allez-vous ?
Traître, où est-elle ? Rends-la-moi, et te prépare à défendre ta vie.
Mon fils !
Mon frère… Arrêtez… Je me meurs… (Elle tombe dans un fauteuil.)
Y prend-elle intérêt ? Qu’en dites-vous ?
Germeuil, retirez-vous.
Monsieur, permettez que je reste.
Que t’a fait Sophie ? Que t’ai-je fait pour me trahir ?
Vous avez commis une action odieuse.
Si ma sœur t’est chère ; si tu la voulais, ne valait-il pas mieux ?… Je te l’avais proposé… Mais c’est par une trahison qu’il te convenait de l’obtenir… Homme vil, tu t’es trompé… Tu ne connais ni Cécile, ni mon père, ni ce Commandeur qui t’a dégradé, et qui jouit maintenant de ta confusion… Tu ne réponds rien… Tu te tais.
Je vous écoute, et je vois qu’on ôte ici l’estime en un moment à celui qui a passé toute sa vie à la mériter. J’attendais autre chose.
N’ajoutez pas la fausseté à la perfidie. Retirez-vous.
Je ne suis ni faux ni perfide.
Quelle insolente intrépidité !
Mon ami, il n’est plus temps de dissimuler. J’ai tout avoué.
Monsieur, je vous entends, et je vous reconnais.
Que veux-tu dire ? Je t’ai promis ma fortune et ma nièce. C’est notre traité, et il tient.
Du moins, grâce à votre méchanceté, je suis le seul époux qui lui reste.
Je n’estime pas assez la fortune, pour en vouloir au prix de l’honneur ; et votre nièce ne doit pas être la récompense d’une perfidie… Voilà votre lettre de cachet.
Ma lettre de cachet ! Voyons, voyons.
Elle serait en d’autres mains, si j’en avais fait usage.
Qu’ai-je entendu ? Sophie est libre !
Saint-Albin, apprenez à vous méfier des apparences, et à rendre justice à un homme d’honneur. Monsieur le Commandeur, je vous salue. (Il sort.)
J’ai jugé trop vite. Je l’ai offensé.
Ce l’est… Il m’a joué.
Vous méritez cette humiliation.
Fort bien, encouragez-les à me manquer ; ils n’y sont pas assez disposés.
En quelque endroit qu’elle soit, sa bonne doit être revenue… J’irai. Je verrai sa bonne ; je m’accuserai ; j’embrasserai ses genoux ; je pleurerai ; je la toucherai ; et je percerai ce mystère. (Il va pour sortir.)
Mon frère !
Laissez-moi. Vous avez des intérêts qui ne sont pas les miens[7].
Scène VII
Vous avez entendu ?
Oui, mon frère.
Savez-vous où il va ?
Je le sais.
Et vous ne l’arrêtez pas ?
Non.
Et s’il vient à retrouver cette fille ?
Je compte beaucoup sur elle. C’est un enfant ; mais c’est un enfant bien né ; et dans cette circonstance, elle fera plus que vous et moi.
Bien imaginé !
Mon fils n’est pas dans un moment où la raison puisse quelque chose sur lui.
Donc, il n’a qu’à se perdre ? J’enrage. Et vous êtes un père de famille ? Vous ?
Pourriez-vous m’apprendre ce qu’il faut faire ?
Ce qu’il faut faire ? Être le maître chez soi ; se montrer homme d’abord, et père après, s’ils le méritent.
Et contre qui, s’il vous plaît, faut-il que j’agisse ?
Contre qui ? Belle question ! Contre tous. Contre ce Germeuil, qui nourrit votre fils dans son extravagance ; qui cherche à faire entrer une créature dans la famille, pour s’en ouvrir la porte à lui-même, et que je chasserais de ma maison. Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque à moi, qui vous manquera bientôt à vous, et que j’enfermerais dans un couvent. Contre un fils qui a perdu tout sentiment d’honneur, qui va nous couvrir de ridicule et de honte, et à qui je rendrais la vie si dure, qu’il ne serait pas tenté plus longtemps de se soustraire à mon autorité. Pour la vieille qui l’a attiré chez elle, et la jeune dont il a la tête tournée, il y a beaux jours que j’aurais fait sauter tout cela. C’est par où j’aurais commencé ; et à votre place je rougirais qu’un autre s’en fût avisé le premier… Mais il faudrait de la fermeté ; et nous n’en avons point.
Je vous entends ; c’est-à-dire que je chasserai de ma maison un homme que j’y ai reçu au sortir du berceau, à qui j’ai servi de père, qui s’est attaché à mes intérêts depuis qu’il se connaît, qui aura perdu ses plus belles années auprès de moi, qui n’aura plus de ressource si je l’abandonne, et à qui il faut que mon amitié soit funeste, si elle ne lui devient pas utile ; et cela, sous prétexte qu’il donne de mauvais conseils à mon fils, dont il a désapprouvé les projets ; qu’il sert une créature que peut-être il n’a jamais vue ; ou plutôt parce qu’il n’a pas voulu être l’instrument de sa perte.
J’enfermerai ma fille dans un couvent ; je chargerai sa conduite ou son caractère de soupçons désavantageux ; je flétrirai moi-même sa réputation ; et cela, parce qu’elle aura quelquefois usé de représailles avec monsieur le Commandeur ; qu’irritée par son humeur chagrine, elle sera sortie de son caractère, et qu’il lui sera échappé un mot peu mesuré.
Je me rendrai odieux à mon fils ; j’éteindrai dans son âme les sentiments qu’il me doit ; j’achèverai d’enflammer son caractère impétueux, et de le porter à quelque éclat qui le déshonore dans le monde tout en y entrant ; et cela, parce qu’il a rencontré une infortunée qui a des charmes et de la vertu ; et que, par un mouvement de jeunesse, qui marque au fond la bonté de son naturel, il a pris un attachement qui m’afflige.
N’avez-vous pas honte de vos conseils ? Vous qui devriez être le protecteur de mes enfants auprès de moi, c’est vous qui les accusez : vous leur cherchez des torts ; vous exagérez ceux qu’ils ont ; et vous seriez fâché de ne leur en pas trouver !
C’est un chagrin que j’ai rarement.
Et ces femmes, contre lesquelles vous obtenez une lettre de cachet ?
Il ne vous restait plus que d’en prendre aussi la défense. Allez, allez.
J’ai tort ; il y a des choses qu’il ne faut pas vouloir vous faire sentir, mon frère. Mais cette affaire me touchait d’assez près, ce me semble, pour que vous daignassiez m’en dire un mot.
C’est moi qui ai tort, et vous avez toujours raison.
Non, monsieur le Commandeur, vous ne ferez de moi ni un père injuste et cruel, ni un homme ingrat et malfaisant. Je ne commettrai point une violence, parce qu’elle est de mon intérêt ; je ne renoncerai point à mes espérances, parce qu’il est survenu des obstacles qui les éloignent ; et je ne ferai point un désert de ma maison, parce qu’il s’y passe des choses qui me déplaisent comme à vous.
Voilà qui est expliqué. Eh bien ! conservez votre chère fille ; aimez bien votre cher fils ; laissez en paix les créatures qui le perdent ; cela est trop sage pour qu’on s’y oppose. Mais pour votre Germeuil, je vous avertis que nous ne pouvons plus loger lui et moi sous un même toit… Il n’y a point de milieu ; il faut qu’il soit hors d’ici aujourd’hui, ou que j’en sorte demain.
Monsieur le Commandeur, vous êtes le maître.
Je m’en doutais. Vous seriez enchanté que je m’en allasse, n’est-ce pas ? Mais je resterai : oui, je resterai, ne fût-ce que pour vous remettre sous le nez vos sottises, et vous en faire honte. Je suis curieux de voir ce que tout ceci deviendra.
- ↑ Variante : Barbare. Les deux répliques qui suivent étaient supprimées à la représentation.
- ↑ Germeuil et Cécile relèvent Sophie et la mettent sur un fauteuil. Jeu de scène indiqué dans l’édition conforme à la représentation.
- ↑ Elle se jette aux genoux de Cécile qui la fait rasseoir.
- ↑ Ce passage, depuis : Quand je la quittai, était supprimé à la représentation.
- ↑ Variante : « Que les hommes sont dangereux !… Éloignez-vous de moi. » Édition conforme à la représentation.
- ↑ Variante à la représentation : l’ordre.
- ↑ Variante à la représentation : Ma sœur, de grâce, faites ma paix avec Germeuil.